Le CPIJ, Centre de Psychiatrie Infanto Juvénile, situé au sein de l’hôpital de Saint Laurent du Pont tout près du monastère de la Grande Chartreuse est un service d’hospitalisation psychiatrique recevant des jeunes autistes et psychotiques lorsque ceux-ci ne peuvent plus rester dans leurs familles ou dans les institutions qui les reçoivent du fait de l’aggravation de leurs troubles et de leur comportement. Ils viennent donc d’hôpitaux de jour ou d’IME de la région.
Au moment de la création des hôpitaux de jour, dans les années 80, ce service a redistribué un certain nombre de lits pour l’ouverture de trois hôpitaux de jour de l’intersecteur de psychiatrie, et gardé 20 lits, réservés à l’époque aux enfants grabataires, et polyhandicapés. Je ne parlerai pas plus longtemps de l’évolution de ce service, si ce n’est pour faire remarquer que, du fait de cette histoire, il a une inscription forte dans la fonction d’hospitalité.
Il y a actuellement vingt jeunes, de 6 à 20 ans environ. Le personnel se compose d’infirmiers psychiatriques au nombre de cinq et d’une infirmière D.E, d’aides soignantes et d’auxiliaires puéricultrices, et d’agents de service hospitalier. Le médecin psychiatre assure les admissions, les orientations, la mise en place des traitements en lien avec les infirmiers, et les relations avec les familles. Un médecin généraliste passe plusieurs fois par semaine dans le service, et des intervenants extérieurs viennent régulièrement assurer des activités comme le jumbé, la danse, le chant ou la musique. Le personnel, par ailleurs, a mis en place du théâtre, des activités plus éducatives et pédagogiques, lorsque les temps de soins et de maternage le permettent, et deux camps par an sont maintenus.
En ce qui concerne la présence d’une psychanalyste dans ce service, la demande m’avait été faite d’animer une supervision ; dispositif classique. Mais revenait souvent de la part de l’équipe la demande que je rencontre les enfants. Dans l’après-coup, je l’ai compris comme une véritable difficulté à penser et à parler des jeunes, notamment des plus handicapés, du fait de la place que prennent les soins du corps : changes, toilettes, nourrissage, plutôt que repas pour certains. Comment parler de ceux qui échappent tellement à la parole ? Ont-ils même une place de sujet dans le langage qui les entoure ?
Un jour, pour des raisons d’effectif du personnel, je suis allée dans le service, et nous nous sommes retrouvés avec les jeunes. Ils m’ont été présentés, je me suis adressée à eux et certains ont répondu : un geste, un regard, un mot ou un comportement… Cette réponse, reconnue comme telle, nous a permis de passer de la dimension d’un savoir ou d’une plainte sur eux à une parole avec eux.
Du coup, nous sommes passés de la supervision une fois par mois à une réunion une fois par semaine. Cela a quand même pris quelques années…
L’arrangement actuel consiste en une réunion au moment de la relève, une fois par semaine avec les jeunes et les soignants qui sont dans le service ce jour-là. L’horaire est choisi pour que les soignants du matin et ceux de l’après-midi puissent y participer.
Je considère que mon travail commence dès que j’arrive. Je veux dire qu’il est tout à fait perceptible quand on arrive de dehors, que dedans est un autre lieu pris dans un déroulement infini d’un temps scandé par les préoccupations des soins du corps ou par les débordements pulsionnels. Je ne peux dons pas dire que je ne suis pas attendue, pas du tout, mais pour que la réunion puisse avoir lieu, il faut que s’instaure une coupure dans ce continu.
Il faut donc un temps pour que tout le monde se rassemble, s’installe, et qu’on commence à se dire les nouvelles. Ça ne marche pas à tous les coups… Parfois les jeunes n’arrivent pas à s’asseoir, il faut aller les chercher, en changer un, en séparer deux autres, ou bien le téléphone n’arrête pas de sonner, et on n’arrive pas à commencer. Mais la plupart du temps, après un moment, l’agitation se calme progressivement, et la parole peut prendre place. Les jeunes ne sont pas forcément tous assis, mais ils sont rassemblés : un ou deux dans le couloir près de la porte, sur le bord ; il y a aussi ceux qui vont et viennent, ceux qui font en sorte de disparaître, ceux qu’il faut maintenir ou tenir par la main pour qu’ils puissent rester. Je pourrais dire que c’est l’exercice d’une parole en acte, au sens où il faut certaines conditions pour qu’une parole émerge. Cela ne peut avoir lieu n’importe comment. Dans ce moment-là, il est tout à fait remarquable et vérifiable à quel point la parole engage le corps et sa situation dans un espace ordonné symboliquement.
Les nouvelles peuvent commencer à circuler, et ces paroles qui s’échangent font bord à l’agitation motrice, aux effets pulsionnels, et permettent un relatif silence du corps.
