Cette histoire écrite et dessinée par Tomi Ungerer a connu un grand succès en France et en Allemagne dans les années 80 ; sans cesse rééditée elle est devenue un classique de la littérature enfantine contemporaine. Bien que je l'ai lue à mes trois filles, ma fille aînée la considère comme son histoire, et ce livre fait partie de ceux qui l'accompagnent car il est le livre qui lui a donné envie d'apprendre à lire. Je l'utilise parfois dans des prises en charge thérapeutiques de petites filles car il permet d'aborder avec finesse et drôlerie le lien entre oralité et sexualité. Pas l'ombre de pédagogie dans ce texte qui se présente comme un conte d'autrefois avec des mots et des idées d'aujourd'hui. C'est une histoire à lire à voix haute dont le texte très simple sonne comme un poème et dont les illustrations superbes réjouissent par leurs détails et par la peur qui pourrait surgir si...
Anaïs 8 ans : — oui, j'aime lire mais je n'aime lire que des contes, seulement des contes, jamais d'autres histoires...
- Mais pourquoi donc ?
- Parce que là au moins je suis sûre que ce n'est pas vrai !
Cette histoire écrite et dessinée par Tomi Ungerer a connu un grand succès en France et en Allemagne dans les années 80 ; sans cesse rééditée elle est devenue un classique de la littérature enfantine contemporaine. Bien que je l'ai lue à mes trois filles, ma fille aînée la considère comme son histoire, et ce livre fait partie de ceux qui l'accompagnent car il est le livre qui lui a donné envie d'apprendre à lire. Je l'utilise parfois dans des prises en charge thérapeutiques de petites filles car il permet d'aborder avec finesse et drôlerie le lien entre oralité et sexualité. Pas l'ombre de pédagogie dans ce texte qui se présente comme un conte d'autrefois avec des mots et des idées d'aujourd'hui. C'est une histoire à lire à voix haute dont le texte très simple sonne comme un poème et dont les illustrations superbes réjouissent par leurs détails et par la peur qui pourrait surgir si...
L'histoire se passe au temps jadis dans un pays où des ogres mangent les petits enfants, et, les parents, pour protéger leurs petits, doivent les cacher dans maints endroits secrets ; ils ne les envoient plus à l'école, devenue trop dangereuse, si bien que les maîtres sont seuls, désespérés, au chômage, et que les ogres affamés sont réduits à se nourrir de pommes de terre bouillies. Dans une vallée éloignée, où les ogres sont inconnus, la petite Zéralda vit seule avec son père et s'occupe joyeusement des travaux de la ferme et de la maison. Le jour de la foire, son père tombe malade et la courageuse Zéralda part seule à la foire qui a lieu dans un bourg éloigné situé dans l'autre vallée infestée par les ogres ; elle conduit gaiement sa carriole chargée de cochons, de volailles et d'alléchantes victuailles, sans rien savoir de la menace des ogres. Bien entendu un ogre repère de très loin l'odeur de la chair fraîche (cette chair fraîche qui fait partie des contes pour enfants et qui signale le danger imminent) et Zéralda poursuit insouciante son chemin sans se douter — mais nous, nous le savons et nous commençons à trembler pour elle — que l'ogre l'attend, la guette et se délecte d'avance du bon repas enfin possible. Posté en haut d'un rocher qui domine la route par laquelle arrive Zéralda, l'ogre affublé de grandes dents et d'un terrible couteau se prépare à se jeter sur elle (et la double page qui illustre ce moment constitue un temps fort de l'histoire), on a très peur de tourner la page, on imagine le pire puis on s'y risque : patatras, l'ogre a dérapé du rocher et s'écroule inanimé aux pieds de Zéralda. On respire! Zéralda, qui est serviable et bien élevée, s'arrête pour secourir ce pauvre homme qui vient de faire une aussi terrible chute et lui prodigue des soins attentifs ; inconscient, l'ogre, un vrai géant, parle de manger, de croquer de bons petits enfants, et Zéralda, qui comprend à peine le sens de ces paroles confuses, se dit que ce pauvre homme a très faim et elle décide de lui préparer à déjeuner. Elle se met alors à faire rôtir un cochon, des poulets, à cuisiner les marchandises destinées à la foire. Et quand l'ogre se réveille, Zéralda lui sert un véritable festin composé de mets qu'il n'avait jamais de toute sa vie goûtés : quelle surprise ! quel régal ! Jamais cet ogre n'avait mangé de viandes aussi succulentes, aussi délicieuses et à côté les petits enfants ne sont plus qu'un plat médiocre et insipide ! Il propose alors à Zéralda de venir dans son château pour y faire la cuisine et de profiter de ses richesses. Zéralda va chercher son père, qui semble guéri, et tous deux s'installent au château de l'ogre.
