Bonsoir. Je vous propose de parler du fondement réel du lien social. Vous avez tous pu remarquer que la rencontre avec un autre lors des entretiens que vous pouvez avoir, ceux que vous avez ou ceux que vous êtes appelés à avoir, à écouter, que cette rencontre ne se fait jamais ou exceptionnellement dans des modalités qu'on pourrait qualifier de simples et de normales. Cela signifie que l'approche de l'autre est profondément problématique. C'est cette problématique que je vais ce soir m'attacher à expliciter à partir de certaines références.
J'ai dit « fondement réel » : « réel » veut dire dans notre définition à nous que ce n'est pas la réalité mais que ce réel, d'emblée, est un impossible qui se présente dans notre relation à l'autre. L'an dernier, j'ai fait un séminaire qui concernait ce réel qui apparaît dans le transit entre la situation de la demande du sujet et son désir. Mais nous devons aussi continuer à affirmer que toutes les institutions humaines, que ce soit des groupes, que ce soit des entités instaurées, comme par exemple l'État, ont à leur fondement un réel. Pour ce qui concerne les institutions, - les institutions au sens large, je ne parle pas des institutions dans lesquelles vous travaillez, ces institutions au sens large, que ce soit l'État, l'École, la Justice ou tout ce que vous voudrez -, ce lien collectif est occupé par un réel. Il apparaît que les difficultés de ce lien sont précisément liées à ce réel que nous définissons en tant qu'impossible. Ce réel est toujours fondateur, il est fondateur du couple homme-femme et ce réel se manifeste en ce qui nous concerne tous par cette manifestation d'un défaut de savoir. Ce n'est certes pas un défaut de notre savoir sur la rencontre avec l'autre, c'est un défaut du savoir en ce qui concerne ce qui organise réellement ce lien social.
Il se trouve que la psychanalyse a sur ce défaut de savoir quelques aperçus. Ces aperçus nous étant révélés au sein de la cure elle-même. Qu'est ce réel ? Ce qui est remarquable, c'est que Freud, sans avoir cette dénomination créée par Lacan, ce réel Freud l'a rencontré très tôt dans son œuvre. Pour situer simplement une date, une période, on va dire 1885-1895, avant même l'invention de la psychanalyse, puisque pour nous la psychanalyse a été inventée en 95. Où a-t-il rencontré ce réel ? Eh bien, dans le registre du besoin humain et plus spécialement chez l'enfant.
Je vais donc essayer de vous exposer rapidement comment se définit ce réel. Il se peut que ce soir je ne parvienne pas exactement à vous le faire entendre ; c'est pour cela que je me réjouis d'avoir là des petits appareils pour la transcription, je verrai ultérieurement ce qu'il y a lieu d'ajouter à ce que je suis parvenu à énoncer ce soir.
Le besoin, besoin vital, besoin quotidien de l'enfant, s'instaure déjà primitivement accompagné de l'inscription de traces mnésiques, c'est-à-dire que le besoin est d'emblée confronté à la possibilité d'une satisfaction, satisfaction concrète, puisque ce sont des besoins vitaux chez l'enfant en bas âge. Mais ces traces mnésiques ont, elles également, une influence ultérieure au niveau de la sexualité humaine : nous verrons tout à l'heure pour quelles raisons. Donc besoins évalués en fonction de souvenirs de satisfaction ou d'insatisfaction sont confrontés à ces souvenirs pour indiquer la voie, le chemin. C'est un premier aspect.
Le second aspect concerne, ce qui est quasi automatique, les incitations pulsionnelles : l'incitation pulsionnelle première que nous pouvons repérer chez le nourrisson est évidemment la pulsion de succion et selon cette réponse à cette incitation pulsionnelle, détachée du besoin, va engendrer selon les circonstances plus ou moins de satisfaction. C'est de cette manière que vont s'inscrire les traces mnésiques.
Le troisième élément, et celui-là est absolument essentiel - et en général omis - c'est que l'enfant, à un moindre degré l'adulte, l'enfant, lui, est en proie à une satisfaction hallucinatoire anticipée ; satisfaction hallucinatoire qui vient doubler l'expérience concrète, qui va dans certains cas subvertir l'expérience concrète et la détourner également. Ce troisième terme, la satisfaction hallucinatoire dont l'enfant est la proie, va déterminer un certain rapport futur à l'objet concret de la satisfaction.
Voilà les trois points importants, à savoir le besoin, la réponse à l'incitation pulsionnelle et cette découverte de Freud consistant dans la satisfaction hallucinatoire. Cette satisfaction hallucinatoire, vous la connaissez tous probablement, puisque dans toute rencontre avec l'autre sexe, avant même l'avancement dans le lien social, il y a une espèce de promesse qui se formule en vous, que cette rencontre va être vraiment la rencontre devant vous apporter la satisfaction qui vous manquait depuis longtemps. C'est un plan général, un cadre général, à savoir que le besoin existe, en tant que physiologique, il est somatique, concret et puis il y a ce qui accompagne ce besoin : c'est un manque, un manque donnant issue à des formes premières de symbolisation, et puis, il y a cet impératif pulsionnel qui accompagne tout ce système.
