Dans le cadre de l’analyse de la pratique, des éducateurs de prévention me parlent de ce délitement du lien social qu’ils observent au quotidien sur des territoires dits « prioritaires ». Il y a deux points qui interrogent l’oreille de l’analyste et que je reprendrai ici :
1. Le communautarisme qui s’exprime d’une manière localisée par quartier ; les uns semblent vivre dans l’ignorance des autres et dans la défense du territoire : « ici c’est chez nous », un « chez nous » qui ne renvoie pas au territoire français, mais à une inscription culturelle autre, dans un retour à des traditions appuyées je dirais sur un registre imaginaire. Ils semblent fonctionner, pour une part d’entre eux, dans une espèce de système où ce n’est pas la loi de la cité et donc référencée symboliquement, mais une loi qui définit un « entre soi » qui émerge comme une riposte à ce qui pourrait être considéré comme le discours du Maître, du maître colonisateur dans le passé. Ils s’inscrivent donc dans une certaine ignorance à l’égard de ce qui constitue le « savoir vivre ensemble », défini pas les lois de la République. Ces territoires sont ainsi devenus des lieux où le commerce souterrain, parallèle, illégal, prend toute la place au vu et su des tous, jusqu’à pouvoir afficher : « Le commerce est momentanément fermé, nous reviendrons bientôt » sur un arbre, suite à l’intervention de la gendarmerie qui a donné lieu à l’arrestation de tenants du trafic local. Face à cette ignorance des lois communes, la société moderne semble vivre dans l’indifférence de ce qui se joue au quotidien sur la cité : « Ce n’est pas chez nous que ce type de choses peut avoir lieu ». À quelle catégorie analytique peut bien renvoyer cette indifférence ?
Dans son élaboration sur le refoulement, à la recherche de la compréhension de son fonctionnement et de ses manifestations, Freud fait du refoulement un processus constituant de tout névrosé. Pour lui, le refoulement a comme fonction principale d’éloigner le désagréable de la scène du conscient, de maintenir le plaisir. Ce processus toujours actif et mobile cherche à maintenir le désagréable hors conscience, même par des substituts au refoulement. Nous savons, depuis Au-delà du principe du plaisir et l’élaboration de Lacan sur le champ de la jouissance, qu’il s’agit pour le sujet de maintenir son ex-sistence.
Il distingue le refoulement primaire du secondaire. Dans la suite de son travail, Lacan va reprendre le refoulement primaire comme la chute de la lettre dans les dessous, qui vient définir le signifiant 1, le S1, parmi la ronde des signifiants et qui va représenter le sujet pour un autre signifiant. Freud dégagera le refoulement secondaire comme des formations de l’inconscient qui permettront, la vie durant, au refoulé de faire le retour dans le conscient, tout en maintenant le refoulement. C’est ainsi qu’il fera cette remarque dans Métapsychologie :
« … On peut comprendre que les objets préférés des hommes, leurs idéaux, découlent des mêmes perceptions et expériences que les objets qu’ils ont le plus en horreur : ils ne se distinguent les uns des autres, à l’origine, que par des infimes modifications ».
Dans Linguisterie,séminaire tenu entre 1991 et 1993, reprenant la négation, Charles Melman fait cette remarque tout à fait proche : « … eh bien, comme vous le voyez, mon être n’est jamais que ce kakóv nié, non reconnu comme tel, c’est-à-dire que mon être — vous savez que j’ai insisté quelques fois là-dessus — mon être, je veux dire ce qu’il y a en moi d’authentique, n’est jamais que ce que j’ai rejeté de ce moi, ce que j’ai refoulé, ce que j’ai refusé et qui revient ainsi sous forme de la négation ».
Après avoir indiqué que le refoulement et le retour du refoulé c’est la même chose, Freud distinguera les mécanismes de formation des substituts et du symptôme, du refoulement même. C’est ainsi qu’il se questionne sur les mécanismes propres à chacune des psychonévroses. Au sujet de l’hystérie, il dira : « Le tableau de la véritable hystérie de conversion nous conduit à une tout autre appréciation du processus de refoulement. Le fait saillant est ici que le refoulement peut réussir à faire disparaître complètement le quantum d’affect. Le malade fait preuve alors vis-à-vis de son symptôme, d’un comportement que Charcot a nommé « la belle indifférence des hystériques »[…] Le contenu représentatif du représentant pulsionnel est radicalement soustrait à la conscience, comme formation de substitut et en même temps comme symptôme. On trouve une innervation très forte — somatique dans les cas typiques — de nature tantôt sensorielle, tantôt motrice, soit d’excitation, soit d’inhibition ».