Souvent, pendant une heure environ, toutes sortes de sujets peuvent être abordés : les relations souvent houleuses avec l’administration ou les services généraux, la vie de l’équipe, les mésententes, les conflits, les soucis avec les jeunes, les projets, les familles, les sorties ou les arrivées… Ce sont les nouvelles de la vie, les trouvailles, les exaspérations et les violences. Cela tourne beaucoup autour de cela : violence des décisions administratives, du laisser-aller par rapport au lieu, à l’entretien des locaux, des débordements pulsionnels dus à la pathologie des jeunes : on parle beaucoup autour de l’alimentation, du pipi-caca, de l’agitation, des crises.
Ce que je voudrais faire entendre quand je dis que nous échangeons des nouvelles, c’est qu’il est nouveau que les choses se disent, et surtout se disent ainsi. Car il ne s’agit pas d’information, ce n’est pas une réunion d’information. Il s’agit que s’invente un lien pendant ce temps, un lien au sens d’aliénation subjective qui soutienne ce qui émerge chez ces enfants grâce à l’hypothèse, soutenue par la plupart du personnel maintenant, d’un entendement, d’un savoir chez eux. En nous adressant à eux, nous les inscrivons dans les lois du langage et de la parole, nous les faisons sujets inscrits dans notre désir, et cette supposition a des effets tout à fait repérables, notamment en ce qui concerne leur fonctionnement pulsionnel.
Ivan.
J’arrive un jour de l’été dernier, et il est manifeste que je suis attendue. Tout le monde est catastrophé. La veille, au moment du repas du soir, Ivan a été submergé par une crise qui s’est manifestée par une violence extrême ; les soignants ont senti la crise arriver et ont cherché à l’emmener dans une chambre située à côté de la salle à manger, qui sert plus ou moins de pièce d’isolement notamment pour un autre jeune du service, très violent. Quand il a réalisé où il était emmené, il a voulu résister et s’est mis à se frapper et à les frapper sur la tête. Ivan a quatorze ans, il est très grand et fort pour son âge, et son mode d’échanges relationnels est essentiellement de donner des tapes à plat sur la poitrine et sur la tête des autres, tapes dont l’intensité varie selon son degré d’excitation.
Il les a frappées, et elles n’ont pu le maîtriser ; d’autres ont appelé le service d’à côté, et il a fallu six personnes pour parvenir à l’arrêter.
Nous sommes installés dehors pour cette réunion, et il y a beaucoup d’émotion ; deux d’entre elles disent qu’elles ont eu peur de mourir ; elles évoquent aussi la panique et l’angoisse qu’elles ont vu dans les yeux d’Ivan, ainsi que l’intervention des infirmiers d’à côté.
Je prends un bon moment pour penser avec elles comment il serait possible de trouver des modalités où ils pourraient être mieux protégés matériellement, aussi bien les jeunes que le personnel, de pareils débordements.
Pendant tout ce temps, Ivan tourne autour du groupe d’un peu loin. Il vient à un moment s’asseoir près de moi. Je suis moi-même assez affectée par cet évènement, par leur peur, par la violence pulsionnelle d’Ivan ainsi que par la violence nécessaire des soignants qui les bouleverse. Il vient s’asseoir près de moi, puis veut s’asseoir sur mes genoux, me donner des tapes, aujourd’hui mesurées mais hier déchaînées. Je lui dis alors la peur : la mienne d’abord, celle des soignantes, la sienne et aussi celle des autres enfants.
Au bout d’un moment il va vers une des quatre, se met à genoux, met sa tête sur ses genoux, position qu’il adopte parfois lorsqu’il veut qu’on lui mette les mains sur la tête et qu’on le caresse. Peut-être veut-il dire combien il est désolé, triste ? Peut-être veut-il être pardonné ? Alors que je formule cela à son adresse et à celle du personnel, il va aller s’agenouiller ainsi devant les trois autres.
Comment lire cette situation ?
Je vous propose de considérer ce qui s’est passé à l’aide des trois temps du circuit pulsionnel. Trois temps : un temps actif, allant vers un objet externe, un temps réflexif prenant comme objet une partie du corps propre, et un troisième temps que Freud qualifie de passif où la personne propre se fait objet d’un autre. Ce troisième temps est fondamental : il peut y être, il peut ne pas y être. Les deux autres temps du circuit pulsionnel rendent compte d’un fonctionnement acéphale, hors sujet.
Avec le troisième temps, « il est nouveau de voir apparaître un sujet » dit Freud, et c’est le temps où la personne se fait l’objet d’un autre ; c’est là qu’est le nouveau sujet : c’est cet Autre auprès duquel la personne se fait objet de son désir, avec la dimension de représentant, de semblant par rapport à l’objet du besoin. (Par exemple le jeu délicieux où le bébé tend son pied, ou le ventre pour que la maman le « dévore ».)
Revenons à Ivan :
La veille de la réunion : premier et deuxième temps de la pulsion : battre-être battu, déborder-être débordé. Pendant la réunion : le troisième temps de la pulsion a pu trouver à s’accomplir dans la mesure où, du fait de notre affectation exprimée, nous nous sommes constitués comme cet Autre à qui s’adressait ce débordement, qui pouvait accepter, recevoir ce débordement. L’affectation, ici, s’entend à deux niveaux : affect, mais aussi lieu subjectif.
