Conférence pour l'introduction à la psychanalyse

Introduction

Comme vous avez pu lire attentivement, j’espère, le cas de l’Homme aux Rats de Freud autour duquel tourne l’ensemble des interventions de cette année pour l’ICP, nous allons pouvoir entrer d’emblée très rapidement ce soir dans le vif de mon propos et essayer de faire un pas de plus avec vous, sur les questions de la particularité de la dimension de la dette, dans la névrose obsessionnelle.

Pour ce faire, j’ai dû croiser plusieurs sources, quatre textes de Freud exactement. Le cas de l’Homme aux Rats publié en français dans les CinqPsychanalyses (PUF) ; le même texte publié à l’origine en allemand Bermerkungen über einen Fall von Zwangsneurose (Studienausgabe, Volume VII, S. Fischer) ; le même texte encore publié en anglais Notes upon a case of Obsessional Neurosis (Standard Edition of the Complete Psychological Work of Sigmund Freud, Vintage, The Hogarth Press, Volume X) et enfin en publication bilingue allemand/français L’Homme aux Rats, Journal d’une Analyse (PUF).

Symptômes cliniques

Alors très rapidement, je vous rappelle que lorsque Ernst Lanser vient consulter Freud en 1907, il est excessivement malade de sa névrose et donc tourmenté, puisqu’il souffre d’obsessions abominables qui concernent des craintes très particulières, précises ; il craint qu’il arrive quelque chose à deux personnes qu’il aime beaucoup, son père et une Dame qu’il vénère, ce terme est très important : « Befürchtungen, da zwei Personen, die er sehr liebe, etwas geschehe : dem Vater und einer Dame, die er verehre » (1). Verehren : qu’il honore et non pas : verkehren, avec laquelle il réalise le coït, vous voyez la question délicate qui s’insinue entre les questions qui l’anime. Donc la Dame, maintenue dans un statut de déesse, sur un piédestal, est marquée de cette dimension divine phallique, tenue hors du monde objectal. Vous savez qu’il y a parfois un seuil compliqué pour certains hommes qui est celui de faire passer une femme de cette dimension phallique à cette dimension objectale puisque ceci implique qu’elle puisse déchoir, chuter, d’une certaine position pour devenir, pour lui, un objet de désir sexuel. Le voilà aux prises avec cette première difficulté. Et alors, il pose une question tout à fait intéressante puisqu’il a le sentiment que s’il fait passer cette dame par un traitement sexuel, c’est-à-dire qu’il l’a fait entrer dans le monde de la sexualité, il lui manque de respect et il la déshonore.

Alors première question que nous gardons sous le coude, pourquoi le fait de faire passer la Dame dans le monde des objets sexuels équivaudrait à sa dégradation ? Il pourrait aussi entendre que le désir sexuel est le plus grand des honneurs qu’il fait à une femme. Eh bien non ! Vous percevez qu’il est déjà là dans une drôle de position, n’est-ce pas ? Mais continuons.

Comment ? Quand ? À la faveur de quels types d’événements sont apparus les symptômes que nous venons d’évoquer, ce tourment profond ? Il était bien sûr déjà sujet à une névrose obsessionnelle dont je ne détaille pas l’histoire, bien avant le surgissement de ces questions, mais pour ce qui nous intéresse ici plus précisément, c’est comment cette dimension de la névrose va venir s’exacerber lors de son parcours. Il était donc officier de réserve en manœuvre quand à l’occasion d’une halte : Rast (2), il égare son binocle : Zwischer (3), c’est-à-dire ce qui lui sert de prothèse du côté du regard, qui peut également signifier pincer, harceler, tourmenter et qui équivoque étrangement avec Zwischen qui veut dire aussi être pris entre deux, être coincé entre deux ! Là encore nous continuons à explorer le vocabulaire de sa névrose obsessionnelle. Bref le voilà donc d’emblée le cul entre deux chaises en quelque sorte comme on le dit en français, car au lieu de rechercher cet objet qu’il a perdu et qui le plonge dans un tel désarroi, de retarder le départ de la troupe : Aufbruch (4) il refuse cette idée d’être responsable de l’introduction d’un grain de sable dans les rouages et être cause d’un petit embouteillage, d’un ralentissement dans la conduite des opérations qui étaient prévues jusque-là. Il renonce et est déjà engagé dans une forme de rumination mentale contre le risque d’accumulation des petites crottes, le danger permanent de constipation, de rétention, de blocage à l’écoulement naturel des choses, car Aufbruch peut désigner aussi l’écoulement qui concerne les entrailles, la bidoche, les tripes. Notre commentaire semble bien au bon endroit. Donc c’est toujours intéressant car nous avons toujours une préoccupation au-devant de la scène d’ordre conscient mais de manière sous-jacente, à travers le même signifiant, nous entendons une autre préoccupation d’une autre portée et qui est toujours maintenue à fleur de refoulement, pour lui.

Pour ne pas provoquer l’incident d’occlusion, il décide donc de lever le camp et de télégraphier à Vienne pour que son opticien lui fasse parvenir un autre Swischer. Nous sommes obligés, au regard des perturbations phénoménales produites par cette perte, d’entendre qu’il s’agit là bien sûr d’une autre perte que celle d’un binocle puisque vous vous rappelez qu’il a eu une enfance prolixe avec un intense passé voyeuriste qui consistait à aller explorer avec bonheur sous les jupes de ses chères bonnes — l’une d’entre elles, très importante dans la découverte de sa sexualité infantile, épousa d’ailleurs plus tard un conseiller aulique, c’est-à-dire à la cour du souverain, pour devenir Frau Hofrat (5) — encore ce fameux rat qui nous revient. Vous vous souvenez de ses jeunes impulsions n’est-ce pas à aller explorer dans le champ anatomique — erreur ! — car ce qui organise son désir en tant que regard ne peut se saisir sous la robe de quiconque. Donc sans devoir trop l’expliciter pour commencer, retenons que dans un premier temps, quelque chose du côté de ce champ scopique, c’est-à-dire ce champ du regard, si déterminant et précieux pour lui, se trouve ainsi contrarié, déstabilisé, empêché, gêné, par la perte de ce binocle. Ça, c’est le premier temps de la flambée symptomatique de sa névrose. Ce qui va sans doute s’accompagner de certains effets plus ou moins inattendus.

