Quelle complémentarité entre médecins et acteurs du champ médico-social aujourd'hui ?
Je me suis proposée pour intervenir aujourd'hui en raison du travail que j'ai effectué au service des urgences psychiatriques du CHU de Grenoble et de mon intérêt pour la question de la santé mentale dans la cité.
Ce travail se situe aussi dans la suite d'une journée organisée le 18 mars 2006 à Grenoble par le Collège de Psychiatrie sur le thème de la « Crise » et d'un groupe de travail à Grenoble mené avec des élus locaux dans le cadre du dispositif du groupe santé mentale de l'Atelier Santé Ville.
Je tenterai d'apporter aussi une contribution latérale aux interventions de mes collègues assistantes sociales du CHU de Grenoble.
J'ai choisi de centrer ma réflexion sur le travail de praticien hospitalier dans le champ médico-social qui s'inscrit à mon sens dans le partage d'une réflexion commune sur les enjeux d'une démarche alliant soins psychiques et accompagnement social.
La question cruciale qui sous-tend ce travail est la nécessaire coopération que nous avons à développer pour tenter de renverser la tendance politique actuelle à promouvoir une approche sécuritaire qui redouble les phénomènes d'exclusion et de paranoïa que nous entendons dans nos consultations.
En effet, notre société se déploie de plus en plus dans une dimension d'épreuves et d'évaluations permanentes et ce, dès l'école maternelle. J'y suis pour ma part très sensible d'autant plus que la psychiatrie se trouve au cœur de bouleversements de valeurs et d'une audience donnée par les responsables politiques à une appréciation normative et prédictive des comportements humains.
Devant ce déplacement de compétences du champ médico-social vers le champ sécuritaire, les psychiatres et les travailleurs sociaux se trouvent interpellés régulièrement pour intervenir dans des situations qui débordent dans l'espace public, notamment pour la mise en place de HO ou de HDT.
Au cours des réunions de l'Atelier Santé Ville de Grenoble nous avons examiné des situations cliniques qui nous ont conduites à repérer la notion d'indétermination de ce qui spécifie l'urgence.
Qui s'agit-il de protéger, l'individu souffrant ? sa famille ? les voisins ? la cité ?
Pour ce qu'il en est de notre place de praticien au service des urgences nous sommes ainsi régulièrement convoqués pour contenir des troubles du comportement ou de l'adaptation à l'environnement sans que la notion de maladie mentale soit particulièrement en jeu.
On peut citer les situations assez fréquentes de personnes en état d'incurie dont le comportement inadapté origine des troubles du voisinage ou des dégradations dans les lieux d'habitation (bris d'objets dans les parties communes, inondation d'appartements voisins). Ces personnes à l'origine de ces troubles du voisinage plus ou moins gênants dans la capacité globale à vivre ensemble ne sont généralement pas en mesure de se rendre dans un lieu de soins « classique ». Elles posent d'emblée la question de savoir quels sont les interlocuteurs concernés par de telles situations et comment ils coordonnent leurs actions.
Ces troubles du comportement sollicitent des modalités d'interventions dans l'urgence par l'absence de demande qui amène ces situations à se détériorer. Elles appellent aussi des attentes sociales fortes de la part du voisinage et posent la question d'une « protection sanitaire sans danger imminent » au sens de la loi.
Pour le praticien qui accueille ces situations il s'agit à chaque fois de se poser la question de savoir dans quel registre il propose une réponse :
Qu'est-ce que serait une réponse qui ne serait pas exclusivement sanitaire, ni exclusivement sécuritaire ?
Qu'est-ce que serait une réponse élaborée en synergie entre les différents partenaires interrogés au travers de ces situations ?
Qu'est-ce que serait, dans ces situations, une fonction thérapeutique qui ne serait pas orientée vers une visée strictement rééducative ou adaptative ? Comment pouvons-nous encore aborder un symptôme sans se référer à une norme imposée par le bien public ?
Au-delà de ces premières questions, il s'agira aussi de préciser quel est le fait clinique qui nécessite de prendre une mesure d'urgence.
Qu'est ce qui autorise à parler de question clinique à l'endroit où nous sommes convoqués à séparer clinique et fait social à traiter dans une pure logique d'efficacité ?