Quelle est la conséquence première de ce dispositif pour le petit de l'être humain ? Cette triple formule de la pulsion, de l'hallucination et d'une trace mnésique de satisfactions, et ce que Freud nous explique aussi immédiatement dans le fameux texte de L'esquisse, c'est qu'il est nécessaire de concevoir un système de filtre, de façon à ce que l'excès de satisfactions ne vienne pas déborder l'organisme ou qu'un excès de frustration ou de douleur, ne vienne pas subvertir la totalité du sujet. Et l'hallucination, allez-vous me dire, qu'elle va avoir comme conséquence cette présence ? Eh bien ! cela va avoir cette conséquence très simple que même si l'objet est satisfaisant, même si l'objet engendre la frustration, l'hallucination reste là, présente, projetant une modalité de satisfaction que le sujet n'a pas expérimentée, bien sûr, puisque c'est une hallucination. Donc on a affaire d'emblée à un système clivé, clivé dans son rapport d'un côté irréel de l'hallucination, au côté irréel de l'objet, et de l'autre, l'éventuelle présence concrète, réelle, de cet objet. Ce clivage est ressenti par le petit sujet : le clivage de son objet toujours double, susceptible d'apporter toutes les satisfactions et en même temps inatteignable. Vous savez comment ultérieurement Freud a qualifié cette division par le terme de « la jouissance perdue » mais cette jouissance perdue est étroitement liée à la présence de la satisfaction hallucinatoire.
Eh bien ! Tout cela vous pouvez le reporter dans la relation de l'adulte à son Autre. À partir de là se fait une construction de la réalité qui va rester en permanence sous-tendue par l'hallucination. Autrement dit, ce que nous percevons, ce que nous croyons enfin découvrir, n'est pas cet objet concret de la réalité, mais cet objet toujours doublé par cette hallucination présente qui va dédoubler ce que nous percevons de la réalité. D'où notre rapport irréel à notre objet et d'où également notre rapport irréel au monde : c'est-à-dire que toute réalité, cette fameuse réalité qu'on veut vous faire apparaître dans les informations des médias, de la télévision, cette réalité qu'on vous montre, est toujours sur fond d'irréalité. Ce fond d'irréalité est celui qui interfère en montrant autre chose que la réalité.
Quelqu'un me racontait récemment qu'ayant vu un film qui se voulait d'information médicale où la mère tentait, dans son délire post-partum, de noyer son enfant dans le bain, le côté insupportable de cette scène filmée, étant soi-disant l'objectif le plus objectif pensable du délire d'une mère qui vient d'accoucher. Pour la spectatrice, cette scène était totalement insupportable. Pourquoi ? Parce que cette réalité se doublait de quelque chose d'autre n'étant pas reconnaissable pour elle. Cette réalité sur fond d'irréalité est ce qui caractérise toujours notre relation à l'objet ; d'où la difficulté pour les analystes de caractériser cet objet, même sous des formalisations théoriques, même quand nous avons des modalités d'expression de cet objet pour en donner les caractéristiques, ce dédoublement nous gêne toujours pour dire le vrai sur cet objet.
Ce que je viens d'exposer là, qui est d'abord la découverte de Freud, et que nous interprétons aujourd'hui grâce à l'enseignement de Lacan, - parce que Freud n'a pas pu l'interpréter immédiatement et vous vous souviendrez sans doute qu'il a été en grande difficulté pour définir la réalité dans son œuvre : il devinait bien qu'il y avait quelque chose qui n'était pas facile à saisir. Ce tableau que je viens de vous dresser qui est le tableau de l'ébauche du premier lien social est déjà marqué par ce doute, ce doute terrible sur la réalité de cet objet et qui va conduire l'enfant à préférer son irréalité plutôt que sa réalité. Ceci a deux conséquences : d'abord, que si le besoin est satisfait, en raison de ces traces mnésiques, l'objet, au contraire, s'inscrit dans une modalité d'interdit, (paradoxe) et cela en raison des traces mnésiques. Pourquoi ? Vous pouvez le comprendre aisément, parce que cet objet n'est jamais le vrai : il s'inscrit en tant qu'« interdit ». Ce qui veut dire que cet objet est déjà le support d'une fonction signifiante. Il va être un élément symbolique, à savoir ce qui va manquer. Ce qui nous amène, nous analystes, à distinguer l'objet du plaisir, à savoir que l'objet tant chéri, tant cherché, n'est pas forcément l'objet du plaisir.
