Nous circulons dans des discours qui mobilisent d’abondance les signifiants de transparence et de traçabilité, signifiants qui sonnent comme une invitation à situer la vérité comme quelque chose susceptible d’être révélée par un regard, venant interroger, si elle appartient au sujet ou si elle lui est étrangère. Ce qui nous vient tout de suite, c’est que nous sommes à l’heure des protocoles, où il s’agit d’administrer les dossiers des patients, des usagers, sans erreur, visant chaque jour plus de transparence. Cette orientation s’articule aux avancées des technosciences, particulièrement les neurosciences, qui réduisent la vie psychique à un fonctionnement hormonal et cérébral ; de sorte que nous serions commandés par eux, comme des machines, sans possibilité du coup du semblant, de l’ambivalence, voire même du secret. Éviction du semblant qui, nous dit Lacan, conduit toute interprétation à n’être que suggestion. Les questions que nous tenterons d’aborder sont : protocole et suggestion viennent-ils former un attelage inédit, qui, de venir situer la vérité comme extérieure au sujet, au sujet de l’inconscient tel que la psychanalyse le définit, ne tolérerait aucune faille où celui-ci trouverait son refuge ? Cette orientation est-elle un effet du discours de la science qui imprègne aussi bien le champ de la psychopathologie que celui du politique, faisant latéralement émerger une disposition subjective nouvelle, la victime : victime de violence, victime du travail, victime de la maladie, comme manifestation du sujet ?

Pour commencer, une modeste vignette clinique cueillie un dimanche de garde dans un établissement agissant au titre d’une mission de protection de l’enfance. Un après-midi donc, le téléphone sonna :

« Allo, je vous appelle car une jeune fille a été victime d’une presque agression sexuelle ». Après avoir demandé quelques précisions, je me rendis sur place. À mon arrivée, j’ai été rapidement invité, sur un mode d’ailleurs assez impératif, à prendre les dispositions nécessaires pour porter plainte contre l’auteur et l’écarter du groupe, afin de préserver la victime. Je n’ose pas dire que mon interlocutrice m’a rappelé qu’il s’agissait d’une procédure normale dans ce type d’agression. En fait je dirais que non, sauf qu’à suivre cette voie, ma conduite s’en trouvait toute tracée. Avant de me lancer dans cette direction, j’ai souhaité rencontrer les protagonistes de cette affaire. L’auteur, gardons ce terme, un gamin de douze ans, ne parlant pas très bien français, avait accédé à une certaine notoriété pour les fugues et les voies de fait dont il était coutumier. Il était prostré sur un canapé, il refusa de me parler et me tourna le dos, esquivant mes questions et son seul propos intelligible fut : « je suis bien dans le foyer ».

La victime, une jeune fille de dix-sept ans, paraissait beaucoup plus à l’aise que son agresseur, elle circulait dans le service avec les autres enfants, tout à fait disposée au dialogue. Je ne lui ai pas demandé de raconter la scène une fois de plus, mais de dire ce qu’elle en pensait. Elle évoqua sa peur sur le moment, son manque de courage aussi et le regret : « de ne pas avoir donné une gifle à ce gamin mal élevé ». Gifle dont je lui confirmais qu’elle n’aurait pas été inopportune. Elle marqua aussi son étonnement de m’avoir été présentée comme une victime. Non elle ne voulait pas porter plainte, ni ne voulait bénéficier d’une mesure de protection. Dans son propos, la scène d’agression prit un accent moins dramatique et cette jeune fille n’y exclut pas sa contribution. Ce qui paraissait l’atteindre, c’est de ne pas avoir réagi plus vivement. Elle associa sa passivité à des scènes antérieures, d’abord de rébellion contre l’autorité de ses parents, venant s’articuler à une forme d’errance, qui a trouvé une butée précaire dans une expérience amoureuse durant laquelle elle a éprouvé la violence de son compagnon. Après ce bref entretien, je suis revenu vers les éducateurs qui m’ont fait part des difficultés majeures qu’ils rencontraient avec ce jeune, mais aussi avec d’autres, réitération de scènes violentes, de jeunes sujets que rien ne semble stabiliser.

