Communication de la journée du 12 décembre 2015 re-tours sur la névrose obsessionnelle
J’ai choisi d’axer mon propos sur la question de l’objet et de son lien avec corps dans la névrose obsessionnelle. Quelle est la nature de cet objet ?
Signifiant présent d’emblée dans le texte de Freud relatant la cure de son patient, l’homme aux rats : c’est la perte d’un objet qui va déclencher les symptômes obsessionnels, le lorgnon.
Signifiant qui se décline différemment suivant ce qu’il désigne : perte apparemment occasionnelle nous dit Charles Melman d’un instrument qui n’est pas anodin puisqu’il est celui de la pulsion voyeuriste, pulsion qui comme nous le savons a tourmenté très tôt le petit Ernst. C’est donc l’objet regard qui apparaît là en ce début de cure.
Mais que voulait-il voir et revoir, sous les jupes des femmes ? Il a bien compris que c’est ce qui intéresse papa, il veut voir cet objet de façon compulsive et ça s’accompagne de l’idée que son père pourrait mourir. Vous entendez que la valeur de ce signifiant est encore un peu différente : cet objet fonctionne comme objet interdit, « ce qui excite cette compulsion — nous dit Charles Melman — n’est pas un objet sexuel mais l’objet sexuel lui-même, celui qu’on ne saurait voir, entraînant la virilisation de la femme qui le porte. »
L’objet a est évoqué par cet objet fascinant, il est inclus dans la chaîne, il n’en est pas séparé par une coupure. Cette non-coupure, de l’objet, qui n’est pas pourtant ce qui arrive dans la psychose, est une question que Charles Melman va développer tout au long de son séminaire, je vais essayer d’en retracer son chemin.
Quand il perd ses lorgnons, il décide de les abandonner, les retrouver ce serait « l’impossible vue de ses propres yeux arrachés par terre », c’est la phrase de Lacan quand il parle d’œdipe, l’impossible vue de son propre regard. Il a préféré le céder, le laisser se perdre pour ne pas, dit Ernst Lanzer à Freud, retarder le départ. Départ en allemand se dit ausbruch, verbe brechen qui veut dire rompre, ne pas retarder ce qui fonctionne comme une coupure.
Je vais vous redonner la définition de l’objet a telle que Charles Melman l’exprime dans ce séminaire : « L’objet a est cette part du corps propre que le parlêtre engage dans son rapport à l’Autre et qui va devenir le gage d’un possible fonctionnement pulsionnel, c’est-à-dire la mise en place d’une jouissance du corps, ce qui revient à dire que l’objet a est aussi bien ce qui fait le corps et ce qui lui donne consistance. »
On entend là très bien comment objet a et corps sont indissociables.
Alors que voulait-il voir ce jeune Ernst ? Sur quoi portait-il son regard ? Il voulait voir ce qui derrière ou à l’occasion de la toison venait s’y dissimuler, le pénis en tant que féminin, avec cette vérification propre à la névrose obsessionnelle, voir que c’est bien toujours là !
Cette compulsion concerne donc un objet à valeur phallique.
Ernst se plaint de pensées obsédantes — trait pourrait-on dire de la Névrose obsessionnelle — d’où s’articulent ces pensées ?
Charles Melman propose leur articulation à partir de cet objet qu’il aurait dû abandonner, qui aurait dû être sacrifié dans la relation à l’Autre. Si le névrosé obsessionnel ne le cède pas, c’est qu’il pense que l’Autre le veut pour sa propre jouissance, objet précieux puisque l’Autre le demande. « Donc nous serions amenés à penser que cette jaculation s’articule et se retient du même mouvement que cet objet captif et que ces pensées obsédantes prennent leur prix d’être articulées à partir de lui. »
Le rapport du névrosé obsessionnel à l’objet s’initie donc par cette rétention première, qui vient gêner la découpe de cet objet causal, découpe qui s’origine d’un trou dans lequel le sujet va venir engager telle ou telle partie de son corps qui donnera une certaine substance à cet objet, originaire d’un plus-de-jouir.
Cette « pas tout à fait découpe », que j’ai imaginarisée lorsque l’on discutait dans notre groupe de cette question, comme un chèque prédécoupé par le pointillé mais non détaché, Charles Melman en propose une représentation topologique que reprendra Bernard Vandermersch dans la leçon 2 de la deuxième année. Il s’appuie sur la découpe de l’objet a dans le cross cap tel que Lacan le présente. Je ne vais pas en reprendre la démonstration qui, me semble-t-il n’a pas sa place dans cette journée, mais simplement dire que la double boucle qui découpe le cross cap habituellement et qui donne une bande de Möbius (structure du sujet) et un disque (objet a), là ne se bouclerait pas et continuerait sa spirale à l’infini ne découpant pas ce disque.