Or juste avant cet incident, un capitaine cruel favorable aux peines et sévices corporels qui s’appelait Nemeczek, qui veut dire en tchèque petit Allemand, avait fait le récit d’un supplice oriental qui consistait à renverser sur les fesses d’un candidat attaché, un saut rempli de rats — ratten (6)— affamés qui s’enfonçaient ainsi lentement dans son rectum. Délice d’abominations, n’est-ce pas ! Et donc après quelques questions insistantes de Freud — raten (7) — Ernst Lanser avoue qu’il était habité depuis par cette idée terrifiante qu’une telle chose puisse être infligée à son propre Père ou à la Dame profondément aimée. Qu’est-ce que ce nouvel événement nous fait entendre suite à ce premier rappel de la prééminence du voyeurisme chez lui avec la perte du binocle, c’est une autre prééminence tout à fait essentielle qui concerne la dimension de l’analité dans son économie subjective ? Le supplice au rat n’est rien d’autre qu’une jouissance anale insupportable. Comment parvient-il à se délivrer de cette sorte d’emballement d’idées qui l’assiège autour de ce double malheur qui pourrait frapper ceux qu’il aime ?

Afin d’essayer de s’en défendre, il met en œuvre une formule conjuratoire magique dont il a l’habitude eu égard à ses obsessions en général et qu’il prononçait tout bas pour lui-même : « Mais enfin ! — suivi d’un geste de dédain de la main — que vas-tu donc imaginer là ? » Ce qui en allemand se dit d’une manière qui ne manque pas non plus de croustillant : « Aber… Was fällt dir denn ein ? » (8) qui signifie littéralement, mais qu’est-ce qui te tombe dedans, qu’est-ce qui te rentre dedans, qu’est-ce qui te pénètre ? C’est intéressant car vous entendez même dans la figure conjuratoire qui est supposée éloigner, expulser l’obscénité pulsionnelle qui se formule à lui malgré lui, l’obscénité s’y réintroduit ! Elle revient ! Ce qui vous révèle la sorte d’équivalence inconsciente établie dans ses affaires entre les pensées qu’elles soient obsessionnelles ou autres et les rats. Notez aussi que Aber dans sa formule, autrement dit : « mais », s’équivoque aisément avec Abwehr, qui désigne justement la défense (9).

Vous voyez, quand vous écoutez un récit, vous pouvez être entraîné dans sa dimension imaginaire et du même coup oublier que tout cela est organisé par des signifiants très précis, très proches qui trament la structure fondamentale de l’inconscient qui est à l’œuvre là dans tel ou tel symptôme.

C’est dans le contexte très particulier que je viens de rappeler rapidement que survient donc cet autre motif atroce de tourment, qui nous amène au cœur de mon propos de ce soir, et qui concerne la notion d’une dette impossible à acquitter pour lui. Alors essayons d’appréhender comment tout ceci s’organise-t-il ? Lorsqu’il reçoit de Vienne de la part de son opticien le substitut de l’objet perdu — si vous me permettez cette formulation — un paquet contre remboursement contenant le lorgnon du voyeurisme, c’est le fameux capitaine cruel qui avait évoqué la torture orientale qui le lui remet — ce n’est pas indifférent cela — le voici face à la figure crainte de son tortionnaire. Dans cette organisation particulière qui vient nouer les différentes obsessions à travers ce personnage, je vous demande maintenant la plus grande attention parce que ceci nous révèle quelque chose de la structure essentielle de la névrose obsessionnelle, il va y avoir pour lui l’émission d’un certain nombre de pensées et de contre-pensées dans un libellé grammatical extrêmement précis. En sachant que chez l’obsessionnel ces pensées peuvent parfois s’auditionner sur un mode quasi hallucinatoire.

Voici donc la manière dont Ernst Lanser rapporte les propos du capitaine cruel : « Le lieutenant David — qui était un autre lieutenant — a payé pour toi, tu dois lui rembourser 3 couronnes 80 » : « Der Oberleutnant David hat die Nachnahme für dich ausgelegt du mut sie ihm zurückgeben » (10). C’est ce qui lui a été dit et vient nourrir ses idées obsédantes. C’est donc exprimé sous forme d’un impératif « tu dois : du must ». C’est la thèse de départ qui s’énoncesur le mode d’un pur impératif moral. Que vient viser un impératif moral ? Un impératif moral vient d’abord viser directement le sujet de l’énonciation, le sujet qui nous importe tant, pour lequel nous sommes prêts à surgir à tous moments, ce sujet qui nous habite et qui est prêt à tous les abus, les excès, les dépassements, le sujet du désir même dans son intimité, c’est même quasiment une menace qui lui arrive droit au cœur : gare à toi si tu t’avisais de ne pas satisfaire à ce commandement indiscutable ! Attends-toi au pire… Ça, c’est la thèse première portée par la première formulation impérative de l’idée obsessionnelle.

Mais alors aussitôt se formule cette incidente dans son esprit en réponse, en écho, par ricochet, en défense : « ne pas rendre l’argent sinon cela arrivera » : « Nicht das Geld zurückgeben, sonst geschieht das » (11). C’est-à-dire la torture des rats sera appliquée à ton Père bien que déjà mort — notez l’apparent paradoxe — et à la Dame aimée. Cette fois-ci l’analyse syntaxique vous permet d’entendre qu’il s’agit d’une phrase composée en première partie d’un infinitif — ne pas rendre — ce qui lui donne une allure beaucoup plus neutre, plus passive, insignifiante que la première. C’est ce que vous lisiez avant dans les trains : « ne pas se pencher par la fenêtre », ou dans les montées d’escalier : « s’essuyer les pieds avant de monter ». L’usage de l’infinitif a l’aspect d’une expression atténuée, plus banale ou impersonnelle que la précédente, qui ne s’adresse plus cette fois-ci à ce sujet du désir, à ce sujet de l’énonciation comme tout à l’heure mais au sujet de l’énoncé, ce sujet conscient qui ne compte pas, celui qui doit être bien éduqué, celui qui doit bien se frotter les pieds sur le paillasson et ne pas se pencher à la fenêtre. Quel est l’intérêt de cette contre-réponse par rapport à la première idée ? Cette contre-réponse met à l’écart ce sujet du désir, ce fameux sujet fragile, ce sujet qui était d’abord accusé dans la première énonciation. Bien sûr qu’il y a là néanmoins un sujet de l’énonciation pour l’Homme aux rats mais c’est comme si ce sujet de l’énonciation venait se cacher, se protéger, s’effacer derrière ce sujet de l’énoncé impersonnel. C’est une forme de subterfuge protecteur, parce que le sujet de l’énoncé est le sujet qui n’engage pas mon désir, donc c’est un sujet neutre, un sujet qui ne s’engage pas ! C’est presque un sujet par rapport auquel on pourrait dire, à cet endroit-là, il n’y a personne ! Ce n’est pas moi qui parle, ce n’est pas moi qui réponds, qui trouve quoi que ce soit à contester. « Non, non, je ne dis là rien contre, je suis d’accord, pas de problème. » Et ensuite, la fin de la phrase est une proposition conditionnelle, qui formule donc une hypothèse : « Attention ! Fais bien attention ! Si tu rends l’argent, ça va se produire… ». Donc à la thèse première qui vient viser directement le désir, répond une autre pensée défensive qui serait en quelque sorte l’antithèse infinitive qui vise donc ce sujet de l’énoncé, c’est-à-dire déjà une façon de se mettre à l’écart, de se dégager de l’impératif premier.