Nombre de ces enfants confiés se présentent comme s’ils étaient en permanence livrés aux commandements qui se manifestent dans leur présent, nous pourrions dire, abandonnés au jeu des pulsions. L’affaire en est restée là et dans l’après-coup je me suis interrogé si cet à peu près, ce ‘‘presque’’ : « qui vient corriger une affirmation sans la démentir(1, que cette éducatrice a glissé à son insu, dans l’agression sexuelle, ne m’a pas servi à m’orienter. La mobilisation d’une procédure judiciaire n’aurait-elle pas donné à cette affaire, un autre tour ? À mon départ, puisque cette jeune fille envisageait d’aller au cinéma avec ses copines, je lui ai conseillé d’aller voir un film alors à l’affiche : Cerise, une comédie, bourrée de clichés, qui narre cependant, dans un jeu de rencontres inattendues, le trajet d’une adolescente s’extrayant de l’engluement de nos jouissances contemporaines.

Cette question des protocoles s’est trouvée actualisée peu de temps après, dans le cadre d’un travail institutionnel portant justement sur la question de la violence : travail de discussion très intéressant, ménageant une place à la division des participants et ouvrant à la nécessité d’aborder cette question au cas par cas. Lors d’un point étape, comme on dit, j’ai été surpris d’entendre que les violences sexuelles devaient être mises à part, être traitées séparément. Comme j’interrogeais les ressorts de ce choix, la réponse qui m’a été proposée, m’a laissé perplexe : « C’est autre chose et puis là, il y a des procédures précises à suivre ». Le sexuel c’est du sérieux, on ne rigole pas avec ça, d’autant plus étrange, que les lapsus concernant le sexe ne sont pas les derniers à susciter le rire, comme celui que cite C. Melman avec l’exemple de cette phrase en allemand, donnée par Freud : « Wenn sie gestatten, Fraülein, moche ich sie gerne begleitdigen » : si vous permettez Mademoiselle, j’aimerais vous begleiten… Et voilà que le jeune homme fait un condensé de deux mots pour introduire dans begleiten, béleidigen, ‘offenser’… Si vous voulez Mademoiselle, j’aimerais bien vous offenser(2…  Avec une question : pourquoi ces lapsus nous font-ils rire, si ce n’est comme l’indique Melman avec espièglerie, que chacun peut y retrouver son bien ?

Cette vignette indique que l’inconscient continue à s’exprimer dans la clinique quotidienne, lors des consultations, dans la cure sur le divan, pour qui veut bien tendre ses oreilles. Il y a bien sûr à garantir un auditeur, un auditeur ayant fait le parcours de la cure, qui le conduit à ne pas être dupe de son propre savoir et de la vérité qui soutient son objet. Dans l’élaboration des quatre discours, J. Lacan situe, dans le Discours de l’analyste, le savoir inconscient en place de vérité ; savoir constitué sur l’impossible accès du sujet à son objet cause du désir, alors que c’est lui qui le détermine. Cet objet, le sujet n’en sait quelques bribes qu’à partir du travail dans la cure ; il en sortira en sachant quelque chose de son objet cause du désir, c’est bien ainsi que le sujet barré et déterminé par le signifiant, se trouve en place Autre.

Une fois le cadre de la cure posé, il s’agit de suivre la trace signifiante pour que par moments, la vérité puisse se mi-dire. Tel ce patient qui, en cure depuis un peu plus d’un an, suite à une démarche de sevrage d’alcool, tourne autour d’un signifiant dans le récit sur son expérience de théâtre. Ayant joué à plusieurs reprises Don Quijote, il ne cesse de parler des « moulins à vent », comme ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. Faisant la suspension d’une séance sur ces « moulins », je ponctue « moule un » ; le patient revient, la séance suivante manifestant son désaccord : « je n’ai pas compris ce que vous avez voulu dire ». Depuis Freud, nous savons que ce « ne pas », porte une dénégation sur la vérité du sujet. À partir du dire de son patient : « ce n’est pas ma mère », Freud va élaborer une partie importante de sa théorie. La dénégation étant un retour du refoulé sous la forme négative, nous pouvons souligner que Freud, se passant du « ne », entend la vérité du dire du sujet inconscient. Vérité qui a accédé à la conscience par le truchement de la négation. Dans le séminaire Linguisterie(3), que Charles Melman a tenu entre 1991 et 1993, reprenant la négation, il fait cette remarque tout à fait proche : ...eh bien, comme vous le voyez, mon être n’est jamais que ce kakóv nié, non reconnu comme tel, c’est-à-dire que mon être — vous savez que j’ai insisté quelques fois là-dessus — mon être, je veux dire ce qu’il y a en moi d’authentique, n’est jamais que ce que j’ai rejeté de ce moi, ce que j’ai refoulé, ce que j’ai refusé et qui revient ainsi sous forme de la négation ».