Nous pouvons du coup entendre l’indifférence comme une formation substitutive du refoulement, comme la négation, qui permet au sujet de maintenir loin de lui ce qui lui est désagréable. L’indifférence relevant du « je ne veux pas voir, je ne veux pas savoir » aurait-elle partie prise avec l’inhibition ? Face à l’insupportable, au désagréable, je m’abstiens !
Dans la clinique des addictions, il est fréquent d’entendre les patients toxicomanes ou alcooliques, une fois sevrés et ayant mis de côté leur consommation, nous faire part du fait qu’ils redécouvrent leurs émotions. Ils deviennent attentifs aux autres et à la réalité qui les entoure. C’est au moment où ils engagent le décryptage dans la relation thérapeutique qu’ils parviennent à conflictualiser leur rapport aux autres. Comme si la consommation de drogues ou de l’alcool était venue, d’une manière artificielle, mettre de la distance avec ce qui leur était désagréable, pour reprendre les termes de Freud. Autrement dit, là où la catégorie du semblant permet à tout un chacun, la mise à distance face à l’horreur par un « je ne veux pas savoir, je ne peux pas savoir », nous pouvons nous demander si les personnes qui ont à faire à l’addiction sont allées chercher appui sur un objet positivé.
Nous pouvons déjà faire l’hypothèse selon laquelle l’indifférence, comme l’inhibition, comme la négation, sont des manifestations substitutives du refoulement pour tout un chacun. Qu’est-ce qui fait qu’elles restent un mode opératoire privilégié ? D’autre part, pouvons-nous faire le pont entre ce qui relève de la clinique au cas par cas, et ce qui se manifeste dans le lien social ? Nous pouvons déjà rappeler ici que le Réel (l’impossible) est au cœur même de notre lien social. Comme toute institution humaine, le lien social s’organise autour de cet impossible, non pas en tant que nous ne saurions pas comment nous y prendre, mais en tant que dans la rencontre avec l’Autre (avec un grand A pour faire entendre l’altérité), il y a toujours un défaut irréductible entre lui et soi, de sorte que c’est à partir de ce défaut que le lien s’établit.
À la suite de Freud et de Lacan, nous savons que la condition humaine, sa réalité biologique, est dénaturée par le langage. C’est de ce fait même du langage que « la condition humaine n’est pas seulement constituée par le positif que permet la parole, mais aussi par le négatif autour duquel ce positif s’organise. C’est cet évidement qui apparaît comme le cœur du langage, cette absence creusée dans la présence, ce trou fait dans le réel », nous dit J.P. Lebrun, psychanalyste belge, dans L’avenir de la haine. C’est bien parce que je ne suis pas du côté de la complétude que je consens à rentrer dans le lien, un parmi les autres.
Revenons ici au dictionnaire de l’histoire de la langue française qui nous indique qu’indifférence du latin du début du XIVe siècle, indifferens, signifie ni bon, ni mauvais. Au XVIIe apparaît la connotation sans intérêt, sans importance, qui n’intéresse pas quelqu’un. La particule in d’indifférence, nous permet de nous poser la question de la négation de la différence, comme suggérée dans sa définition.
Le propre du signifiant, nous enseigne Lacan, est la différence, la différence pure. Le petit d’homme est confronté à cette double réalité : il se constitue en prenant appui sur son semblable, et en même temps il garantit son ex-sistence sur la prise en compte (pour lui-même et pour les autres) de l’altérité. C’est au prix du passage par le grand Autre, trésor des signifiants, qu’il pourra constituer sa singularité parmi les semblables. Il pourra être unique et égal à la fois. C’est à cette condition qu’un savoir-vivre ensemble est possible, sinon, à se passer de l’altérité présente dans le grand Autre, l’axe imaginaire met la rivalité à l’œuvre : soit l’un, soit l’autre. Autrement dit, à ne pas prendre en compte la dimension de l’altérité, c’est la mort réelle qui prend le devant de la scène.
