…en tout cas, pourquoi est-ce que je dois vous parler ? Et je dois là-dessus simplement vous avertir, vous dire, que c’est pour une raison simple et qui est que, si je suis habituellement confiné dans un milieu de spécialistes parmi lesquels je passe mon temps, et mes échanges et mes bavardages, eh bien il m’importe de savoir ce qui peut s’échanger entre citoyens et qui n’appartient pas forcément à la pensée préinscrite, préformée, pré-correcte ; et il me semble, il m’a semblé que la ville de Sainte-Tulle, du fait de son histoire, était particulièrement disposée justement à venir vérifier, tester ce qu’il est possible d’échanger entre citoyens, puisque comme vous le savez, on ne peut pas penser seul, on ne peut penser qu’avec une adresse, et donc éventuellement avec une réponse, qu’elle soit favorable ou contradictoire, peu importe, mais en tout cas ça n’est jamais que dans le dialogue que nous pouvons penser quelque chose.
En ce qui me concerne encore – vous voyez je commence par parler de moi – d’où est-ce que m’est venu cette pensée pour vous proposer un tel titre : Pense-t-on avec son cerveau ? À moi, d’où est-ce que ça a bien pu me venir ? Est-ce que c’est venu justement de mon cerveau ? Est-ce que c’est venu de mes tripes ?
Alors chez les anciens, comme vous le savez, le lieu générateur des pensées, c’est-à-dire l’âme, ça se situait dans le cœur parce que là ils observaient que le sang était bouillonnant et donc que les pensées ça faisait bouillir. Ou bien le foie, pourquoi pas le foie après tout, puisqu’ils avaient constaté que lorsqu’il y avait des obstacles à la circulation de la bile, eh bien l’augmentation de son taux dans le sang provoquait des états mélancoliques (comme ils l’appelaient justement) et que donc, vraisemblablement, le siège de la pensée ça devait être le foie.
En tout cas, vous voyez que la question n’a jamais forcément été évidente, mais moi ce que je peux distinguer comme générateur de ce qui a chez moi suscité cette proposition de thème, ce qui a été ainsi générateur, ça s’appelle ce qui n’va pas. Il y a quelque chose qui ne va pas. Il y a quelque chose qui ne va pas à propos justement de la pensée et de son siège et qui est susceptible de valoir une interrogation, non pas seulement de la part des spécialistes du cerveau qu’ils soient psychiatres ou neurologues et qui sont dans l’affaire engagés jusqu’au cou, mais justement l’ensemble de la collectivité, parce que ce qui ne va pas et qu’illustre cette question est un problème éthique, un problème essentiel, c’est-à-dire quelle est la considération que l’on a de l’espèce humaine ? Comment est-ce qu’on la traite ? Comment est-ce qu’on l’aborde, puisqu’à propos de cette question Pense-t-on avec son cerveau ? surgit un très vieux débat dont le nom [est] je dirais classique et le débat [concerne] l’organicisme. Est-ce que la créature humaine se résume à être un organe biologique à l’égal de celui de l’animal ? : l’organicisme. Autrement dit cette supposition que nous aurions en nous, au titre d’engramme, secrété par le cerveau un certain nombre de conduites, de jugements, de comportements, de pensées, et qui feraient donc, comme je le disais à l’instant, que nous serions à l’égal de l’animal ?
C’est un débat qui se trouve aujourd’hui renouvelé pour différentes raisons. D’abord des raisons méthodologiques : il est tout à fait inévitable, ça fait partie de leur métier, que les médecins aillent chercher à l’intérieur de l’organisme les raisons de ce qui ne va pas. Ça, ça fait partie de leur boulot, c’est leur épistémologie, c’est leur façon d’envisager les choses. C’est ce qu’on attend d’eux de chercher à l’intérieur du corps les raisons de ce qui éventuellement fait malaise, fait pathologie, fait symptôme, fait maladie.
Il y a là-dessus une vieille histoire très simple et qui est que depuis qu’il existe des instruments perfectionnés, et en particulier le microscope et des moyens de coloration des tissus, eh bien de rechercher dans les tissus où est la cause du mal, où est la lésion où se repère un disfonctionnement. Il se trouve que la technologie a mis au point aujourd’hui des moyens d’investigation que l’on appelle l’imagerie cérébrale, qui perfectionne admirablement cette mise en évidence du fonctionnement des circuits cérébraux. Les méthodes sont extrêmement simples. Je veux dire qu’on injecte à un sujet du glucose légèrement radioactif et puis on observe ensuite sur un scanner cérébral les zones d’absorption de ce glucose, qui témoignent donc de la mise en fonctionnement de ces diverses zones. C’est précis, c’est clair, c’est simple et c’est comme on dit : scientifique.