Attentive à cette dimension, j’entends le contenu de ce qui vient, dans l’association d’idées, comme porteur de la vérité de mon patient. Après la dénégation de cette équivocité, le patient reprend l’histoire de sa relation à son père, non plus du lieu du dénigrement, de la dénonciation et du mépris dans lequel il se trouve jusqu’alors : « mon père est un vaurien, une fois j’ai vu un clodo, j’ai cru que c’était lui » ; mais d’un autre lieu. Du lieu d’où il pouvait lui-même s’inscrire dans la suite des générations, sans rester coincé entre cette figure paternelle dénigrée qu’il gardait de celui qui a occupé cette fonction pour lui, et l’image de père à la dérive qu’il donnait à ses deux fils, auprès de qui, il ne parvenait pas à tenir sa position. Cette petite ponctuation qui semblait porter un éclat de la vérité du sujet, et sa reprise dans la cure par l’analysant, a marqué un virage substantiel dans la réalité de mon patient. Il s’est trouvé suffisamment conforté dans l’abstinence de l’alcool pour questionner la prise des médicaments qui l’accompagnait, comme sa consommation de tabac ; tout en engageant une série de décisions qui le mènent à tenir une position d’homme désirant, auprès de sa compagne particulièrement. Nous pourrions dire que le surgissement de cet éclat de vérité et sa reprise, sont venus lui faire faire un pas de côté, où son symptôme s’en est trouvé soustrait de la jouissance qui le noyait. C’est ainsi que nous pouvons dire à la suite de Lacan, que puisque le symptôme est la vérité du sujet en tant qu’il vient constituer son ex-sistence, le travail de la cure permet de s’en décaler, même si nous ne pouvons pas avoir toutes les coordonnées, puisque la vérité nous échappe sans cesse.

Ce n’est certes pas à suivre la trace signifiante, que le discours social actuel nous invite à entendre la plainte d’un sujet. C’est ainsi que nous entendons cette phrase de Lacan : « Si nous éliminons la dimension de la vérité, toute interprétation n’est que suggestion », dans la mesure où il n’est pas abusif d’avancer que la suggestion participe activement du discours social actuel et qu’elle semble soutenir l’extension de cette figure de la victime. Adossé au discours de la science. Le champ social reçoit de plus en plus fréquemment cette plainte en l’arrimant à des réponses s’articulant à des protocoles, qu’ils soient de bientraitance, de soins, ou encore d’amélioration de la qualité.

Rappelons que le discours de la science, s’appuie sur une suite d’énoncés qui puisent leur effectivité en s’autonomisant de l’énonciation, opérant en cela la mise à l’écart du sujet du désir. Un protocole est tout d’abord un acte d’authentification. Il a par la suite connu deux types d’extensions : dans le langage technique et spécialisé, il désigne le document diplomatique constituant le rapport d’une délibération, son procès-verbal. Plus tard il viendra désigner une liste de conventions, un mode d’emploi, ainsi que le déroulement des gestes à exécuter. C’est cette seconde acception de sens qui paraît se déployer dans notre social.

