Conférence d’Anne-Marie Dransart le 20/02/14 dans le cycle de l’introduction à la Psychanalyse 2013-2014
Ce travail que je vous propose aujourd’hui s’intitule :
« L’oubli, une formation de l’inconscient trop souvent mésestimée ».
« Mésestimé », pourquoi ? Pourquoi l’oubli serait-il une formation, l’oubli de noms propres, l’oubli de mots, pourquoi cet oubli serait-il une formation de l’inconscient mésestimée?
Eh bien d’abord parce qu’habituellement lorsque nous oublions un nom ou un mot nous l’avons au bout de la langue, comme on dit. En général ce mot au bout de la langue survient dans un contexte extrêmement banal, banalement quotidien, et ça n’attire pas l’attention, ça ne nous paraît pas être quelque chose de particulièrement révélateur comme pourrait l’être le lapsus ou le mot d’esprit ou parfois l’acte manqué.
Donc, l’oubli, nous avons tendance comme ça à le laisser partir, il nous agace, il nous irrite; ça c’est une première raison de sous-estimer l’oubli.
Bon, j’espère que je ne vais pas faire trop d’oublis, parce qu’en général… quand on commence à se donner un titre…
Et puis il y a une deuxième raison qui m’a fait prendre ce titre, c’est ce que nous entendons très souvent lorsque le nom d’un auteur ou un mot ne nous revient pas en mémoire. Ce qui vient tout de suite, la phrase que l’on entend c’est : « Je suis en train de faire mon Alzheimer ». Autrement dit, actuellement l’oubli est très vite renvoyé à une pathologie, une pathologie médicale… avec évidemment une inquiétude, mais en fait qu’est que cela a pour conséquence?
Eh bien cela permet d’ignorer ce qui est de l’ordre d’une formation de l’inconscient, de lui ôter son caractère vif, son caractère justement de révélation.
Donc cet oubli, pour ces deux raisons, j’ai souhaité effectivement le considérer en tant que « mésestimé », c’est-à-dire qu’il est mésestimé du côté du moi.
C’est au niveau de cet estime du moi que l’on va considérer l’oubli, ou plutôt on va le déconsidérer en le ramenant soit du côté médical, avec pour conséquence : « il faut que je fasse un examen », soit en le banalisant dans un : « ça n’a pas tellement d’importance, puisque c’était hors contexte ».
Donc, ce sont ces deux points qui m’ont interpellée à propos de cette formation de l’inconscient.
Bien sûr les conséquences que vous supposez aisément, tant nous en avons l’habitude, seront de clore encore davantage cette porte que nous fermons déjà si facilement, la porte de notre inconscient et de notre savoir inconscient.
Fort heureusement nous avons les travaux de Freud, ce travail fondateur qui est parti exactement de ce que je suis en train de vous dire, à savoir que l’oubli on ne peut pas le ramener à quelque chose qui serait du côté d’une pathologie médicale ; l’oubli on ne peut pas non plus le ramener à une simple banalisation qui serait de dire « bon voilà il y a des raisons, je suis fatigué(e), je suis préoccupé(e), je pensais à autre chose, etc. »
Freud a travaillé cette question dans Psychopathologie de la vie quotidienne c’est le premier texte où Freud parle de l’oubli du mot Signorelli.
C’est le point de départ du travail de Freud et c’est ce qui va nous permettre de nous questionner.
Je vous donne le contexte et je vais reprendre avec vous ce passage de Freud qui ouvre Psychologie de la vie quotidienne.
Vous l’avez vu, si vous avez lu le texte, vous avez sûrement dû vous apercevoir qu’il fait référence à un premier article qu’il a publié, qui se trouve en français dans Résultats, idées et problèmes,dans le tome 1, page 99, sur « Le mécanisme del’oubli ».
Et c’est là le tout premier moment où il va évoquer l’oubli du nom Signorelli.
Ensuite, il va le reprendre et l’étudier dans Psychopathologie de la vie quotidienne.
L’article dans Résultats, idées et problèmes date de 1898 ; cet oubli Freud l’a vécu quand il avait une quarantaine d’années. Ensuite lorsqu’il le traite dans Psychopathologie de la vie quotidienne en 1901, il vient de publier la Science des rêves, 1900, ce n’est pas anodin.
Et puis le troisième moment où il le reprend c’est dans ce livre traduit en français sous le titre « Pour introduire la psychanalyse ». C’est d’autant plus intéressant car alors, pour introduire la psychanalyse, on commence par quoi ? On commence par les actes manqués, on commence par les oublis, par les lapsus, par tout ce qui échappe !
Donc vous voyez pour introduire la psychanalyse, on commence par un ratage. C’est un point essentiel.
Freud reprend Signorelli à la fin du chapitre sur les actes manqués dans Introductionà la psychanalyse, 1916-1917.
Je vous signale tous ces passages et vous allez pouvoir travailler dessus.
Il y a deux séminaires de Lacan, essentiels, qui se trouvent tous les deux dans les Formations de l’inconscient, ce sont les leçons des 13 et 20 novembre 1957.
Lacan s’intéresse alors à cet oubli commenté par Freud, s’intéresse à ce qu’il révèle de structural.
Et puis, évidemment, nous avons aussi l’Introduction à la psychanalyse de Charles Melman : Pour introduire la psychanalyse aujourd’hui où Melman reprend également l’oubli du mot Signorelli.
Donc, vous voyez que ce texte de Signorelli qui peut nous paraître très simple a priori a cependant été repris par Freud à plusieurs reprises, avant de l’être par Lacan puis par Charles Melman ensuite, qui s’excuse d’ailleurs d’étudier ce texte après tout ce « beau monde » !
Nous en mesurons là cette dimension essentielle qui nécessite d’y revenir, de répéter et de ressasser.