Deuxième point et conséquence : la fonction de l'hallucination, celle de la satisfaction, de la satisfaction hallucinée est de produire un signifiant, puisque cette satisfaction n'existe pas et dès lors que vous la nommez, c'est un pur signifiant : ce n'est pas quelque chose qui vous apporte un véritable plaisir, puisque cette satisfaction est hallucinée ; sa caractéristique, le rôle de cette hallucination est de produire un signifiant. C'est celui que Freud avait défini dès le début : la jouissance perdue, voilà un signifiant, et ce signifiant est en relation au lieu de l'Autre, de l'Autre symbolique inconscient. Autrement dit, cette inscription se fait dans ce lieu, que Lacan appellera aussi « le lieu du trésor de tous les signifiants ». La constitution de la chaîne signifiante, c'est-à-dire la succession de signifiants, à partir de là, au bout de la chaîne, ce qui est attendu est le plaisir. Le plaisir attendu au bout de cette chaîne, trace une voie pour le petit sujet. Fait extrêmement important, puisque ce plaisir ne vient pas dans l'immédiat de la relation à l'objet, mais est justement conditionné par cette succession de signifiants qui se répètent et qui sont induits, produits par l'hallucination de satisfaction. Vous savez très bien que l'aboutissement, cette extrémité de la chaîne où va surgir le plaisir est, dans la plupart des cas, illusoire. Ce qui compte là-dedans n'est pas le plaisir au bout de la chaîne, c'est le circuit, le chemin parcouru entre les différents temps de ce signifiant de l'irréalité et son aboutissement ou son arrêt.
Si nous prenons le cas de l'enfant assez facile à décrire, - ça se déroule de la même manière chez l'adulte : la satisfaction du besoin, besoin de boire, besoin de manger, n'importe quoi, tout ce qui s'énonce comme besoin chez le petit être humain, eh bien ! l'objet reste étranger à cette satisfaction et pourtant il est là. Il reste étranger à la satisfaction et en cela cet objet est symbolique, c'est-à-dire qu'il peut être parfaitement absent. Je vais encore l'expliciter de manière plus claire par exemple au niveau de la relation orale : la satisfaction de l'ingestion du lait, du sein, vient en quelque sorte subvertir, écarter le véritable objet en jeu, à savoir le plaisir érotique des lèvres. Vous voyez que la dialectique n'est pas simple : la satisfaction du besoin ne correspond pas systématiquement au plaisir ou à la satisfaction érotique, ce sont deux choses distinctes... Plus nous sommes dans la satisfaction du besoin et plus on s'écarte du plaisir et de la satisfaction érotique. C'est cela le paradoxe dont l'enfant est obligé de faire l'expérience alors que l'adulte s'imagine volontiers avoir réalisé la conjonction ; nous entendons tous les jours dans nos cures cette dissociation entre la saisie de l'objet et le plaisir concerné.
Simple information, au niveau du nouveau-né, il n'y a pas de distinction possible entre besoin et désir. Pourquoi ? Parce que pour distinguer le besoin du désir associés au départ, il faut l'émergence de la fonction signifiante et cette fonction signifiante ne peut se faire qu'au cours des premières semaines ou des premiers mois. Ce qui le conditionne, c'est l'entrée dans le langage de la relation. L'enfant entend le langage depuis belle lurette, bien avant sa naissance mais il lui faut cette expérience pour accéder au signifiant où l'absence de cet objet va s'établir selon une fin plus ou moins heureuse. J'ai dit l'absence de cet objet, c'est-à-dire cette différence qui va entre l'objet désigné dans la satisfaction hallucinatoire et l'objet réel. Il va donc falloir que cette distinction, progressivement, s'établisse pour que l'absence de l'objet puisse être élevée à la fonction signifiante. D'où, si le rapport du signifiant est lié à cette absence de l'objet, eh bien ! du même coup, la fonction signifiante devient également la fonction symbolique. Cette réalité sur fond d'irréalité oblige, ou va obliger l'enfant, et plus tard l'adulte, à un apprentissage, contrairement à l'animal conduit par un instinct, ce que n'a pas l'homme. L'animal n'a pas besoin d'apprendre, son instinct le conduit droit à l'objet de son besoin. L'homme va devoir se livrer à cet apprentissage, en raison de cette irréalité qui le domine. On ne peut pas se balader tout le temps dans l'irréalité, il faut un jour qu'on entre dans le concret des choses, on ne peut pas rêver en permanence, encore que cela puisse se rencontrer. Cet apprentissage est un passage obligé, et j'ajouterai tout de suite que c'est dans ce passage obligé de l'apprentissage que très tôt vont se mettre en place toutes les convictions humaines, politiques, religieuses, ONG, etc. Vous voyez que le destin de l'homme et d'une partie de l'humanité est très rapidement fixé, à partir de cette expérience qui au fond est une expérience corporelle : c'est un apprentissage supporté par le corps, tout comme vous votez avec votre corps, tout comme vous votez avec les jouissances de votre corps ; et puisque nous sommes en période électorale, vous votez aussi avec l'irréalité et votre satisfaction hallucinatoire future. La politique a encore beau jeu, on dit qu'elle est morte, je ne crois pas. Dès cet apprentissage les choses se forment et s'imposent ultérieurement au sujet.