Puis enfin une troisième formule conclusive après la thèse et l’antithèse : « Tu rendras les 3 couronnes 80 au lieutenant David » : « Du must dem Oberleutnant David die 3 Kronen 80 zurückgeben » (12), qui n’est que la reprise à l’identique, mais cette fois-ci non pas sous forme d’un ordre mais sous forme d’un je qui parle et qui à nouveau endosse l’acceptation de l’impératif moral initialement édicté.

Et pourtant il plonge instantanément dans une perplexité anxieuse autour d’une succession d’impossibilités matérielles et pratiques pour restituer cet argent. Impliquant encore un autre lieutenant : Ehrlich, qui en langue germanique veut dire honnête.

Ces trois temps que je viens détailler pour vous sont tout à fait essentiels car sans eux, on ne pourrait pas parler de névrose obsessionnelle. La névrose obsessionnelle n’est pas, comme on le croit souvent, des actes conjuratoires. il faut qu’il y ait non seulement des pensées mais pas n’importe quelle pensée. N’importe quelle pensée ne signifie pas névrose obsessionnelle. Il faut que ce soit des pensées ordonnées par une certaine syntaxe, une certaine grammaire et un certain enchaînement.

Donc nous avons là, dans ce que nous avons entendu de ces trois formules, un caractère étonnant d’une prescription aussitôt accompagnée d’un interdit, ce qui n’est que l’exacerbation du rapport normal de tout sujet dans son rapport au grand Autre dès lors qu’il s’agit du désir. Puisque vous savez que nous recevons en permanence et de façon contradictoire des ordres et des contre-ordres, des paroles imposées, mais sans doute dans les situations standards, le refoulement nous le fait méconnaître. Ceci Lacan a pu le désigner et le reprendre également sous le terme de division opérée par le désir sur le sujet. Devant le désir, une part veut bien, est tout à fait d’accord, tire à hue et une autre ne veut pas, s’oppose radicalement, tire à dia. Quel attelage ! Quel enfer ! On comprend pourquoi lui qui a accès à ces diverses alternatives, ne sache vraiment plus où il en est. Ne puisse plus trancher du tout sur ce qu’il doit faire ou ne pas faire…

Signification de la dette

Il est important de noter pour ce qui nous intéresse ce soir, que ce dont l’Homme aux Rats témoigne est d’une impossibilité de rembourser une dette très modeste à une postière, selon les modalités qui lui ont été prescrites. Il introduit en effet une succession de contresens et malentendus jusqu’à voisiner la confusion mentale puisqu’il n’était pas sans savoir que c’était la postière qui avait fait l’avance des 3 couronnes 80, le lieutenant Ehrlich avait indemnisé cette dernière et c’est donc tout simplement à lui que Ernst Lanser devait restituer l’argent. Faute de quoi, il s’embrouille par les propos du capitaine cruel Nemeczek qui lui affirme qu’il doit en fait cette somme au Lieutenant David. Bref, le voilà complètement perdu quant à savoir à qui il doit quelque chose sur le plan concret, mais ce qui nous intéresse davantage c’est que ceci témoigne d’une problématique située dans un tout autre registre, sur une toute Autre scène, der andere Schauplatz, le lieu de l’Autre, l’inconscient. Et c’est cette dimension qui nous intéresse et intéresse éminemment l’analyse. Le voilà pour nous confronté à une dette d’une autre nature, qui est la véritable dette à laquelle chacun d’entre nous doit satisfaire — la dette symbolique — et cette dette symbolique lui revient dans le Réel sous forme d’une impossibilité à y satisfaire. Freud va fouiller alors l’histoire de ce patient.

L’exposé biographique nous apprend par exemple que le père de notre patient avait disparu peu de temps auparavant et le symptôme que nous étudions ici a soulevé chez le fils un certain nombre d’interrogations sur la dimension de l’héritage, de qu’est-ce qu’il avait donc reçu de son père ? puisque chaque fils — chaque fille mais à un moindre degré — se trouve redevable pour la place qu’il est amené à occuper dans sa vie. C’est une vaste question. Nous sommes tous en dette symbolique d’avoir pu devenir ce que nous sommes, malgré ou grâce aux éventuelles particularités, impossibilités et ratages de nos ancêtres. Nous leur devons au minimum de ne pas croupir en tant que fieffés fous au fond d’un hôpital psychiatrique. Nous sommes redevables d’avoir pu entrer bon an mal an par et de leur fait dans le monde humain, certes avec toutes les imperfections qui nous sont transmises à cette occasion et que l’on pourrait reprocher jusqu’à la fin des temps. Vous voyez comment la névrose est une erreur d’orientation puisqu’elle s’accroche non seulement à la dimension du dommage subi mais en plus dans une forme parfois d’imprécations infinies à l’endroit de ses parents, ce qui conduit souvent à une forme de stérilité absolue. Passer sa vie à récriminer sur ce qui a été donné ou pas donné, bon, d’accord ! Mais quand même ! Il faut se débrouiller avec ce que l’on a et avec ce que l’on n’a pas. Nous sommes en dette symbolique car nous avons pu devenir des parlêtres, devenir des êtres de langage. Ce qui n’est pas une donnée naturelle, spontanée, automatique, évidente, ce chemin escarpé étant véritablement semé d’embûches, d’impasses et de pièges. La teneur de cette dette à laquelle nous avons tous à satisfaire est bien entendu d’ordre symbolique et est aussi très différente pour les hommes et pour les femmes puisque pour ces dernières à la différence des premiers, elles sont tenues de s’inventer en partie pastoute dira Lacan, et donc ne sont pas non plus toutes soumises à ces obligations symboliques, puisqu’elles n’ont pas simplement tout reçu en héritage.