Si nous revenons au texte allemand dans Zur Psychopathologie des Altagslebens, le sous-titre allemand nous précise ce dont il s’agit : Über Versprechen, Vergessen, Vergreigen, Verlegen, Verlesen, le préfixe VER en allemand nous indique ce qui est faux, ce qui est raté
Si « Pour introduire à la psychanalyse » nous commençons par un ratage, alors le ratage apparaît bien comme le nœud fondateur de notre position subjective !
Cette importance souligne ce qu’il en est du ratage premier et qui évidemment ne peut que vous évoquer ce premier ratage du non-rapport sexuel formulé par Lacan.
« L’oubli des noms propres », dans Psychopathologie de la vie quotidienne, si vous l’avez lu vous avez pu constater que c’est un ouvrage délicieux que je vous recommande vraiment. Freud évoque également bien sûr toutes sortes d’oublis : l’oubli d’une adresse, l’oubli d’un objet, et face à l’oubli il va poser l’hypothèse d’un refoulement, quelque chose de désagréable est refoulé.
Alors, ce quelque chose est peut-être désagréable mais on peut aussi oublier, par exemple, un gant chez la personne aimée, manière peut-être d’oublier quelque chose chez la personne que l’on souhaite revoir… mais vous voyez combien dans ce cas c’est la question du désir qui est en jeu, avec tout ce que ce désir peut avoir d’inconfortable et parfois d’interpellant.
L’oubli renvoie toujours à ce qui surgit de ce que l’on ne voudrait surtout pas.
Ce surgissement, nous pouvons le repérer dans l’oubli des noms propres comme dans le mot d’esprit dont Pierre Arel vous parlera la prochaine fois, dans la prochaine conférence.
Ce surgissement est une vraie création puisqu’il permet de faire advenir dans le champ de la réalité ce désir inconscient, et l’on peut faire alors l’hypothèse du surgissement d’un sujet, du sujet de l’inconscient.
Paradoxalement nous pourrions être plutôt satisfaits que ces formations de l’inconscient nous permettent une ouverture, une lueur sur les méandres d’un fonctionnement inconscient et donc précisément sur un désir inconscient, puisque nous nous questionnons souvent sur ce désir tout en ne voulant rien en savoir vraiment.
Ne rien en savoir ? Il faut bien reconnaître en effet que le refoulement à l’œuvre n’a de cesse que de nous amener à disqualifier la portée de ces formations de l’inconscient.
Leur surgissement devient un véritable coup de tonnerre dans un ciel serein.
Surgissement qui se fait au creux de la chaîne signifiante, et nous allons le détailler avec l’exemple de Signorelli, dans cette observation que Freud fait sur lui-même. Il en parle par étapes successives, il ne va pas tout dire d’emblée, il va petit à petit compléter et retravailler cette observation.
Alors, qu’est-ce qu’il se passe ? Je vais vous le redire, je pense que vous l’avez tous lu, mais on va quand même le relire un peu.
Freud est en voyage, il se trouve en voyage en Dalmatie, et il rejoint une ville d’eaux en Bosnie-Herzégovine qui à l’époque se trouve dans l’empire Ottoman, donc un endroit où il y a des Turcs.
La première chose à remarquer, c’est qu’il s’agit d’un voyage, c’est-à-dire un moment particulier, c’est un déplacement, ce moment très particulier qui implique d’être entre deux, qui implique d’être dans un lieu non identifié et dans un temps suspendu entre l’instant du départ et le moment de l’arrivée.
Il se produit alors ce moment que je dirai hors repère dans le voyage, un hors repère qui va être accentué par le fait que Freud est en conversation avec un étranger.
Un étranger qu’est-ce que c’est ? Ça peut s’entendre comme un étranger à lui, une personne qu’il ne connaît pas, mais c’est aussi un étranger dans le sens de la langue : ça peut s’entendre aussi au niveau de la langue et vous le savez puisque vous avez lu l’observation, la langue va avoir une importance dans cet oubli du nom propre et les signifiants qui vont voyager d’une langue à l’autre.
L’échange a sans doute lieu en allemand, ce qui va mettre un accent particulier sur la langue du mot oublié.
Freud évoque donc avec son interlocuteur l’Italie et Orvieto et ses fameuses fresques, les fresques dites en français du Jugement dernier mais en fait en allemand Letzten Dinge, les fresques des Choses dernières, Melman revient bien là-dessus si vous vous reportez à ce qu’il en dit dans Pour introduire la psychanalyse aujourd’hui (p-35).
Et là surgit le trou. C’est-à-dire que Freud parle de ces fresques, à Orvieto, et là surgit les fresques de… et puis un trou : oubli du nom du peintre que pourtant Freud connaît très bien. Le nom du peintre est oublié mais, et c’est ça qui est toujours intéressant dans l’oubli, vous l’avez sûrement vécu déjà, survient d’autres noms.
Il survient d’autres noms, et il sait très bien que ce ne sont pas les bons, que ça n’est pas ça, cela arrive quotidiennement à tout un chacun, et c’est d’autant plus intéressant de voir le travail qu’il va faire là-dessus.
Il surgit d’autres noms comme Botticelli et Boltraffio. Botticelli qu’il connaît très bien, mais Boltraffio qu’il connaît beaucoup moins bien que Signorelli. Donc surgissent ces mots, ces noms, et c’est à ce moment là que Freud va penser que cet oubli n’est pas l’objet du hasard. Et c’est la première évocation, le premier temps, il se remémore la conversation qui a précédée, dans laquelle ils parlaient de ces Turcs justement, de ces Turcs qui avaient une grande confiance dans leur médecin, une confiance telle que lorsqu’il y avait un souci avec un malade, ceux disaient à leur médecin : « Tu sais bien Herr – Seigneur – n’en parlons pas, je sais que s’il était possible de sauver le malade tu le sauverais ». Première évocation donc de la conversation qui a précédée à propos de la confiance de ces personnes en leur médecin.