Scientifique, ça veut dire quelque chose de précis, c’est une évidence qui s’impose à tous et qui exclut toute participation subjective dans le jugement que l’on peut faire. Ce qui caractérise la science, c’est que c’est un ordre qui exclut la participation de l’expérimentateur ou celui de son auditoire quand il lui exposera le problème et puis qui fait qu’on est forcé de se mettre d’accord : c’est de la science, c’est un ordre que l’on va dire naturel.
Il se trouve qu’au XIXe siècle, il s’est passé un petit évènement, et qui a été qu’un type, qui avait une bourse d’étude, est venu depuis Vienne en France – c’était en 1886, il avait 30 ans – pour faire des études auprès de celui qui était le grand neurologue européen de l’époque, un Français qui s’appelait Charcot. Et il disposait donc de cette bourse d’étude pour venir voir l’objet étrange auquel il s’intéressait, ce Charcot, et qui s’appelait donc l’hystérie. Objet étrange parce que les médecins se détournaient de cette symptomatologie bruyante, spectaculaire, violente, mais vis-à-vis de laquelle ils ne pouvaient rien que manifester une espèce d’autorité qui se révélait définitivement impuissante, toujours détournée.
Venir en France en 1886 témoignait d’une certaine indépendance d’esprit pour un germanophone, puisqu’on était peu de temps après la défaite de 1870 et que la France ne se présentait pas spécialement comme un haut lieu culturel pour un germanophone. Néanmoins c’est là qu’il est arrivé, et puis il a admiré le fait que Charcot essayait d’appliquer des méthodes scientifiques, rigoureuses d’observation à l’étude de ces manifestations absolument aberrantes et inclassables. Je veux dire doué d’une inventivité remarquable, et qui faisait qu’à chaque fois qu’on semblait avoir écrit… enfin je dirais avec des termes inspirés du grec ce qu’ils pouvaient signifier, hop ! il en apparaissait d’autres. Et si vous vous intéressez à ce moment de l’histoire de la pensée, je vous conseille de jeter un coup d’œil dans les écrits de Charcot sur l’hystérie, que Freud traduira en allemand et vous verrez, ça c’est passionnant quand même pour notre sujet à nous, c’est passionnant le fait qu’à l’évidence il écrit sous la dictée des hystériques. Je veux dire ce sont elles qui, avec leur façon de procéder, lui font mettre sur le papier ce qu’il raconte.
Alors vous le voyez bien la question qui surgit : d’où lui venait sa pensée à Charcot ? C’était un homme intelligent, il n’était pas seulement célèbre et riche… Mais d’où lui venait sa pensée ? Il était simplement… Lisez les textes, vous pouvez le vérifiez vous-même… il était le secrétaire – sans le savoir puisque tout ça est publié sous son nom – mais il était le secrétaire de ce que lui dictaient littéralement les hystériques.
Et là surgissent donc deux problèmes. L’un qui est posé à la médecine, et qui est que ces manifestations spectaculaires on a beau découper le cerveau en très fines lamelles, l’examiner de la façon la plus attentive et dévouée qui soit, pas moyen de trouver une lésion qui explique cette affaire ! Rien ! Alors c’est quoi ? C’est en tout cas quelque chose d’assez redoutable pour la pensée médicale, l’hystérie, puisque dans les classifications diagnostiques récentes – ça s’appelle le DSM, qui vient des États-Unis – eh bien les collègues américains, ils ont résolu le problème, ils ont supprimé l’hystérie de la nosographie : ce n’est plus une maladie ! Donc vous voyez il n’y a plus de problème ! Pas de signe lésionnel aux examens, à l’imagerie médicale la plus avancée qui soit, rien de significatif. Eh bien, donc ce n’est pas une maladie ! Alors il reste évidemment des hystériques, enfin ça, c’est leur problème !