Qu'est-ce qui donne les moyens de se décaler à l'endroit où il serait attendu une appréciation de la qualité d'intégration des normes sociales en vigueur ?
A ce titre, la pratique clinique se partage, aussi bien entre médecins qu'entre médecins et intervenants sociaux.
Affirmer cette dimension de partage dans la pratique clinique peut paraître une évidence mais l'expérience de chaque jour montre combien cela relève d'un travail actif et d'une franche détermination. Ne pas méconnaître que certaines formes de précarité sont produites par notre discours social est une façon de se référer à la question du sujet et à la dimension de partenaires comme tiers, pas nécessairement thérapeutes, dans la prise en charge de ces patients.
C'est dans ce registre-là que s'est mis en place le groupe santé mentale de l'Atelier Santé Ville de Grenoble. Celui-ci s'est constitué à la suite de la crise des banlieues et du diagnostic mené en 2005 dans un quartier difficile de l'agglomération grenobloise.
Ce groupe s'est progressivement élargi et comprend un ensemble de professionnels confrontés, à un moment ou à un autre, à des questions relatives à la santé mentale et aux situations de précarité.
C'est en tant que représentante du service des urgences psychiatriques du CHU de Grenoble que je m'y suis initialement engagée et que j'y ai convié mes collègues assistantes sociales du service.
A ce jour, le groupe de travail est constitué par:
Une coordinatrice du service Promotion de la Santé
Un médecin généraliste d'un centre de santé
Un psychiatre et une infirmière du CMP enfant et du CMP adulte
Un psychiatre libéral
Un capitaine de police et une psychologue rattachée à l'hôtel de police
Un substitut du procureur de la Cour d'Appel de Grenoble
3 assistants sociaux rattachés au Conseil général de l'Isère
Un agent de développement Actis, accompagnant un projet local de rénovation urbaine
Ce cadre de travail construit sur un territoire donné au travers d'une collaboration pluridisciplinaire oriente une pratique de terrain centrée sur le sujet et avec lui. Il s'agit de mettre en oeuvre des décisions adaptées aux situations particulières avec une cohérence d'action et de sortir des modalités de réponse automatiques ou autoritaires.
Au travers de l'analyse de cas concrets, nous avons essayé de déterminer ce qui faisait frein à la coordination entre les structures intervenantes et d'améliorer les procédures existantes.
Nous avons fait le constat que la précarisation qui traverse notre société a fini par s'étendre aux services publics et aux conditions de notre travail. C'est sous le coup de cette confrontation à un manque d'efficience et à un sentiment d'isolement grandissant que nous avons dû chercher, créer cet espace de réflexion. Ce faisant, nous avons pu de nouveau inscrire notre travail dans un projet commun et préserver notre désir d'aller travailler chaque jour.
Pour parler de l'expérience partagée avec mes collègues assistantes sociales au service des urgences, notre travail a consisté en retour à tisser des liens entre nous au sein de notre unité, entre les différents secteurs des urgences et les différents intervenants extérieurs. Notre souci a été de tenter de soutenir une position active en engageant dans notre pratique quelque chose de notre désir, de mettre en œuvre notre capacité à travailler ensemble dans l'organisation des parcours de soins, notre capacité à passer le relais à d'autres dans un environnement où l'on ne maîtrise pas tout. Cette ligne de résistance à une perspective de soins réduite à une expertise dans des champs cloisonnés, ne peut s'établir que si nous posons comme déterminantes notre pensée, notre propre subjectivité ainsi que la recherche de ce qui fait sens dans le symptôme social.
Restituer la dimension de l'altérité dans nos échanges, là même où elle tend à être éjectée, là où le trait de l'urgence, ici de l'urgence psychiatrique, tend à promouvoir une réponse univoque et symptomatique, permet de mettre en œuvre une réponse plus humanisée et vivante. Notre conviction à soutenir cette alternative me paraît décisive pour inventer à chaque nouvelle situation, pour ne pas se décourager au quotidien, pour oser ce travail de rencontre avec la difficile précarité du sujet à être humain aujourd'hui, à être un humain digne d'existence dans la confrontation à la possibilité de l'exclusion sociale.