Nous abordons là avec Freud un point essentiel : il nous rappelle les signifiants en jeu : Bosnie, Herzégovine et Herr qui viennent s’intercaler entre Signorelli, Botticelli et Boltraffio.
Première évocation d’un moment qui a précédé et qui amène un signifiant essentiel qui est Herr.
Mais ça ne s’arrête pas là, ce signifiant Herr, Seigneur, nous allons y revenir plusieurs fois, Freud va l’associer tout de suite au maître absolu, le Seigneur, le Herr, le maître absolu qui est la mort ! Ce qui, évidemment, est à mettre en lien avec les Choses dernières, le Jugement dernier ce que représentent les fresques d’Orvieto.
Seigneur, cette première évocation est une évocation de la mort, mais il ne s’arrête pas là, ce qu’il nous dit, ce sur quoi il va réfléchir, c’est ce à quoi il avait pensé en discutant avec cet étranger : il revenait d’une ville, Traffoï, et dans cette ville - ville frontière que nous connaissons bien pour y avoir suivi des journées d’étude sur l’impuissance sexuelle justement - donc dans cette ville, Traffoï, il a appris par une lettre le suicide d’un de ses patients qui souffrait d’un trouble sexuel incurable, à ce moment-là l’évocation de l’impuissance sexuelle va venir compléter l’évocation de la mort.
Petite parenthèse, nous avons apporté une plaque à Traffoï, au cours de ces journées de l’association lacanienne internationale, une plaque pour justement commémorer ce moment très important de la découverte de Freud. Comme la maison de la culture n’était pas encore construite, nous avons attendu pour qu’elle soit posée une quinzaine d’années… C’était la petite histoire de notre association par rapport à Traffoï, un lieu très particulier.
Donc là nous avons la conjonction entre la mort et la sexualité…
Nous entrons, alors, dans le deuxième moment, la deuxième évocation.
Dans Résultats, idées et problèmes, c’est-à-dire dans le premier article, Freud a proposé un schéma sur les signifiants en jeu et sur les liens entre ces signifiants, c’est le schéma qui suit :
(Freud : Résultats, Idées et Problèmes tome 1, page 104)
Voilà donc les lignes qui mettent en lien les signifiants qui sont en jeu dans cet oubli.
Alors, que signifie cet oubli ? Parce qu’en fait c’est cela qui nous intéresse.
Que signifie cet oubli s’il n’est, évidemment, pas dû au hasard ?
On assiste ici à une décomposition des mots et décomposition des phonèmes. Décomposition des mots en signifiants. Freud va déjà préciser que dans une langue étrangère cette décomposition se trouve facilitée.
Ainsi, ce Signor italien qui se trouveperdu renvoie au Herr de Herzégovine qui, lui, est bien prononcé par Freud en langue allemande au moment où il parle de ces patients qui ont confiance en leur médecin, ces turcs habitant la Bosnie Herzégovine.
L’allemand étant non seulement la langue maternelle de Freud mais aussi celle de ce patient qui s’est suicidé, on peut se demander pourquoi, compte tenu de cette chaine signifiante, c’est Signorelli qui est oublié ?
On peut penser que c’est l’oubli de Signor qui va donner son sens et obliger à considérer Herr par renvoi, mais en fait ce n’est pas l’oubli de Signor qui est en jeu, c’est l’oubli de Signorelli.
L’oubli de Signorelli, lui, s’accompagne de l’émergence de Botticelli et de Boltraffio, donc les deux Bo, Bo que vous retrouvez dans Bosnie et dans Botticelli c’est le Bo de Bosnie, et le elli de Signorelli.
Et Boltraffio qui est donc le Bo de Bosnie et qui est le trafio de Traffoï.
Donc vous voyez la chaîne complexe que nous livre Freud. Il y a un surgissement de noms de remplacement.
Lacan va parler à ce propos de « ruines métonymiques » : il y a un éclatement de ces mots qui vont s’organiser, se réorganiser. « Ruines métonymiques », qui aboutissent à une nouvelle combinaison signifiante.
Donc Botticelli est le reste de Signorelli qui est décomplété par le fait que Signor est oublié.
Bo est le reste de Bosnie-Herzégovine pour autant que le Herr va être refoulé.
Vous voyez comment cela joue entre ces différents signifiants.
Alors si Bosnie-Herzégovine – Bo, Herr – ne sont que les ruines de l’objet métonymique, l’objet métonymique dont il s’agit c’est effectivement ce qui va être refoulé, ce qui va passer dans les dessous.
De quel objet s’agit-il ? Celui qui est, nous dit Freud, Unterdrückt, c’est-à-dire qui est passé dans les dessous, qui est repoussé dans les dessous, le Herr, c’est le maître absolu, c’est la mort. Il tombe dans les dessous car il pourrait venir, par sa présence, révéler justement ce qui est la Vérité de la question de Freud, la mort bien sûr. La mort mais aussi ce qui va lui être lié, c’est-à-dire la puissance sexuelle.
Car pour Freud, dans cette chaîne, et ce que nous révèle l’oubli, c’est qu’il ne s’agit pas simplement du suicide de ce patient dont il a appris la nouvelle à Traffoï.
Il est bien certain que cette nouvelle, outre le fait que c’est toujours quelque chose de douloureux de penser que l’on n’a pas pu, entre guillemets, “guérir” ou aider un patient, cette nouvelle en impliquant le lien entre mort et vie sexuelle, renvoie Freud à sa propre histoire. En effet, dans les lettres à Fliess, c’est à peu près vers une quarantaine d’années qu’il va dire que lui n’a plus de vie sexuelle, puisque Martha a des grossesses à répétition et qu’il est contre le coitus interruptus, et donc voilà il n’y a plus rien.
