La politique de l'état voudrait aujourd'hui qu'anorexie, boulimie, toxicomanie, alcoolisme, tabagisme, se confondent toutes dans une dénomination commune : l'addiction ; il est même question aujourd'hui, d'addiction sans produit. Ces changements sont en lien avec ce qui se passe dans le social, les manifestations symptomatiques ont une grande adaptabilité au moment et au contexte que nous vivons.
Cette nomination commune a, à mes yeux, un intérêt : celui de nous permettre de nous décaler par rapport à ce qui nous est donné à voir, l'acte, et à inviter tout un chacun à prendre la parole d'une manière subjective. Proposition utile, mais pas nécessaire quand on sait que la clinique du toxicomane et la psychanalyse nous ont déjà initiés à cet exercice.
Au-delà du fait que cette nomination nous vient d'une approche comportementaliste, que pouvons-nous dire, nous analystes, à ce sujet, à partir de notre clinique ?
A-diction : s'agit-il d'une diction en mal de dire ? On pourrait dire que cette proposition émane du repérage d'une zone érogène commune : l'oral. À rester sur l'axe du produit, il y a déjà à tracer une distinction nette entre anorexie et boulimie et les autres catégories. Pour la toxicomanie, l'alcoolisme et le tabagisme il s'agit d'autres produits que ceux proposés par la mère, dans sa demande de se laisser nourrir ; et de plus ils ont comme effet la modification de l'organisme, particulièrement sur le psychisme. Ceci laissant de côté, évidemment, la question de la relation au produit et sa place dans l'économie psychique de l'individu.
Je vous propose de partir de la toxicomanie pour visiter les autres addictions et tracer des points de distinction, même s'Il n'est pas possible de définir la toxicomanie, d'une manière monolithique. Elle n'existe pas en tant que structure mentale. En effet, une fois la relation du produit apaisée, par le biais d'un traitement de substitution ou par l'abstinence, nous avons affaire à tous types de problématiques et d'histoires. Le produit toxique peut venir éviter un conflit intrapsychique, soigner une blessure narcissique ou parer l'individu contre l'angoisse trop envahissante. C'est bien pourquoi il est heureux de parler des toxicomanies au pluriel. Il y a toujours à entendre chacun, au cas par cas. Quelle place la relation aux produits est-elle venue prendre dans leur subjectivité. D'ailleurs, en opposition à l'alcool dont les effets sont à peu près les mêmes, les drogues, produisent des effets différents, selon qu'elles excitent, qu'elles calment ou qu'elles altèrent la perception. C'est pourquoi il est toujours intéressant de savoir quels sont le produit d'entrée et celui de prédilection. Cela peut nous dire qu'est ce que la personne est allée chercher, quelle était sa quête de départ.
Le fait de dire qu'il y a à traiter « le cas par cas » ne nous empêche pas de relever quelques points de repère cliniques, qui sont propres aux toxicomanies. Nous en citons et en traitons quelques-uns ici, la liste ne prétendant pas être exhaustive :
¨ La personne toxicomane a posé « un choix » du côté de la pulsion, du fait de cette difficulté à différer et à être dans l'usage de la parole pour dialectiser ses besoins. Seulement son objet privilégié (le produit) ni son orifice (en particulier quand il y a injection) ne sont pas naturellement définis.
Ceci est particulièrement vrai quand le produit est utilisé par voie intraveineuse. Par contre, quand il s'agit d'alcool, du haschich et pourquoi pas de médicaments, on peut parler de satisfaction orale de la pulsion. Mais ces consommations mettent en jeux d'autres ‘‘orifices'' tels que les yeux puisqu'il est souvent question de regard de l'autre (l'autre social et l'autre familial), et ce qu'ils donnent à voir.
Il y a souvent eu, au sujet des personnes toxicomanes, un débat pour savoir si elles étaient ou non des pervers. Au fil du temps, il est devenu possible de dire qu'il est nécessaire d'être prudent et de ne pas se précipiter dans une classification. En effet, une fois un écart mis avec le produit, elles sont tout à fait capables de se conduire comme vous et moi, d'avoir un sentiment de culpabilité, par exemple de se laisser mener par le désir et non plus par la jouissance exclusivement. Mais ce qui pose question, c'est leur rapport pervers à l'objet. C'est-à-dire que quand ils n'ont pas le produit en question, c'est la panique, c'est la galère. Ils ont besoin d'être sous l'effet dudit produit, pour fonctionner ‘‘normalement''. « Tant que je n'ai pas ma dose, je ne suis pas normal » nous disent-ils habituellement.