Cette dette symbolique est donc bien le prix à payer afin que nous puissions figurer, pas n’importe comment dans le monde, mais comme des sujets sexués. C’est cela notre dette : devenir homme ou devenir femme. Ce prix relève d’un renoncement, de l’acceptation de perdre une part de la jouissance primitive infantile et pulsionnelle, de consentir en partie à un écornage narcissique. C’est ce que Freud a appelé en son temps castration en tant que celle-ci déloge le sujet de la pure jouissance initiale de son enfance pour le rendre apte au désir et le rendre apte à soutenir aussi la dimension de la rencontre. Cette dette symbolique a une fonction très particulière. Elle vient nouer l’exercice même de la sexualité comme devoir, comme obligation que nous avons d’occuper une place sexuée dans le monde avec la Loi, avec un L majuscule, c’est-à-dire une Loi d’ordre symbolique. Ceci est important parce que dès lors que cette dette est venue nouer l’exercice de la sexualité avec la Loi, la jouissance qui va surgir de cette sexualité est une jouissance autorisée. C’est une jouissance fondatrice puisqu’elle est dictée par une Loi, d’ailleurs par une Loi extrêmement paradoxale puisque ce que vient nous dicter cette Loi avec un L majuscule, c’est que je peux même désirer ce qu’elle interdit. Sans interdit, pas de désir. La fonction de la Loi est de venir fonder l’interdit en tant qu’elle m’autorise à passer outre pour désirer. Si j’exerce ma sexualité sans l’effet de cette dette symbolique, je suis à ce moment-là dans une génitalité, c’est-à-dire quelque chose d’une jouissance qui n’est pas fondatrice au sens de la subjectivité. Donc pour l’Homme aux Rats, il y a difficulté évidente au regard de cette fonction de la castration. C’est sa mâle position, sa mauvaise situation au regard de sa dette symbolique, qui comme celle-ci est empêchée, repoussée, refoulée, forclose, réfutée, qu’il refuse d’assumer lui fait retour dans le Réel sous forme d’une dette objective d’argent — 3 couronnes 80 ! Vous vous rendez compte ? — qu’il ne peut pas satisfaire.

Là dessus Freud est très intéressant parce qu’il essaye de nous faire entendre en quoi finalement la transmission de cette dette symbolique au fils, qui était l’Homme aux Rats, n’a pas pu opérer. Il y a quelque chose qui a déconné dans cette transmission. Pourquoi ça n’a pas opéré ? Comment préciser ce que nous aurions à entendre là ?

Dans le chapitre de La cause occasionnelle de la maladie (13), vous apprenez que le Père Lanser était déjà lui-même un peu en défaut au regard de sa propre dette symbolique, puisqu’il n’avait pas suivi la pente de son propre désir. Comment l’enfant entend qu’on lui transmet une dette ? Parce qu’il entend que ses parents sont inscrits dans un désir. Le Père de Ernst n’était pas inscrit dans un désir, il n’a pas épousé la jeune femme à laquelle il tenait, à cause de son origine modeste — elle était pauvre et jolie — mais s’était plutôt porté par intérêt vers une autre femme pour sa fortune, qui devint la mère de Ernst. Grâce à cette femme richissime aux nombreuses relations sociales, il put également satisfaire à l’établissement de sa carrière et s’assurer un brillant avenir professionnel. Donc un pater tire-au-flanc, plutôt de mauvaise foi, débrouillard à souhait, pas antipathique mais ce n’était pas un foudre de la réalisation de la dette, d’honorer son nom. Non, il n’était pas du tout dans ce genre de préoccupations.

Nous apprenons aussi, dans le chapitre Le complexe paternel et la solution de l’obsession aux rats (14), lorsque le père était aussi à l’armée — tiens coïncidence ! — lors d’une manœuvre, lui aussi, il avait une fonction où on lui confiait l’argent des troupes et il avait joué et perdu une somme d’argent qui ne lui appartenait pas aux cartes. Ce qui était extrêmement grave. Il aurait pu avoir de très gros ennuis si un camarade — bon camarade — ne lui avait pas consenti un prêt, qu’il ne remboursa d’ailleurs jamais bien qu’étant devenu ensuite très fortuné par son mariage. Péché de jeunesse du père par lequel il s’était comporté comme un méprisable joueur de cartes, ce qui s’appelle de façon très péjorative un brelandier. Cela désigne le jouer des tripots clandestins, ce n’est pas le jouer officiel du casino. Ça se passe un peu en dessous. Qui se dit en allemand Spielratte (15) en allemand, littéralement un rat de jeu. Vous noterez aussi comme le patient en fait la remarque à Freud, que le terme qui désigne la part d’argent qui est due par chacun, la quote-part se dit aussi Rate (16) en allemand, point évoqué sous couvert d’une longue suite d’associations écran concernant le mariage Heiraten (17), ce qui termine de révéler par assonance et consonance signifiante tous les termes surdéterminés dans sa chaîne inconsciente et qui tournent autour de mots composés avec rat. Donc vous avez là tout un réseau signifiant qui organise les obsessions, la manière dont il raconte son histoire, la manière dont il suppose une causalité à l’histoire, la manière dont il suppose comment son désir s’articule, tout ça tourne autour d’un certain nombre de signifiants surdéterminés composés autour de Rat.

Donc le père n’était pas à la juste place quant à l’impératif symbolique, c’était un peu un roublard en affaire, comme sur le plan amoureux, un genre de petit profiteur sympathique. De quoi hérite donc toujours le fils ? Voilà la question qu’il nous pose et à laquelle nous allons essayer de répondre.

Alors nous sommes en droit de remarquer que ce dont hérite le fils, tristement, c’est toujours de la dette impayée de son père ou de ses aïeux. Ce n’est quand même pas rien ! Vous n’héritez pas forcément des divers bienfaits ou qualités de vos prédécesseurs, mais votre inconscient recèle et comptabilise les fautes du passé. Certains de nos symptômes commémorent, pérennisent, rendent hommage à la source même de ces fautes. Lacan nous dit même des fautes accumulées sur trois générations. Quel est le devoir du fils face à l’héritage de la dette symbolique impayée du père ? Le devoir du fils est de reprendre le labeur, là où le père a laissé le sien. Ce qui échoit au fils, c’est finalement le point de faille du père et qu’en ce lieu de défaut du père, il a à se démener, se mettre à chercher, à travailler, à creuser pour faire un bout de chemin supplémentaire, faire un pas de plus, faire sa part de l’Œuvre inaccomplie et inachevée à la génération précédente. Cela sans aucune relâche car cette dette symbolique bien sûr ne se rembourse jamais une fois pour toutes, elle n’est jamais acquittée définitivement, mais est toujours en cours de règlement et ce jusqu’au dernier souffle de notre vie. Vous voulez peut-être un exemple ? Freud a inventé la psychanalyse, il a produit à son époque ce qu’il a pu avec les moyens du bord. Lacan a retravaillé les points laissés en suspens par Freud et a fait un pas de plus. Jean Paul Hiltenbrand ici à Grenoble à fait de même par rapport aux élaborations de Lacan en apportant ses propres pierres à l’édifice. Et j’espère de mon côté arriver à faire de même vis-à-vis de Jean Paul Hiltenbrand en l’entendant toujours avec la plus grande attention et en essayant de faire partir mes réflexions et mon énonciation de la faille qu’il méconnaît lui-même. C’est ça finalement notre dette. C’est comme cela que circulent la transmission et l’héritage. Pourquoi cette dette chez l’Homme aux Rats lui revient-elle dans le Réel ?