Il y a une vérité sûrement très personnelle pour Freud, mais il y a aussi ce sur quoi il travaille, ce sur quoi il est en butte à la société scientifique, ce sur quoi il déchiffre, et ce sur quoi il peut se tromper.
Il y a une première lecture par rapport au suicide de ce patient, c’est sûr, mais il y a aussi tout ce qui vient révéler une certaine Vérité à Freud, une deuxième lecture.
Il y a dans une première analyse de cet oubli une combinaison signifiante qui nous intéresse parce que cette combinaison signifiante renvoie aussi à l’association libre dans la cure analytique. Ces signifiants désarticulés renvoient aussi à ce qui nous importe d’entendre, et qui vient révéler une vérité du sujet.
Bien souvent il y a un arrêt concernant les associations dans la cure du fait de leur incongruité, leur absence de sens puisqu’elles ne fonctionnent que dans une combinaison homophonique, une homonymie. Le travail de Freud sur ces ruines métonymiques nous permet de prendre la mesure de leur importance.
Ainsi l’oubli n’est pas un trou absolu, une béance, il se présente autre chose à cette place.
Pourrions nous dire, comme nous le supposions au début, qu’il surgit de cette béance ce désir inconscient qui divise le sujet ?
Ce n’est sans doute pas si simple !
Où est le sujet ?
On va dire qu’il est, dans un premier temps, pris dans cette métonymie. Il va falloir avancer un peu par rapport à ça.
Souvent dans le cours de la cure quand il y a une association qui vient comme ça sur une homonymie signifiante, il y a rejet : « Je suis en train de parler de ça » et tout de suite il vient par association signifiante de mots quelque chose qui n’a rien à voir, et le premier mouvement sera de le repousser, or c’est au contraire là que des signifiants sont en train de jouer.
Et si vous prenez l’exemple de Freud, c’est très intéressant, quel rapport entre Bosnie-Herzégovine et Signorelli ? Quel rapport entre Signorelli et Trafoï ?
Nous sommes dans ce premier moment où il s’agit d’une combinaison homophonique. Une homonymie.
Encore une fois l’oubli ce n’est pas un trou absolu, ça n’est pas une béance totale. Il y a des choses qui se présentent à la place et c’est cela que nous considérons dans cette première approche qui travaille sur la métonymie.
Mais la complexité des formations de l’inconscient (lapsus, mots d’esprit, oubli), c’est qu’elles ne fonctionnent pas uniquement selon une seule loi du langage. Elles fonctionnent bien sûr avec les deux lois du langage, c’est-à-dire la métonymie et la métaphore. En cela vous pouvez entendre ce que l’on répète souvent :
« L’inconscient est structuré comme un langage ».
Je pense qu’avec l’exemple de Signorelli nous allons pouvoir le démontrer.
Nous avons déjà ce premier temps d’éclatement, de ruines métonymiques, qui fonctionne en une combinaison signifiante. Puis Il y a, puisque c’est une formation de l’inconscient, un deuxième temps où se met en place une métaphore.
En ce qui concerne la métaphore, le fonctionnement va se faire par déplacement bien sûr, mais aussi par substitution.
C’est le fonctionnement de la métaphore. Et la substitution vous l’avez immédiatement, c’est la substitution « Herr, Signor ».
La métaphore qui est en jeu, comme toute métaphore, tend à l’émergence d’un nouveau signifié.
Gardez cela présent, cela tend à l’émergence d’un nouveau signifié. C’est une substitution à ce moment-là qui va être hétéronomique :
« Signor » est le substitut de « Herr », Lacan s’est interrogé, est-ce-que c’est une vraie métaphore ? Il dit que cela peut se discuter, mais que finalement ce n’est pas important, le plus important c’est qu’il y a une substitution.
Il y a une substitution de mots. « Signor » est refoulé, et « Herr » est unterdrückt, c’est-à-dire passe dans les dessous. « Signor » est masqué, mais « Signor » n’est pas oublié, c’est ce que je vous disais tout à l’heure, celui qui est oublié c’est « Signorelli ».
Donc « Signor » est en quelque sorte un déchet, le déchet d’un signifiant refoulé, de quelque chose qui se passe à la place où on ne retrouve pas « Signorelli ».
« Signorelli » a été pris dans le jeu métaphorique, ce qui a entraîné l’oubli du nom.
Dans cette substitution de signifiant à signifiant, dans cette substitution va s’exercer l’action d’engendrer un nouveau signifiant. C’est la métaphore.
Et le sujet s’y inclut, parce que où est le sujet ?
Le sujet c’est le ressort de la formation de l’inconscient.
Et il s’exprime dans le lapsus ou dans le mot d’esprit, je vous rappelle brièvement le mot d’esprit que vous connaissez tous : « famillionnaire ».
Vous savez que c’est Henri Heine qui a rencontré Rothschild, Salomon Rothschild et il raconte que celui-ci l’a traité d’une façon tout à fait « famillionnaire ». C’est là-dessus que Lacan ouvre son travail dans le séminaire sur les Formations de l’inconscient. « Famillionnaire » est un mot d’esprit et un lapsus car nous entendons bien « famille » et « millionnaire ».
Il y a là une création de mot, on pourrait dire un néologisme, ce mot vient signifier quelque chose. On ne va pas le décortiquer, mais ce mot est tout à fait intéressant, et ce mot surgit en tant que lapsus.
C’est quelque chose que nous connaissons bien, un mot qui surgit comme cela, et qui va être la concaténation de deux signifiants.
