Conférence pour l'introduction à la psychanalyse
La mort est bien sûr une grande énigme de l’existence humaine, et pourtant nous ne pouvons pas en dire grand-chose puisqu’il faudrait l’avoir traversée pour en dire quelque chose. Donc de notre propre mort il est impossible d’en dire quelque chose.
Et aujourd’hui malgré les développements de la science, il est toujours difficile de dire quand quelqu’un est mort. On le voit dans l’actualité, vous avez pu voir l’affaire, je dis l’affaire, parce que c’est devenu une affaire, que pour Mr Lambert, la médecine dit « il est mort », le droit dit « il est mort » et il y a une vidéo qui dit « il n’est pas mort ». Après le jugement de la Cour européenne la famille a fait une vidéo, où il y avait des manifestations de cet homme, et la famille dit : « alors il n’est pas mort », donc elle va faire appel. N’allons pas plus loin, mais contrairement à ce que l’on pourrait naturellement penser, il est difficile aujourd’hui de dire quand quelqu’un est mort. Dans ces comas prolongés, la décision est souvent difficile.
Puisqu’il est difficile de parler de la mort et en particulier de notre propre mort, je vais aborder la question à partir de notre relation à la mort. Quand nous voulons aborder une question, et quand cela est possible, le mieux c’est toujours de partir de la pathologie. C’est pour cela que je vous ai proposé cette remarque que fait Lacan dans ses séminaires en disant que « La mort est un acte manqué, est un symptôme obsessionnel. » C’est-à-dire que pour l’obsessionnel, dont la clinique est le thème de travail de l’année, la mort est un acte manqué. Dans un deuxième temps, nous nous demanderons si le fait que la mort soit un acte manqué ne concerne que la clinique de l’obsessionnel ou si au-delà cela ne nous éclaire pas sur notre relation actuelle à la mort.
Alors est-ce que notre Homme aux rats, il doit vous être familier maintenant — c’est un copain ! — donc est-ce que notre « copain », L’homme aux rats, pour lui, la mort est un acte manqué ? L’acte manqué, c’est quand vous êtes devant la porte de votre analyste et que vous sortez votre trousseau de clés, c’est-à-dire que l’acte manqué dit quelque chose. Il dit quelque chose du désir du sujet. Alors notre Homme aux rats ? Freud note que son patient avait un comportement tout à fait particulier envers la mort. Il prenait une part très active à tous les deuils, il participait avec beaucoup de piété à toutes les obsèques, au point que dans sa famille on l’avait surnommé « l’oiseau charognard ». La traduction n’est pas tout à fait exacte, la traduction ce serait « chouette », le traducteur a préféré un autre mot qui n’a pas tout à fait le même sens en allemand, mais donc « l’oiseau charognard » c’est effectivement très explicite. Au point qu’en imagination il tuait, très tranquillement, constamment, les gens, pour pouvoir exprimer sa sympathie, sa sympathie sincère aux parents du défunt. Il avait lui-même été confronté très tôt, de façon très précoce à la mort de sa sœur, il avait peut-être 3, 4 ans, ce qui restera très présent dans ses fantasmes. Et, bien sûr il y a eu la mort de son père, mort qui va aggraver sa maladie.
Mais au-delà de l’expérience douloureuse de la mort de ses proches, c’est-à-dire des événements précoces aussi douloureux soient-ils, la question de la mort qui n’est pas tout à fait celle du décès de ses proches, la question de la mort, nous pourrions dire que c’est le noyau central de sa névrose.
Freud considère que la maladie de L’homme aux rats est une réaction au souhait compulsionnel de la mort de son père, donc le noyau central de sa névrose. Donc le vœu de la mort de son père, ce qui ne nous surprendra pas, puisque c’est le vœu œdipien. C’est le vœu œdipien du garçon. Le garçon souhaite la mort de son père qui est un obstacle vers l’objet d’amour qu’est la mère. Mais ce qui est un peu différent chez L’homme aux rats, c’est qu’il a été hanté dès l’enfance, et de façon très intense, et peu habituelle, hanté par l’idée de la mort de son père. Cela, c’est plus que le vœu œdipien. Le père comme obstacle provoque chez lui un conflit, conflit entre sa bien-aimée — je reprends les éléments, je les reprends un peu longuement même si vous êtes familiers, maintenant que L’homme aux rats est devenu votre copain, ce n’est pas inutile de reprendre l’ensemble de l’observation du cas à partir de ce point central de la question de la mort — donc le père comme obstacle provoque chez lui un conflit, conflit entre sa bien-aimée et son père qui s’oppose à ce mariage. Le père pense que ce n’est pas un bon mariage, alors que lui, le père, en a fait un, de bon mariage, puisque la mère de L’homme aux rats était une femme très fortunée. Ce conflit, L’homme aux rats, pour le résoudre, il va le résoudre d’une façon très particulière, il va le résoudre en tombant malade. C’est une impossibilité de le résoudre, mais en même temps, tomber malade est une façon de le résoudre.
Mais Freud pense que néanmoins, ce conflit, conflit entre le vœu de son père et son propre désir à lui, ne fait que réactualiser un conflit qui est plus ancien. Il pense cela, car dès la première séance, c’est intéressant d’ailleurs, c’est souvent le cas avec la question de l’objet, dès la première séance L’homme aux rats, sans s’en rendre compte bien sûr, décrit l’ensemble de sa maladie. Il est envahi de façon précoce par une composante sexuelle qui est le voyeurisme, et en même temps se forme une appréhension obsédante, appréhension obsédante qui constitue donc sa névrose.
Cela se déroule de la façon suivante : « Si j’ai le désir de voir une femme nue, mon père devra mourir », le désir et immédiatement en même temps que le désir, la pensée obsédante, la mort du père et tout de suite après, des défenses pour chercher à détourner de ses pensées ce drame que serait la mort de son père. Nous avons là, déjà, une névrose complète dans l’enfance, ça, c’est dans l’enfance. Dans l’enfance nous avons la totalité de la névrose constituée, une névrose obsessionnelle constituée, ce qui n’est pas rare chez les enfants. Névrose donc complète, qui sera le noyau et le modèle de sa névrose ultérieure, le noyau élémentaire de sa névrose.
