Film après film, les frères Dardenne explorent inlassablement l'humain en prise avec l'extension de la marchandisation au champ du rapport social. C'est un même questionnement qui traverse une œuvre de cinéma singulière. Le Silence de Lorna amène une nouvelle manière de filmer qui rend le propos plus consistant encore.
La caméra des frères Dardenne s'est posée, le champ s'est élargi, comme pour nous inviter à prendre en compte une logique marchande qui, au-delà de la frénésie des flux incessants qui l'alimentent, est désormais établie et stabilisée. Plus de sobriété et moins d'artifices : dans le Silence de Lorna, la mécanique est implacable, efficace, sans la déperdition d'énergie qui était au premier plan dans leurs films précédents. Comme si les rouages étaient parfaitement maîtrisés et intériorisés, chacun a sa fonction dans le dispositif, et en retire la rémunération correspondante. L'argent est le combustible d'une circulation fluide.
Cette logique de l'intérêt semble contaminer les rapports humains, en prétendant prendre en charge les questions subjectives (identité, place, valeur...). Sauf que, les frères Dardenne nous le rappellent avec la force d'un cinéma qui se tient résolument à l'écart de tout sentimentalisme social, l'altérité finit toujours par surgir, de façon imprévisible, dans des termes ouvrant à un cheminement subjectif qui se déprend du contrat marchand pour éprouver un autre possible du rapport à l'autre. Une autre inscription possible pour le sujet, en dehors du système d'équivalence comptable.
Au détour d'un dialogue entre Lorna et Fabio, co-contractants d'un "deal" financier de faux mariages et achat de nationalité, - "Tu ne me fais plus confiance ? - Je suis obligé, si. J'ai besoin de toi." - se trouve levé un coin du voile de l'illusion selon laquelle le marché pourrait fonctionner de manière autoréférentielle, en dehors d'un appui sur les fondements anthropologiques de l'intersubjectivité. En effet, le contrat interpersonnel a toujours inévitablement à composer avec cette part subjective qui échappe à la mécanique et qui ne peut se gommer totalement...
Comment s'opère ce basculement ouvrant à un cheminement subjectif autre ? Pas d'explication, pas de construction. Mais avec beaucoup de subtilité, les frères Dardenne nous donnent à voir cette succession de situations et d'actes, un enchaînement dans la mécanique marchande qui en vient à faire surgir de manière imprévisible le point radical d'une contradiction qui met l'individu face à un choix sans échappatoire, quand la poursuite de l'intérêt implique la remise en cause de la survie même de l'autre. Moment où instinctivement et sans réflexion, dans le mouvement et l'urgence de l'action à mener, le sujet va s'ouvrir à la prise en compte de l'autre. La révélation de la présence de l'autre s'accompagne de l'émergence d'une culpabilité que les frères Dardenne situent toujours comme centrale, en position de régulateur social irréductible à la mécanique marchande et en constituant une limite, un incompatible ultime. "L'esprit de notre époque tente de liquider le sentiment de culpabilité[1]". Cette réflexion livrée par L. Dardenne dans son journal est emblématique de leur point de vue s'agissant de comprendre la problématique actuelle des rapports humains.
Ce moment, dans leurs films, où la confrontation à l'altérité se radicalise est toujours amené par une succession souterraine de lueurs d'attention à l'autre palpables dans certains gestes suggérés en dehors de toute construction déterministe visible et expliquée. Leur manière de questionner ensemble l'identité et l'altérité est indéniablement marquée de l'influence de la pensée de Levinas.
Cette révélation de la présence de l'autre prend, dans sa manifestation la plus visible, la forme d'un appel à l'autre hors du contrat, autrement que comme partie prenante d'un calcul stratégique d'intérêt. Dans l'Enfant, c'est l'appel du "partenaire" de Bruno dans un vol, Steve, qui manque de se noyer. Bruno, dans l'urgence de l'action, va sauver Steve et renoncer alors à échapper à la police. Dans le Silence, c'est Lorna qui ne reste pas sourde aux appels de Claudy, et va tenter de le sauver de la mort par overdose - renonçant alors aux termes monétaires du contrat. Lorna refuse la prime de 1000 euros accordée par le trafiquant Fabio pour avoir dû soigner Claudy - acte qui n'était pas prévu dans le contrat initial !
À la fin des films des frères Dardenne, cette impression, pour le spectateur, que le personnage est "là", qu'il s'est engagé dans l'épreuve de trouver son lieu.
Les films des frères Dardenne méritent d'être vus et revus, car l'une des grandes forces de leur cinéma est de ne jamais refermer, jamais épuiser, le questionnement décisif dans lequel ils nous engagent.
[1] L. Dardenne, 2005, Au dos de nos images, Journal 1991-2005, Paris, Seuil, p 117.