Tandis que nous autres, en bons névrosés que nous sommes, cette relation à l'objet directe, nous y avons renoncé petits pour accéder au langage. Ce que l'on peut dire, c'est que cette relation à l'objet pour nous est symbolique. C'est-à-dire que nous sommes suffisamment assurés de ce que nous veut l'Autre pour que, ayant renoncé au premier objet de satisfaction totale, nous puissions circuler tranquillement sans chercher à être rassuré sans cesse par sa présence.
Nous baignons dans un culturel qui tend de plus en plus à nous rendre dépendants des objets. Vous savez combien nous sommes pollués par les objets de consommation qui nous sont offerts. C'est bien pourquoi on peut dire que le toxicomane est bien le reflet de notre social. Il l'incarne et le dénonce en même temps. Mot de Mohamed : « Je voudrais plus vivre en ville. Avec tout ce qu'elle propose, je ne serais plus moi-même ».
L'objet drogue vient, en tant qu'objet positivé, remplir cette césure nécessaire entre le sujet et l'objet, entre S1 et S2. C'est ainsi que nous pouvons proposer la toxicomanie comme un évitement de la constitution du symptôme.
Nous pourrions donc dire que la toxicomanie est une manière de tenter de masquer le Réel en mettant la main sur un objet positivé qui serait source de toute satisfaction.
Chez l'alcoolique la tentative d'inscription du phallus symbolique se présente sous un mode qui lui permet de ne pas perdre complètement l'objet. L'objet n'est pas perdu de faire Un avec le phallus. Du coup, puisque l'objet ne chute pas complètement, au profit de l'instance phallique, tous les sens, tous les orifices sont sollicités. Nous savons combien dans les périodes d'abstinence comme pendant les périodes d'alcoolisation continue, une chaîne associative se fait pour eux, entre la vue d'un verre rempli, l'odeur du contenu du verre, le goût qui se convie à leurs papilles, ainsi que la présence d'un groupe de personnes à la terrasse d'un bar connu lors d'une journée ensoleillée.
¨ Les personnes toxicomanes sont dans un grand isolement relationnel et de parole au fur et à mesure que la dépendance s'est établie. Les liens autour sont passés sur un autre plan, c'est le produit qui prend le devant de la scène. Ce qui a valu aux toxicomanes d'être considérés comme des incapables à établir une relation transférentielle.
Il s'impose de rappeler ici que le toxicomane, par le biais d'un objet positivé, vient obturer ce Réel de la perte de l'objet cause du désir. Au fur et à mesure que cette opération se met en place, il éjecte l'autre, en tant que radicalement différent, de son champ de vision. Leur entourage en témoigne souvent : « Nous n'existons plus pour lui (ou pour elle) ». Au cours de la démarche de soins, c'est ce même parcours qu'ils auraient à parcourir, à rebrousse poils. Leur première demande a toujours une dimension d'objet, comme s'ils s'étaient trompés, qu'ils n'avaient pas trouvé le bon ; c'est par le biais de la confrontation à la réalité et d'une écoute dans l'équivocité, que la dimension de la parole peut se dégager. Toujours dans le séminaire sur l'angoisse, leçon du 13 mars 1963, Lacan dit :
« ...que la jouissance ne connaîtra pas l'Autre A, sinon par ce reste a, que, dès lors, pour autant que je vous ai dit qu'il n'y a aucune façon d'opérer avec ce reste, et donc que ce qui vient à l'étage inférieur, c'est l'avènement, à la fin de l'opération, du sujet barré, le sujet en tant qu'implique dans le fantasme, c'est $, dans un certain rapport d'opposition à a, rapport dont la polyvalence et la multiplicité sont suffisamment définies par le caractère composé du losange qui est aussi bien la disjonction ∨ que la conjonction ∧, qui est aussi bien le plus grand que le plus petit, $ en tant que terme de cette opération à forme de division...[1] ».