Le signifiant qui n’opère structurellement non pas en vertu de sa signification, de son éventuel sens — le sens, c’est de l’imaginaire — mais de sa pure différence, porte en lui ce double caractère opposé : un pousse à la jouissance, un ordre d’y aller, et en même temps, un ordre de ne pas y aller. Il y a à la fois l’interdit et l’autorisation simultanés. C’est de là que viennent les invitations et contre-invitations que reçoit Ernst. Pourquoi, nous, nous ne nous rendons pas compte que chaque mot nous pousse et en même temps nous interdit. Pourquoi ne nous en rendons pas compte ? C’est là que Lacan explicitera que cette fonction inconsciente appelée le Nom-du-Père lève cette simultanéité du Go/Stop, propre au signifiant, rendant la jouissance enfin apte au désir. Cette fonction symbolique inconsciente du Nom-du-Père masque un des deux termes et ouvre au désir. Même ce qui nous est donné en héritage, il ne s’agit pas de s’en considérer comme le propriétaire légitime, d’en jouir tranquillement pour son propre compte, de le recevoir et d’en user tel qu’il nous est donné, mais de commencer par reconnaître que nous n’en sommes que le dépositaire. Comme je l’ai dit tout à l’heure, nous avons à effectuer sur cet héritage notre part, notre contribution. Nous avons aussi à le mériter à chaque instant, c’est-à-dire se l’approprier en en payant le prix symbolique à travers ce fait, que nous aurons été dans notre vie des hommes ou des femmes de désir. C’est également ce que nous avons à transmettre à la descendance. C’est cela le Nom-du-Père, la prescription de la Loi du désir comme dette à l’Autre, ce qui unit donc le désir à la Loi. C’est ce qui, dès lors, non pas nous honore narcissiquement ou personnellement, ce qui ne compte pas tellement finalement, mais plutôt vient honorer le nom que nous habitons. S’occuper de son désir, de ses affaires, ne pas tout laisser aller à vau l’eau, honore le nom que nous portons. Il n’y a pas à confondre Nom-du-Père et nom de famille bien sûr, mais vous percevez leur lien subtil. Exercer ma sexualité, c’est en quelque sorte réaliser quelque chose de ma dette symbolique, inconsciente, donc ça vient alimenter ce Nom-du-Père et en même temps honorer le nom que j’habite. J’aurais été un homme digne de ce nom, j’aurais été une femme digne de ce nom. Si nous avons été adoptés, reconnus, nous avons eu la chance d’être accueilli dans un patronyme paternel, abrité, protégé dans un nom — ce n’est pas le cas de tout le monde — nous avons en retour à tenir compte de diverses obligations à son égard. Nous n’allons quand même pas dégrader ce nom en faisant à peu près n’importe quoi, n’importe comment, dans la vie et dans la vie sexuelle, ou en se contentant de se tourner les pouces ou encore, en se comportant comme un malfrat !

On va reprendre les choses sous un autre angle, de façon un peu plus structurale maintenant.

Repérages structuraux

Dans la situation standard, c’est-à-dire la situation normale — ça ne veut pas dire grand-chose mais disons la situation normale — l’objet petit a qui vient causer notre désir se trouve habité au lieu du grand Autre, c’est sa place d’élection, sa domiciliation. Dès lors quel va être l’effet de cet Autre — le lieu dans lequel se fomente le langage — habité ainsi par les instances du désir ? Si ce n’est que les messages qui nous viennent dès lors de lui, comme les fameuses obsessions de l’Homme aux Rats, vont demeurer suffisamment équivoques pour que vous soyez obligés de passer votre temps à essayer d’en décrypter la teneur énigmatique. Il y a toujours une part d’ombre jetée sur le message que je reçois et je vais devoir me fatiguer un peu pour comprendre ce que l’on me demande, ce que l’on attend de moi. Ce n’est pas évident, ça semble un peu noyé dans le brouillard. « Qu’est ce qu’il peut bien me vouloir cet Autre ? ». Vous vous souvenez de la formule de Lacan qui en découle : Che Vuoi ? Donc ces énonciations marquées par le désir constituent des zones d’ombre qui valent, pour chacun d’entre nous, comme protection pour le sujet qui peut les habiter en toute quiétude. Nous venons habiter le flou qui nous vient de l’Autre. C’est donc bien cette dimension du désir qui nous humanise. En revanche, la tentative d’aseptisation de tout désir dans l’Autre, qui est l’opération inverse de celle-ci, comme dans le cas de la névrose obsessionnelle, s’accompagne de sa part en retour d’énoncés qui ne sont plus flous ou incertains, mais catégoriques, sans aucune ambiguïté. C’est pour cela que lui a accès aux contradictions mêmes portées par le signifiant. Elles ne sont pas masquées pour lui et le sujet se retrouve explicitement visé sans qu’aucun abri ne lui soit désormais accessible. Ceci est encore plus explicite dans la psychose où les messages hallucinatoires peuvent être d’une violence et d’une précision absolument inouïes. « Toi, salaud, fous-toi par la fenêtre. » Ce n’est pas un message poétique pour lequel il faut des semaines à décrypter. Ici, l’Autre adresse des messages tuants sur le devoir de payer, témoignage que cette dette n’a pas été acquittée de façon congrue. Sans doute parce qu’au regard du symbolique, du Nom-du-Père, Ernst Lanser se trouve en défaut.