Dans les immenses cuisines du château Zéralda prépare de multiples plats, elle étudie l'art culinaire et se livre à des créations gastronomiques dont les noms compliqués et amusants évoquent le côté pompeux de la grande cuisine française d'autrefois ; des noms qui n'ont pas de sens pour des enfants de 5 - 6 ans mais qui peuvent se répéter à la limite de l'absurde comme une poésie et qui sont associés à des images de repas de fête comme on en voit dans les livres de cuisine du XIXè siècle avec en plus des détails comiques. Il y a une double page fascinante où sont représentés les mets qu'elle crée et l'image de « la dinde jeune fille » affublée d'une petite chaussure à talon à chaque extrémité de ses pattes déclenche le rire des petites filles sans qu'elles puissent dire pourquoi sans qu'elles sachent encore qu'une fillette devient une "jeune dinde" lorsqu'elle s'approprie les accessoires de la féminité sans savoir encore les utiliser...
Puis Zéralda devient une cuisinière renommée et elle régale tous les ogres de la région qui ont définitivement abandonné leur goût de la chair fraîche.
Grâce à son savoir faire, à ses connaissances, Zéralda permet à ces géants primitifs de renoncer à leur nourriture barbare pour une cuisine élaborée et savoureuse. Ainsi, c'est une petite fille qui, avec son savoir, ses études et son travail les initie à la culture. Les ogres, grâce à elle, perdent leur goût pour les petits enfants et deviennent très gentils aimables et raffinés c'est-à-dire civilisés ; dès lors les enfants peuvent sortir de leurs cachettes et les maîtres reprendre l'école...
Le temps passe, Zéralda grandit et devient une belle jeune fille ; quant à l'ogre, métamorphosé par la gastronomie, la barbe piquante rasée, bien nourri, il est devenu un homme tout à fait séduisant...
Alors, comme dans tous les contes, ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants et « on peut penser que leur vie fut heureuse jusqu'au bout » dit l'auteur. Cette formulation « on peut penser » introduit un doute discret, une menace sourde que nous allons retrouver en regardant très attentivement l'image finale : nous y voyons le couple souriant entouré d'enfants, Zéralda épanouie tenant un bébé dans ses bras, mais il y a un détail qui nous rappelle que tout n'est peut-être pas aussi simple car l'un des enfants penché sur ce petit dernier cache dans son dos une fourchette et un couteau pointus... Et ce clin d'œil plein d'humour vient défaire le sens trop convenu et renverse la problématique ; l'enfant qui a pu s'identifier à Zéralda peut s'identifier alors à celui qui a l'idée de dévorer l'autre, le rival nouveau né.
L'histoire déroule ainsi tout un circuit pulsionnel autour de l'objet oral (crainte d'être mangé, faire à manger, donner à manger, manger l'autre) tout en en se faisant la métaphore d'un autre désir autrement plus obscur et troublant. Rigoureusement freudienne elle plonge aux racines de notre culture en utilisant les mêmes ingrédients que les contes de Grimm tout en y introduisant un humour d'aujourd'hui c'est-à-dire en jouant de l'équivocité de la langue et des images et c'est cette équivocité qui entraîne la subversion du thème classique.
Nous allons insister sur différents points qui nous semblent particulièrement intéressants.
La problématique œdipienne est à peine esquissée :
Nous savons que Zéralda occupe une place unique sans rivale. L'absence de mère, l'absence d'autres femmes ou même d'autres petites filles font que Zéralda est la seule, l'unique ! Seule avec son père dans sa vallée éloignée, seule sur la route de la foire, seule avec ses livres, seule dans sa cuisine, seule avec les ogres qu'elle initie aux raffinements culinaires... Et elle trouve seule des solutions astucieuses face aux dangers qu'elle rencontre. Grâce à cette solitude, elle semble déchargée de la haine et de la culpabilité. La question du rapport conflictuel à la mère est d'avance réglée et le père s'efface discrètement devant l'ogre qui détient pouvoir et richesse. Ainsi, Zéralda quitte avec aisance le foyer paternel et son père, vite réduit à l'état de pauvre bougre malade, pour se confronter au monde. Elle ne s'engage pas dans une problématique hystérique de soutien du phallus paternel, non, elle laisse tomber la place unique qu'elle occupait auprès de son père et elle passe à autre chose. Tomi Ungerer envoie un message très clair : grandir ça veut dire qu'il faut laisser les parents là aù ils sant et passer à autre chose semble-t-il nous dire. Zéralda trouve ainsi les moyens d'échapper à l'état d'enfant et à l'assujettissement qu'il implique car, si elle consent à se soumettre aux conditions de l'ogre, c'est pour mieux faire ce qui l'intéresse : apprendre, expérimenter, grandir.
