Rien ne sera plus comme avant le 11 septembre aux Etats-Unis. Effondrement spectaculaire de l'édifice de la toute-puissance américaine. Changement d'ère : un trou à la place des tours.
Les twin towers s'imposaient d'emblée comme la marque de l'arrivée à NY. Construction de la démesure. L'expérience de la montée au sommet des tours m'avait semblé surréaliste, projection dans une échelle qui n'était plus humaine.
Lors d'un premier retour à NY après 2001, le lieu n'était pas visible : barricadé, caché.
Le temps passe, sept ans, 2008. Le taxi qui roule de l'aéroport vers le centre de Manhattan n'en finit pas de contourner le chantier. Le chauffeur, qui rapportait avec enthousiasme les rebondissements des primaires démocrates, se concentre sur le trajet et se tait. Je lui demande si les travaux avancent. J'ai connaissance du projet qui a été retenu — souvent décrié comme le plus mauvais. Grognement évasif pour toute réponse. Nous nous éloignons du quartier et la conversation reprend sur le temps hivernal qui s'éternise en cette fin mars.
Le lendemain, arrivée à "Ground Zero" par Liberty Street… Ground, le sol, le terrain. On dit fall to the ground (s'écrouler), ou encore burn to the ground (être réduit en cendres). L'idée d'effondrement. Mais ground, c'est aussi la raison, le motif. To ground peut signifier aussi bien échouer que fonder.
Vision frappante de cet espace qui sept ans après la destruction, ne semble qu'une vaste béance désertée. Une case vide dans le quadrillage saturé de blocs de Manhattan.
Alors que partout dans la ville on construit, jour et nuit, sans interruption, avec une rapidité sans relâche et des moyens considérables.
La volonté de reconstruire ici semble faire défaut. Retard dans les projets, freins à l'avancée des travaux, comme si devait rester la marque de l'effondrement, comme ni rien ne devait jamais combler le trou, comme s'il en serait ainsi, toujours reporté.
Le lieu est cerné de grilles. On peut faire le tour du bloc en marchant le long de galeries.
D'un côté les salles du mémorial. Exhibition mélodramatique qui transforme le promeneur en spectateur. Le sentimentalisme social œuvre à la liquidation du tragique. Il s'agit de provoquer l'émotion, la jouissance même, gommer la distance, étouffer l'interrogation critique. Susciter l'assentiment, l'identification à la victime… et l'achat de produits dérivés : stylos, cartes et autres gadgets à l'effigie du world trade center. Là encore, la marchandise fétiche est là pour occuper la place du vide non soutenu. Sacralisation du traumatisme, vaste entreprise d'objectivation des émotions. Obscène.
De l'autre côté, le world financial center, son winter garden clinquant, le mauvais goût de l'exotisme des palmiers plantés sous une verrière chauffée, une vie au soleil promise par le flux permanent des transactions spéculatives qui transitent ici. En face, le Soho du shopping branché, les boutiques de créateurs qui attirent les fashion victims… Une vitrine où vêtements et accessoires sont jetés avec fausse négligence autour d'un bureau à l'ancienne sur lequel sont disposés de vieux livres et un globe terrestre en bois. Un tableau noir et cette inscription à la craie : « Nothing is lost if we keep our honour — Voltaire ».
Il y a désormais ce trou, ce lieu vide, une marque figée qui relègue aux contours le capital. Comme un centre de gravité qui souligne la vanité de la course à la satiété.
Le sentiment diffus que cette béance restera longtemps en l'état.
Quel autre tour la vie prendra-t-elle ici ?