J’en profite pour vous faire remarquer que, alors qu’à l’égard des instances symboliques que l’on peut appeler père symbolique ou que Freud nomme encore mieux père mort puisque ce n’est pas du père de la réalité dont il est ici question, il ne s’agit pas de sa personne, mais bien d’un pur symbole, autrement dit pas d’un être vivant que l’on peut côtoyer ; donc par rapport à cette constellation symbolique, Ernst se trouve effectivement en défaut alors qu’il a cette relation paradoxale si riche avec son papa, considéré comme son meilleur ami, son idyllique copain, a tel point que Freud souligne rapidement la dimension homosexuelle amoureuse de leur lien. Dans cette relation d’ordre imaginaire entre semblables qui s’admirent mutuellement ce qui n’est possible qu’à la condition de refouler forcément la haine inhérente à toute relation d’amour afin de maintenir ce lien idéalisé, il y a néanmoins cette logique de rivalité sous jacente refoulée. Comment se traduit-elle ? C’est : ou moi, ou lui, de sorte que du vivant de la personne du père, le fils doit sacrifier sa propre existence, s’effacer, se contenter de ce qui ne saurait aboutir ou se conclure, afin de laisser la primeur au père tout en souhaitant secrètement sa mort, puisque sa seule présence est vécue comme responsable de son état d’éternelle expectative. Et une fois cette mort effectivement survenue quand il pourrait enfin prendre la place paternelle tellement attendue, il s’en veut alors à un tel point qu’il ne peut plus rien faire du tout et se retrouve complètement inhibé, puisque l’inhibition était aussi un symptôme majeur présent depuis la mort de son père qui avait poussé l’Homme aux Rats à aller consulter Freud. Quel tableau ! Vous voyez un peu où finit par le conduire cette dette symboliquement impayable ? L’impasse généralisée.

La nature exacte de cet impayé qui hante tant l’Homme aux Rats relève du registre symbolique, mais pour lui c’est comme si elle s’exprimait de manière seulement réelle et surtout comme un impossible à solder. La dette concerne bien sûr la castration symbolique, qui est due au grand Autre, et à travers laquelle est conclu ce pacte décisif, par lequel la jouissance incestueuse d’origine est interdite afin que se réalise la conversion qui autorise l’exercice du désir, de la sexualité, c’est-à-dire que puisse advenir ce qu’il peut y avoir de plus haut, de plus élevé en l’homme.

Mais alors puisque les choses ne sont pas ainsi disposées pour le névrosé obsessionnel, que ce n’est pas exactement le phallus symbolique qui l’organise, puisque sa mise en œuvre nécessiterait un accomplissement du jeu de la dette qui est ici bloqué, fermé, qu’est ce qui va faire dès lors signifiance dans sa chaîne ? Sur quoi s’ordonne-t-elle ? Qu’est-ce qui vaut pour lui si ce n’est plus la signifiance phallique ? Les énoncés sexuels poétiques ? Ces zones d’ombre dont je parlais à l’instant, non ! Il s’agit, nous l’avons vu, d’un objet pulsionnel anal et scopique qui a tendance à venir à la place directement, mais pour faire effraction à tout moment, par exemple à travers toutes les idées que nous avons explorées et contre quoi il doit se défendre par des formules. Ces objets pulsionnels sont responsables d’un certain nombre de représentations obscènes, crues, sacrilèges par une sorte de positivation forcenée, car il ne s’agit pas là en tant que manque de l’objet petit à cause du désir, métonymique du phallus. Cet aspect positif de l’objet pulsionnel l’envahit de scrupules, le fait douter et craindre d’être pervers, bien que la perversion soit très différente en ce qu’elle concerne aussi une positivation, mais cette fois explicitement phallique. Non, pour lui, c’est plutôt la mise en suspens de la fonction phallique qui aurait dû prendre la main sur le système pulsionnel en le subsumant. Or cette fonction est maintenue hors opérabilité dans l’Autre, associée à l’évitement de la castration qui va avec.

Conclusion

Alors pour finir, vous avez sans doute entendu la double valence attachée à la dette. Dette tenant à la castration, donc nécessité de la mise en place d’une certaine perte des jouissances premières incestueuses et narcissiques et aussi une fois cette opération accomplie, dette de jouissance à mettre en œuvre en tant que devoir à s’accomplir dans son sexe et sa sexualité, de se tenir debout.

Pourquoi la place si éminente du rat dans cette observation clinique ? Le rat c’est quand même comme l’incarnation vivante de la saleté radicale, de la saloperie, du déchet, de l’ordure, mais aussi pourvu d’un regard très vif — je ne sais pas si vous avez déjà regardé des petits rats — donc collusion d’une représentation vivante de l’objet anal et de l’objet scopique merveilleusement mariés — c’est fantastique ça ! — deux objets superposés, rassemblés, associés avec lesquels il s’agit non pas de se soutenir de leur absence — sûrement pas ! — mais justement de coïter directement avec. C’est ça qui le terrorise. Cette idée qu’il aurait à coïter avec la merde ou le regard supporté par ce rat. Ceci d’ailleurs est à l’origine d’une jouissance si intense, si totale, si intégrale, qu’elle en devient insupportable, à rendre fou, puisque non marquée par la castration qui en amputerait un petit bout pour qu’elle puisse être assumée différemment et être supportable.

Mais aussi comme vous le savez peut-être, les rats bouffent n’importe quoi et couinent, pleurent, appellent, hurlent donc ce sont aussi des petites bêtes qui peuvent rendre compte des autres objets pulsionnels, aussi bien ceux impliqués dans la jouissance orale qu’invocante, car tous sont également susceptibles de se déchaîner dans cette névrose, de la manière la plus sauvage, la plus extrême, la plus radicale. Si la permanence du danger semble si grande pour Ernst Lanser au point qu’il soit obligé de se méfier de la moindre de ses réactions spontanées, c’est qu’il en est avant tout lui-même le porteur. L’objet a n’a pas pu se constituer comme détaché de la chaîne de l’Autre par coupure et donc soutenir un désir. L’objet qui aurait dû être perdu n’est pas perdu. Il est bel et bien présent, dans la chaîne signifiante. De sorte que l’Homme aux Rats peut en conclure à juste titre d’ailleurs, que cet objet demeure inclus dans cette chaîne, de telle manière qu’en se laissant aller ainsi à la parcourir d’un bout à l’autre, il risquerait de tomber sur son grouillement infâme et immonde peut-être dissimulé dans les anfractuosités de l’une de ses extrémités — qui sait ? et donc devoir subir ce coït insupportable — ce qui ne manquerait pas de déclarer la pire des angoisses, ou comme le suggère Freud, de lui faire éprouver la plus horrible des jouissances (18) jouissance d’une volupté (19) infinie Lust, d’autant plus atroce que méconnue de lui… C’est de cet infini-là dont il essaye de se prémunir.

C’est sans doute pour cette raison qu’il doit vouer son existence à un contrôle scrupuleux qui ne doit rien livrer au hasard, par quoi il se fait l’artisan de son malheur même. Quelle belle définition des affres de la névrose…

Peut-être pour essayer de ramasser un peu autrement les choses. Ce qui est à mon sens remarquable dans cette observation, c’est d’ailleurs le cas dans toutes les observations pathologiques, c’est qu’elles viennent révéler au grand jour des mécanismes qui, à divers degrés, nous concernent aussi mais auxquels nous ne pouvons pas avoir accès. La névrose obsessionnelle nous révèle, en particulier dans cette observation de Freud, plusieurs choses.