Dans une unité d'urgence où nous sommes obligés d'aller vite en matière d'évaluation, d'orientation, le fait de prendre un peu de temps pour réfléchir ensemble ne va pas de soi. Prendre ce temps dans ce climat chaque jour tendu relève à mon sens d'une position éthique.
A partir de ces considérations, je tenterai plus particulièrement de préciser ce que viennent interroger lors de leurs passages aux urgences certains patients engagés dans des situations précaires. Je tenterai d'articuler cette question autour du lien, du transfert et du temps nécessaires à ce que quelque chose du soin puisse s'engager pour le patient.
Parmi les personnes dirigées sur les urgences psychiatriques, un certain nombre sont confrontées à la réalité de la précarité sociale voire de l'exclusion. Bien souvent, l'expression de leur souffrance psychique s'énonce davantage et ce de façon tout à fait paradoxale, auprès des professionnels du social ou du judiciaire plutôt que vers les professionnels de la psychiatrie. Ce fait, régulièrement observé aux urgences, nommé inversion séméiologique dans la clinique psychosociale, illustre bien la nécessité de reconnaître dans ces situations l'existence d'un sujet social en souffrance et de redéfinir la fonction de chacun comme prise dans un ensemble ayant à porter un malaise social.
Pour exemples, je mettrai en avant quelques situations qui se sont présentées sous cet angle-là :
Certains adolescents ne vivant pas dans leur famille, qui multiplient des actes de violence contre eux-mêmes ou autrui et qui se trouvent exclus de leur foyer d'accueil du fait de leur impossibilité à s'adapter aux exigences institutionnelles
Certaines personnes sortant de prison avec un projet de réinsertion insuffisamment préparé, voire arrivant au terme du dispositif d'accompagnement
Certaines personnes, exclues de leur pays d'origine ou demandeurs d'asile qui vivent dans des conditions de grande précarité sans espoir de trouver un statut de résident en France autorisant logement et travail
Certaines personnes présentant des troubles du comportement à l'origine de plaintes de voisinage, de rapports de police ou de demandes d'expulsion de leur logement et se trouvant dans un lieu de soins par le fait de mesures de police ou de contraintes (soit en garde à vue, soit en HO)
Dans chacun de ces cas, nous voyons que ce ne sont pas les personnes qui demandent mais que ce sont les situations d'urgence qui mettent les représentants institutionnels sous le coup d'une demande. Nous nous trouvons là confrontés dans l'histoire de ces personnes à un point de bascule potentiel, soit par le fait d'un temps qui fixe une échéance soit par le fait d'un épuisement des solutions d'hébergement ou de placement, soit par le fait d'une protection collective à assurer.
Les médecins psychiatres sont ainsi sollicités sur des questions qui portent sur des mesures socio-judiciaires ou des résultats de choix politiques. Ce glissement d'une demande de soin psychiatrique vers une demande d'aide à vocation plutôt sociale ou d'une régulation d'un dysfonctionnement social fait partie de la pratique quotidienne.
Ce qui apparaît là comme un paradoxemet en lumière la nécessité d'une approche pluridisciplinaire du soin à l'heure où nous sommes invités non seulement à opérer un clivage entre l'individu et son existence sociale mais aussi à délaisser la spécificité de notre discipline, la psychiatrie.
La psychiatrie du secteur public se trouve ainsi interpellée en un lieu qui appelle à discerner les différents champs concernés pour que l'identité de tous les intervenants soient préservée, pour que la délégation des décisions ne conduise pas à une déqualification de nos spécialités ni à un repli professionnel.
Nous rencontrons une population en voie de désocialisation, marquée par des processus de déliaison successifs : le lien social qui continue parfois d'exister est celui établi par les mesures d'assistanat et c'est en cela qu'il y a lieu de considérer attentivement ces demandes de prestations sociales ou juridiques sans hostilité.
Bien que présentant un intérêt incontestable, ces politiques d'insertion présentent cependant des limites d'intervention. En effet, les dispositifs sociaux le plus souvent très complexes et élaborés avec attention peuvent se trouver mis en échec par ces patients au risque d'une nouvelle exclusion. Cela peut être entendu pour certaines de ces personnes en souffrance psychique comme un pas supplémentaire pour se retirer du monde.