Lacan nous a enseigné que le sujet existe parce qu'il est désiré par un autre sujet. C'est dans la relation à l'autre, l'autre différent, mais aussi l'autre distant, que la subjectivité de chacun apparaît. Et si l'on a dit de tout temps, que les hommes ont cherché des produits pour soulager la douleur d'exister, aujourd'hui nous savons qu'il ne s'agit pas forcément de douleurs traumatiques qui seraient infligées à certains. Bien sûr qu'elles existent. Après il s'agit subjectivement de se poser différentes questions face à ces circonstances. Mais la douleur d'exister, celle qui est commune à nous autres humains, c'est que nous avons affaire sans cesse aux autres. C'est bien là notre sort commun, notre souffrance à tous, puis qu'ayant renoncé à cette première complétude avec notre premier objet d'amour, nous sommes condamnés à l'insatisfaction, à l'inadéquation de nos relations avec les autres (en particulier avec nos partenaires, d'ailleurs).
Le manque du toxicomane n'est pas le manque de la drogue, le manque du toxicomane est le manque à être, le manque du sujet dans sa dialectique à un autre : le manque du manque. Rachid qui s'entend dire par sa famille, maintenant qu'il prend le risque de s'adresser à l'autre : « au moins toi, quand tu te droguais, tu ne parlais pas si bien... » Ce patient répétait cette phrase à chaque fois qu'il se trouvait convié à tenir son propre désir ; du coup c'est au lieu même où se loge sa jouissance qu'elle émergeait.
Nous pourrions dire que chez les toxicomanes, nous avons à faire à une tentative de se passer de l'autre, à faire comme si l'autre n'existait pas ; le toxicomane fait le tour de l'autre, comme une tentative de le barrer dans la réalité, alors que l'alcoolique tente de le noyer.
Chez les patients alcooliques, l'autre est plutôt trop présent pour lui, même dans la plus grande solitude, dans quel cas, l'autre est présent sous forme d'absence.
Que pourrions-nous dire au sujet des addictions aux jeux ? Le jeu est utilisé par l'enfant comme un moyen d'apprivoiser la réalité, la présence des autres, les autres enfants mais également les adultes. Il s'essaie à travers de jeux dans la catégorie du semblant. Freud a repéré avec le « fort-da » de la bobine comment l'enfant se débrouille face à l'absence. Face à l'absence de sa mère, l'enfant observé par Freud a utilisé le jeu de la bobine, tout en y ajoutant les signifiants fort, da. Alors que face à l'écran, l'adolescent se trouve devant une fuite infinie d'image, une image derrière une autre image, une image renvoyant à une autre image ; hors chaîne signifiante, hors symbolique donc. Pouvons-nous dire alors que le Réel est mis en suspens ? C'est ainsi que le processus qui doit les mener de la privation à la castration symbolique peut se trouver barré, puisque cette fuite d'une image à l'autre semble se loger en lieu et place de la chaîne qui le représenterait lui en tant que signifiant pour un autre signifiant. Nous serions alors du côté de l'être. Nous serions là, devant un phénomène qui indique un mouvement de régression ; régression soutenue elle-même par le discours social, dominé par la technoscience, qui nous donne l'illusion de pouvoir se passer de la castration et de ses avatars. Il semblerait que cette fuite en avant d'une image à une autre, puisse être une modalité actuelle de récuser notre détermination, du début jusqu'à la fin de notre vie, par notre désir inconscient, en tant que semblant d'homme et semblant de femme, à la pure altérité donc.
¨ Il y a aussi cette question à la fois du mode d'entrée en toxicomanie et de la légalité qui différencie bien de l'alcoolisme.
Le fait que le choix d'objet de consommation ne soit pas sur un produit légal et socialement accepté nous semble avoir son importance, puisque ce que l'on constate, c'est que chez la personne toxicomane, il y a une recherche de confrontation avec la loi de la cité, d'une part ; alors que les personnes alcooliques mais également certains consommateurs de cocaïne ou de haschich, sont plutôt dans la dénonciation de contrats sociaux qu'ils ont déjà établis (mariage, permis de conduire, travail) ; d'autre part, quand le processus de dépendance s'installe, le groupe ne compte plus, la consommation solitaire prévaut. On dit souvent que dans ce milieu, quand ils sont inscrits dans une relation aux produits, il n'y a pas de solidarité, de « fraternité » ; au contraire, c'est la loi de la jungle comme s'il pouvait éjecter la Loi, se passer complètement d'elle. J'entends par loi, celle avec un grand L, celle de l'inceste : c'est-à-dire celle qui interdit à la mère de réincorporer son produit. Le toxicomane en s'identifiant à son produit « je suis toxicomane », se donne comme objet de jouissance à l'autre. Il provoque l'angoisse chez tous les petits autres qui l'entourent : sa famille, le social, la justice, etc.