2. La dérive sectaire. Actuellement des jeunes récemment convertis prennent les armes en terre d’Islam. Selon les données recueillies par le CPDSI (Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’Islam), 80 % d’entre eux sont des enfants issus des familles athées ; seulement quatre familles sont issues de l’immigration maghrébine, dont deux de familles pratiquantes. Il s’agit d’un milieu socioprofessionnel cadre supérieur et profession libérale majoritairement. Nous nous trouvons dans une dérive sectaire, dans la capture des jeunes en dérive et non pas dans un domaine confessionnel.
Au travers de nouvelles technologies de communication, ces jeunes sont sollicités avec des messages tels que : « Tu es élu », « Tu es compris », « Tu vas donner ta vie pour sauver les personnes de ta famille », « Tu as tout compris », « Tu es le seul à détenir la vérité ». Nous entendons là une capture du côté d’une identité imaginaire.
Le dispositif se déroule sur deux axes :
- grâce à moi tu vas accéder à la vérité. Ils sont les élus pour créer le nouvel ordre, en vue de la fin du monde.
- on ne vous dit pas tout : théorie du complot.
Les jeunes se coupent au fur et à mesure des activités, des amis, de la famille, changent de régime alimentaire et de mode vestimentaire.
Ces questions viennent m’interroger : comment dans notre pays inscrit dans une tradition laïque depuis les siècles de Lumières, peut-on en arriver là ? Pourquoi cette dérive vers ce que j’identifie comme un recours à l’identité ? Nous savons que depuis 1905 le principe de laïcité régit la vie publique et facilite le « vivre ensemble » pour faire société, grâce au fait que chacun reste à sa place. « Pas de liberté sans laïcité, pas de laïcité sans liberté ».
La Commission Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) et la législation française définissent deux piliers :
- tout individu a le droit de croire et de manifester ses convictions, individuellement ou collectivement, en privé ou en public. La manifestation de cette liberté peut être limitée par son impact sur l’ordre public et le droit d’autrui.
- tout professionnel de la fonction publique ou ayant délégation d’une mission de service public, a obligation de neutralité absolue.
La superposition de ces deux piliers conflictualise la question de la laïcité puisqu’il y a à les tenir ensemble, malgré une opposition apparente. Pas l’un sans l’autre. Mais d’après mes lectures, en France nous serions dans la difficulté avec ces questions-là du fait que nous n’aurions pas pris en compte la question de la discrimination. Cette affirmation restant énigmatique, je me réfère au dictionnaire étymologique et historique de la langue française.
Je découvre alors deux points qui me semblent riches d’enseignement. Tout d’abord, le mot discrimination vient du latin discriminis, qui signifie séparer, diviser, mais également distinguer. « Établir une différence, une distinction entre des individus ou des choses ». Il a été introduit au Français par les mathématiques en 1852 seulement, probablement sous l’influence de l’anglais discrimination, attesté dès 1646.
Ensuite il est synonyme de distinguer, qui signifie « permettre de reconnaître (une personne ou une chose) pour distincte (d’une autre), selon les traits particuliers permettant de ne pas confondre. Mettre quelqu’un à part des autres en les remarquant comme supérieurs ».
Au moment où l’on coupait la tête à celui qui se trouvait en place d’exception, le fait que la République soit fondée sur la devise Liberté, Égalité, Fraternité a-t-il mis l’État dans un déni des différentes formes de discrimination ?
Dans la même période de l’histoire de l’Europe se sont produits deux phénomènes :
- la démocratie se construisait avec la déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen,
- et la multiplication de voyages à la recherche d’un nouveau monde qui ont mis en place les processus de colonisation.
Puis dans le tressage d’un nouveau lien social, la discrimination a été éjectée ; si cela est avéré, aurait-elle eu comme effet sur ces nouvelles terres l’impossible inscription de l’altérité ? Pouvons-nous considérer que ce rejet aurait eu comme effet la non-inscription de l’altérité dans les pays dits colonisés et que de nos jours ce recours à la quête d’identité est un retour de ce rejet, retour qui viendrait révéler les limites du principe d’égalité en tant qu’il s’est tissé dans le refus de la discrimination ? Autrement dit, notre principe princeps de la république se serait-il constitué comme un Un totalisant qui ne serait pas le représentant de l’instance Autre, mais qui le remplirait complètement, qui serait le vrai ?