Comme ce dispositif que je viens de tenter de vous expliciter, - je ne sais pas si vous en êtes convaincus -, mais comme ce dispositif est peu adapté pour aboutir au plaisir et que c'est la raison pour laquelle vos choix politiques ne vous conduiront jamais au plaisir puisque c'est une décision sur fond hallucinatoire et que c'est pour cela que je parlais d'apprentissage et que la pulsion elle-même est totalement déplacée dans l'expérience du monde, vous ne pouvez pas laisser libre cours à vos pulsions. Comme disait Freud, vous êtes obligés de les refouler parce que si vous les laissez courir, il vous arrivera bien des ennuis. Donc dispositif peu adapté, pulsions, on va dire, déplacées, la construction de la relation à l'autre, le lien social se réalise pour l'homme uniquement dans le choix du signifiant. Vous vous étonnez parfois de ces couples, vous vous dites : « Mais enfin comment est-ce qu'ils peuvent, comment est-ce que ça peut se passer ? » Laurel et Hardy ont fait les réjouissances de toute une époque, ce couple comique : l'un est mince, l'autre est gros, l'un est grand, l'autre petit, je veux dire que c'est vraiment le couple ridicule par excellence, et ça n'a jamais apporté autant de plaisir que Laurel et Hardy. Notre relation à l'autre, en raison de ce dispositif est entièrement commandée dans le champ du signifiant, ce qui a permis à Lacan d'écrire la modalité centrale du lien social $ ◊ a, que l'on nomme fantasme mais qui est le reliquat de la satisfaction hallucinatoire. Cela n'a pas plus de réalité que l'hallucination et ceci va se dérouler dans la dimension du symbole, du Symbolique, et c'est là qu'intervient, on va dire, le premier lien social de l'enfant : c'est comme cela qu'il se constitue.
Le problème n'est pas la mère bonne, la mère mauvaise, comme l'objet, le bon objet ou le mauvais objet, de toute façon son support est hallucinatoire. Comme on dit, on est tous plus ou moins fous - je ne dis pas psychotiques, je dis un peu fous - parce que le dispositif ne nous aide pas à discerner la réalité : c'est dans la dimension du symbole que nous fonctionnons et c'est par ce biais que le premier lien social va s'établir, à savoir celui qui lie l'enfant à la mère. Le sujet dans sa relation à la mère, que l'on retrouve sur le premier schéma dit lambda de Lacan, vous fait entrevoir que cette relation va être d'emblée triangulée. Mais d'une manière très curieuse puisque la relation de l'enfant à la mère va d'emblée se découper sur celle dont les actes s'accomplissent pour l'enfant et sur celle qui accomplit des actes pour elle-même ; parce qu'elle n'est pas seulement mère, elle est aussi femme et que le pôle est d'emblée dédoublé chez elle. Il ne faut pas vous étonner que ce soit si difficile de sortir indemne de tout ça : l'objet visé est irréel, l'objet concret est insaisissable, la satisfaction est parfois heureuse mais pas toujours et puis en face de vous vous avez un personnage dédoublé, c'est-à-dire qui va s'occuper quelques minutes de votre existence et qui va s'en aller vaquer à ses affaires.
Je peux vous raconter une petite histoire à ce sujet, d'ailleurs c'est une heureuse, une belle histoire : c'est un couple qui s'est cru stérile, que la médecine qui ne se trompe jamais a déclaré stérile et cette femme a fait quatre P.M.A., quatre échecs. Le couple se dit : « Bon, c'est fini, il va falloir organiser notre vie autrement qu'avec la perspective d'un enfant ». Et puis voilà que pendant l'analyse, miracle ! Après les quatre P.M.A. elle est enceinte : donc grande joie pour le couple, mais il a fallu réaménager les perspectives et tout le système de fonctionnement. L'enfant est né et qu'a-t-il fait ? Eh bien ! Les premières semaines, il n'a pas arrêté de crier, de donner de la voix, pour affirmer sa présence sans doute, c'est-à-dire à obliger ses parents à vraiment changer la tactique, la stratégie existentielle dans laquelle ils s'étaient installés avec désespoir. Au bout de quelques semaines, l'enfant s'est arrêté de crier, sans plus aucun symptôme par ailleurs. Vous voyez bien, vous entendez, - on peut entendre... c'est une interprétation que je me suis donnée - je pense que ces deux pôles bien séparés de la mère, peut-être qu'à la naissance de l'enfant, elle n'avait pas encore tout à fait renoncé à l'omniprésence de sa vie de femme, qu'elle n'était pas encore exactement entrée dans la fonction maternelle qui convenait à cet enfant nouveau-né. Dans ce pôle dédoublé de la mère, il y a ce ternaire, c'est-à-dire l'enfant, la mère et le phallus, trois termes a priori présents.