L’autre évènement qui s’est produit à cette occasion par hasard, c’est donc que le docteur Freud, là, titulaire de cette bourse et qui assiste à tout ça, est très sympathique avec Charcot, parce que Charcot est un scientifique pour traiter le problème comme Freud l’était lui-même, il avait un esprit scientifique… Eh bien l’un de ses amis lui raconte qu’il a eu comme ça une hystérique grave, et puis il venait la voir chaque jour, il s’asseyait auprès de son lit et il l’écoutait, il ne savait pas quoi faire d’autre. Et puis au bout d’un moment, au bout de je ne sais pas quel temps de visite, je ne sais pas, on va dire quinze jours-trois semaines, il a pu constater deux choses étonnantes : c’est que d’abord de lui raconter ce qui lui venait comme ça à l’esprit, eh bien elle allait beaucoup mieux, que ses symptômes s’estompaient, qu’ils n’occupaient plus le devant de la scène, mais qu’en revanche elle attendait avec impatience la venue du professeur et qu’elle s’était mise à lui manifester un attachement, un attachement à peine équivoque et qui, ce brave professeur, a commencé à l’effrayer. En effet, comment allait-il répondre de façon qui soit déontologique à ses manifestations ? Déontologiques et qui ne soient pas traumatiques ! Alors il a réagi humainement, c’est-à-dire qu’il a pris la fuite : il est parti en villégiature avec sa femme et il lui a fait un enfant.
Voilà, ça nous allons pouvoir dire que c’est une … nous allons ranger cette conduite dans ce qui est la normalité. Je pense que nous sommes tous d’accord là-dessus, n’est-ce pas ? Comme vous le voyez, du même coup ça soulève pour chacun d’entre nous une interrogation sur ce que nous appelons la normalité, puisque Freud, il va repartir de ce point-là, de ce point où Breuer a fui, pour justement à la fois chercher à répéter l’expérience avec succès, sauf que lui, Freud, il y allait de l’interprétation. Il y allait de l’interprétation, c’est-à-dire qu’une patiente qui avait ce que l’on appelle en médecine une astasie-abasie, c’est-à-dire qu’elle ne tenait plus debout – c’est ce que ça veut dire – elle ne pouvait plus se tenir debout et puis donc c’était son symptôme, elle restait donc au lit, et il l’écoutait comme ça. Il a appris qu’elle venait de perdre son père. Et puis il a appris à cette occasion que son père avait été son unique soutien. Ah ! Alors voilà qu’il a entendu ça et qu’il le lui a dit : « Eh bien oui, voilà ! Maintenant que vous n’avez plus votre unique soutien, voilà ce qui arrive. » Bon, ça a eu quelque effet – je passe sur la dimension du transfert – mais ce qui paraît simple dans ce petit épisode est profondément énigmatique et le reste. C’est-à-dire pourquoi ce qu’on ne pourra pas appeler une pensée : elle n’avait pas la pensée de ce qui faisait son symptôme, il a fallu pour qu’elle en est la pensée, qu’elle l’articule à quelqu’un. Mais avant qu’elle l’articule, il y avait là quelque chose qui existait, qui était inscrit, et qui se manifestait directement par une expression motrice, directement, sans intermédiaire et sans qu’elle sache de quoi il s’agissait, et sans qu’elle n’y puisse rien.
Voilà quelque chose qui reste à ce jour je dirais mal décidé, mal tranché par les spécialistes, c’est de quelle manière ce qui se trouve donc vraisemblablement écrit quelque part, et on va supposer, pourquoi pas, lieu d’inscription puisque ça va avoir une expression motrice, le cerveau, mais qui n’est pas articulé comme tel : c’est écrit sans être articulé et ça ne va pas pouvoir avoir une expression vocale, mais une expression motrice.
Je vous évoque ceci pour vous témoigner que, alors qu’il semble que tous ces problèmes soit appartiennent à l’histoire, soit dépassés, etc., qu’ils conservent une actualité, c’est-à-dire concernent un aspect énigmatique et qui méritent que nous nous interrogions.
