Journées de Gap - 2 et octobre 2004
Maryvonne Febvin m'avait invitée à venir parler ici du transfert, comment il est pris en compte dans les théories cognitivistes de l'enseignement. A vrai dire ce n'était pas vraiment la question qui me préoccupait et je m'excuse de ne pas répondre tout à fait à son souhait, tout au moins de manière directe.
La question qui m'intéressait est, à la fois plus générale et plus basique. Elle porte essentiellement dans le champ de l'enseignement scolaire.
A propos de mon titre, j'ai perçu hier, au travers de clins d'œil et d'interpellations ce que l'intitulé de mon intervention pouvait contenir d'ambiguïté et de provocation. Il ne s'agit pas de savoir si on pourrait se passer du transfert. Ce que j'entends par ce titre, c'est : est-ce que le transfert est le moteur pour enseigner et pour apprendre ?
Je suis enseignante avec un parcours en classes maternelles, en CLIS (classe d'Intégration Scolaire) et actuellement en UPI (Unité Pédagogique d'Intégration). C'est de cette place que je vais interroger la question du transfert dans ma pratique.
Il y a des enfants qui, très tôt, dès la maternelle ne semblent pas pris dans une relation particulière à l'enseignant. Ils ont une relation avec leurs pairs et l'enseignant fait parti de l'ensemble. Ces élèves passent de classe en classe, font leur boulot d'élève et ça ne pose pas de problème.
Récemment, au cours d'un conseil d'équipe, tous les enseignants sont présents, une collègue de maternelle, moyenne section, fait part de son embarras face à une petite fille qui est complètement mutique en classe, qui pleure pour quitter sa mère, ne veut pas venir en classe, ne participe donc pas à la grande fête de la classe. Cette enseignante se pose la question de l'adresser à un psy. Or quand j'étais enseignante en maternelle, dans ce même établissement, j'ai eu la grande sœur qui présentait le même tableau. J'avais, à l'époque, beaucoup parlé avec la maman qui me disait qu'à la maison elle parlait sans cesse et que tous ses enfants (elle en avait sept) avaient eu le même comportement, et qu'une fois à la grande école, ils faisaient une scolarité tout à fait honorable. J'avais donc accueilli ces propos avec une certaine bienveillance en me disant "on verra bien". Six ans après, au moment de ce conseil d'équipe, cette grande sœur est en CM2. C'est une excellente élève, devenue une jeune fille épanouie, rayonnante,(et quand je dis épanouie et rayonnante, je pèse mes mots, car c'est assez rare), jeune fille autant à l'aise avec ses copines qu'avec les enseignants.
C'est ce qui m'a permis d'une part, de conseiller à cette enseignante de maternelle de ne pas s'inquiéter, et d'autre part de m'interroger sur cette petite histoire. Qu'est-ce qui était en jeu là, je n'en sais rien. Est-ce que les enfants de cette famille ont très vite compris que l'école, c'était fait pour apprendre, que l'enseignant n'est pas là pour remplacer maman, il est là pour enseigner et puis c'est tout ?
J'oserai même dire que, quand on repère les effets de transfert dans le cadre de l'enseignement, c'est souvent signe de mauvais augure: "Il n'apprend rien pourtant qu'est-ce qu'il vous aime ! Je ne comprends pas l'année dernière avec sa maîtresse il travaillait bien, cette année c'est la catastrophe"
Comment apprendre quand on est fasciné par la maîtresse, son image, sa prestance, ce qui sort de sa bouche, comme disait J. Bergès.
Est-ce à dire qu'il n'y a pas de transfert dans l'enseignement ? Lacan dit qu'il n'y a pas besoin d'un analyste dans les parages pour qu'il y ait du transfert. La question n'est pas de savoir si il y a ou non du transfert dans l'enseignement, bien sûr qu'il y a du transfert qu'on le veuille ou non, qu'on le sache ou pas. A quelles conditions le transfert permet-il qu'une transmission et un apprentissage se fassent ?
L'article de Freud La psychologie du lycéen, montre bien la question du transfert dans l'enseignement et ses limites :"chez beaucoup le chemin de la science passait uniquement par les personnes des maîtres, plusieurs d'entre nous restèrent arrêtés sur ce chemin qui fut même pour quelques uns durablement barré". Et puis plus loin il dit quelque chose qui m'a bien intéressé :"Au fond nous les aimions beaucoup, je ne sais si tous nos maîtres l'ont remarqué?". Soucis du jeune Freud, désir de faire plaisir au maître, est-ce que ça l'intéresse le maître, qu'on l'aime? C'est quoi la préoccupation du maître, d'être aimé? A l'époque certainement pas, ni d'être aimé, ni d'aimer. Le transfert, ce n'était pas son problème au maître.
Mais à l'heure actuelle, je ne serais pas aussi catégorique sur cette question. Il y a plusieurs années une conseillère pédagogique à qui je faisais part de mon embarras concernant l'enseignement, me répond en guise de conclusion "l'important c'est d'aimer les enfants".
Aimer les enfants, être aimé, est-ce ça le moteur de l'enseignement ? Personnellement, je ne suis pas prise par le problème du temps évoqué par d'autres collègues, puisque j'ai la chance de travailler plusieurs années avec les mêmes élèves, mais du coup, si mon désir c'était de les aimer, je vous laisse imaginer quel champ de bataille serait la classe !