Comment, après tout ce que je vous ai décrit des premiers temps, comment va entrer le phallus dans la dynamique ? Tout d'abord, comme vous le savez tous, le stade du miroir : qu'est-ce ? C'est l'érection, l'érection de l'enfant dans sa position phallique avec le regard approbateur des autres qui sont autour du miroir, érection phallique et narcissique : c'est pour cela que Lacan met dans son schéma Lambda de temps à autre cette association de S du sujet et de la fonction phallique ; il ne la met pas tout le temps dans tous les schémas, il précise, il met cette fonction phallique : l'enfant est le phallus de sa mère, et ceci est un produit non pas seulement de la mère mais du miroir. C'est là qu'il entre véritablement en érection de lui-même, de son être ; bien sûr, pas érection sexuelle, encore que... on ne sait pas. Mais dès lors, cette situation édénique - lui dans cette érection et la mère heureuse de son petit phallus - c'est quand même beaucoup plus important comme consistance que le petit bout de chair du père, c'est quand même autre chose. Cette situation-là va être en quelque sorte bouleversée par la fonction double de la mère, puisque si elle, comme je le racontais à propos de ce couple stérile, si elle va investir la fonction phallique pour elle-même mais en dehors - le travail, les amis, les copines, etc. - l'enfant va déchoir, va commencer à déchoir de cette fonction phallique puisqu'elle a trouvé le phallus ailleurs et le nourrisson étant très perceptif, intelligent, fin, va avoir à se poser la question : « Mais le phallus, c'est qui, c'est où ? », puisque « Ce n'est pas ce qui l'anime totalement, elle n'est pas toute pour moi ; elle n'est pas toutejouissance de x, alors que je voudrais, moi l'enfant, je la voudrais pour moi toutejouissance de x. »
C'est dans cette dynamique-là que le père va être obligé d'intervenir, pour autant qu'il désire cette femme et que cette femme va consentir à cette relation au père, l'enfant va devoir en quelque sorte faire quelque chose comme un premier deuil de la fonction phallique, qui était d'abord investi dans l'être, parce que c'est cela la signification du stade du miroir : « Je suis dans mon être le phallus », et ensuite, dans la dialectique avec la mère, c'est : « Qui le détient ? », ce n'est plus seulement : « Qui l'est ? » mais « Qui le détient ? » et « Pour quoi faire ? »
Voilà en quelque sorte ce qui compose notre lien social : notre lienest un composé de cette hétérogénéité hallucinatoire, absence ou insaisissabilité de l'objet, question sur la fonction phallique - celle de l'avoir ou de l'être - tout ça va émailler le lien social à l'autre. Et selon que j'aurai appris mon lien de telle ou telle manière et mon rapport, ma relation stabilisée au fantasme dont vous pouvez déjà décrire ici les premiers linéaments, c'est cela qui va constituer mon fantasme. Le fantasme, s'il est oral, non seulement il commande l'érotique du sujet, puisque ce sujet si Lacan l'a barré dans $ ◊ a, sujet barré veut dire qu'il est sous la coupe de son objet : c'est l'objet qui commande et c'est l'objet qui va commander la vision du monde qui l'entoure. Vous voyez bien qu'aujourd'hui où on remplit les journaux avec les problèmes économiques, vous pouvez être d'accord ou vous pouvez aussi ne pas être d'accord avec l'analité généralisée. Je veux dire que là aussi cette fonction d'objet va décider d'un certain nombre de choix politiques ou pas, et même d'options religieuses : choisir une religion où on a la haine de l'argent. Vous savez que les chrétiens se partagent en deux choix bien séparés : il y en a qui aiment le fric et les autres y répugnent, les catholiques sont toujours pauvres et les protestants ont accumulé des richesses - c'est de Max Weber, ce n'est pas de moi. Vous voyez bien que le monde est organisé par le fantasme, il est organisé comme je le vois aussi au travers de cela et le juge au travers de cela. C'est ainsi que s'institue, que se met en place le lien social. Vous avez des amis qui ne vous feront jamais une miette de cadeau, vous n'aurez jamais rien, ils viennent chez vous les mains dans les poches, ils repartent de chez vous les mains dans les poches, ils ne feront jamais, même à la cuisinière aucun hommage et puis il y a les autres qui embrassent tout le monde, etc. Voilà, vous avez comme ça une façon de voir le monde, une façon de l'organiser autour de soi, c'est cela le lien social. Mais en arrière-plan, il y a toujours chez nous cette folie, on ne peut pas l'appeler autrement, cette folie de la satisfaction hallucinatoire. Et gare, gare à celui qui va troubler cette satisfaction hallucinatoire : c'est pour cela que les analystes ne sont pas tellement appréciés, parce que le travail les amène à troubler cette satisfaction hallucinatoire. Ce qui fait que le lien social qui est marqué par a, par le fantasme qu'il soit anal, oral, scoptophile, invoquant, cet enfant dont je parlais, né par surprise dans l'analyse, s'est mis à hurler, il a tout de suite donné de la voix : l'objet y était, l'objet-voix, il a voulu commander à l'univers familial, tout le monde sait que quand un enfant hurle la nuit, l'économie familiale est au plus bas. Il y a tout intérêt à réformer nos affaires quand un enfant arrive... Il ne suffit pas de le nourrir ou de lui donner un biberon sucré, il faut modifier l'économie familiale parce que sinon ça n'ira pas.