Cependant, justement, en ce qui concerne « Signorelli », rien ne vient à ce moment-là. Rien ne vient de ce qui aurait pu, comme « famillionnaire », être une création de sens.
On va l’écrire tout de suite : Quelle est la métaphore qui devrait se faire ?
X SIGNOR
SIGNOR HERR
Voilà la métaphore qui devrait se faire, comme un croisement qui impliquerait un fonctionnement par déplacement dans les chaînes métonymiques et une substitution.
Ce lieu de croisement entre deux chaînes, par exemple c’est là où Lacan parlait justement du fameux « point de capiton », croisement entre deux chaînes, une chaîne métonymique et une chaîne métaphorique.
Le « point de capiton » vient arrêter un glissement, il vient arrêter un glissement et générer un nouveau signifié.
Mais l’on peut entendre que ce croisement pour une raison ou pour une autre peut être levé, il peut ne pas fonctionner, on parle alors de décapitonage entre les deux chaînes. Donc quelque chose va être levé, sans pour autant que nous soyons en présence d’une psychose. Mais la levée de cet arrimage entre les deux chaînes va produire une impression d’étrangeté, une « inquiétante étrangeté », une sorte de déréalisation, que l’on peut retrouver, par exemple, à l’occasion de certains actes manqués .
Pourquoi ce croisement est il si important ? Quand ce glissement est arrêté par la métaphore, qu’est-ce qui se produit, quel en est l’enjeu ?
Eh bien, Lacan nous le dit : « Lamétaphore elle apprivoise la mort » : c’est la métaphore qui va apprivoiser la mort, puisque à ce moment-là il va y avoir la possibilité d’inscrire la mort, de l’inscrire dans une chaîne signifiante.
Si l’on parle de métaphore, nous sommes obligés d’évoquer la métaphore paternelle.
NdP désir de la mère 1
Désir de la mère Sié au sujet ϕ
(mort et sexualité)
Dans la métaphore paternelle ce qui est important c’est cette élision, par cette élision que se passe t-il?
C’est la mise en place de la castration symbolique, tout au moins une manière d’en donner une écriture.
La castration symbolique inscrit le sujet dans l’humaine impuissance par rapport à la mort - le Seigneur, Herr, le maître absolu - mais aussi dans le même temps dans le lien indissoluble entre mort et sexualité et donc dans l’humaine condition. C’est cela qui vient à être signifié par la castration symbolique.
Un exemple pour l’illustrer un peu. Dans une conférence à Louvain, Lacan fait référence justement à la question de la mort, en disant qu’effectivement on n’y croit pas et que l’on a bien tort, parce que c’est la seule chose dont on peut être sûr.
Il parle alors d’une patiente qui a fait un rêve, elle rêvait d’une infinité de vies qui n’en finissaient pas, il n’y avait pas de mort, cette infinité de vie se poursuivait comme ça. Et Lacan nous dit : « Eh bien elle s’est réveillée presque folle ». Vous voyez là que la question de la mort permet d’arrêter quelque chose, à la condition qu’elle soit apprivoisée par cette métaphore, c’est-à-dire inscrite dans un symbolique.
Signorelli est ce peintre qui a tenté de représenter les Choses dernières, qui a peint le Jugement dernier, qui a tenté de représenter l’irreprésentable, l’irreprésentable qui implique le maître absolu, « Herr ».
Ce qui se passe avec « Signorelli », c’est que justement la création métaphorique échoue.
« Signor » va être effacé, et ce x qui aurait dû se combiner avec « Herr » n’advient pas. Autrement dit, dans l’oubli la métaphore échoue.
C’est ce point-là précisément qui est extrêmement important : on peut remonter ces chaînes signifiantes, que ce soit du côté de la métonymie par rapport à l’objet, ou du côté du signifiant, cependant à un moment donné la métaphore va échouer, c’est-à-dire qu’il n’y a pas création d’un mot, d’un mot qui se serait combiné avec « Herr » pour venir signifier à Freud quelque chose de l’ordre de sa vérité, comme le mot « famillionnaire » vient le révéler au sujet.
Nous aurions pu réduire toute la question de l’oubli simplement à un : « Je refoule quelque chose qui me dérange », ce qui aurait été une lecture disons un peu psychologique, mais Freud nous fait entendre ici bien autre chose.
Ce travail que propose Freud, et que va reprendre Lacan, pousse les choses bien plus avant puisqu’il nous amène au cœur même du fonctionnement du langage, et de sa structure, et du fait que l’inconscient est structuré par un langage.
C’est pourquoi nous avons dans l’oubli quelque chose qui est beaucoup plus important que le simple « refoulement de ce qui dérange », une chose qui viendrait révéler, si le sujet veut y être attentif, ce qu’il en est d’une vérité, de sa vérité. C’est-à-dire que l’oubli vient là en ce creux.
S’il s’agit de ce que nous avons évoqué : la question de la mort et de la sexualité.
Melman nous dit, et c’est assez joli, que nous avons dans notre langage courant constamment recours à la métaphore et à ces métaphores qui fonctionnent par un manque, qui laissent un vide et ce vide nous savons très bien de quel côté nous allons l’entendre.
L’exemple que donne Melman, c’est par exemple : « Ça me la coupe » vous entendez la question qui surgit là de la connexion entre mort et sexualité.
Ou bien, autre exemple : « Cette femme c’est une vraie…. », il n’est pas besoin de poursuivre, on n’a pas besoin de terminer la phrase, on a bien entendu de quel côté ça s’organise, ça se dit.