C’est ce qui d’emblée permet à Freud de comprendre sa maladie, dès qu’il l’a trouvée. Nous avons donc un désir obsédant, désir de voir nues les femmes qui lui plaisent, et en opposition à ce désir surgit une crainte obsédante, une crainte obsédante au départ qu’il arrive quelque chose de terrible, sans que ce soit précisé, sans qu’il le précise, il faudra la question de Freud pour qu’il le précise, la mort de son père et puis comme je le disais une tendance à des actes de défense. Cela, c’est la névrose.
Mais pourquoi chez cet enfant naît cette idée que s’il éprouve, s’il ressent ce désir sexuel son père doit mourir ? Pourquoi surgit chez lui une telle idée ? Là, ce n’est pas la question œdipienne. Ce qui va apparaître dans le transfert, ce qui va apparaître dans la cure mais sous l’effet du transfert, c’est l’existence de sa haine inconsciente pour son père. Ce qui entraîne la névrose c’est le refoulement de cette haine. Cela va provoquer la névrose et cela va provoquer tous les conflits ultérieurs. Toutes les difficultés qu’il va rencontrer sont ordonnées à partir de ce noyau, de ce noyau central. On pourrait dire que le point nodal de sa névrose c’est le refoulement de la haine envers son père.
Je vous rappelle très rapidement les éléments qui apparaissent dans la cure. Ce que je vous ai dit jusqu’à maintenant, ça apparaît déjà à la première séance, la névrose complète dès la première séance. Les éléments qui par moments apparaissent dans la cure, c’est qu’il y a une scène infantile où il a eu des sentiments de rage, de rage très importante envers son père. Freud l’interroge à ce moment-là sur ce qui aurait pu se passer, qu’est-ce qu’il aurait pu commettre vers l’âge de 6 ans, qu’est-ce qu’il aurait pu commettre de problématique sur le plan sexuel. Freud a une idée, il le dit, en rapport avec la masturbation, et qui aurait été à ce moment-là sévèrement châtiée par le père. Freud là y va carrément, il l’interroge, il lui dit, est-ce qu’il ne se serait pas passé quelque chose à l’âge de 6 ans, quelque chose qui ait un rapport avec la sexualité, et particulièrement avec la masturbation qui aurait provoqué le châtiment du père ? Cette intervention de Freud va ramener un souvenir, un souvenir qui lui a été raconté par sa mère, ce n’est pas un souvenir direct pour lui. Vers l’âge de 3, 4 ans, il avait mordu quelqu’un et son père l’avait brutalement frappé, l’avait brutalement puni, le père de L’homme aux rats qui était assez brutal. L’enfant se serait mis à ce moment-là dans une rage terrible, au point même de surprendre le père et de se surprendre d’ailleurs lui-même. Dans cette scène il n’y a pas de caractère directement sexuel, le souvenir c’est d’avoir mordu quelqu’un. Freud n’en démord pas, si je peux dire, il ne va pas chercher, lui ne démord pas du sexuel, si vous le permettez. Je n’ai pas repris tous les développements mais c’est toute la question du souvenir-écran, d’un déplacement. Freud aussi est mordu. Mais vous voyez que même le rappel de ce souvenir, ce souvenir qui revient dans la cure, malgré cela il ne peut admettre qu’il ait pu vouloir la mort du père. De la même façon qu’il peut se rappeler là où nous en sommes, pour lui c’est conscient puisque dans la cure, à la différence du souvenir, il se rappelle que quand il éprouva la première satisfaction sexuelle du coït, une idée surgit en lui : mais c’est magnifique, pour éprouver cela, on serait capable d’assassiner son père. La mort est omniprésente, c’est toute l’observation, en plus il l’a constaté lui-même, quand il vient chez Freud, il lui dit que la mort de son père a aggravé sa maladie. Et néanmoins avec tout ça, comme le refoulement est tenace, il ne peut admettre qu’il ait pu désirer la mort de son père. Il va même, puisque c’est un type très fin L’homme aux rats, comme souvent les obsessionnels, il va établir la nuance, que ce n’est pas parce qu’il craint la mort de son père qu’il a pu la souhaiter. Évidemment il ne parle que de ça dans ses appréhensions obsédantes, mais vous entendez comment là, comment la défense tout de suite vient, ce n’est pas parce que l’on craint quelque chose qu’on l’a forcément désiré. Pour le convaincre, il va falloir le transfert, pour le convaincre que bien sûr les rapports avec son père impliquaient de tels désirs inconscients. Dans la cure il finit par injurier Freud, dans ses rêveries et dans ses associations il agit de façon très grossière, alors bien sûr ça l’étonne parce que, au-delà cette fois-ci du grand respect qu’il éprouve pour Freud de façon consciente, il est obligé de convenir qu’en même temps il peut tenir de tels propos à son égard. La virulence des propos s’accompagne des actes. Il court dans le cabinet, il se lève du divan, il court dans la pièce, et Freud a l’intelligence de penser que ce n’est pas la honte qui l’agite à ce point-là, la honte de tenir de tels propos à l’égard de Freud, mais que ce qui l’agite à ce point-là c’est la crainte de Freud, la crainte que Freud le frappe. C’est cela qui va lui permettre dans le transfert d’admettre ses propres sentiments, sentiments inconscients, à l’égard de son père.
Alors pourquoi dire que la mort est un acte manqué ? Vous avez pu voir que L’homme aux rats n’a de cesse de faire que la mort de son père ne soit pas advenue, qu’elle n’ait pas eu lieu, même si consciemment il peut l’évoquer, il ne fait que ça. Néanmoins il fait tout, comme si elle n’avait pas eu lieu. D’abord Freud se rend compte, Freud est surpris, car dès le début il faut un temps à Freud pour découvrir que son père est mort, c’est-à-dire qu’il parle de son père de façon tout à fait actuel. Il est non seulement au centre de ses appréhensions obsédantes, mais il en parle comme s’il était vivant. Il va donc falloir la question de Freud, c’est-à-dire que quand il a ce désir, notamment à la maison, désir de voir les bonnes de la maison, nues, au départ il éprouve simplement un sentiment d’inquiétante étrangeté, sentiment terrible, mais simplement d’inquiétante étrangeté, comme s’il devait arriver quelque chose de terrible chez le père — parce que c’est très souvent ce à quoi on a affaire dans la clinique — comme s’il devait arriver quelque chose de terrible et qu’il devait tout faire pour l’en empêcher, pour empêcher que ça arrive. Il faut la question de Freud qui lui demande, mais qu’est-ce qu’il craint qu’il arrive, eh bien immédiatement il lui dit que c’est la crainte que son père ne meurt. Mais le fait que nous pourrions considérer comme remarquable, c’est que vous voyez cette crainte, crainte que son père ne meurt alors que son père est déjà mort, vous voyez cette inquiétude qui est affreuse, son père est déjà mort et Freud lui dit mais qu’est-ce que vous craignez tant qu’il arrive, il lui dit que mon père ne meurt. Parce que les obsessions il les a au moment où il rencontre Freud, c’est-à-dire qu’il ne réalise pas la mort de son père. Par exemple il raconte à Freud que quand il entendait une histoire amusante, il pouvait tout à fait dire « cela, je vais le raconter à père ». J’insiste, le père est déjà mort.