Il l’illustre en soulignant le retour du chiffre un et demi comme une difficulté à atteindre le deux : Ses remords vont apparaître un an et demi après sa mort, il fera des prières qui dureront une heure et demie… Ce serait comme un double tour qui ne parvient pas à se boucler, et aussi comme une sorte d’impossibilité à ce que la succession du trait unaire puisse parfaitement s’accomplir ?
Cette question, je l’ai retrouvée cliniquement chez un petit garçon qui ne savait pas la date de son anniversaire, il connaissait parfaitement celle de ses « et demi ». Ou encore d’une jeune femme mère de deux garçons, qui sans cesse se débattait à les différencier par des traits appartenant au registre imaginaire, comme ne pouvant les compter un puis un autre, un deuxième, au prix d’ailleurs d’une féminisation du deuxième, seule façon pour lui de marquer sa place par une différence radicale.
Cette rétention a de multiples conséquences :
En effet la découpe de l’objet isole un bord, un bord corporel propre à la jouissance, jouissance à perpétuité à laquelle est condamné le névrosé obsessionnel nous dit Charles Melman, dans son obsession à sans cesse vouloir retrouver cet objet et à le saisir. Retrouvailles, constatation de la présence de l’objet, saisie de cet objet qui en tant que cause vient se dissimuler pour Ernst Lanzer sous les jupes des femmes.
Il a besoin que cet objet soit toujours à portée de main et s’occasionne ainsi un prurit de bord, mais cette découpe fonctionne d’abord dans la psyché, et ce prurit provoque les manifestations du sujet de l’inconscient, voilà pourquoi ce sujet de l’inconscient est toujours à le démanger !
Comme il veut toujours voir cet objet, il rompt avec le pacte symbolique, cette présence maintenue rompt ce pacte et du coup plus de certitude puisque cette présence ne tient qu’à l’existence de ce pacte qui la fonde. Je trouve ça très intéressant de le dire comme ça, y compris pour d’autres situations de notre clinique : c’est effectivement bien le Symbolique qui assure une présence sans nécessité que l’objet soit là dans la réalité.
Comme vous le savez, cette rétention se situe du côté de l’objet anal, alors pourquoi cette fréquence de cet objet dans la Névrose obsessionnelle ?
C’est un objet soumis à la périodicité, retour périodique qui en favorise la saisie.
Dans notre culture, il est soumis au dégoût, le petit obsessionnel peut donc penser que cet objet est bien le bon, le vrai et pas seulement un objet métonymique. C’est l’objet qui noue le plus directement le corps au désir de la mère, l’objet qui correspond à son vœu. La demande de cet objet ainsi investi, érotise cette demande qui se substitue au désir.
Cette rétention de l’objet s’entend dans la façon de penser de l’obsessionnel : Comment les pensées négatives se produisent-elles ? L’espace psychique peut se représenter comme un espace fermé, un signifiant vient y faire coupure et produit un reste, mais dans cette névrose ce reste est aussitôt symbolisé, repris dans le registre symbolique, refusé dans sa dimension Autre, du coup le seul écart possible entre le reste et une assertion est la négation de cette assertion.
Il pense « j’aimerai bien qu’elle se remette » et il entend « pourvu qu’elle reste toujours allongée. » La négation se donne à entendre comme le signifié de ce qui est articulé. Cet espace où la coupure n’a pas pu vraiment s’effectuer, n’a pas de dehors, la seule différenciation tient à une localisation : la périphérie, c’est là où se trouve la dame dont il ne s’approche pas trop près, mais périphérie propre à la symbolisation, donc à la souillure, au viol, au supplice anal, c’est là où se maintient l’objet excrémentiel, comme l’autre face de l’objet sacré, objet du vœu sexuel, la figure paternelle…
En fait ce lieu étant unique, les différentes représentations peuvent venir se superposer, se confondre, ainsi l’image du père à l’objet excrémentiel, l’image de la dame à la souillure pénienne…
Cet objet, donc, est immédiatement symbolisé, ainsi il n’est pas perdu, c’est de cette façon que l’objet est retenu, malgré tous les soins de propreté. C’est ce que signifie la non-découpe dont je vous parlais au début de mon exposé : on pourrait dire que le registre réel de l’objet qui signerait sa perte, est évité par une reprise permanente dans le Symbolique.