Mais revenons plus directement au thème de cette conférence. Comme je vous l’ai dit, ce qui a suscité chez moi cette pensée d’avoir à vous proposer ce titre de conférence, c’est un y a quelque chose qui ne va pas. Y a quelque chose qui ne va pas quand on traite l’homme comme un pur organisme à l’égal de celui de l’animal, et donc simplement dont les besoins auraient à être satisfaits. C’est ainsi que l’on opère avec l’animal de laboratoire à qui, comme vous le savez, on propose des tests évalués par ce que l’expérimentateur appelle une récompense. C’est-à-dire lorsque le rat… puisqu’on expérimente sur le rat… Il paraît que le rat est très proche dans son comportement de l’animal humain… bizarre quand même ! … Eh bien lorsqu’il a compris qu’il fallait qu’il appuie trois fois sur une pédale avec la patte pour obtenir un bout de fromage, eh bien voilà il a eu sa récompense et donc on lui a appris, il a eu un apprentissage, les formations donc cérébrales qui lui permettent maintenant de distinguer du 1, du 2 et du 4, lui permettent de distinguer le 3. C’est formidable ! Voilà un rat qui sait compter jusqu’à 3. Évidemment il ne sait pas distinguer le 1, il n’a pas isolé le 1 en tant que tel, il n’a pas le concept du 1, mais en tout cas, 3 fois avec la patte, là, il sait, il a sa récompense.
Alors il m’est arrivé de discuter, c’était un auditoire de travailleurs sociaux qui s’occupent des toxicomanes et qui… ils ont une réunion annuelle ou biannuelle je ne sais plus, mais c’est un auditoire très important, il y a peut-être mille ou mille deux cents travailleurs sociaux qui sont là rassemblés qui s’occupent des toxicomanes, puisqu’on peut supposer que le toxicomane est particulièrement addicte de la récompense, comme le rat peut-être. Et alors j’ai fait remarquer à cet expérimentateur – je ne vous donnerai pas son nom, mais c’est quelqu’un qui a une bonne réputation – j’ai fait remarquer que chez le bébé ce n’était pas si simple que ça, que toutes les mamans savent que lorsqu’on élève un bébé il a des réactions paradoxales vis-à-vis de la récompense. Par exemple le bon lait de la maman, vous savez ce qui va lui arriver de faire ? Il va le vomir parfois. Ça alors, ce n’est pas malin hein ! Et puis surtout, c’est tellement décourageant, humiliant, blessant… et que faire ? Et pourquoi il fait ça ? Alors on va changer de lait, on va arrêter la lactation pour partir dans les laits du commerce, on va changer de lait. Ça ne change rien ! Qu’est-ce qu’il veut ? Qu’est-ce qu’il attend ? Qu’est-ce qu’il demande ? Et on est là donc avec la perplexité de la maman et un bébé qui peut éventuellement être en difficulté pour prendre du poids et qui ne peut pas faire autrement, il fait comme ça. Et ce qui est intéressant, c’est que ce sont souvent des bébés intelligents, c’est-à-dire qui manifestent un éveil précoce, parce qu’ils sont intelligents les bébés. Alors, mais pourquoi il ne veut pas de la récompense ? Vous vous demandez pourquoi ? Eh bien je ne vais pas vous le donner tout de suite
Intervenante – Il faut qu’il mérite la récompense.
Ch. Melman – Il faut qu’il mérite la récompense ? Qu’est-ce que vous voulez qu’il fasse ? Quel exploit pourrait-il accomplir à part sourire à sa maman ? Ce qu’il peut faire par ailleurs, sauf qu’il peut aussi lui faire la grimace quand elle arrive avec le bon lait que son sein a préparé pour lui. Il peut lui arriver de faire la grimace, voire de se mettre à pleurer. Non ! Il ne faut pas quand même être un peu tordu pour réagir comme ça ?