Très tôt, dès la naissance, ce dispositif, cette manière d'imposer un type de lien social - pour peu qu'on ait de l'oreille, on peut rester sourd mais c'est une autre affaire - je veux dire qu'on observe que très tôt, certains d'entre vous connaissent parfaitement l'anorexie des premières semaines, des premiers jours : rien moyen de lui faire avaler pendant des jours ou des semaines ; elle n'est pas encore dans l'idéologie de la minceur, elle n'est pas encore dans les troubles du surgissement des pulsions sexuelles, elle n'est pas encore... Non, les premiers jours, anorexie, tout de suite. Si vous me permettez, l'anorexie, je l'interprète de la manière suivante : c'est une façon de creuser un trou quelque part ; s'il n'y a pas de trou, on le creuse et la manière de creuser un trou de désespoir chez la mère, c'est de ne rien bouffer dès le premier jour. Alors là ! Le Réel vous saute au nez de suite ! L'enfant crée un Réel tout de suite et là vous voyez dans l'anorexie des premiers jours, vous entendez comment c'est le Réel qui va être fondateur du lien. Je crois que c'est le plus bel exemple que je puisse vous donner.
Sachez qu'il y a des patients ou des patientes ou des gens qui ne sont pas seulement des patients, des personnes qui ont ou qui se donnent pour fonction de créer un Réel, c'est-à-dire un trou, un trou non comblable, un trou garant, qui soit garant du lien. Évidemment tout cela n'est pas à entendre dans le registre de l'intentionnalité, c'est tout à fait spontané, imposé et indiscutable. Je crois que si nous avions, si nous avons présent à l'esprit ce dispositif - parce que là, je ne vous ai pas fait une lecture de la prime enfance - je vous montre comment le lien social s'établit à partir de ce trou, ce trou impossible et que c'est ça qui est déterminant. Vous savez très bien aussi, vous le remarquez dans votre vie courante, un lien social sans trou, c'est insupportable. Il se trouve que Lacan a mis en place les quatre discours et que leur a-t-il donné comme caractéristique à ces quatre discours ? Il y en a deux qui sont dominés par l'impuissance et deux autres qui sont dominés par un impossible, soit par un Réel, un trou réel dans le discours. Et le cinquième que Lacan a créé après coup qui est le discours capitaliste est un discours sans trou. Vous pouvez passer des quatre lettres de ce discours sans aucune césure, ce qui est en train de se passer aujourd'hui : nous nous apercevons que - et je ne parle pas du capitalisme, celui qu'on décrit habituellement dans les journaux - le discours capitaliste, dans ce discours-là, il n'y a pas de brèche, il n'y a pas de césure, il n'y a pas de point d'arrêt ! Allez faire des croisades contre le capitalisme, mes pauvres amis, mais il n'y a pas de point d'arrêt et ce n'est pas vous qui le mettrez, hélas ! Il faut bien aborder les choses de manière différente, vouloir interrompre ce discours, ce n'est pas possible : on ne peut pas l'interrompre par la force puisqu'il ira cavaler de toute manière. En plus de cela, il est favorisé, inconsciemment, par nos satisfactions hallucinatoires. Alors si vous voulez avoir un avis sur la satisfaction hallucinatoire, vous prenez n'importe quelle revue - féminine, masculine, neutre - vous regardez la publicité et vous voyez cette hallucination en pleine page, de tous les côtés dans la publicité. Je ne crois pas, à part quelques-uns privilégiés dont les analystes et quelques analysants mais pour le reste, ça court, ça court très bien. C'est comme cela qu'est constitué le versant malodorant, malpropre, de notre lien social, et le versant de celui que je vous ai décrit : le versant troué. Vous n'avez pas le choix : c'est ou bien un trou ou bien malpropre, pour ne pas utiliser d'autres termes. Voilà ce que je voulais vous dire pour l'introduction de Psychanalyse et lien social. Est-ce que je suis bien resté sur les deux pieds de cette entreprise ? Je l'espère. Avez-vous des questions ou des remarques voire des protestations ?
* * *
X : inaudible
Jean-Paul Hiltenbrand : Oui, le lien social est toujours un discours. Vous avez le choix entre le discours hystérique, le discours analytique, le discours du maître, le discours universitaire et le discours capitaliste.
X : suite, inaudible
Jean-Paul Hiltenbrand : Les 4 discours ont une brèche, mais ce ne sont pas les mêmes : il y en a deux qui ont une brèche d'impuissance et deux des brèches d'impossibilité.
Xinaudible
Jean-Paul Hiltenbrand :C'est un discours qui nous conditionne ; enfin qui prétend nous conditionner, c'est un discours qui est d'un grand agrément, puisque si vous avez suivi mon exposé, il a cette caractéristique qu'il peut vous satisfaire immédiatement, c'est sa fonction, sa vocation.
X : inaudible
Jean-Paul Hiltenbrand :Tous les discours obéissent aux lois du langage, le discours capitaliste autant. Regardez, il y a quelque chose de très intéressant, c'est le discours entrepreneurial : « Écoutez, moi j'ai fréquenté une femme, elle n'avait pas de projet, alors je l'ai quittée ». Eh ! oui, c'est ainsi qu'on nous parle, parfois : « C'était insupportable, elle n'avait pas de projet », c'est le discours de l'entreprise. Il est évident que quand le chef d'entreprise n'a pas de projet, on le vire. Cela marche très bien, et méfiez-vous, si vous n'avez pas de projet, dans votre couple, pfuittt !, vous pouvez parfaitement être liquidé.