Nous interrogeons finalement assez peu l’extension des protocoles, notamment dans le champ institutionnel. Nous les dénonçons, parfois avec vigueur, mais avec quelque chose qui se refuse à interroger ce qui conduit ce succès ; c’est peut-être moins leur déploiement, que l’appel à ce type de recours, y compris sur le mode de leur dénonciation, qui pourrait solliciter notre attention. Nous savons que les prises de décision, dès lors qu’elles sont suspectes de relever d’un arbitraire ne sont plus très bien reçues, ce n’est sans doute pas pour rien si la référence au consensus a aujourd’hui délogé le compromis. Dés lors qu’un collectif est convoqué pour répondre à quelques problèmes, à quelques difficultés, face l’hétérogénéité des positions, parfois des opinions, il se manifeste très vite la nécessité de « se mettre en cohérence » (ne pourrions-nous pas l’écrire co-errance). Cette apparente nécessité, qui nous semble relever d’une contingence, a pris une grande place dans notre vie sociale et politique, pour légitimer l’action collective. Elle rend compte de cette mutation qu’a dégagé de longue date J-P. Lebrun, du glissement de nos sociétés, d’un monde incomplet et consistant, vers un monde complet et inconsistant. Inévitablement semble-t-il, cette nécessité de cohérence vient mettre en circulation des signifiants de simplification, de rationalisation, d’harmonisation (qui ne se veut jamais uniformisation), de communication et d’image. Ces protocoles représentent-ils une tentative de maîtrise du Réel, une maîtrise relevant d’une écriture prescriptive des conduites à tenir, comme effet du discours de la science ? En effet, ces prescriptions ne se soutiennent pas d’une voix maniant l’impératif, mais d’une écriture à l’infinitif, sans auteur identifiable agissant sur le mode d’une suggestion, ne laissant que peu de place au sujet du désir. S’ils produisent un effet de soulagement en dispensant leurs protagonistes d’exercer leur jugement, ils suscitent aussi une forme d’atopie (Ehrenberg parle de la fatigue d’être soi), qui atteint tout autant les praticiens que leurs interlocuteurs, atopie généralisée qui s’accompagne d’une inflation des passages à l’acte. Cette écriture ne nous débarrasse nullement du commandement, elle en déplace les coordonnées. Celui-ci ne s’établit plus d’une conjecture susceptible de supporter une éventuelle contre-addiction, mais de la dimension de l’évidence, comme assise au déploiement de la suggestion. La mise en circulation de ces signifiants trace le chemin pour un énième référentiel qui établira les conduites à tenir. C. Melman, dans le séminaire Pour introduire à la psychanalyse aujourd’hui, rappelle qu’il y a toujours un argument d’autorité dans le signifiant, qu’il a par lui-même un caractère maître. Il précise : « Nous n’aurions pas affaire à des maîtres, qu’il s’agisse du champ politique ou religieux, s’ils n’étaient introduits par le fait que le signifiant s’impose à chacun d’entre nous avec ce caractère d’impératif, de commandement, dont l’expression la plus élémentaire, la plus simple s’exprime dans le registre de ‘‘tu vas faire ceci, ou faire cela’’…(4) ».

Il y a un personnage fort sympathique, qui rend compte sur le mode ludique de cette adhérence à la suggestion, du moins si l’on en croit le succès de librairie les guides touristiques. Le touriste donc, qui se trouve dans une position de liberté, sans contrainte apparente, libre de son temps et de ses choix, eh bien il n’est pas rare qu’il arpente les contrées de ses vacances, guide à la main, qui lui désigne ce qu’il doit voir, où il doit manger et dormir… Les bonnes adresses… Les incontournables… Offrant le spectacle de masses, qui, pour des motifs certes différents de ceux qui sont venus organiser celles du XXe siècle, aucunement politiques… Suivent le guide.

La première vignette illustre la façon dont notre social réagit à l’effraction d’un fait contraire, par la mise en place de dispositions qui tentent de séparer les protagonistes entre un auteur fautif et une innocente victime. Rien que de très habituel là-dedans, si ce n’est que quelque chose de la vérité est rejeté en tant que située à l’extérieur du sujet. Ce sont les manifestations extérieures qui seraient prises pour vérité, sans pour autant interroger ce qui relèverait de la dimension inconsciente, qui ne s’énonce pas forcément, qui échappe au dire. La vérité pourrait, par la mise en évidence de la cause, ne plus nous échapper, justifiant des prises en charge selon des procédures prescrites.