En tout cas, moi, ce qui m’a donc suscité pour venir vous parler, ce qui a causé ma pensée, c’est ce qui ne va pas. Quelque chose qui ne va pas, je vous ai dit quoi, c’est-à-dire cette façon de vouloir traiter l’homme comme un pur organisme. Ça va très loin ! Ça va très loin puisque tout notre système aujourd’hui politico-économique ne l’envisage que de la sorte. C’est-à-dire on vérifie pour savoir si la satisfaction de ses besoins suit une courbe ascendante. C’est ce qui importe, c’est ce qui intéresse, c’est ce qui entraîne le monde entier. Nous sommes tous là-dedans. Et alors vous me direz, oui mais y en a qui contestent cela. Certes, y en a qui contestent, qui donc pensent que l’homme ne vit pas seulement de pain – ça s’est dit il y a déjà quelque temps – et qu’ils ont également des exigences, l’homme a également des exigences spirituelles. Ce qui est drôle – et ça je dois vous dire que c’est assez contrariant à mes yeux – c’est qu’on va parler de besoins spirituels, et l’on va constater que ce qui relève du registre que l’on pouvait traditionnellement considérer comme celui de la spiritualité, la religion par exemple, va elle-même être organisée comme une entreprise destinée à satisfaire des besoins. Ce n’est pas le cas spécialement chez nous, mais dans les pays anglo-saxons c’est tout à fait ordinaire. Lorsque vous avez voyagé dans des villes américaines par exemple, vous avez pu constater qu’il y avait même dans des petites villes plusieurs églises évangéliques, plutôt coquettes, en acajou bien ciré, avec des cuivres également bien cirés, c’est bien propre, ça sent bon la cire, la cire… Et puis chacun en a selon son goût quoi ! C’est comme le choix que vous allez faire du marché où vous allez vous fournir : chacun en a selon son confort, son goût, son sentiment. Il y a des besoins spirituels qui sont à satisfaire. Sa spiritualité est donc traitée là encore comme un appétit qu’il faudrait tamponner…
Et je vais nous donner un petit détail qui, lorsque moi je l’ai entendu, eh bien je dois vous dire m’a quand même fait frémir. J’étais récemment à Fès au cours d’un colloque que nous avons organisé et dont le titre était La fabrication du radicalisme. Et à Fès, donc là, il y avait deux spécialistes de la question qui passent leur vie à étudier le problème avec les jeunes qui sont pris dans la satisfaction de ce besoin spirituel, deux spécialistes dont l’une s’appelle Dounia Bouzar et l’autre est un psychiatre qui s’appelle Serge Hefez. Et ils ont passé beaucoup de temps à étudier les vidéos mises sur Internet par Daech et qui s’adressent aux jeunes pour justement les inviter à s’enrôler, à s’engager. Ils sont arrivés à cette conclusion indubitable que ces vidéos sont agencées par des cabinets de communication, c’est-à-dire par des entreprises habituées au marketing et qu’elles avaient trouvé évidemment là un terrain et une clientèle nouvelle auxquels elles s’étaient parfaitement adaptées. C’est ainsi que le jeune pouvait avoir une certaine difficulté à distinguer donc Daech et une ONG, puisque c’était à chaque fois présenté comme un engagement humanitaire pour aller sauver des enfants qui étaient gazés et maltraités. Donc la religion elle-même traitée dans cette affaire pour satisfaire un besoin identitaire en souffrance dans une catégorie de jeunes dont – écoutez bien ! – statistiquement, sur par exemple mille jeunes qu’ils ont donc vus, auxquels ils ont eu affaire personnellement, individuellement, 25% de musulmans et de catholiques et un peu moins de 50% pour les athées, très peu de juifs. Ah ! Et dans cette population, certains… il ne faut pas croire de jeunes venant tous des banlieues… mais certains venants de familles tout à fait marquées par la réussite sociale. Et posant donc la question, comme vous le voyez, pour ces jeunes, qu’est-ce qui ne va pas et qui les amène donc à se couler dans la pensée qu’ils n’ont pas mais qu’on va leur fournir ? Ce n’est pas leur pensée ! Ce sont des arguments de vente que l’on va leur refourguer, leur fournir, avec donc la question qui est la même que celle qui m’a agité moi-même pour venir ici, pour eux, qu’est-ce qui ne va pas, puisque… il n’y a pas besoin je crois de donner beaucoup trop d’exemples pour en venir à ceci… c’est que ce qui cause de la pensée, c’est ce qui ne va pas.
Quand on dit pensée, il faut distinguer quand même au moins deux choses : il y a les pensées, c’est-à-dire ce qui flotte comme ça dans l’esprit sans qu’on y fasse attention : il y a des pensées qui viennent, qui se baladent plus ou moins articulées, plus ou moins précises et dont je vous ferai remarquer que ce sont assez facilement des pensées qu’il ne faut pas, des pensées qu’il ne faudrait pas, pas de belles pensées. Les pensées qui flottent comme ça, ce sont rarement de belles pensées, c’est plutôt des pensées vindicatives, agressives, hostiles, méchantes, voire obscènes évidemment. Ce n’est pas terrible les pensées qui flottent comme ça tout seul dans… Bizarrement ça ne semble pas attirer spécialement l’attention ces pensées-là. Il faut évidemment cette expérience extrêmement étrange qui s’appelle une psychanalyse pour que l’on accepte d’articuler comme ça ce qui peut venir à l’esprit, c’est-à-dire entre autres et principalement ce genre de pensées, et dont il va se révéler de façon inattendue qu’elles ont leur importance.