X : inaudible
Jean-Paul Hiltenbrand : Le discours éducatif également, vous voyez ! Enfin, ce n'est pas le discours éducatif, c'est le discours de certains, qui sont dans l'éducation, qui parlent comme des managers d'entreprise. Que voulez-vous y faire ? Il ne faut pas dire que ça ne marche pas, ça marche. Vous voyez bien la crise, la grande crise - je n'ose pas dire des hôpitaux mais de ceux qui travaillent dans les hôpitaux - c'est terrible pour ceux qui travaillent dans les hôpitaux, c'est absolument effarant. En temps normal, ils travaillaient de huit heures du matin à huit heures du soir pour soigner des gens, maintenant, il faut qu'ils rajoutent quatre heures pour remplir les statistiques de l'hôpital, ils devraient terminer normalement vers vingt-trois heures. Il faut bâcler quelque chose quelque part, sinon on n'arrive pas à sortir avant neuf heures du soir. Mais pourquoi donc ? Parce que le discours managérial, c'est cette hétérogénéité, cette association du discours capitaliste avec le discours du maître, en même temps. On ne peut pas tenir un seul discours, ce n'est pas vrai. J'ai essayé de vous parler un peu d'analyse, du lien social de l'être humain mais je n'ai pas pu rester là-dedans : dès qu'on commence le débat, on est dans un autre discours. Et encore, vous êtes très gentils, vous ne demandez pas des preuves de ce que j'ai affirmé.
À partir du moment où vous cherchez des preuves, vous entrez automatiquement dans le discours du maître. Dans le discours du maître, le signifiant « maître » va interroger le signifiant du savoir, automatiquement le savoir est interrogé : vous devez faire preuve de ce savoir. Ce que je vous énonce est ce que nous entendons, ce n'est pas un produit de la statistique et si vous me demandez des preuves, j'entre dans le discours du maître. Mais ça n'empêche pas, il y a un mélange ; il y a un autre discours que nous ne savons même pas comment le formuler, c'est le discours de la science qui vient se mêler à la fois au discours capitaliste, au discours du maître. Vous entendez bien aussi que la science est là présente. Le capitalisme sans la science, n'est rien du tout... des marchands de cacahuètes. Les crises actuelles économiques sont à la fois des crises dans le capitalisme, des crises peut-être dans le discours capitaliste - ce n'est pas l'appareil - et aussi des crises dans le discours de la science, puisque si vous connaissez des économistes, ils vous raconteront tous qu'ils font des mathématiques à tour de bras. Les seules publications actuellement mondialement acceptées dans les revues d'économie sont des publications hautement mathématiques : vous voyez où ça nous mène ! Dans des impasses et aucun économiste mathématicien, d'une école mathématique n'est capable de remettre une économie sur pied.
X : inaudible
Jean-Paul Hiltenbrand : Si, la science, elle connaît le Réel, son but est d'ailleurs de résoudre le Réel. Mais ce n'est pas un Réel labile. J'ai lu dans la presse qu'on a inventé à l'aide de cellules de patients la reproduction d'un cœur artificiel, entièrement fait de cellules du patient. Si elle aboutit, c'est une réussite de la science. C'est un discours et ça n'en est pas un, c'est là le problème. Pour nous, la conception de la science est une écriture ; mais dans les sciences de la nature, ce n'est pas une écriture, celui qui arrive à restaurer, à refabriquer un foie à partir des cellules du patient malade va pouvoir greffer un foie naturel. C'est le sien puisque la souche lui appartient, est composée de cellules qui lui appartiennent, c'est une réussite dans les sciences de la nature. Ce n'est pas une écriture, ce n'est pas un discours non plus vraiment, c'est le produit de connaissances scientifiques, mais en même temps c'est un gain sur le Réel. Demain, vous pourrez vivre avec un foie greffé qui contient vos cellules, un cœur greffé qui contient vos cellules, des hanches artificielles, des seins, on peut faire beaucoup de choses aujourd'hui ; demain, vous pouvez avoir une jeune fille de quatre-vingts ans ! C'est la science.
D'ailleurs, le Réel de la mort s'éloigne de plus en plus. Si vous avez vu le film Melancholia, là vous l'avez, l'exemple qui finit mal, mais ça finit en beauté, la science y participe dans ce film : il n'y a que la mariée qui ne participe pas au système. C'est un film de très grande portée et de très grand intérêt, parce qu'il est entièrement symbolique. On voit bien où sont les chevilles : quand le futur marié arrive avec la mariée dans un véhicule trop grand, vous voyez déjà la dimension de l'excès. La dimension de l'excès c'est le discours capitaliste, et puis finalement, c'est la mariée qui a tout vu, qui a tout compris : celle qu'on croyait être la dinde de la cérémonie finalement a tout compris, a tout perçu et est résignée à la fin. Les autres ne sont pas résignés. Ce film est une splendeur, c'est une horreur, mais une splendeur. Tous les lâches se sont barrés : c'est aussi ça qui est merveilleux, on fait la fête, mais à la fin de la fête, tous les lâches se barrent, ils disparaissent tous, ils se volatilisent, on ne sait pas où ils sont, il ne reste plus parmi les lâches que le marié qui file aussi. Ah ! C'est un beau film sur la lâcheté. Et puis, elle, elle a compris l'hallucination, elle ne se trompe pas sur l'hallucination.