Alors, nous pourrions dire que la toxicomanie est une tentative imaginaire pour fuir les contraintes de la loi.
Puisque l'alcoolisme apparaît après que la personne se soit engagée dans un certain nombre de contrats sociaux (mariage, permis de conduire, travail, etc.) l'alcool vient-il comme adjuvant à la tentative du buveur de résoudre un défaut à l'égard de la jouissance phallique ? Cette tentative est-elle doublée d'une culpabilité articulée à sa façon de tenter de corriger ce défaut ?
« Alors l'alcoolisme, l'éthique de l'alcoolique correspond-elle à une tentative de faire la fête au Père, en annulant par imbibition, la castration et en lui substituant le passage itératif du tout possible de la période d'imprégnation, au tout interdit du moment d'abstinence ? À quoi l'alcool vient-il suppléer ? S'agit-il d'un débordement ?
Nous pouvons dire, d'une manière borroméenne, que dès que le phallus sous son versant réel se présente, venant annuler sa dimension symbolique, l'alcoolique tente par ses alcoolisations massives, de tenir sa fonction phallique sous un versant imaginaire avec un phallus positivé : il tient la bouteille. Dans ses périodes d'abstinence, c'est le - j qui le fait tenir : l'abstinence indiquant la bouteille toujours présente sur fond d'absence. Nous connaissons l'importance, dans la prise en charge, de la dimension groupale au travers des groupes d'alcooliques abstinents[2]. »
Vous l'aurez compris, ce qui vient déterminer une bascule vers une addiction, c'est cette appétence, cette dépendance, cette avidité qui s'établit entre un produit et le « consommateur ». Je vais faire ma conclusion à partir du mot avidité.
Tout d'abord, je vous propose un petit tour de dictionnaire, le Petit Robert :
« Nom féminin, de 1382, du Latin aviditas de avidus, avide. Désir ardent, immodéré de quelque chose ; vivacité avec laquelle on le satisfait. Exemple manger avec avidité : appétit, faim, gloutonnerie, voracité ; vouloir quelque chose avec avidité : concupiscence, convoitise, soif : soif de pouvoir, soif d'argent[3] »
Dans la définition même du mot et de ses racines étymologiques, nous entendons déjà deux choses sur lesquelles j'attire votre attention puisqu'elles ont accroché mes oreilles :
- D'une part nous avons à faire à une chose, un objet : la nourriture par exemple.
- D'autre part il y a un espace à remplir, à combler, un creux, un vide.
Vous l'avez certainement remarqué, le petit d'homme est l'animal le plus immature physiologiquement parlant, et dont l'évolution pour parvenir à ce que l'on nomme pompeusement son autonomie (comme si l'on pouvait devenir des autos), est la plus longue.
Je vais vous tracer trois moments fondamentaux de la constitution de sa subjectivité qui, je pense, pourront nous éclairer sur cette affaire.
1. Il met 9 mois, quand tout se passe bien évidemment, à s'éjecter ou à être éjecté du ventre de la mère. La naissance constitue pour lui sa première expérience de coupure : son état de complétude reçoit le premier coup ! La première expérience de ce « a...vide » se situe là, dans sa double réalité : c'est-à-dire qu'il va se décrocher de l'intérieur comme cette lettre a, en laissant un vide à l'endroit même où il s'est constitué, la mère. Puis il va faire lui-même l'expérience du vide dans son propre ventre à lui et par ses pleurs il va solliciter le maternel (celle qui vient de le mettre au monde ou l'infirmière, la sage-femme, peu importe, de ça il n'en sait encore rien), il sollicite donc que l'on vienne le combler.