Les fèces sont l’équivalent d’une partie du corps qui devra être cédée à l’Autre, le cadeau peu à peu exigé à l’enfant. C’est en ça aussi que la pulsion anale se différencie de la pulsion orale qui s’organise sur un mode de réciprocité avec l’Autre. Charles Melman le lie d’une façon qui m’a semblé très intéressante, à l’exercice de la parole : « le renoncement à jouir de cet objet, le refoulement de la pulsion anale est la condition même d’un exercice possible du signifiant, dont le jeu passe par l’établissement d’un lien constitué avec le corps où le rien est le support de la possibilité du jeu du signifiant. C’est par l’intermédiaire de ce renoncement que se noue l’existence d’un sujet avec une jouissance, certes, manquée, mais qui le rend congruent avec la spécificité du signifiant. »
Cette reprise dans le Symbolique du Réel, Charles Melman la dit aussi plus topologiquement en proposant une continuité Réel, Symbolique et il nous dit que c’est avec son corps que le névrosé obsessionnel réalise cette continuité.
L’hypocondrie du Névrosé obsessionnel en est sûrement la manifestation : le sentiment qu’il y a dans son corps, un objet qui vient perturber la physiologie de l’organisme, physiologie organisée autour de la tension et de la détumescence, autour de la jouissance et du plaisir, alors que lui est toujours dans la jouissance, il y a donc quelque chose dans le corps porteur d’une menace.
Ceci a fait écho pour moi, à ce que j’entends dans ma pratique à la clinique Belledonne dans les services d’oncologie : Ce quelque chose dans le corps porteur d’une menace est très proche de ce que fait vivre le cancer aux patients. Revient souvent dans leur parole, l’effroi, l’étrangeté, du surgissement de ce « truc » en eux, souvent sans crier gare et avec peu ou pas de symptômes, dans leur corps, qui colonise ce corps et dont la maîtrise de cet envahissement est toujours incertaine. Écho de ceci : « ce qui se produit — disait Charles Melman — quand l’objet réel est ainsi capté par le Symbolique, c’est la pollution et si je ne peux pas me débarrasser de mes déchets je cours le risque que ça se mette à m’encercler. »
Les traitements, chirurgie mais aussi chimiothérapie renforcent ce mouvement : soit enlever ce quelque chose, soit introduire régulièrement, comme ils le disent souvent, dans leur corps, un produit un peu mystérieux qui s’il traite la tumeur, produit aussi des effets pour le moins indésirables…
Il est frappant de constater que ce cancer est effectivement souvent vécu comme un objet dans leur corps, ainsi ce sont souvent des représentations d’incorporation qui viennent illustrer le « comment c’est arrivé ».
Ce travail sur ce séminaire m’a permis de penser que ce qu’ils ont incorporé c’est le signifiant cancer, généralement de la bouche d’un représentant du corps médical, signifiant porteur de fantasme sociétal, que chacun revisite en fonction de son histoire et de sa structure.
Ceci change souvent plus ou moins transitoirement le rapport à leur corps : « C’est comme si ce n’était plus le mien ». Sentiment d’étrangeté : « ce n’est pas de moi dont on parle, ce n’est pas à moi que c’est arrivé ». « Je ne reconnais plus mon corps, c’est un étranger qui me veut du mal ». « Mon corps est sale, il sent mauvais après la chimio, je ne supporte pas ce corps-là » ; ou encore, « C’est idiot mais depuis que l’on m’a annoncé ce cancer, j’ai l’impression de porter en moi quelque chose qui va contaminer mes proches, les infecter ou leur porter malheur… »
Il me semble que l’on peut entendre tout ça, à la lumière de ce que nous apprennent nos patients et les apports de Freud, Lacan et Melman : cette annonce de cancer intervient en « perturbant » l’imaginaire du corps, sa représentation, mettant transitoirement le registre Imaginaire à mal, autrement dit le corps du fantasme.
Pourrait-on penser que Symbolique et Réel, via le corps, se trouvent alors en continuité, comme le propose Charles Melman dans son séminaire ? Réel du corps (maladie) et Symbolique (parole médicale), tandis que le registre Imaginaire ne se trouve plus qu’enlacé par cette consistance R S, du coup l’objet a ne se distingue plus du registre imaginaire.
Pourrait-on entendre ces pseudos symptômes obsessionnels comme expérimentalement créés par ce Réel organique symbolisé par la parole médicale, avec forcément un effet sur l’objet du fantasme ?
Bien sûr ceci est pris dans le discours et la réalité du moment, pollution du monde créée par nos propres déchets, qui envahit notre corps : le fantasme de l’obsessionnel est aujourd’hui réalisé disait Charles Melman dans son séminaire ! C’est un des nombreux aspects qui le rend passionnant à travailler et à entendre !