Un autre point, les circonstances du décès de son père vont resurgir à l’occasion d’un autre décès, décès de sa tante, et à ce moment-là, pour lui surgit ce qu’il considère comme une négligence au moment de la mort de son père. Vous vous souvenez, son père est mourant, il pense qu’il a le temps, il s’absente, et son père meurt pendant son absence. Donc il n’est pas là, qu’est-ce qu’on va dire ? Négligence, négligence au sens peut-être qu’il aurait pu attendre. Pour L’homme aux rats, immédiatement ça le tourmente, c’est au-delà de la négligence, il se sent un criminel, il se sent être un criminel, c’est-à-dire qu’il a tué son père. Mais ce que nous pourrions considérer comme une défense, c’est qu’à toutes ces constructions imaginaires sur lesquelles j’ai insisté, il va ajouter quelque chose, il va ajouter un au-delà, soit une autre façon de rendre la mort non advenue, ce qu’il ajoute c’est que la mort ne soit pas le terme de la vie. Il y a un au-delà, c’est classique dans les religions, mais ça a une autre fonction.
Il a donc une crainte obsédante, s’il épouse la dame, il arrivera un malheur à son père dans l’au-delà, le père est vivant dans l’au-delà. Quel est l’intérêt, pourquoi cette construction imaginaire, considérons l’au-delà en dehors de toute, je dis construction imaginaire en dehors de toute idée religieuse, pourquoi, quel est l’intérêt pour lui de rajouter cela ? C’est bien pour faire de la mort un acte manqué, c’est-à-dire un vœu que la mort ne soit pas advenue, c’est-à-dire qu’il a raison, il faut qu’il fasse attention, qu’il se défende parce qu’il peut arriver un malheur à son père bien qu’il soit mort. Freud propose de traduire « dans l’au-delà », par les mots : « si mon père vivait encore ». Nous pourrions dire que L’homme aux rats dénie la mort de son père, nous savons que lui, L’homme aux rats, a été confronté très tôt à une mort, la mort de sa sœur, très tôt dans son enfance, mais nous retrouvons ce même comportement chez d’autres obsédés qui eux n’ont pas été confrontés de façon précoce à la mort, on ne peut pas seulement faire du décès de la sœur, la cause du déni de la mort.
L’obsessionnel même quand il n’a pas rencontré de façon précoce la mort comme L’homme aux rats, est toujours préoccupé par la durée de la vie, j’insiste, par la durée de la vie et des possibilités de mort de son entourage. Il en est perpétuellement préoccupé, car chez l’obsessionnel la mort a une fonction, ce n’est pas qu’une idée, elle sert à quelque chose dans son fonctionnement psychique. Il a besoin de la possibilité de la mort pour résoudre ses conflits. Dans la névrose obsessionnelle il y a un véritable « complexe de la mort », expression de Freud, le complexe de la mort, la possibilité de la mort pour résoudre les conflits, comme celui entre sa bien-aimée et son père qui s’y oppose. Car chez l’obsessionnel il y a toujours une ambivalence, en particulier dans les sentiments et donc bien sûr ceux d’amour/haine, je vous rappelle le refoulement de la haine contre le père. Chez l’obsessionnel il y a toujours une ambivalence, ces deux sentiments peuvent tout à fait cohabiter, ce qui est là encore classique, mais chez lui de façon très prolongée vis-à-vis de la même personne. C’est classique amour/haine bien sûr vis-à-vis de la même personne, ça va toujours ensemble, mais l’obsessionnel, lui, ça va durer indéfiniment que les deux soient présents en même temps vis-à-vis de la même personne. Ils sont tellement tous les deux présents en même temps que l’un peut inhiber l’autre. L’amour, ça, c’est un point très important dans la clinique de l’obsessionnel, l’amour peut tout à fait être inhibé par la haine, mais haine refoulée, où il peut indéfiniment au bout de — mettez le nombre d’années que vous voulez de vie avec la même femme — se demander s’il l’aime vraiment. Inhibition de l’amour par la haine avec du coup l’inhibition et ce qui est caractéristique, le doute. Comme la peur, le doute ce n’est pas bien sûr spécifique de la névrose obsessionnelle […], mais chez lui c’est le doute en permanence. C’est-à-dire le doute avec l’incapacité à décider. Freud dit que pour L’homme aux rats c’est « le doute de l’amour ». Jolie formule, et il ajoute, le problème c’est que celui qui doute de son amour, eh bien il va douter de toutes choses, de toutes choses qui ont beaucoup moins d’importance. Quand vous pouvez douter de votre amour, bien sûr vous pouvez douter de n’importe quoi. C’est Freud qui le dit. Parce que c’est tellement en même temps classique le doute de l’amour que ça ne vous surprend peut-être pas que Freud soit aussi tranché.
Et la fonction de l’a… de la mort ? — j’allais faire un lapsus, vous ne l’avez pas entendu, j’allais dire la fonction de l’amour, voyez comme c’est lié — la fonction de la mort est donc de pouvoir maintenir le doute. Bien qu’il en souffre, l’obsessionnel, il faut qu’il le maintienne le doute, le doute de l’amour. Maintenir le doute et l’incertitude, mais pourquoi ? Eh bien comme cela, il n’a pas à répondre au conflit, il n’a pas à répondre au conflit entre l’amour et la haine pour la même personne. Est-ce que je l’aime vraiment vu que je la hais aussi ? Lui, comment il répond ? Il répond en doutant — prenons-le plus sérieusement — la mort cela permet de maintenir le doute, la mort c’est très bien pour maintenir le doute. Parce que s’il y a un sujet où nous sommes tous, tous soumis au doute, c’est bien celui de la mort. C’est fondamentalement ce dont nous ne pouvons que douter. De ce côté-là c’est l’incertitude.