Donc, si vous voulez, il y a effectivement au niveau du langage et de la métaphore paternelle cette inscription dans la jouissance phallique par une élision des termes qui permet la substitution signifiante et qui porte le sujet désirant, qui le porte, mais qui le porte à partir d’un manque. Et c’est pour cela qu’au départ nous avons commencé par le ratage.
Au début nous avons parlé du ratage. Donc l’oubli du nom émerge dans la chaîne signifiante, et par l’oubli du nom émerge dans la chaîne signifiante ce qu’il en serait d’un désir inconscient.
Ce n’est pas la question du refoulement simplement vue d’une manière mécaniciste, c’est l’échec de la tentative de création métaphorique à propos de « Signorelli ».
On peut le dire exactement, c’est comme si, dans l’exemple du « famillionnaire » c’est comme si Henri Heine avait dit : « Il m’avait reçu d’une façon tout à fait ? », et puis il aurait un trou !
Donc Freud attend, il y a une attente de la métaphore, et cette métaphore ne va pas fonctionner.
C’est ce que l’on entend : à la question des Choses dernières, la vérité qui devrait surgir sur la mort et la sexualité laisse un vide, un oubli.
Pourquoi effectivement évoque t-il ces fresques à cet étranger ?
A l’appel de la métaphore aucun nouveau signifié ne vient, « Signorelli » est appelé à une autre forme signifiante que son simple nom, qui va être convié là mais en se brisant « Signor » « elli » etc.
Donc si vous voulez, et Lacan le pose, le mot « Signor » est vraiment la conséquence de la métaphore non réussie que Freud appelle à son aide, « sapiens Signor ».
Si vous vous rappelez ce que dit Freud à un moment : « Non seulement je ne retrouvais pas le nom de Signorelli maisjene me suis jamais si bien souvenu, si bien visualisé les fresques d’Orvieto, moi qui ne suis pas tellement imaginatif ».
C’est-à-dire que non seulement il oublie le nom, mais en même temps il voit, et il voit de façon particulièrement nette les fresques, et il voit même le peintre, il le voit. Il n’a jamais aussi bien visualisé.
C’est un point qui est tout à fait intéressant, parce qu’il y a là, un moment particulier où l’on entend ce qui, du côté de l’image, de cette image qui l’envahit presque, vient appuyer sur l’oubli du nom de Signorelli.
Et c’est un point important, parce que c’est vrai que nous avons là une bascule que nous connaissons bien, c’est quelque chose qui arrive très souvent : avoir une vision très claire de quelque chose que nous avons oublié, que nous oublions, et cela arrive même avec des morceaux de musique. C’est dire que les fresques nous les voyons, c’est-à-dire qu’elles se formulent dans l’esprit, et nous ne pouvons pas les dire.
Donc nous avons ce point de bascule où finalement l’image vient renforcer l’oubli.
Tout à fait entre parenthèse, Jean Bergès a très souvent parlé de cette difficulté dans l’apprentissage de la lecture pour les enfants lorsqu’on leur donne à voir la lettre, si on leur donne l’image de la lettre cela arrête immédiatement le processus d’apprentissage symbolique. C’est-à-dire que pour apprendre à lire une lettre, il faut oublier l’image, il faut oublier, et là vous voyez que pour Freud à ce moment-là ce qui se présente c’est le processus inverse : Il voit de façon particulièrement nette ces fresques, mais il en oublie le nom du peintre.
Et Lacan à ce propos a souligné que c’était sans doute grâce à ce fonctionnement non imaginatif mais bien du côté du langage, du symbolique que Freud a pu par ailleurs mener à bien ses découvertes !
Il y a donc intensification de certains éléments et perte d’autres.
Ce qui va permettre une création de sens, un changement de sens.
Alors si le x de cette métaphore-là est un appel à une création de signifiant, eh bien vous voyez que là il reste x en tant qu’inconnue.
Il ne trouve rien, il ne trouve rien qui pourrait venir satisfaire à la question de ce qu’il en est des Choses dernières justement.
Rien au niveau de x ne va être trouvé. Oublier un nom ce n’est pas une négation, c’est un manque de ce nom, c’est-à-dire que ce n’est pas parce que ce nom n’est pas attrapé que c’est un manque, mais c’est le manque de ce nom, manque à la place où ce nom devrait exercer ses fonctions.
Je vous convie à lire ces deux séminaires de Lacan là-dessus, qui sont vraiment remarquables.
« Signorelli » n’est plus retrouvé, mais les fragments sont trouvés.
Alors, bon, c’est un peu ramassé ce que je vous ai dit, par exemple :
Est-ce-que tout oubli, est-ce-que tous les oublis répondent à ce mécanisme ?
Mécanisme complexe quand on essaye de le déployer : c’est la même chose pour le mot d’esprit, vous verrez, quand on essaye de déployer le mot d’esprit il perd d’abord évidemment son sel et en même temps cela devient extrêmement complexe. Alors, est-ce-que tout oubli relève de cette économie ? Eh bien Freud, bien sûr, avec prudence nous dit non, sans doute pas, il nous dit il y a des cas où non, mais il y a des cas où l’on relève de ce mécanisme.
Petite aparté, j’ai trouvé absolument extraordinaire d’honnêteté le travail de Freud.
C’est vrai aussi en ce qui concerne la Science des rêves : dans la Science des rêves il se révèle, il se découvre d’une façon assez extraordinaire, mais dans la Psychopathologie de la vie quotidienne aussi.
Il va s’exposer, s’exposer dans des moments très difficiles pour lui parce que on ne peut pas dire qu’il soit très encouragé dans son travail, ni à l’époque très suivi. Ce travail de Freud, s’il est une démonstration du fonctionnement de l’inconscient, nous pouvons accepter qu’il soit un peu difficile et un peu verrouillé.
Ce fonctionnement de l’inconscient, nous pouvons en suivre le fil par exemple dans une analyse.