2. Mais en même temps, il est dans un état de dépendance à l'autre, l'autre maternel ou son substitut, le plus total. Là où les choses commencent à se compliquer, c'est que d'une part il va falloir qu'il appelle pour être nourri, ce n'est plus en continu comme dans le ventre et puis les choses n'iront pas si vite, il y aura du temps entre les tétées. L'enfant tout petit crie, pleure, avant même de pouvoir articuler une parole ; ces cris sont pris par l'autre maternel ou son substitut pour des demandes à son adresse, demandes qui expriment le besoin d'être nourri. L'autre maternel, répond en le nourrissant en un premier mouvement. Au fur et à mesure, la mère va aussi répondre en supposant que l'enfant n'est pas que chair et donc introduire la dimension du langage et de la temporalité. Sa voix, porteuse de ses propres signifiants, de son propre désir à elle, va englober l'enfant, le bercer, l'inscrire dans un discours qui lui échappe. Passant du chuchotement à l'exclamation, à l'interpellation, un rythme fragile mais soutenu, qui s'entremêle aux signifiants et à la réponse ou non aux besoins, la voix de la mère (ou de son substitut), son intonation, sa prosodie, vient scander les appels de l'enfant ; elle va ainsi tisser, border les trous du corps avec le fil de la parole. L'introduction de la dimension du langage confronte l'enfant, mais cela reste vrai pour nous encore aujourd'hui, au fait que parler ne comble pas ; la parole nous coupe des objets, du fait même de les nommer, mais nous sommes renvoyés sans cesse à ne plus être dans un état de satisfaction totale. Nous vérifions ceci dans nos relations avec les autres : nous avons du mal à dire ce que nous pensons, ce que nous ressentons, ce n'est jamais tout à fait ça ; puis l'autre n'entend pas ce que nous avons dit !!!
3. Il y a un troisième mouvement qui se déroule aussi au cours de la première année, à quelques mois près. Il s'agit de ce moment où devant la glace l'enfant, en se regardant, parvient à se percevoir comme étant, à la fois, entier, unique et distinct de sa mère. (Avant il n'était qu'une bouche et la mère faisait partie de lui). Il se retourne vers elle d'ailleurs pour en avoir la confirmation, qui lui revient sous forme de « mais oui, bien sûr, c'est bien toi, tu es... ». Nouvel écart, nouveau vide creusé entre l'autre et le soi. Il s'agit là de la dimension de son existence en dehors de celle, de celui qui le porte dans les bras. Mais ce moment est également le moment où en se différenciant de l'autre, il va dégager un trait qui va constituer son trait d'identité et puis d'identification devant les autres, devant le monde : il s'agit là de la définition de son essence. Il s'agit là d'un moment dont les effets sont nombreux et complexes, je ne retiens que cette notion d'écart entre le soi et l'autre, pour des questions de simplicité.
C'est ainsi que, grâce à la répétition et à l'introduction de la parole va se produire pour l'enfant un écart entre le besoin, le plaisir et le désir. Restons dans le nourrissage : la faim serait du registre du besoin ; l'envie de manger introduit le registre du plaisir ; puis le rituel de la table, les horaires, la présence des autres, leur parole, nous mène vers le registre du désir. Vous voyez dans un même geste les trois registres se tiennent, ou alors peuvent être complètement désarticulés. Les personnes dont nous nous occupons, ces jeunes gens si attachant et intéressants par d'autres égards, sont pris au demeurant dans les filets entremêlés de ces trois registres : besoin, plaisir, désir. Souvent il y a une espèce de rabattement du désir et le plaisir vers le besoin. Jusque-là ils ne lissaient leur relation avec les autres et leurs propres sensations qu'en termes de besoins : besoin de l'alcool, besoin de manger, besoin de vomir, besoin de médicaments, etc.
[1] Jacques Lacan, Séminaire L'Angoisse, Éditions Association lacanienne Internationale, Paris, 2005, 2e édition, p. 211.
[2] Tuiran Rougeon Maria, Candiago Philippe, Un symptôme qui en occulte un autre ? Désde el jardin de Freud, n°12 La cuestión del Síntoma, Éd. Universidad Nacional, Bogotá 2012
Petite parenthèse : il s'agit de la même chose pour la respiration, il va être contraint de remplir ses poumons, pour se mettre à respirer : premier cris, première contrainte ! Jusque-là tout va bien, je dirais même rien de nouveau sous le soleil du règne animal des mammifères !
[3] Le Petit Robert 2007, 40ème Edition, Paris 2006, p. 197.