Le savoir et la phase de latence
Toute la finesse de Tomi Ungerer consiste à lier question du savoir avec la phase de latence: mais de quel savoir s'agit-il?
En attendant de grandir et de pouvoir séduire sexuellement l'ogre, Zéralda apprend, étudie et nous la voyons installée dans la cuisine, transformée en bibliothèque, en train de compulser des ouvrages savants d'art culinaire et d'écrire. Mais ces connaissances théoriques, livresques viennent se conjoindre à un autre savoir, à ce savoir ancestral des femmes, des mères qui savent ce qui est bon pour leurs enfants et qui leur transmettent le goût d'une nourriture à jamais égalée et à jamais perdue. Zéralda est bien identifiée à une mère mythique qui sait donner le bon objet et qui sait même anticiper la demande de l'autre ; ce savoir inné, insu, déjà là, est intimement intriqué au savoir théorique S2, à ces connaissances cachées dans les livres qui s'acquièrent d'abord dans le temps de l'enfance (lire, écrire) avant la métamorphose de l'adolescence. Un des points forts du livre consiste à mettre en relief l'articulation de ces deux savoirs, le savoir du désir de l'Autre et le savoir théorique. Est-ce là que réside le savoir spécifique des filles d'aujourd'hui ?
Remarquons la subtilité de l'auteur : aux besoins bruts de satisfaction orale de l'ogre (la chair fraîche des petits enfants) Zéralda répond par un au-delà du besoin c'est-à-dire par une cuisine raffinée, portée par des signifiants précieux qui visent un désir qu'il ignore.
Bien que la pulsion soit, comme nous le savons, asexuée et acéphale, l'opération de sublimation, qui associe le don et le savoir, donne à l'oralité une dimension spécifiquement féminine qui vient inscrire la différence des sexes de manière positive pour la fille. En effet, dans ce texte, la différence sexuelle est en faveur de Zéralda : elle n'a certes ni la force ni la richesse, ni le superbe appendice nasal de l'ogre mais elle a le savoir, ce double savoir qui inscrit la féminité non plus sur le versant du manque et de la revendication mais sur celui de la transmission de la civilisation.
La métamorphose
Pendant cette période de latence, deux métamorphoses s'entrecroisent : celle corporelle de Zéralda qui devient une belle jeune fille désirable, celle psychique ou subjective de l'ogre qui devient un homme civilisé qui a renoncé à la jouissance cannibale de l'autre pour la jouissance domestiquée du mariage et de la famille. C'est elle qui lui a transmis les valeurs de la civilisation selon leur forme la plus raffinée — l'art de la table qui est aussi l'art du bien dire — et c'est lui qui, non seulement lui donne ses richesses mais qui permet l'accomplissement de ce fantasme fréquent de petite fille se marier et avoir des enfants.
Cette double métamorphose met en jeu la question du temps, du temps pour s'éduquer, du temps pour grandir, du temps qu'il a fallu à l'être humain pour sortir de la barbarie.
Le fantasme féminin ?
Ce conte propose aux filles un canevas particulièrement juste pour penser la complexité de la féminité autrement que dans les embarras de la relation à la mère. En effet, la position de la fillette, allégée de l'amour et de la haine vis-à-vis de la mère, est recentrée sur les fantasmes d'oralité qui s'articulent à toute une série de fantasmes. Essayons d'en repérer l'assemblage :
- premier fantasme : être dévoré en tant qu'enfant, être caché, protégé, ne pas être enseigné, être dépendant d'un Autre tout puissant,
- deuxième fantasme : prendre la place de la mère, vivre avec le père, c'est le fantasme œdipien classique,
- troisième fantasme: prendre la place du père et faire aussi bien que lui, non seulement la fille remplace de manière parfaite la mère absente mais elle supplée aux défaillances du père.
- quatrième fantasme : être menacée, surveillée, suivie, mais de quelle menace s'agit-il ? celle d'être prise comme objet de consommation orale, sexuelle ? La menace sexuelle à peine voilée se transforme en fantasme d'élection, de distinction : être choisie, aimée, épousée,
- cinquième fantasme : s'en sortir toute seule, malgré (ou grâce) à l'ignorance, à une mauvaise interprétation mais surtout grâce à un savoir faire qui sauve la situation,
- sixième fantasme : la toute puissance, régner sur le monde des ogres,
- septième fantasme : se marier et avoir des enfants.
Cet enchaînement de fantasmes s'appuie, à notre avis, sur un seul fantasme, le fantasme masochiste, qui subit un renversement et qui se transforme en fantasme de don ; ainsi la peur d'être dévorée d'être violée est aussitôt retournée et sublimée en don : don de nourriture sous la forme de mets délicieux aux noms enchanteurs, don d'enfants à la fin de l'histoire.