J’ai insisté sur la mort qui a cette fonction très particulière mais elle a aussi d’autres intérêts. Par exemple, l’obsessionnel peut tout à fait se poser aussi beaucoup de questions sur la paternité. Aujourd’hui, la paternité peut être certaine avec les tests mais sinon sans le recours à un test, c’est « Pater incertus », et là encore c’est un très bon sujet de réflexion pour l’obsessionnel, et bien sûr il y a la survie après la mort. Tous les sujets où l’incertitude est la règle, la durée de la vie, la paternité, la vie après la mort. Mais si la fonction de la mort peut permettre à l’obsédé de maintenir le doute et l’incertitude, pour ne pas avoir à trancher, pour ne pas avoir à trancher : Est-ce que je l’aime ou est-ce que je la hais ? Est-ce que j’aime mon père ou est-ce que je veux sa mort ?
Mais maintenir le doute et l’incertitude va avoir une autre conséquence pour lui. Cela va rendre très difficile pour lui la question du terme, la question de poser un terme, enfin de poser, de pouvoir mettre un terme. C’est la grande difficulté de l’obsessionnel, difficulté que nous allons trouver dans la cure et vous savez que c’est ce qui va obliger Freud à mettre lui-même, à fixer lui-même le terme de l’analyse de L’Homme aux loups, pas de L’Homme aux rats, de L’Homme aux loups, cette fois-ci. Ce n’est pas habituel que l’analyste fixe lui-même la fin de l’analyse, c’est ce que Freud va faire avec L’Homme aux loups, il va fixer un terme à la cure pour que l’analyse ne devienne pas infinie. À ce moment-là pour Freud L’homme aux loups, même si on peut en discuter, c’est une cure d’obsessionnel, c’est comme cela qu’il a commencé.
Dans la cure avec un obsessionnel, il peut être nécessaire pour l’analyste de fixer lui-même la fin de la cure, de fixer lui-même le terme de la cure et vous savez que c’est à propos d’un patient obsessionnel que Lacan va prendre l’initiative des séances courtes. À l’époque, imaginez, c’est un dogme de la cure type, les séances d’analyse ont toutes la même durée et de façon constante et Lacan introduit ce tremblement de terre, ça va lui valoir l’exclusion de l’IPA, de raccourcir certaines séances et de les raccourcir en fonction du discours du patient et pas en fonction de l’horloge. C’est-à-dire de s’en tenir à l’horloge. Ce patient c’est donc un obsessionnel qui à longueur de séances lui parle de façon très érudite de Dostoïevski. Il peut supposer avec raison l’intéresser, Freud s’est intéressé à Dostoïevski avec le parricide, donc ça intéressera bien le Docteur Lacan. Lacan, on va dire, coupe la séance de façon un peu brutale pour essayer de lui faire entendre, puisqu’il a des difficultés, que son analyse ce n’est pas l’analyse de Dostoïevski et que sinon bien sûr cela peut être infini, interminable. C’est une question fondamentale. Vous savez que ça va lui valoir d’être exclu, mais non seulement cela, car ce point va orienter toute la cure lacanienne, qui est reprise de façon un peu simpliste, ce sont les fameuses séances courtes.
C’est avec un patient obsessionnel que l’idée est venue à Lacan. Bien sûr la séance courte n’est pas réservée à l’obsessionnel, mais disons que pour lui c’est décisif, parce que c’est la façon dont on peut mettre en jeu la coupure. Pourquoi la coupure ? Parce que la coupure c’est son rapport à l’objet. Si l’objet est définitivement perdu, vous entendez, définitivement perdu, c’est une coupure, l’obsessionnel pour lui l’objet n’est pas définitivement perdu, il faut qu’il puisse l’avoir à disposition à l’occasion, dans les petites occasions, pour pouvoir en jouir. C’est-à-dire qu’il refuse la coupure, il refuse le terme. Le problème c’est que bien sûr ça va rendre son désir impossible, puisque ce qui cause le désir c’est le manque. Si l’objet n’est pas perdu il n’y a pas de désir. Vous n’allez pas désirer ce que vous avez. C’est décisif pour la cure de l’obsessionnel, le maniement de la coupure, donc de la question du terme, mais c’est aussi ce qui permet — je force le trait — mais c’est ce qui permet la guérison de l’obsessionnel. Ce qui à mon avis est beaucoup plus difficile, contrairement à ce qu’on pourrait penser, pour les cures d’hystériques, je parle de la guérison.
Alors si, non seulement L’homme aux rats, si l’obsessionnel comme j’essayais de vous le montrer, pour lui la mort est un acte manqué, je demandais aussi au début est-ce que cela est réservé à l’obsessionnel ? Nous pourrions nous demander si dans notre société, aujourd’hui, notre rapport à la mort, ne serait pas que la mort est un acte manqué ?
Marc Aurèle, le grand empereur et philosophe stoïcien, qui était très admiré dans le monde romain disait : « Qu’est-ce que mourir ? » et il répondait : « Si l’on considère la mort en elle-même et si par la pensée et l’analyse on dissipe des vœux fantômes qu’on y joint sans raison, que peut-on penser de la mort sinon qu’elle est une simple fonction de la nature ? Et pour redouter une fonction naturelle, il faut être un véritable enfant. » Marc Aurèle disait cela. C’est-à-dire que dans l’antiquité les philosophes pouvaient penser la nature telle qu’elle est, sans superstition, ce que ne fait pas L’homme aux rats (j’ai laissé de côté les superstitions) et sans idée religieuse. La mort est une fonction de la nature, nous dit Marc Aurèle, ce que pourraient dire aujourd’hui certains biologistes à la rigueur et certains médecins. Je dis certains parce que ce n’est pas tout à fait sûr de penser que la mort est une fonction de la nature. Si je vous le dis comme ça, vous dites bien sûr que oui, mais ce n’est pas si simple. De façon plus générale, nous ne pensons pas la mort comme une fonction naturelle, la mort est davantage pensée comme un accident, un accident fortuit et même quand l’âge avance ! Ce n’est donc pas la nature, un accident, un accident même fortuit, c’est une maladie, c’est un accident fortuit. C’est notre façon de penser quand nous pensons à la mort et à notre propre mort, nous la pensons de cette façon-là.