La victime est très présente dans le discours social, nos médias s’y réfèrent à profusion dès lors qu’un événement avec ou sans auteur identifié, a porté atteinte à une intégrité, voir à un intérêt, témoignant d’un mouvement social qui cherche dans l’ensemble des événements de la vie, dès lors qu’ils sont jugés désavantageux ou douloureux, les éléments susceptibles de faire advenir cette figure. Une première remarque : dans la mesure où cet événement qui vient situer une victime est toujours un événement qui a eu lieu, qu’il se situe dès lors dans un passé plus ou moins proche, nous pouvons noter que ce n’est pas la forme grammaticale « d’avoir été victime » nouant le verbe avoir et le verbe être qui est généralement sollicitée, mais cette autre forme « d’être victime », isolant un ‘‘Etre de la victime’’ dans un présent qui éventuellement ne se dérobe pas. Il ne s’agit pas de dire qu’il n’y a pas de victimes d’événements contraires et à ce titre le secours et la réparation ont toute leur légitimité, mais de souligner l’extraordinaire faculté du discours social à stimuler cette figure.

Dans un article important, J-L. Cacciali, reprend la distinction que fait la psychanalyse entre sujet du désir et sujet de la demande. Sans reprendre l’ensemble de son propos, écoutons ce qu’il nous dit : « La victime est quelqu’un qui demande. Il demande réparation pour l’objet perdu réellement… C’est la castration qui cause le désir et, dans nos sociétés patrocentriques, elle est attribuée à la fonction paternelle. De façon plus structurale, nous pouvons dire que c’est le propre de l’être parlant, c’est ce qui le fonde car le seul fait de parler nous castre puisque le signifiant ne permet jamais de saisir l’objet dans sa totalité. Il y a toujours un manque et c’est ce manque qui nous constitue comme sujet du désir(5) ». C’est à situer ce manque comme relevant d’un événement traumatique ‘‘tout’’ extérieur au sujet que le discours social assure la promotion moins de la victime, que d’un ‘‘être de la victime’’, porteur d’un traumatisme. Ce que souligne J-L. Cacciali, c’est que cet être de la victime devient une position subjective qui tend aujourd’hui à se généraliser : « la victime devenant le sujet lui-même(6) ».

Cet être de la victime qui se déploie dans la langue représente-il l’indice dans le discours social d’un déplacement oublieux des avancées de Freud, de ne plus considérer un sujet du désir et de ses aléas, au profit d’un individu, seulement exposé à des événements traumatiques venant de l’extérieur ? La victime est innocente, cette innocence accomplie représente-t-elle la condition de l’isolement de cet ‘‘être de la victime’’ ? C’est ce statut que cette jeune adolescente ‘‘presque victime’’ refuse pourtant. Pourquoi ce refus ? Ne pourrions-nous pas avancer que si ce statut ouvre à une éventuelle promesse de réparation, c’est au prix de suturer la division qui anime un sujet.

Un point latéral nous semble actualiser ce déplacement. Nous évoluons dans une économie qui assure l’essentiel de sa croissance par la consommation, qui s’efforce dès lors de fidéliser le client sur le mode de l’encouragement à une addiction. C’est intuitif comme remarque, mais il semble dans les nouvelles générations, mais aussi pour nombre de sujets adultes, que quelque chose de l’ordre d’une indisponibilité à l’interdiction se manifeste. Pour autant ces sujets rétifs à l’interdit, peuvent tout aussi bien présenter une remarquable docilité à l’égard du commandement, dès lors qu’il ne s’articule pas à la négation mais au positivisme de la suggestion.

Dans la clinique de l’alcoolisme n’avons-nous pas également à faire aux avancées de la suggestion, en tant que, pour faire face au déni de la consommation affiché par le patient, le corps médical répond avec « l’alcoolisme est une maladie » ? Ce signifiant maladie, semble alors s’imposer aux patients, à moins qu’ils ne s’en saisissent. Si c’est le cas, quel serait alors son statut ? Lors des cures de sevrage, les patients attrapent en effet ce signifiant qui circule et semblent prendre appui sur lui comme une valise auquel ils vont se référer à des moments de trébuchement. Tout au long de l’accompagnement psychothérapeutique ou de la cure analytique, il y a des moments où il émerge à nouveau. Comme Mme M. qui dira : « Je me souviens encore le choc qui a produit en moi le fait que le médecin m’ait dit que l’alcoolisme est une maladie », quatre ans après son hospitalisation.