Dans une analyse une des premières choses requises pour s’y engager, avec le transfert, c’est de savoir, pas de connaître, mais de savoir que l’inconscient ça existe, et d’essayer d’en saisir les fils tels qu’ils se tissent dans le langage. Et sur ce point un exemple comme Signorelli vient le mettre en scène.
Et je crois que ce qui est assez intéressant, c’est que l’oubli qui nous paraît une chose très simple, si nous essayons de remonter les fils et les chaînes, comme le font Freud et Lacan, nous mesurons alors les ramifications qui vont être faites, et qui ne fonctionnent pas par des règles qui seraient des règles causales, des règles qui seraient simplement : « ça ne me convient pas, donc je l’oublie. » Voilà.
Si vous n’oubliez pas de me poser des questions, vous avez remarqué, ce serait bien !!!
Question : Est-ce-que l’oubli a une fonction vitale ?
Mme Dransart : Oui ça a une fonction vitale comme le ratage. Exactement, mais dans le sens où ce qui est oublié n’est pas aux oubliettes. Mais dans une séance d’analyse c’est très souvent que la personne nous dit: « Ah, justement, je l’ai oublié, je l’avais au bout des lèvres et justement je l’ai oublié ». Donc c’est très souvent que cela arrive (…) Ce mot « oublié », eh bien voilà… C’est chaque fois le petit Signorelli…. Cela implique quand même qu’il y a quelque chose qui a raté, qui a raté au niveau de la construction métaphorique C’est-à-dire qu’il n’y a pas de néologisme qui est apparu, il n’y a pas de « Famillionnaire » qui est apparu, il n’y a pas eu la possibilité d’un mot d’esprit, ce qui ouvre une autre question !
Question :
Mme Dransart : Si vous oubliez un bijou chez votre amant, cela a peut-être à voir avec la sexualité. Dans les exemples que Freud donne un peu plus loin dans le livre, il y a des oublis d’adresses. Les oublis d’adresses, eh bien, il y en a un en particulier où cette adresse était celle d’une personne pour laquelle il s’était trompée de diagnostic, (…) au niveau de son manque, il n’a pas été le médecin en qui l’on pouvait avoir confiance ! Et il évitait cette adresse, il y a d’autres exemples où effectivement il évitait de passer dans une rue, parce que dans cette rue, il se l’est rappelé après, dans cette rue vivaient des amis qui avaient été très proches, et ils ne se voyaient plus pour des raisons d’argent. Il y avait quelque chose qui là effectivement impliquait le désir inconscient, à partir du moment où cela implique le désir inconscient, la question de la mort est attendue (…). Donc effectivement on peut dire que dans l’oubli il y a cela.
Question :
Mme Dransart : Alors ce n’est pas ce que dit Freud. C’est intéressant ce que vous posez, c’est vraiment une remarque importante, parce que cela nous permet de saisir le pas. Effectivement on peut penser, on pourrait penser que c’est une défense, or ce que nous dit cette observation de Freud, c’est que c’est un endroit où une métaphore n’a pas fonctionné.
C’est-à-dire que justement on n’a pas pu à ce moment-là apprivoiser la mort, c’est-à-dire que l’on n’a pas pu apprivoiser cette vérité dernière, c’est là le manque. Il y a à ce moment-là effectivement quelque chose comme un Réel qui surgit.
Donc on n’est pas dans une défense, on est au contraire dans quelque chose qui n’est pas advenu, un manque du nom, un manque d’une création.
Vous voyez ce pas entre les deux, parce que si on dit défense cela impliquerait que nous soyons du côté du moi. (…) On n’en est plus là, mais quand même il y aurait là quelque chose du côté d’une volonté. Or non. Comme toute formation de l’inconscient, il y a quand même une tentative de création même si ça rate, et comme toute formation de l’inconscient, qu’est-ce-qui va se passer ? Il va se passer, il se passe que l’inconscient traverse, l’inconscient va traverser au niveau des ruines métonymiques, comme le dit Lacan.
Question : Ce n’est pas comme l’ombilic du rêve ? Moi ça me fait penser à l’ombilic du rêve.
Mme Dransart : Oui effectivement on va plus le ramener de ce côté-là, effectivement il y a un point de Réel qui surgit à ce moment-là, qui n’a pas pu être pris, je reprends mes mots, qui n’a pas pu être apprivoisé. Effectivement c’est la question de l’ombilic du rêve puisque nous nous retrouvons avec cette vérité du côté du désir inconscient (…)
Question :
Mme Dransart : Effectivement, en tout cas il y a cette prégnance de l’image, du tableau des Choses dernières.
La difficulté, c’est que l’image n’apprivoise pas, au contraire, l’image va amplifier l’angoisse, c’est ce qui se passe en général. Donc la question que vous posez est tout à fait intéressante, mais je pense que nous sommes dans deux champs différents. Champ de l’image, de l’imaginaire, c’est-à-dire dans ce champ où effectivement à ce moment-là la castration symbolique n’interviendrait pas, c’est-à-dire que nous avons les Choses dernières, mais cela est un signifiant, Lacan le dit bien, il essaye de représenter l’irreprésentable. C’est-à-dire que cette représentation ne peut venir arrêter quelque chose. Elle fige, elle fige le regard, enfin ce regard, cette visualisation de Freud, et en figeant cela, elle empêche d’autant plus le signifiant de venir, de venir nommer et arrêter quelque chose. Donc il est effectivement, d’une certaine façon, renforcé par ce qu’il a visualisé.