Il y a eu un groupe de juristes, de médecins et de politiques qui se demandaient comment la mort était conçue et vécue, tout ça pour les comités d’éthique, pour les comités […], qui vont se demander ce qu’il faut faire avec la mort. Ils se sont demandé comment était conçue et vécue dans d’autres sociétés et à d’autres époques la question de la mort. Maurice Godelier, celui qui a fait le livre sur le don, Maurice Godelier, qui est un anthropologue, a tenté de relever le défi, c’est une question immense, il a tenté de relever le défi, il a demandé à des anthropologues, à des spécialistes des religions, à des spécialistes du monde grec, de Rome, à des historiens, de répondre chacun dans leur spécialité. Ce qui va se dégager ce n’est pas du tout la réponse de Marc Aurèle. L’invariant qui va se dégager ce n’est pas que la mort s’oppose à la vie, c’est-à-dire que c’est une fonction naturelle. Ce qui va se dégager, nous pourrions dire, c’est que la mort ne s’oppose pas à la vie, elle s’oppose à la naissance. Vous naissez et vous mourrez un jour. Cela, c’est un invariant, là-dessus ils sont tout à fait d’accord, mais nous allons voir que la naissance ce n’est pas la nature. Le titre que Godelier va donner au livre, c’est donc un ensemble, c’est toutes ces réponses et le titre qu’il va donner c’est : La mort et ses au-delàs, c’est-à-dire que l’invariant qui va se dégager pour tous, à toutes les époques, c’est que la mort n’est pas un terme naturel, définitif, ce n’est pas définitif. Il y a un au-delà. Avec la mort quelque chose quitte le corps. Bien sûr cette autre chose, non seulement dans les religions, cette autre chose, au-delà des religions, vous connaissez le grand traité d’Aristote De anima, De l’âme, déjà chez Aristote il y a une autre chose, une âme. Bien évidemment elle peut prendre beaucoup de noms, l’esprit, un principe vital, mais c’est notre façon habituelle de penser. C’est-à-dire que nous pensons de façon habituelle, même si ça ne vous paraît pas évident, je vais essayer de vous dire pourquoi je raconte un truc pareil : nous pensons que la mort n’est pas la fin de la vie, mais l’entrée dans d’autres modes d’existence possible. D’ailleurs à l’égard du mort, nous nous comportons comme si sa mort à lui n’était pour lui qu’une étape, qu’il a même pu souvent d’ailleurs, on est tous d’accord pour reconnaître qu’il l’a affrontée courageusement et que d’une certaine façon il a même courageusement surmonté l’épreuve. Nous avons des égards pour le mort, et dans toutes les sociétés, de tout temps, ce sont les funérailles. Lacan mettait le début de la civilisation avec les funérailles, avec la sépulture. Nous avons des égards pour le mort alors qu’il n’en a plus besoin, et ces égards passent bien sûr le plus souvent avant la vérité et le plus souvent avant les égards qui lui étaient dus quand il était vivant, que nous nous sommes tout à fait dispensés à ce moment-là, bien sûr, de lui en faire part.
Donc, cet homme courageux qui est mort, la religion ce qu’elle va faire de plus, c’est qu’elle va faire de l’existence dans l’au-delà la plus importante, c’est-à-dire qu’elle va rabaisser la vie qui se termine bien par la mort, elle va la rabaisser à une simple préparation à la vie dans l’au-delà. Elle radicalise la question, la religion radicalise la question de la mort et de son au-delà.
Nous pourrions donc dire que dans nos sociétés il y a un véritable déni de la mort, mais un déni de la mort qui est l’effet de la civilisation elle-même, que ce soit du fait des religions, ou que ce soient les égards qui sont dus au mort, c’est-à-dire la façon de traiter quelqu’un quand il est mort. On le traite quand même mieux quand il est mort que quand il est vivant, le plus habituellement. Et vous savez très bien que quelqu’un — pas besoin de la névrose, c’est caractéristique dans la névrose — que quelqu’un n’est jamais souvent aussi présent que quand il est mort. Freud a une jolie formule, il dit : « Nous excluons la mort des actes de la vie ». La mort, si elle arrive, n’est vécue que comme un acte manqué.
D’ailleurs les liens affectifs, ou l’insupportable intensité d’un deuil, nous poussent à éviter les dangers, les dangers pour nous et pour nos proches à l’égard de la vie. Nous nous sentons très peu concernés par des entreprises dangereuses que pour autant nous considérons comme indispensables à la vie, à la vie en société, à la vie du monde. Il y a des entreprises très dangereuses qui sont nécessaires. À part ceux qui en font leur truc, ça nous concerne très peu, je veux dire, dans notre vie. C’est-à-dire que nous pensons qu’on peut exclure la mort des comptes de la vie, les trucs dangereux qui menacent la vie ça ne fait pas partie de notre vie, ça fait partie de la vie de certains. Je ne vais pas développer, j’ai été assez long, mais je peux donner plein d’exemples de choses tout à fait indispensables pour la vie en société ; quand je dis, dangereux, ce n’est pas, je ne sais pas quoi, un sport extrême.
Quand nous parlons de la mort nous mettons le plus souvent l’accent sur la cause occasionnelle, un accident, une maladie, c’est-à-dire comme s’il ne pouvait s’agir que d’un accident fortuit, et non pas d’une fonction de la nature. Nous en faisons un accident fortuit, c’est-à-dire que nous en faisons un acte manqué. Dans nos sociétés occidentales où les gens vivent de plus en plus longtemps, beaucoup de gens ne meurent pas de vieillesse, c’est-à-dire qu’ils meurent des suites de maladie. Même quand ils sont très âgés, on ne dit pas qu’ils sont morts de vieillesse, ils sont morts de maladie. C’est juste, mais vous entendez « c’est-à-dire un accident fortuit ».