Y : Je voudrais vous demander, dans notre clinique ou bien dans les institutions, on peut rencontrer des liens qui se font sur la haine et des liens qui tiennent : comment on peut le relier à la question du réel ?
Jean-Paul Hiltenbrand : Pourquoi vous voulez lier la haine au Réel ? Il est indifférent à nos affects. Je ne vois pas très bien le rapport avec le Réel parce que, comme dit Lacan : « le Réel est rationnel » ; c'est une formule redoutable, et il le montre avec ses quatre, cinq discours, que le Réel est rationnel, vos études mathématiques ne vous servent à rien. Si Lacan a tellement eu recours aux mathématiques et à la logique mathématique, ce n'est pas pour démontrer que l'homme est mathématiquement saisissable, c'est parce que c'est la seule chose que l'on puisse enseigner : un algorithme, c'est de l'enseignement, voilà, le reste on ne peut pas l'enseigner. Ce que je vous ai dit ce soir, c'est fonction de votre expérience et je dirais de votre capacité de lecture critique ou de lecture véritable dans votre clinique, mais ça n'est pas transmissible, il n'y a pas de transmission. La seule chose qu'on puisse enseigner, c'est : s barré poinçon de petit a ; le schéma L, c'est des cailloux qu'on peut transmettre ; le nœud borroméen est quelque chose qu'on peut transmettre. « Tiens, pour ton anniversaire, je te file trois ronds de ficelle, débrouille-toi avec ». Si, si, c'est le plus beau cadeau, mais le reste n'est pas enseignable.
J'avais un ami que le style de Lacan agaçait, parce que pour dire une chose, il utilisait des formes verbales complexes, des parenthèses, des sauts en arrière, des pas en avant, etc., un texte qui l'énervait, et il s'employait à prendre - à l'époque, on n'avait que les Écrits - il s'employait à prendre une page des Écrits et à rédiger en langage clair ce que Lacan énonçait de façon... mais, désolé, il n'y avait plus aucun rapport entre son texte et le texte de Lacan, plus aucun rapport ; le discours analytique n'est pas transmissible et n'est pas enseignable : c'est pour cela qu'il dit qu'il faut y mettre du sien pour entrer dans le discours analytique, mais en revanche les formules, les formalisations, schéma L, le cross-cap, tout ça, vous pouvez.
Z : inaudible
Jean-Paul Hiltenbrand : Ben oui, de toute façon, Lacan, les mathématiques, il les abordait, il y réfléchissait mais il les détournait de leur usage, ce qui a fait sursauter. J'avais un mathématicien en analyse, il m'expliquait que Lacan se trompait totalement et qu'il avait détourné dans son post-scriptum à La lettre volée, les chaînes de Markoff, mais aussi sa démonstration, il m'a montré que c'est complètement faux ; ce n'était pas le projet de Lacan de mathématiser la psychanalyse, il s'en servait comme ça, comme ça lui chantait, même si ça détournait un peu. C'est comme Levi-Strauss qui n'a pas reconnu son œuvre dans les propos de Lacan, et beaucoup d'autres ont été comme ça détournés de leur but et de leur signification. Si vous entrez dans un texte, un essai par exemple, il y a de très beaux essais universitaires ou de philosophes, si vous restez collés dans le texte du philosophe, aussi intelligent, fin, raffiné, pertinent et tout, vous ne pouvez pas entrer dans le discours analytique : il faut sortir du texte, le détourner de son but pour le ramener chez nous. J'ai organisé je ne sais pas combien de congrès, ici à Grenoble, avec des spécialistes les plus divers, on s'est chaque fois fait moucher, bien sûr, parce qu'ils nous disaient : « Ce que vous racontez n'a rien à voir avec mes recherches ».
X :inaudible
Jean-Paul Hiltenbrand : Un discours analytique est un mathème avec quatre lettres, le discours est organisé par un agent : le discours du maître, c'est le signifiant « maître » qui en est l'agent ; dans le discours analytique, c'est ce dont je vous ai parlé ce soir, c'est l'objet a que vous voyez là qui est l'agent du discours. Nous, ce qui nous intéresse, c'est le statut de l'objet a, puisque c'est ça qui conditionne l'homme et son satellite habituel, la femme, c'est avec l'objet a qu'ils s'amusent et avec ça qu'ils se déchirent également. Voilà une écriture composée de quatre lettres qui nous montre toute la tenue du discours, toute l'illustration possible du discours, du discours analytique, mais du discours hystérique aussi. Celui-là est commandé par $, par le sujet : alors vous comprenez pourquoi l'hystérique et l'analyste sont en bonne compagnie, puisque l'un est du côté petit a et l'autre du $. Je ne dirais pas que c'est le couple idéal, non, non, mais c'est une alliance raisonnable, en analyse.