Alors on pourrait se poser la question, je ne sais pas : notre fixité au niveau du regard, au niveau de l’image c’est un beau fantasme, c’est par exemple « L’homme aux loups », la fenêtre avec les loups qui apparaissent, par exemple cette fixité-là. Simplement dans cette fixité-là, dans le fantasme si le sujet reste présent, l’objet disparaît, et à partir du moment où cette fixité, où l’image arrive, l’objet est présent, l’objet va venir absorber la position subjective, et cet objet qui absorbe nous le retrouvons dans ce que l’on a appelé « les ruines métonymiques », c’est-à-dire qu’il va se diffracter en plusieurs signifiants mais qui sont effectivement des morceaux métonymiques de ce tableau du Jugement dernier. Et vous voyez à ce moment-là on est dans la chaîne métonymique, on n’est pas dans la métaphore.
Question :
Mme Dransart : Mais l’image en tant que moi, c’est un signifiant, mais quand vous êtes absorbé par un tableau, et que vous voyez le tableau, que vous voyez le tableau, vous voyez le peintre, vous voyez le peintre et vous ne trouvez plus son nom, vous êtes, effectivement absorbé par cette image, mais ce n’est plus un souvenir. Vous êtes noyé dans le champ imaginaire (…)
Quand vous êtes devant votre télévision, qu’est-ce-qui se passe ? Il ne se passe rien. Vous êtes devant votre télévision, je ne dis pas si vous écoutez une extraordinaire émission littéraire, vous ouvrez votre télévision le soir parce que vous voulez vous vider l’esprit (…)
Remarque : une image, comme ça, artistique au contraire suscite des évocations (…)
Mme Dransart : Représenter l’irreprésentable (…) Bien sûr il est merveilleux ce tableau, il est formidable, c’est une fresque, c’est extraordinaire, mais si vous voulez, il essaye de représenter. C’est un artiste c’est très beau, l’irreprésentable, mais ce n’est pas parce que vous voyez cela que vous savez ce que sont les Choses dernières. Ce n’est pas parce que vous voyez cela que, effectivement, vous pouvez vous représenter votre mort. C’est en cela que vous défaillez devant l’irreprésentable de la mort.
Ce qui est vraiment intéressant, je trouve, dans ce qu’il nous apporte sur l’oubli c’est que, effectivement, il reste le ratage et quand à Freud lui vient l’image des fresques, cela masque ce ratage, mais cela ne devient en rien une opération symbolique (…)
C’est tout à fait cela, c’est exactement cela. Il le dit. Donc vous ne vous représentez pas votre propre mort.
Question :
Mme Dransart : C’est pour cela que je vous donnais l’exemple du travail de Bergès dans l’apprentissage de la lecture pour les enfants, parce que je trouve qu’on le ressent très bien, c’est très parlant, on peut tous essayer cela : voir qu’à partir du moment où on glisse une représentation de l’image on arrête un processus symbolique. Le processus symbolique en l’occurrence c’est quand même le fonctionnement de la métaphore.
Question :
Mme Dransart (…) Tout le travail de Freud sur les souvenirs-écrans. Tout le travail de Freud sur les souvenirs-écrans, c’est vraiment remarquable. C’est très, très intéressant, et quand l’image est si vive, effectivement, et dans un rêve aussi. Quand l’histoire du rêve vous saisit vraiment, que l’image est très brillante, plus cela va susciter une émotion, plus vous pouvez être sûr que l’émotion suscitée est à dissocier de l’histoire du rêve. C’est-à-dire que le rêve dans sa brillance, effectivement, vient faire écran, l’émotion est juste, mais ce qui est présenté, là, vous pourriez lui faire subir le même sort qu’à Signorelli, c’est-à-dire qu’effectivement l’écran vient masquer. « Signor » vient masquer « Herr ». C’est tout à fait cela.
Question :
Mme Dransart : Le point de capiton (…) Voyez, je vous ai parlé de ces deux flux, qui sont des flux du langage, donc qui sont : soit le signifiant sur le signifié, soit on peut le dire aussi dans le sens, c’est chaîne métonymique et chaîne métaphorique, ou synchronie et diachronie. Vous retrouvez chaque fois ces deux aspects, en fait. Point de capiton, c’est le point du matelas ; avant il y avait des matelas en laine, il y avait un capitonnage. Le capitonnage c’est à un moment donné ce qui empêche, ce qui permet d’arrêter deux chaînes (…) Alors vous trouverez cela, Lacan s’en est servi pour parler de ce qui se passe entre une chaîne signifiante et le signifié. Le point de capiton c’est un moment d’arrêt où un signifiant, quand vous êtes dans une langue, un signifiant va avoir au moins un signifié, pas qu’un (…) D’une certaine façon cela veut dire que malgré tout vous entendez ce que je vous dis, un peu. Disons que les mots que je prononce ont un sens pour vous, un sens qui est de l’ordre d’une convention mais qui peut s’entendre différemment dans un autre contexte, mais quand même, vous entendez un petit peu les mots que je vous dis. (…)
FREUD, S., Résultats, Idées et Problèmes, t.1, sur le mécanisme de l’oubli, 1898, pp 99-107 pour la version française, P.U.F, Paris 1984.
FREUD, S., Die Traumdeutung, 1900, L’interprétation des rêves, P.U.F, Paris
FREUD, S., Zur Psychopathologie des Altagsleben. Über Versprechen, Vergessen, Vergreifen, Aberglaube und Irritum, 1901, Psychopathologie de la vie quotidienne, petite bibliothèque payot, Paris
FREUD, S., Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse, 1916-1917. Introduction à la psychanalyse, les actes manqués pp 5-67 pour la version française, petite bibliothèque payot, Paris, 1961.
LACAN, J., Les Formations de l’inconscient, livre V, le champ freudien, Paris, seuil.
MELMAN, Ch., Pour introduire la psychanalyse aujourd’hui, Association lacanienne internationale, 2005.