Ce n’est pas parce qu’ils sont vieux qu’ils sont morts, c’est parce qu’il leur est tombé une maladie dessus, ce qui est juste, mais ne l’est qu’en partie. Mais si personne, d’une certaine façon, ne croit donc à sa propre mort, c’est qu’en fait elle ne nous est pas représentable comme je le disais au début, il faudrait l’avoir traversée pour en avoir une représentation. Et quand nous essayons de nous la représenter, en fait nous n’en sommes que le spectateur, nous ne pouvons que l’imaginer comme un truc qui arrive et que nous contemplons.
Peut-être que si nous ne croyons pas à notre propre mort, c’est parce que dans l’inconscient chacun d’entre nous est persuadé de son immortalité. Notre inconscient se conduit comme s’il était immortel, car dans l’inconscient il n’y a rien de négatif. L’inconscient ne connaît pas la mort, la mort qui est le négatif de la vie. Il n’y a rien de pulsionnel en nous qui nous pousserait à la croyance de la mort, et puis l’inconscient ignore le temps, les processus inconscients sont intemporels, ils ne sont pas ordonnés par le temps. L’inconscient ne connaît donc pas la notion de durée de la vie et bien sûr de la mort, puisque la mort met le terme à cette durée.
Par contre, dans notre inconscient, nous écartons très facilement ce qui nous gêne, et cela de la façon la plus violente. L’angoisse de mort, qui est si fréquente, se présente le plus souvent comme secondaire à un sentiment de culpabilité, car dans notre inconscient il y a un désir de mort. Nous sommes prêts à nous débarrasser de ce qui nous gêne. Notre inconscient est tout à fait d’accord de passer outre le commandement « tu ne tueras pas », mais dans l’inconscient, on va dire, il n’existe pas la mise à mort, l’inconscient se contente de la penser, mais il n’empêche que nous pouvons dire, peut-être pas de façon générale mais très fréquente, que du point de vue de l’inconscient nous sommes « une bande d’assassins », du point de vue de l’inconscient, l’inconscient la réalisait s’il y pensait. Mais de façon plus détournée, vous l’entendez très bien dans cette anecdote très cynique, où un mari dit, vous la connaissez peut-être, Freud la reprend, « Si l’un de nous deux meurt, j’irai à Paris ». De façon plus subtile, les auto reproches absolument injustifiés après le décès d’un proche, eh bien en fait ces reproches du point de vue de l’inconscient sont tout à fait justifiés, ils témoignent d’un désir de mort.
L’inconscient est donc inaccessible à la représentation de notre propre mort, il est plein de désirs meurtriers, pleins de désirs meurtriers mis ensemble à l’égard des étrangers, c’est toute notre actualité. À l’égard des personnes aimées, il est divisé, divisé en ce qui concerne les désirs meurtriers et c’est ce que nous demande la civilisation, elle nous demande de rester à l’écart en ce qui concerne la mort et de refouler le désir inconscient. Ce qui bien sûr ne peut que nous pousser à dénier la mort.
Je termine : que pourrions-nous dire ? Je vais terminer sur ce point. Ne vaudrait-il pas mieux faire à la mort, dans la réalité et dans nos pensées, la place qui lui revient, et en particulier laisser un peu plus se manifester nos désirs inconscients, j’y allais un peu fort, j’avais écrit « nos attitudes », nos attitudes inconscientes à l’égard de la mort. Bien sûr ce n’est pas un progrès, mais c’est une attitude qui peut rendre la vie plus supportable. Qu’est-ce que le premier devoir d’un vivant, d’un être vivant ? C’est bien de supporter la vie, c’est Freud qui fait cette remarque. Après tout, pourquoi on supporterait la vie ? Ce n’est pas tous les jours très supportable, mais c’est le devoir du vivant. Le devoir de celui qui est vivant c’est la vie. Et pendant la guerre de 14/18, donc il a vécu, pas au front, mais de façon quand même terrible, il rappelait le vieil adage, c’était pendant la guerre, cet adage latin que vous connaissez : « Si tu veux maintenir la guerre, arme-toi pour la paix ». Je vais terminer sur ce point avec Freud, il proposait de le modifier ce vieil adage latin, le modifier de la façon suivante : « Si tu veux supporter la vie, organise-toi pour la mort ». Avançons que cela peut valoir et non seulement en temps de guerre. Voilà. J’ai été un tout petit peu long…
Marie-Hélène Croisille : (inaudible) laisser parler notre inconscient
Jean-Luc Cacciali : C’est-à-dire de faire quand même que tout un chacun, à l’égard de ceux qui nous sont chers, notre désir et notre prière […] dans nos traditions, c’est-à-dire que nous ne voulons pas seulement le bien de notre prochain, que c’est plutôt pas mal de laisser la place à cette attitude inconsciente, que nous ne sommes pas animés que de bons sentiments à son égard, que nous passons notre temps à quand même refouler nos désirs inconscients, bien évidemment, qui ne veulent pas forcément le bien de nos plus proches, pas de nos ennemies, de nos plus proches !
Marie-Hélène Croisille : […] sur le divan
Non ! En tenir compte dans nos propres vies, nous qui pensons du matin au soir que nous sommes animés que de bons sentiments ! Il y a que l’autre qui est animé de mauvais sentiments à notre égard, c’est notre façon de commercer ensemble, nous faisons le catalogue des vacheries que nous fait l’autre. À faire le catalogue de vos propres vacheries à leur égard, donc ça modère un peu, si vous voulez, de laisser la place à notre propre catalogue, ça peut avoir des effets dans nos propres vies, non pas besoin du divan […]
Dominique Janin : […] le catalogue de nos propres vacheries c’est différent de la mélancolie.
Jean-Luc Cacciali : C’est très juste, tout à fait. Bien sûr, la mélancolie, de façon nodale c’est l’autoaccusation, alors bien sûr à faire le catalogue, on peut s’auto-accuser, là pour le coup faire que son propre catalogue […] versant mélancolique.