Ces situations très complexes appellent assez fréquemment l'équipe médicale à s'en dessaisir au plus vite, « à dégager les couloirs ». Je pense que c'est précisément là que donner un peu de temps dans la mesure des choses possibles peut permettre de rétablir un lien d'altérité, un lien d'humanité malmené, devenu parfois inexistant ou très éloigné et de participer à rétablir un climat de confiance qui fait défaut.
Prendre le temps, prendre ce temps, c'est aussi prendre le temps après l'entretien d'accueil de penser une orientation ou un projet de soins avec le patient, de le mettre en forme et de se mettre en lien avec les équipes soignantes qui assureront le suivi ultérieur. C'est prendre le temps d'élaborer une démarche soignante qui tende vers un consentement réciproque et une certaine continuité.
J'insiste sur la notion du temps à prendre, du temps à donner car cela est déterminant pour ce qui se passera après, pour le lien ultérieur qui s'établira ou ne s'établira pas avec le clinicien ou l'équipe.
Notre approche habituelle d'accueillir les patients dans leurs paroles, dans ce que nous pouvons en entendre, se montre inadaptée dans ces situations où les patients sont peu enclins à parler de ce qui leur arrive ou ne le peuvent tout simplement pas.
Nous ne pouvons qu'accueillir ces personnes de passage aux urgences dans ce moment d'histoire de leurs vies ce qui va peut-être laisser une trace. Cette décision d'accepter les choses comme ça, comme elles se présentent, alors que rien ne semble dit, pourra peut-être constituer une trame pour le patient et inaugurer quelque chose d'un lien possible.
C'est dire que ce moment de passage aux urgences, ce moment de rencontre dans un moment de crise peut être décisif.
Il m'apparaît essentiel que ce passage aux urgences ou ces passages aux urgences (car nous revoyons souvent les mêmes patients) puisse(nt) être l'occasion de transformer pour ceux qui le souhaitent, ce lieu de passage en un lieu où ils peuvent poser les conditions d'une altérité à venir.
Il me semble que la responsabilité en tant que citoyen et praticien nous engage (hors compassion et idéal du soin ou idéal d'un lieu de la rencontre) à tenir une position active qui opère dans une double nécessité : placer la dimension du soin au premier plan de la rencontre, soutenir au quotidien quelque chose du principe de contradiction pour ménager un espace de travail qui ne soit pas uniquement guidé par une logique comptable et sécuritaire.
Nous nous devons à mon sens d'initier et d'entretenir une démarche collective visant à proposer une approche différenciée dans un cadre qui ne vise pas à maîtriser la souffrance sociale au travers d'un dispositif d'assistance mais qui offre la possibilité réelle de réfléchir, de s'associer aux prises de décision, notamment en ce qui concerne l'accès aux soins de cette population en difficulté et aux mesures de prévention.
Pour terminer, je voudrais dire que ces situations de précarité que nous rencontrons fréquemment en psychiatrie nous interrogent directement sur la question du lien social, sur la violence de la méconnaissance des effets de la précarité sociale sur la vie psychique et sur la façon dont nous la prenons en compte cette réalité.
Elles nous amènent à nous rencontrer, à faire connaissance, à faire un travail en partenariat dans un climat de confiance réciproque. Cela constitue la base d'un lien social qui se tisse dans une transmission interdisciplinaire et par là même dans une relance des échanges d'idées. Elles impliquent de remettre en question les choses qui nous semblaient établies, comprises et de reconnaître la place des autres intervenants sociaux dans sa pratique professionnelle: cela constitue, à mon sens, une façon de prendre en compte les situations d'exclusion dans leurs effets psychiques et de donner sa chance à chaque sujet.
Je pense qu'à l'avenir nous serons amenés à élaborer de nouveaux modes de prise en charge des patients en situations de précarité, à construire ensemble, entre différentes disciplines autour de cette question.
Essayer de tenir quelque chose là où nous sommes, ne pas baisser les bras malgré les contraintes institutionnelles, s'engager dans une écoute respectueuse sans référence resserrée autour d'un savoir préalable, permet de soutenir une clinique qui reste centrée sur le sujet et qui redonne ses lignes de force à l'avenir de la psychiatrie.