Mais la pensée, ce que l’on appelle non plus les pensées comme ça flottantes, mais la pensée, c’est-à-dire l’articulation d’une analyse de ce qu’il y aurait lieu, de ce à quoi on est confronté et donc de ce qu’il y aurait à faire, de la façon d’y réagir, la pensée, la vraie pensée, eh bien celle-là elle n’est pas tellement fréquente, puisque nos réactions d’habitude, justement elles sont plutôt tribales, elles sont plutôt émotives.
Nous avons pu assister – je ne vais pas parler du problème qui fâcherait – mais nous avons pu assister comment dans une grande démocratie et à l’occasion de choix essentiel, de choix de société, de choix qui consiste de savoir si l’homme est simplement un animal comme un autre, eh bien des millions d’électeurs ont gagné en réagissant de manière tribale et de façon délibérément hostile à tout ce qu’il en est d’une articulation dialectique comme on dit, raisonnée d’une analyse et d’une articulation dialectique et de prise de positions qui seraient justement de l’ordre de la raison ou encore… Bon ! Ils pensaient avec quoi ces gens-là ? D’où est-ce que venait leur pensée ? Si tant est qu’il y avait une pensée ? Elle n’était même pas forcément articulée ! Et puisqu’on avait là un milliardaire qui pouvait se faire passer pour un homme du peuple puisqu’il parlait comme on suppose que parle le peuple, c’est-à-dire de façon agrammaticale et en disant n’importe quoi ! Tantôt oui, tantôt non, tantôt c’est vrai, ce n’est pas vrai… Quelle importance du moment que je le dis et que ça vous remue ? C’est ça qui est important et efficace !
Cette assimilation de l’homme et de l’animal, ce traitement animal de l’homme va si loin que nous avons aujourd’hui ce mouvement qui n’est pas sans intérêt et qui s’appelle le véganisme. Vous savez ce que c’est le véganisme ? Hein ce n’est pas venu jusqu’à vous le véganisme ? Sûrement que oui. Le véganisme ça consiste, ce n’est pas être végétarien, mais c’est refuser tout aliment concernant un produit animal : le lait, les œufs, etc. Pourquoi ? Parce que, nous disent les partisans de ce truc… Il y a à côté de chez moi, à côté de mon bureau une échoppe végane. Moi je suis dans un quartier bobo à Paris, mais je ne vous dis pas la foule de jeunes ! Ils encombrent le trottoir pour pouvoir se faire servir dans cette boutique. S’il y en a parmi vous que ça suscite une vocation, je vous le signale, ça marche fort ! Et ça veut dire quoi le véganisme ? L’argumentation est simple : manger de l’animal c’est du cannibalisme. Cannibalisme parce qu’il n’y a pas de différence essentielle entre l’homme et l’animal. Voilà !
Vous voyez que c’est une position éthique qui va loin pour deux raisons. D’abord parce qu’elle implique la notion de race. Moi j’ai entendu ça dans la bouche d’un de nos leaders politiques d’extrême droite. On lui faisait remarquer que c’était des gens de sa famille qui prenaient sa suite dans le courant politique, et il a répondu – « Que voulez-vous, c’est comme pour les chevaux, ils sont de bonne race ! ». Je ne sais pas si ça a fait plaisir à sa fille ou à sa nièce, mais en tout cas c’était comme pour les chevaux, vous voyez, ils sont de bonne race. D’autre part ça implique les modifications génétiques à venir : faut améliorer la race ! Et ceux d’entre vous qui prêtez peut-être attention aux avancées de la science, il y en a une-là qui vient de se produire et qui est décisive, et qui va avoir de très grosses conséquences, c’est l’isolement d’un gène susceptible de découper le code génétique humain, le couper à tel ou tel endroit et donc d’éliminer telle ou telle séquence de ce code et de le remplacer par un autre.
Ça s’appelle CRISPR-Cas 9. Alors il reste un certain nombre d’interdits, en particulier en France là-dessus, mais n’ayons aucun doute, ça n’empêchera absolument pas les recherches en laboratoire de se produire. Donc d’une part ça prépare les modifications génétiques, mais une troisième chose, cela veut donc dire que, eh bien les animaux ça relève normalement de la domestication. Hein, c’est à domestiquer les animaux ! Voilà !