X :
Jean-Luc Cacciali : Tout à fait, mais avec la petite nuance que pour l’obsessionnel c’est refoulé ; l’obsessionnel, lui, il a droit à la culpabilité, il ne sait même pas pourquoi. Le mélancolique, ça centre son existence de tous les jours. Le mélancolique c’est un déchet, c’est un déchet qui pollue le monde entier, et qui en plus est incurable. L’obsessionnel, la haine du père, donc son désir de mort à l’égard du père là il est refoulé ; ça va lui venir à l’obsessionnel, ça vient très souvent par exemple sous la forme d’angoisse, l’angoisse de mort d’un proche, l’angoisse de sa propre mort, ça vient […] secondaire à une culpabilité mais d’un désir refoulé.
Au-delà, il ne s’agit pas, ni de résignation, ni d’une ascèse, ni d’une sagesse, ni d’un masochisme, supporter la vie. Lacan le reprendra d’une autre façon. Quand Freud dit « c’est le premier devoir du vivant ». Vous entendez, il y a d’abord la question de la dette — devoir du vivant — vous la devez cette vie. Que ça vous plaise ou non, vous devez l’entretenir, enfin vous devez au moins la supporter. C’est-à-dire c’est symbolique ! Ce n’est pas une résignation. Freud ne nous fait pas une école de masochisme, ce que nous dit Freud, c’est autre chose. « Faut que tu supportes, faut que tu supportes tous les emmerdes et puis surtout ne dis rien, même si tu peux en jouir », ça, c’est le masochisme. Pour Freud c’est une dette symbolique, au titre d’être vivant, au titre du vivant. On vous a transmis une vie, ce que vous devez à ceux qui vous l’ont transmis c’est que vous devez la supporter, Freud va un peu loin, c’est la guerre, mais en tout cas on va être plus optimiste, on va l’entretenir la vie. C’est très important. Parce qu’après tout pourquoi est-ce qu’on n’y mettrait pas un terme à la vie d’être trop compliqué ? Celui qui vous dit : « Moi j’en ai assez, je m’en vais. » Pourquoi vous essayez de le convaincre qu’il ne parte pas ? À quel titre vous lui dites non ? « Donc réfléchis, on va discuter un moment, vient boire un coup ». À quel titre ?
X : A quel titre […]
Jean-Luc Cacciali : C’est une très bonne remarque, je vais la prendre dans l’autre sens pour répondre à votre question d’une façon indirecte. L’ancêtre, c’est-à-dire que transmettre la vie, précisément inscrit la mort pour nous. Transmettre la vie inscrit notre propre mort, ce qui n’est plus pris en compte aujourd’hui du fait (c’est une question, ce serait aller un peu loin aujourd’hui…) on va dire par exemple du fait que la vie peut être due à la science, notamment avec toutes les techniques de procréation médicale assistée [PMA], mais sinon la vie, pratiquement, elle implique notre propre mort puisque quand même, en général, vous mourrez avant ceux à qui vous avez transmis la vie, c’est-à-dire que c’est […], c’est un fait de nature, d’accord avec ça. Donc s’inscrit la mort.
Alors pour celui qui l’a reçu la vie ? Dette symbolique. Est-ce que la dette symbolique ne fait pas que c’est faire de l’ancêtre un mort ? C’est une dette qui est symbolique, ce n’est pas une dette imaginaire à quelqu’un, je veux dire, d’identifié. La vie qu’on vous transmet, l’ancêtre il n’a pas pu vous décider, bon je sais que c’est moins […] qu’avec la science, c’est-à-dire je veux juste dire que « je vais transmettre la vie », il n’est jamais sûr que ça marche, que c’est une transmission symbolique, il ne peut pas décider quand ce sera, comment ce sera, qui ce sera, il peut juste dire que voilà il va transmettre la vie, c’est-à-dire que c’est quand même fondamentalement symbolique. Vous ne décidez pas grand-chose dans tout cela. Alors ça se complique effectivement aujourd’hui. Il y a tous les moyens de contraception, il y a toutes les techniques, donc on décide d’une certaine façon. On croit qu’on peut décider plutôt de transmettre la vie, mais sinon c’est quelque chose d’uniquement symbolique. Donc celui qui la reçoit ce n’est pas une façon de maintenir, c’est qu’il reçoit un don mais symbolique. Donc il a une dette si vous voulez, c’est pour cela que je dis « l’ancêtre », ce n’est pas « le parent » ça précise déjà quelqu’un, c’est la lignée si vous préférez, c’est une dette à la lignée, ce n’est pas à une personne.
X : inaudible
Jean-Luc Cacciali : Alors, c’est une vraie question, c’est très important. C’est sûr qu’aujourd’hui, ça ne m’étonne pas que vous la posiez, c’est très important, aujourd’hui ça change. Il y a quelques années ça aurait été une évidence cette dette symbolique. Aujourd’hui ce n’est plus le cas, et vous avez raison. Est-ce que pour autant c’est plus néfaste ? Ce n’est pas sûr. Mais je suis d’accord avec vous qu’il y a ce côté-là, c’est-à-dire qu’elle est quand même fondamentalement surmoïque, pour le dire autrement, je vais le dire d’une autre façon, tout à fait. Freud avait pris un peu les devants. Le commandement paternel, donc vous voyez, ce qui est différent par rapport au Surmoi. Freud disait, c’est rarement repris, mais pour Freud le commandement paternel il est toujours pris sur la grosse voix du père « Tu feras ». « Tu ne tueras point », ça c’est un commandement religieux, il y a la loi […] le commandement paternel Freud disait que c’est « Tu feras et tu ne feras pas comme le père », sinon vous avez raison c’est surmoïque. C’est-à-dire qu’il y a toujours cette difficulté dans la cure, ce point qui est très important que vous soulevez, c’est-à-dire que quelqu’un, ou il ne doit rien à personne, bon vous trouvez qu’il y va un peu fort avec ceux d’avant, entre le fait de l’inscrire dans une dette symbolique, mais qui peut tout à fait être surmoïque, après tout, parce que dans la cure il y a aussi « Tu n’es pas obligé de faire comme ton père », ou ta mère. C’est une question très importante, […] plus le fait que, puisqu’elle est symbolique, cette dette, vous avez raison ; aujourd’hui, il n’est pas sûr… là je ne parle pas dans la cure, là cette fois-ci, comme vous le soulevez, de façon générale. Après tout s’inscrire dans une dette symbolique, c’est vrai qu’après tout c’est vous foutre le fardeau sur les épaules, et pourquoi ?