Première chose, que nous sommes avant tout des êtres de parole puisque vous voyez que le monde de l’Homme aux rats est principalement organisé dans son symptôme, dans son histoire, dans sa narration, dans sa résolution, par un certain nombre de signifiants. Nous sommes avant tout des êtres de langage, ça ne veut pas dire qu’en nous il n’y a pas d’organicité, des hormones, des neurotransmetteurs. Oui, il y a tout ça, mais tout cela est subsumé, dépassé par une transcendance située au-delà qui est justement cette dimension du langage et de la parole. La tendance actuelle qui veut nous réduire dans nos sentiments jusqu’à des mouvements de neurotransmetteurs est grave, parce que réduire l’homme à son corps, nous savons que l’opération a déjà été tentée, qu’elle sert, en général, les pires totalitarismes comme celui qui consiste à ramener l’être humain non pas à son discours mais à sa constitution organique, génétique incluse et donc à pouvoir justifier un certain nombre de génocides, par exemple, si vous n’êtes pas dans la bonne génétique ou la bonne race. Réduire l’homme à sa dimension organique : danger ! La dimension suprême pour nous, c’est le langage mais, de ce fait, le langage nous transporte, nous voue, nous condamne à deux types différents de flots. D’abord, le flot du signifiant : Hofrat - Ratten - Raten - Spielratte - Heiraten.

Or, vous savez que la particularité du signifiant, c’est qu’il ne peut rien délivrer comme sens en lui-même. Quand je dis cor, on ne sait pas de quoi je cause. Il faut attendre le signifiant suivant pour comprendre le signifiant antérieur. Je suis militaire, j’ai un corps d’armée. Ah, oui, ça y est, je le comprends mais si je ne le dis pas, c’est peut-être que je suis musicien ou que j’ai mal au pied. Donc le signifiant en lui-même est porteur de la dimension du manque puisque chaque signifiant doit en appeler à un autre signifiant pour que quelque chose puisse être signifié. Le signifiant auquel nous sommes réduits est porteur du manque et c’est sans doute là, dans ce flot signifiant que nous découvrons cette dimension du manque. D’où ça nous viendrait le manque ? On ne l’a pas hérité de la planète Mars ! Si nous éprouvons le manque, c’est que nous l’avons tiré d’un fait de structure. C’est du signifiant que nous tirons le manque.

Or, ce manque a une vertu essentielle, c’est que si nous entrons, habitons dans le signifiant, nous en faisons notre domicile, ce manque va aussi nous habiter en retour et c’est grâce à ce manque qui vient nous habiter que la dimension du désir peut s’ouvrir ! Sans manque, pas de désir.

Donc le signifiant qui est un des flots qui nous condamne, en même temps, c’est lui qui nous ouvre au manque et donc à la possible dimension du désir.

Deuxième système qui double ce premier flot, qui n’est plus un système de signifiant mais un système de lettre. Vous savez dans l’Homme aux Rats, certaines lettres reviennent, le W par exemple. Dans l’Homme aux Loups, c’est le V. Cinq heures, l’heure de la scène primitive, les cinq loups. Tout est organisé autour d’une lettre ou de plusieurs lettres. Or de quoi est porteuse cette lettre qui traverse aussi ? C’est un autre mode d’aliénation pour ce sujet. Il est transporté dans le flot signifiant et aussi de lettres. Les lettres, par exemple, qui lui reviennent à un moment impromptu pour venir dire quelque chose qu’il ne faudrait pas ; cette lettre a aussi un effet, fait des retours dans le signifiant.

Une femme me racontait tout à l’heure, c’est très drôle, c’est un repas de travail, d’affaires, elle se retrouve dans un restaurant panoramique, avec une très belle vue sur la région. Elle est assise face à un homme qui la regarde pendant tout le repas, qui est un peu rouge, un peu gêné donc elle comprend qu’elle lui plaît et puis, à un moment donné, cet homme se décide enfin de sortir de son inhibition pour lui dire une banalité, pour essayer de rentrer en contact et pour lui dire "Mon dieu que la vue est belle !", il lui dit "Mon dieu que la vulve est belle !" La voilà la lettre ! C’est un double système qui vient faire retour de façon impromptue dans le signifiant. Et ce système de la manipulation de la lettre, c’est ce que nous éprouvons quand nous aimons lire. Pourquoi aimons-nous lire ? Parce que nous sommes touchés par ce jeu et cette manipulation de la lettre, comme dans la poésie. La lettre n’est pas porteuse du désir, elle est porteuse de la jouissance. La névrose obsessionnelle nous montre cela de façon tout à fait explicite, sur la table. Nous avons les signifiants et nous avons les lettres, ce qui peut être beaucoup plus complexe dans d’autres structures à repérer.

Quel est finalement le but aujourd’hui d’une analyse ? Le sujet tiraillé entre le champ de son désir et le champ de sa jouissance, entre le champ du signifiant et le champ de la lettre, entre le champ du manque et de l’impromptu qui fait retour, une analyse viserait, en tout cas du côté analyste, de pouvoir repérer ces signifiants essentiels, ces signifiants de structure, en même temps repérer ces lettres de structure et éventuellement introduire une nuance quand ces signifiants ont construit une histoire malheureuse ou que le sujet est arrêté par l’un des sens trop marqué par ces signifiants ou ces lettres. Une analyse, c’est de remettre ça en route, d’abord d’en faire le repérage et puis de permettre de remettre en route ces dimensions lorsqu’elles sont grippées, empêchées, arrêtées, comme c’est le cas de l’Homme aux Rats autour de cette dimension de la dette.

Voilà, ça nous donne une idée à la fois de ce jeu intéressant de la névrose obsessionnelle qui dévoile tous les mécanismes qui sinon sont refoulés, difficile à appréhender et en même temps de voir comment l’analyse opère là-dedans et comment Freud opère là-dedans d’une façon très subtile, justement dans ces jeux de signifiants et de lettres.

***

Madame X : Il s’en sort, il guérit l’Homme aux Rats ?

Gérard Amiel : Il guérit. Il se sort de sa névrose mais comme vous le savez, il s’en sort si bien qu’il va faire le héros sur le champ de bataille de 14 -18 et il se fait tuer dès le début de la guerre, je crois. Quand on a guéri d’une névrose, il ne faut pas nécessairement faire le héros ! Est-ce que vous avez des questions ?

Madame X : inaudible

Gérard Amiel : Bien sûr qu’il y a des femmes qui reprennent admirablement l’héritage paternel mais c’est un choix.

Madame X : inaudible.