Comme il est courant dans une cure analytique pour tout un chacun, j’ai pu observer avec les années qu’au cours d’un suivi à chaque fois qu’un alcoolique est sollicité du côté de son désir, à chaque fois qu’il se trouve en lieu et place s’assumer sa subjectivité sexuée, l’angoisse se manifeste et elle est l’occasion d’une rechute, ou d’un flash. C’est dans cette béance entre désir et jouissance que se situe l’angoisse, nous dit Jacques Lacan dans la leçon du 13 mars 1963, de son séminaire sur l’angoisse(7). C’est en ce lieu et place que le signifiant maladie peut venir faire repère. Viendrait-il également constituer un être malade ? Comme si face à la division subjective qui révèle l’écart entre jouissance et désir, la vérité du sujet surgirait du côté de l’être, au moins pendant un temps ; peut-être le temps logique nécessaire pour vérifier, auprès de cet autre de l’analyste, l’anticipation possible d’un au-delà de l’alcool.

Pour conclure, pouvons-nous avancer que la protocolisation actuelle des rapports sociaux, se présente comme une tentative de régler les coordonnées d’un lien social qui ne serait plus commandé par un pacte symbolique ? Ce pacte symbolique, analyse J-P. Hiltenbrand : « fonde et rend tolérable la dissymétrie dans la relation. Dans ce système, la position du père n’est nullement attachée à son autorité, mais en tant qu’il est la figuration, la présentation de l’Autre symbolique. L’autre symbolique qui vient se substituer à l’Autre primordial maternel ».

Le discours politique actuel, reste-t-il articulé à sa fonction historique, qui consistait, à situer un pouvoir, qui au nom de l’idée d’un bien commun était légitime à tracer un avenir ? Nous nous souvenons de quelques grands discours qui ont permis des choix politiques décisifs ; celui de F. Roosevelt, qui en 1944, fit entrer les États-Unis dans la guerre contre le nazisme, celui de R. Schumann qui posa en 1950 les jalons de la construction européenne. Cette orientation, J-P. Hiltenbrand avance : « qu’elle exige un élan désintéressé, pour tracer un horizon qui s’éloigne à mesure que l’on s’avance, produisant avantageusement un effet de sujet puisqu’il ménage une place à la béance subjective…(8) » Il ajoute : « L’important du politique, tient dans cet effet de sujet, du moins dans nos démocraties(9) »

Nos pouvoirs démocratiques se laissent-ils conduire par le symptôme collectif de la société de consommation, se laissant guider par des demandes de satisfactions immédiates autant que provisoires, qui appellent sans cesse de nouvelles satisfactions ? Nous ferions volontiers l’hypothèse que cette extension de la demande, participe à la fois de la généralisation de cette disposition subjective excluant le désir qu’interroge J-L. Cacciali, et de la désaffection du politique dès lors qu’il cesse d’être ordonné par cet effet de sujet qu’évoque J-P. Hiltenbrand, au profit d’un pouvoir comptable se réduisant à conduire le partage des jouissances, soulignant une désinstitutionalisation culturelle. Si les démocraties avaient réussi ce tour de force d’instituer un pouvoir marqué de l’indice d’un manque, en partie soulagé des contraintes de la tradition, tout se joue aujourd’hui comme-ci elles devaient affronter un lien social qui, détaché de la référence à l’Autre symbolique, se trouve exposé aux pulsions, qui ne seraient plus liées par le désir.

Maria Tuiran Rougeon

Philippe Candiago

(1) A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Ed Robert, Paris, 2012, p. 2782

(2) C. Melman, Pour introduire à la psychanalyse aujourd’hui, séminaire 2001-2002, Editions ALI, 2005, Paris, p. 16.

(3) C. Melman, La linguisterie,  Ed. Association Lacanienne International, Paris, 2008.

(4) C. Melman, Ibid, p. 270.

(5) J.-L. Cacciali, La victime : un nouveau sujet, in Les désarrois nouveaux du sujet, dirigé par J-P. Lebrun, Editions Eres, Paris,  2001, p. 153-168.

(6) Ibid.

(7) J. Lacan, L’Angoisse, Ed. Association Lacanienne International, Paris, 2001

(8) J-P. Hiltenbrand, Dans quel discours circulons-nous ? Perte de la liberté politique, in, Analyse du discours politique, Le bulletin N°1, Association Lacanienne Internationale, Paris, 2007,  p. 10.

(9) Ibid. p. 9.