X : inaudible
Jean-Luc Cacciali : Oui, j’ai entendu, ça, c’est la première partie, j’y ai répondu. Là donc c’est la lignée. Mais qui là n’est pas une personne, la lignée ce n’est pas vivant ou mort, mais puisque vous m’avez dit…, mais même pour la lignée il peut y avoir aussi dans la dette cette dimension d’obligation, qui est la dette symbolique, mais il y a aussi cette difficulté, c’est sûr, mais je ne suis pas d’accord de dire que c’est néfaste s’il n’y a pas de dette symbolique. La question c’est qu’elle va s’inscrire ailleurs, mais j’insiste, on ne parle que de ça aujourd’hui dans l’économie, vous avez remarqué. C’est-à-dire que notre Homme aux rats, il est d’une actualité, lui avec la dette qu’il ne peut pas payer, le lieutenant… Alors lui, il est d’une actualité, vous imaginez ! Je veux dire, au-delà c’est un signifiant qui est fondamental ! Toute l’économie tourne autour de ça. On ne parle de la Grèce, de l’Europe, qu’en termes de dette. Vous êtes d’accord ? C’est, on va dire, presque toute la théorie économique. Est-ce qu’il faut alléger la dette ? Est-ce qu’ils peuvent la payer ? Ils ne pourront pas la payer. Est-ce que si on allège pour eux, est-ce que ceux qui l’ont payé qu’est-ce qu’ils vont dire ? Eux, ils se sont tapé la version surmoïque, l’Espagne, le Portugal et l’Irlande. Eux, ils ont dit « la dette il faut la payer » Et Merkel dit « Vous vous rendez compte si on dit aux Grecs vous ne pouvez pas payer on va vous l’alléger la dette, on est sympathique nous, puisque c’est le fardeau », mais que vont dire ceux qui l’ont payée ? La névrose obsessionnelle, c’est une traduction française, c’est la « névrose de contrainte », c’est ça le terme de Freud. Le problème, quand je dis que ce n’est pas que ce soit plus néfaste quand il n’y a pas de dette symbolique, c’est-à-dire pas de contrainte, pas de contrainte de payer la dette, la question devient plutôt : où sont passées les contraintes ? Ce n’est pas forcément pire, je crois qu’il ne faudrait pas partir de ce biais, c’est-à-dire être nostalgique, mais ce qui est sûr c’est que dans la clinique, comme dans l’économie mais ça, ce n’est pas notre travail, mais dans la clinique il y a à repérer où sont les contraintes aujourd’hui. Ceux qui s’allègent de la dette symbolique, c’est sûr que ça se paye forcément quelque part puisque ce qui est gagné d’un côté est perdu de l’autre, ça, c’est inévitable. Donc ce qui est gagné en ne payant pas la dette symbolique, j’insiste, est perdu ailleurs, donc ce que j’appelle les contraintes, donc les contraintes sont ailleurs, et sans doute aujourd’hui elles seraient à repérer cliniquement. C’est le travail qu’il y a à faire. Mais j’insiste, pas pour déplorer le temps d’avant qui était mieux. Parce que je suis tout à fait d’accord avec votre remarque, que la dette finalement…
X : […] Imaginaire ?
Jean-Luc Cacciali : C’est toute la question. Est-ce qu’elles sont seulement imaginaires ? D’abord est-ce qu’il faut que la dette soit structuralement symbolique, bien sûr ? Ça, c’est notre pente, on peut se dire donc qu’elles sont imaginaires si elles ne sont pas symboliques, mais après tout est-ce qu’il n’y a pas une autre façon d’honorer on va dire cette fois-ci le symbolique sans passer par la question de la dette ? « Supportez la vie », nous dit l’ancêtre, le vieux, celui envers qui certains d’entre nous ont une dette. Il nous dit « vous êtes des vivants, eh bien vous devez supporter la vie ». Aujourd’hui, ceux qui ne veulent pas la payer à la lignée, est-ce que pour autant il ne la paye pas quand même ? De façon non pas imaginaire mais en supportant la vie. Et en menant leur vie en s’occupant de leur femme, de leurs gamins, du mari, du travail, et quand une catastrophe tombe et bien on dit « on va essayer de s’en relever », on supporte vraiment la vie, peut-être et là ce ne serait pas imaginaire. Ce qui fait qu’au premier coup de tabac, ils ne sont pas forcément à terre, ce qui serait le risque, comme vous dites, si c’était imaginaire. Autre chose ?
X : inaudible
Jean-Luc Cacciali : J’en ai dit deux mots. Vous voyez cette question qui est si douloureuse et importante, c’est-à-dire que notre pente c’est d’empêcher le suicide, or à quel titre ? Si ce n’est à titre symbolique, parce qu’après tout il y a quand même des vies insupportables. Et le vieux il nous dit « supporte, c’est ton devoir ». Je dirais, là on entend que c’est uniquement symbolique, c’est-à-dire d’être vivant. D’abord le suicide, on lui dit « supporte » au petit gars, il y a à nuancer le suicide, il est sûr que par exemple le suicide du mélancolique n’est pas de même nature que le suicide de l’obsessionnel. L’obsessionnel qui par exemple va très souvent y penser, il y pense, il le réalise moins puisqu’il va être protégé par le doute, il va être protégé par son incapacité à décider, mais le résistant qui prend sa pastille de cyanure ce n’est pas du même ordre. Je crois que nous, c’est notre pente, on dit « le » suicide, déjà de dire « les » suicides […] je n’irai pas plus loin dans votre question, mais quand même, par rapport à ce soir, le suicide vous avez raison ça pose radicalement la question de l’acte. Là pour le coup, c’est un acte réussi, ce n’est pas un acte manqué. Dans le suicide la mort est un acte réussi. C’est étrange de dire ça. Voyez, on peut le dire qu’au regard du fait qu’habituellement pour nous la mort est un acte manqué, c’est un accident, et donc nous ne passons pas à l’acte du coup, nous supportons la vie. Il est sûr que pour le suicide il y a la dimension de l’acte, on ne va pas…, c’est un sujet tellement important qui mériterait des développements et là on va dire… Mais donc vous avez raison que ça vous vienne parce que c’est bien la question de l’acte le suicide.
Bien, eh bien bon été à tous.