Cette articulation entre oralité et sublimation est peut-être à lire comme une tentative de formulation d'un fantasme féminin spécifique ? L'expression ‘‘se donner'' ne constitue-t-elle pas la forme active et sublimée qui se noue et souvent se substitue à la forme passive et sexuelle ‘‘se faire prendre''. Le savoir, au sens de connaissances, est proposé par Tomi Ungerer comme un moyen de se décoller de la pulsion, de sa grammaire sans pour autant la refouler ou la dénier : il s'agit au contraire de reconnaître le circuit pulsionnel dont nous émergeons pour viser un au-delà des contraintes et des répétitions qu'il nous impose. Cet au-delà de la pulsion prend différents noms : le don, l'art, l'amour, la civilisation. Le géant de Zéralda est à sa façon un manifeste à la gloire du livre ; grâce au livre nous ne sommes plus des cannibales mais des gourmets, mais attention nous dit-il, rien n'est jamais joué, il y a toujours un fils aîné prêt à dévorer son frère cadet.
De l'oralité à la sexualité
S'il est habituel et banal que la pulsion orale soit employée comme métaphore de la pulsion sexuelle (métaphore directe et crue dans la langue brésilienne, plus discrète en français où l'on parle d'appétit sexuel) et si certains mots — toujours issus du vocabulaire de la bouffe — concernent plus spécifiquement les hommes ou les femmes, cet usage métaphorique de la langue n'est pas réservé exclusivement à l'un ou l'autre sexe. Par contre les psychanalystes ont très tôt remarqué l'affinité régulière entre les symptômes de la sphère orale et la féminité : Karl Abraham faisait de l'oralité le prototype de la sexualité féminine et à sa suite Hélène Deutsch s'est intéressée au rapport spécifique entre oralité et féminité, relatant dès 1918 des observations d'anorexie et de boulimie. En situant le savoir comme intermédiaire, comme passage obligé pour accéder à la réalisation sexuelle et à une position sexuée, Tomi Ungerer nous propose une élégante solution :
- il donne du sens à ce temps d'attente pendant lequel la vie libidinale du sujet se trouve en sommeil et rejoint du même coup la découverte freudienne de la phase de latence,
- il propose aux filles un accès à la féminité qui ne passe ni par le savoir maternel ni par l'identification à la mère ou à une autre femme mais qui s'appuie sur les capacités de la petite fille elle-même, sur son désir et sa ténacité. Voilà peut-être pourquoi cette histoire plait tant aux filles...
On peut remarquer la dimension trompeuse que véhicule l'utopie de Tomi Ungerer lorsqu'il attribue à une petite fille le pouvoir de transmettre les valeurs de la civilisation mais peut-être ne fait-il que rappeler aux filles que c'est à elles que reviendra cette charge, que la civilisation c'est l'affaire des femmes comme l'indique Freud dans Malaise dans la civilisation.
La couverture du livre, dessinée en 1971, nous montre Zéralda assise sur les genoux de l'ogre au gros nez aux grandes dents et au couteau pointu ; elle le regarde, sans peur, d'un œil coquin et ingénu, serait-ce elle la séductrice de ce géant ? Aujourd'hui, compte tenu de l'obsession pédophilique que la presse provoque et entretient, une telle image serait probablement refusée par les éditeurs. Cette histoire, en effet, n'apprend pas aux filles à se méfier des méchants messieurs, puisque au contraire elle nous conte l'habileté de la petite fille face au danger. Que les enfants aient aussi des fantasmes de séduction et de toute puissance sur l'autre, voilà ce que Tomi Ungerer, très freudiennement, nous rappelle sans pour autant glisser dans l'éducation, c'est-à-dire dans la confusion fréquente (ici et maintenant en France) entre les fantasmes et les actes traumatiques. En effet, l'obsession du traumatisme sexuel et de son dépistage conduisent les parents, les éducateurs et aussi les médecins à méconnaître la dimension du fantasme ( l'apport de Freud est ainsi complètement oublié) au nom de la prévention et de l'aide aux victimes. S'il est légitime et nécessaire de protéger les enfants contre des adultes qui seraient un peu trop enclins à projeter et à attribuer aux enfants leurs propres fantasmes et à passer à l'acte, il est aussi capital de distinguer la vérité subjective (organisée par le fantasme) de la vérité de réalité . Le conte, traditionnel ou moderne, met en scène la vérité subjective, celle qui n'est pas vraie au sens de la réalité matérielle mais qui parle vrai en touchant l'intimité fantasmatique. Et c'est dans cette lignée que se situe Tomi Ungerer.