Si telle est, maintenant, la préoccupation majeure des enseignants, alors on comprend pourquoi enseigner devient si problématique. Quand le transfert s'étale en lettres capitales sur le tableau noir de la classe, plus rien ne peut se dire, plus rien ne peut s'entendre, plus rien ne peut s'écrire. Le transfert n'est plus refoulé. A partir du moment où le transfert n'est plus de l'ordre du refoulement, la transmission et les apprentissages ne sont plus possibles. C'est pourquoi prendre la question de l'enseignement sous le biais du transfert me semble délicat.
Pour ma part, je préfère prendre la question de la transmission et de l'enseignement du côté du discours du maître. Alors je voudrais revenir sur l'argument de ces journées où il est question de la figure du maître.
Discours du maître et figure du maître, est-ce qu'on parle de la même chose?
La figure du maître, il me semble l'avoir repéré justement sous les traits des théories cognitivistes, et je ne suis pas sûre du tout que la figure du maître soit vraiment rejetée au contraire.
Il y a trois ans après une formation pour être enseignante spécialisée, formation essentiellement cognitiviste, je suis revenue "emballée".
Après deux ans de pratique, mon emballement est tombé. Il m'a fallu du temps et un éclairage autre pour me rendre compte que cet emballement participait d'une illusion, l'illusion d'une maîtrise. L'illusion de la figure du maître. Ma pratique avec des enfants porteurs de déficiences cognitives ne m'a pas permis de croire longtemps que je pouvais maîtriser quoi que soit. Les protocoles, le bien dire ne suffisent pas.
Alors, qu'est-ce qui est le moteur de l'enseignement et de la transmission ? Jusqu'à présent, l'enseignement ne pouvait passer que par le discours du maître. On entend dire que le discours du maître n'est plus ce qui organise notre social. Est-ce qu'il y a encore à l'heure actuelle des fonctions qui peuvent s'en soutenir sans se retrouver au banc des accusés?
Pendant les vacances j'ai participé à un colloque "psychanalyse et musique". Après un opéra de Mozart, le chef d'orchestre nous a parlé de sa fonction. Il expliquait comment il devait veiller à la cohérence de l'opéra du début jusqu'à la fin. Amener l'orchestre à soutenir un chanteur fatigué ou au contraire de sa baguette faire rentrer dans le rang un chanteur un peu trop en voix, ce qui aurait cassé l'ensemble, la cohérence de l'opéra. Veiller donc à ce que ça marche. C'est ça le discours du maître, veiller à ce que ça fonctionne. Evidemment le signifiant chef ne lui a pas été supprimé.
Malgré tout, même si nous sommes devenus des professeurs des écoles, le signifiant maître continu à circuler au moins dans l'enseignement primaire. C'est à partir du collège qu'il disparaît avec tous les effets que cela entraîne.
Un ami à qui on a proposé un poste d'enseignant en lycée professionnel était intéressé par la question de la transmission mais il ne se sentait pas d'occuper cette place. J'ai été très surprise et je me suis interrogée sur cette place qu'on occupe quand on enseigne. Est-ce qu'on a le choix et de quel choix s'agit-il? Avant, le simple fait d'occuper cette place suffisait pour que ça fonctionne tout seul. Le transfert, la transmission, toutes ces questions s'ordonnaient d'elles-mêmes. Le maître représentait la Loi, il ignorait ce qu'il transmettait, son boulot c'était que ça fonctionne.
A l'heure actuelle qu'en est-il ?
J.P. Hiltenbrand à des journées à Chambéry sur "Qu'est-ce qu'éduquer?" dit :"le S1, le signifiant maître est celui auquel l'enfant est amené par le précepteur, c'est à dire à rencontrer l'élément déterminant qui va régir son existence… ce S1 du discours du maître a disparu. »
Alors comment se débrouiller quand on est à cette place, et qu'en plus ce métier nous passionne? Des maîtres, il en faudra toujours, enfin, ça, c'est pas sûr, on nous prédit (ça vient du Québec) un avenir où il n'y aura plus besoin d'aller à l'école, que l'enseignement se fera à la maison (via internet) et l'école n'existera plus que pour ceux qui sont en difficulté. Ça nous laisse encore du boulot…
Plus loin J.P. Hiltenbrand reprend "le psychanalyste arrive à se faufiler même si le S1 a disparu. » Faufiler: étymologie "passer un fil", dictionnaire: « s'introduire, passer ou se glisser adroitement ».
Est que l'enseignant peut arriver à se faufiler? Si un enseignant peut arriver à se faufiler, c'est au prix de consentir à venir occuper cette place. C'est son seul choix possible.
Le pas de plus à faire actuellement pour un enseignant, c'est d'accepter d'être le représentant du discours du maître. Consentir à être sous le coup de ce signifiant avec le prix à payer : accepter d'être dupe de ce qu'on croit transmettre, être dupe du transfert, renoncer à être aimé et en même temps accepter d'être aimé.
C'est ce qu'a dit Daniel Feltin dans son intervention d'hier « on n'a pas le choix de cette place. Il faut y consentir, c'est une nécessité de structure »
Mais ce que je voudrais rajouter, c'est qu'à l'heure actuelle, ça demande un certain courage, un engagement subjectif qui, avant, n'était pas nécessaire.