Ce troisième temps, qui ici s’est fait à plusieurs, est aussi un temps de création, une invention au titre de la métaphore. Et ceci a pour effet de faire bord, de faire limite au fonctionnement pulsionnel fou qu’a eu cet enfant. Le bordage pulsionnel est ordinairement mis en place par la mère, au cours des soins. Ici il s’est opéré par l’intermédiaire de la parole de l’analyste dans l’institution. Cela a permis, en réintégrant la violence motrice dans une parole qui accueille la pulsion, qu’Ivan et l’équipe soient à nouveau en lien.
Laurent.
Le deuxième exemple que je souhaite vous apporter ce soir concerne plus spécifiquement la question du savoir et des apprentissages, et en quoi l’institution psychiatrique est un lieu autre, une alternative aux établissements éducatifs, du fait même de ce qu’est le savoir dans la psychose et dans l’autisme.
Laurent a quatorze ans. C’est un fan des jeux télévisés comme « les chiffres et les lettres ». Comme le dit sa mère, il s’est fait renvoyer de sept institutions… Il est effectivement passé dans plusieurs IME et il ne parvient pas à supporter le fait même d’apprendre, du fait de l’aliénation que cela suppose à l’Autre.
Une infirmière rapporte que, pour mettre un délai avant le goûter que Laurent réclame dès le déjeuner terminé, elle lui demande un peu en boutade de compter d’abord jusqu’à 50. Il s’y met… et il arrive à 50. Quelques jours plus tard, cela se reproduit et lui, du tac au tac, répond l’air de rien : 49, 50.
Alors, comment entendre ce 49, 50 ?
Nous pouvons déjà dire que Laurent connaît la suite des nombres, et qu’il peut la dire. Il a pu la dire, une fois. Répondre à la demande est toujours quelque chose d’extrêmement périlleux pour ce genre d’enfant, dans la mesure où ils n’ont pas de garantie minimum dans l’Autre.
Nous pouvons aussi nous demander quel est le statut de ces nombres. Ce n’est pas seulement la chanson, car il compte plus loin que cinquante ; ce n’est pas pris non plus dans le collage à la demande car s’il avait voulu l’esquiver et répondre simplement à la lettre, il aurait dit simplement 50.
Alors, 49,50 ? Eh bien je dirais que nous pouvons le considérer comme un mot d’esprit, en tout cas c’est comme cela qu’il a été entendu, à entendre le rire qu’il amène… Il montre qu’il ne va pas s’en laisser conter avec cette demande réitérée à mettre un délai à la satisfaction de sa pulsion orale, mais pour autant il ne colle pas non plus à la lettre de la demande, puisqu’il dit 49,50.
Freud, dans Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient nous dit : « Ces cas (mots d’esprit) se laissent expliquer par la rencontre, l’interférence des expressions verbales de deux intentions. Dans certains d’entre eux une intention en remplace une autre (substitution), tandis que dans d’autres cas a lieu une déformation ou une modification d’une intention pour une autre. » Si nous acceptons de ranger la suite de 0 à 50 et 49-50 dans les expressions verbales, on entend bien la modification d’une intention par une autre. On pourrait dire que Laurent réalise une sorte de condensation.
Par ailleurs, Lacan souligne dans Les formations de l’inconscient que Freud insiste sur la référence à l’Autre comme tiers dans le mot d’esprit. Si l’Autre n’authentifie pas le mot d’esprit par le rire, il n’y a pas de mot d’esprit, et il n’y a pas ce gain de jouissance liée à l’Autre.
On comprend mieux que Laurent se soit fait renvoyer de sept institutions : il fait de l’esprit au lieu de travailler… mais en même temps il est dans l’évitement de se faire objet pour l’Autre et de ce fait d’entrer dans des échanges ordonnés par la loi phallique.
Alors, autrement ?
Autrement, c’est permettre que l’Autre existe pour ces jeunes, pour l’équipe aussi car dans ces lieux d’autisme et de psychose il reste toujours difficile de garder un espace psychique.
C’est pour cela que la fonction d’Autre de l’analyste est importante pour ces jeunes et pour l’équipe : cette fonction est ce qui peut garantir la possibilité d’invention, de métaphore et de permettre de ne pas être dans une répétition mortifère.
Autrement encore, en ce que cela fonde la dimension même de lieu hospitalier pour ces sujets en souffrance, et en ce que cela justifie la dimension de soin au sens de prendre soin d’eux.
Autrement, c’est aussi savoir et accepter cette intermittence de la subjectivité chez eux, qui nécessite nos soins. C’est à chaque fois l’accouchement d’une parole, chez Laurent, ou d’un acte signifiant, chez Ivan qui nécessite non seulement notre fonction symbolique mais aussi notre présence réelle. Cette présence réelle aussi fait que c’est autrement.
J’ai isolé ces deux exemples. Je voudrais souligner que cela se passe sur fond d’un silence symbolique et d’une agitation réelle qui occupe la plupart du temps, ce que j’espère vous avoir fait entendre…
Janvier 2006