Gérard Amiel : Dans ce que vous nous apportez de très clinique, je ne connais pas spécialement cette culture japonaise, on ne peut pas, bien entendu, superposer avec ce qui nous concerne là néanmoins, c’est sûr que cela dénote un refus.

Je crois que c’est très important que vous repériez ce double mouvement du signifiant et de la lettre et que cette dimension de la dette, ce n’est pas simplement la dette à papa, d’ailleurs lui était en très bons termes avec papa, à tel point d’ailleurs que Freud dit c’est une vraie relation homosexuelle avec le père, il l’adore. Ce n’est pas le papa dans sa personne, dans sa réalité. Cette dette symbolique est une dette au respect de la structure du langage. Nous sommes les héritiers et les enfants des lois du langage. Nous sommes conçus comme cela, puisque le désir est déjà un effet du langage et nous avons à satisfaire à ces lois-là. La dette symbolique se situe à cet endroit. On peut très bien ne pas s’entendre avec son papa et être en règle avec les lois du langage. Ça n’empêche pas.

Les lois du langage, qu’est-ce que c’est ? Ce sont des lois qui nous obligent à en passer par un certain nombre de formules pour désirer, par exemple. Notre désir va impliquer des métaphores et des métonymies. Le phallus, on ne va pas l’attraper directement en allant le saisir à tel ou tel endroit, non ! On ne pourra l’évoquer que par métaphore. Si on ne l’évoque pas par métaphore, on peut être pervers. Normalement si on respecte les lois du langage, on va évoquer le phallus par le biais d’une succession de métaphores. Voilà une voie du langage. Et l’objet cause de notre désir, on va l’attraper par une métonymie. Voilà une autre loi du langage. Donc se situer correctement au regard du désir, c’est déjà faire fonctionner cela de cette manière. Pas vouloir par exemple qu’il y ait un objet qui le représente, accepter de l’évider, que ce soit un pur effet du langage. Ça, c’est les lois du langage.

Les lois de la parole, c’est aussi d’autres lois qui nous sont venues comme révélation du Réel, qui sont presque les conséquences, c’est-à-dire que dès lors qu’on est humain, qu’on est habité par une langue, on considère que mon prochain, ma prochaine est aussi un être de langage, que comme c’est un être de langage, c’est un sujet et comme il est constitué par des signifiants particuliers, il est aussi unique. S’il est unique, je dois le respecter. Il y a un certain nombre de lois qui se déduisent de ça. C’est automatique. Ce n’est pas la morale qui nous les fait entrer dans le crâne, c’est que si mon voisin est un être de langage, même s’il est un étranger, même s’il n’est pas de ma culture, même si je ne comprends rien à ses références, même s’il m’angoisse puisqu’il fonctionne sur une modalité complètement inconnaissable, etc., je lui reconnais cette part sacrée et donc je vais vers lui en l’accueillant, le respectant, l’écoutant, le répondant, etc.

Vous voyez bien ce qui se passe avec le problème des intégrismes, c’est que l’on n’est plus dans le registre des lois du langage et parce que l’autre n’a pas la même religion, on va aller le flinguer. Alors là bravo ! Ça va à l’encontre même de la dimension du divin parce que le divin n’est pas que sur son nuage. Le divin est en chacun de nous. Nous avons tous une part sacrée qui tient justement à ses propriétés du langage. Finalement Dieu est ce souffle de langage qui nous traverse, transcende, subsume. Et on repère bien quand quelqu’un parle, que parfois sa parole est traversée par le souffle divin et parfois, on est enterré aux enfers, on n’a rien à dire. Donc c’est bien quelque chose qui nous traverse. Tout ce que l’on peut entendre sur l’intégrisme religieux, les intolérances de toute nature religieuse, politique et autres témoignent de quelque chose d’assez inquiétant, qui est quoi ? Qui est la défection de la langue et de la parole comme référence. Quelle est la référence qui remplace ? Puisqu’il n’y a plus de grand Autre, c’est le petit autre. C’est compliqué le petit autre puisque c’est moi en plus qui m’ignore. Ça induit des complications puisque la relation à notre semblable, le grand Autre comme tiers au milieu, c’est vite la tuerie. On se tape dessus tout de suite. Ça ne présume pas que du bon.

Pierre-Cyril : question inaudible.

Gérard Amiel : Très bonne question Pierre-Cyril. Une névrose obsessionnelle est guérissable à la différence de l’hystérie. Lacan dit que l’hystérie n’est pas une névrose mais une structure. La névrose obsessionnelle n’est pas une structure. C’est une névrose et une névrose, ça peut se résoudre. Tout à fait !

Je vais vous dire un grand secret. C’est un secret de polichinelle mais je vous le dis quand même. Qu’est-ce qui fait qu’une névrose obsessionnelle se résout ou ne se résout pas ? C’est la reconnaissance ou pas de la dimension haineuse parce qu’évidemment que cette expression de l’amour, c’est formidable et puis on met de côté toutes les horreurs qui vous reviennent à la figure à travers toutes les idées. Si le sujet est prêt à entériner et accepter de se reconnaître aussi là-dedans, très souvent ça se résout. Alors que s’il refuse et qu’il veut continuer à se situer dans sa place de sainteté imaginée, c’est incurable ! Ça ne bouge pas, ce n’est pas possible ! Donc c’est le degré de haine et la possibilité que le sujet aura ou non d’accepter et d’assumer en son nom qu’il est porteur de cette relation ambiguë. On aime et en même temps on déteste : c’est comme ça. On veut et en même temps, on ne veut pas. Ce n’est pas lui qui est comme ça. C’est que la dimension humaine est comme cela. Mais on voit bien qu’il a une aspiration à se tenir au lieu du grand Autre non barré, il est au-dessus de la mêlée, il juge tout le monde, il n’est pas dans le lot. C’est une position d’exception en même temps. Ça nous montre que l’exception n’a pas toujours de très bons résultats dans la vie. Ne soyons pas exceptionnels ! C’est le message du soir.

Bibliographie

(1) Freud, L’homme aux rats, journal d’une analyse, PUF, p. 30.

(2) Ibid., p 40

(3) Ibid.

(4) Ibid.

(5) Freud, Cinq psychanalyses, PUF, p. 203.

(6) L’homme aux rats, p. 44.

(7) Ibid.

(8) Ibid., p. 47.

(9) Cinq psychanalyses, p. 245.

(10) L’homme aux rats, p. 47.

(11) Ibid.

(12) Ibid.

(13) Cinq psychanalyses, p. 228.

(14) Ibid., p. 229.

(15) Ibid., p. 236.

(16) Ibid., p. 238.

(17) Ibid., p. 239.

(18) Ibid., p. 207.

(19) L’homme aux rats, p. 45.