Les derniers scandales du médicament sont l'occasion d'interroger les tendances qui affectent aujourd'hui le champ de la médecine. Dans nos démocraties marquées d'une dépolitisation au profit d'une gouvernance gestionnaire, la santé constitue une attente majeure et l'on conçoit difficilement de ne pas mourir en bonne santé. Le statut même de la santé, dont la définition s'élargit au bien-être, se transforme : elle en vient à être revendiquée comme un droit subjectif opposable. On mesure à quel point les institutions de santé sont submergées par l'attente croissante qu'elles cristallisent, comme si la médecine devait traiter tous les malheurs. Les difficultés actuelles de l'hôpital sont bien le signe d'un report sur les structures médicales de la mission de ‘‘soin'' en général, de secours et de solidarité... voire de maintien de l'ordre public. Notre existence intime et sociale se médicalise : le trouble de penser et la peine de vivre chers à Tocqueville sont transformés en pathologies, et nombre d'experts s'emploient à naturaliser et biologiser les problèmes sociaux.
C'est que la santé, préoccupation privée, devient affaire publique alors qu'émerge une « santé publique » érigée en science et devenant prééminente, n'en déplaise à Kant pour qui la médecine, comme l'éducation, devaient conserver leur dimension de pratique échappant à une objectivation totale dans le savoir scientifique. Ce qui pose question aujourd'hui est que la science dont se prévaut le champ de la santé publique est réduite à une méthode - un empirisme autoréférencé - celle de l'affichage de « preuves » statistiques brandies comme garanties, dans une confusion opportune entre corrélation statistique et lien de causalité. Et l'on finit par dissoudre la médecine dans l'épidémiologie.
C'est à partir de telles constructions numériques que l'on définit des « facteurs de risque », des protocoles et procédures strictes, qui définissent et délimitent ex post la maladie. La maladie est ce que la molécule cible, et ce que le protocole prend en charge. C'est finalement à la production industrielle de médecine que l'on assiste : les protocoles standardisés et reproductibles sur des populations mesurées et objectivées disqualifient, voire délégitiment l'art de la clinique. Rationalisation, stratégies thérapeutiques inscrites dans une nomenclature des actes : l'idéal est celui d'une médecine sans médecins, une clinique « pure » dont le registre est celui du calculable, où le réel est ce qui est mesurable. Une cause unique, une conséquence, un produit : voilà une mise en conformité avec les termes d'une transaction strictement marchande. Quand c'est l'être humain abstrait qui est ainsi pris en compte, la réification se profile et la marchandisation du vivant peut s'étendre. Le corps et le soin sont transformés en marchandises, la santé se réorganise selon une logique d'offre et de demande. La maladie se conçoit de plus en plus sur le modèle d'un produit fabriqué, promu et « vendu » au plus grand nombre. Dans une transaction pure, le médecin devient une scorie à éliminer, ravalé au rang d'exécutant de protocoles.
Pour l'industrie pharmaceutique, l'idéal est celui du traitement à vie, alors que les essais cliniques permettent difficilement l'identification d'effets à long terme. On voit aujourd'hui survenir les risques et effets secondaires de prescriptions de masse sur des durées éprouvées.
Médecins transformés en exécutants et patients-consommateurs dispensés du paiement : le progrès de l'accès égalitaire aux soins a aussi un revers : il ouvre une revendication de droits subjectifs et une obligation de résultat qui font du soin un produit de consommation supposé résoudre tous les problèmes. La publication régulière de classement des hôpitaux est emblématique de cette banalisation et de cette mercatique du soin. Tout dysfonctionnement peut désormais faire l'objet d'une action en justice et d'une demande de réparation : le praticien se trouve investi d'une obligation absolue de résultat, l'aléa thérapeutique est transformé en faute dès lors que l'on ne conçoit plus le défaut de maîtrise de la vie humaine. Quand l'acte est épuré pour être réduit à une transaction, quand le contrat se substitue au lien, c'est l'engagement du sujet qui est écarté et l'appui sur l'autre devient impossible. Ce qui en résulte alors est une méfiance croissante. Car la confiance suppose une prise en compte du risque et non l'illusion de son éradication. Seul l'humain, paradoxalement parce qu'il est faillible, peut être dépositaire de la confiance, et certainement pas les chiffres ni les protocoles.
Ingrid FRANCE, Maître de Conférences en Économie Politique, université Grenoble II