Vous voyez qu’à propos de questions qui peuvent sembler fort abstraites ou banales, nous penserions avec notre cerveau, et ce qui personnellement m’a accroché, a provoqué, provoque mon malaise, m’oblige à penser. Vous voyez toutes les choses absolument aberrantes qui à ce moment-là se produisent et qui nous amènent à revenir sur ce point majeur : c’est que ce qui nous fait penser, c’est-à-dire peut-être ce qui nous caractérise de l’animal, c’est ce qui ne va pas. Mais il se trouve que notre espèce, contrairement justement à l’animal – ça c’est la grande différence avec l’animal – notre espèce est confrontée en permanence à ça, à ce qui ne va pas. L’animal il est tranquille, vous le regardez vivre, il n’y a rien de plus tranquillisant et rassurant que de voir l’animal vivre auprès de vous, si vous n’êtes pas méchant avec lui… ce qui n’est pas toujours le cas. Eh bien c’est vraiment tellement… c’est thérapeutique un animal domestique de le voir fonctionner. D’abord il dort la plupart du temps, et puis il ne se fait pas de souci s’il a un bon maître, et donc tout va bien. Et alors lui, contrairement au bébé de tout à l’heure, il est toujours reconnaissant, il ne fait pas la grimace quand on lui donne la pâtée. Au contraire, il vous lèche, il a de bons yeux pour vous, et puis éventuellement il veille sur vous, il est très sensible à vos changements d’humeur, il vous soigne.
En tout cas notre sort, ce qui différencie notre espèce de l’espèce animale et qui nous oblige à penser, d’avoir de vraies pensées, c’est ce qui ne va pas. Le bébé, que j’ai signalé tout à l’heure, pour lui c’est arrivé très vite, il y a quelque chose qui n’allait pas. Qu’est-ce qui n’allait pas pour lui ? Ce qui n’allait pas pour lui c’est un problème que Freud a assez bien distingué très tôt. Il l’a distingué en observant sa petite fille, 18 mois, qui s’amusait à jeter une bobine attachée au bout d’une ficelle et à la faire revenir. Elle l’envoyait balader, et hop, elle la faisait revenir et elle articulait deux phonèmes qui était fort et da. Fort qui veut dire loin et da qui veut dire là, présent, ici. Freud a interprété cela comme le fait qu’elle traitait de la sorte ce qui était le départ de sa maman chaque matin, et le fait qu’elle savait que sa maman ainsi partie, elle reviendrait : partie-revenue, partie-revenue…
Mais je vous signale au passage que ça va très loin ce genre de conduite, parce que je vous signale, si c’est nécessaire, que la vie des couples peut-être éventuellement organisée sur ce rythme avec les fâcheries périodiques, le cycle parti/revenu, jusqu’à la prochaine fois.
Mais Freud n’a pas insisté sur un point que nous nous allons nous permettre de reprendre. C’est que sa petite fille, elle disait da (présent) quand la bobine était éloignée et elle disait fort (loin) quand la bobine était revenue. Non mais attendez, je rêve ! Elle disait présent quand la bobine n’était pas là, quand elle était au loin, présente ! Qu’est-ce qui était présent à ce moment-là ? Qu’est-ce qui était présentifié pour cette petite fille ? Mais vous voyez comment les gosses sont forts, comment ils sont intelligents. Ce qui était présentifié à ce moment-là pour elle, c’était l’absence, la présence de l’absence, de ce qui n’est pas là, de ce qui ne va pas, et qui du même coup permet à notre condition, nous, non pas animale mais humaine, de respirer et de penser, et puis de penser pour essayer de travailler au retour ou à quelque chose qui en approcherait, qui serait comme un retour, puisqu’il semblerait, si on suit toujours Freud, qu’il y a un objet auquel l’enfant va obligatoirement être amené à renoncer, c’est-à-dire sa mère définitivement pas là. Mais en même temps, défaut salutaire, puisque c’est ce défaut, cela, ce qui ne va pas, qui va être générateur pour lui du désir sexuel et de son identification. C’est ce qu’il a appelé Freud – à tort ou à raison mais sans doute plutôt à tort qu’à raison – ce qu’il a appelé le complexe d’Œdipe. Mais qu’il fallait donc… jamais un animal n’est passé par là, jamais un animal n’a su ce que c’était que l’interdit de l’inceste. Vous pouvez lui demander à l’animal, il vous dira : « De quoi tu me causes ? » …Eh bien qu’il y avait un ça ne va pas, qui d’ailleurs à l’occasion peut être traumatique chez certains, avoir des effets traumatisants, et désigner le père, comme vous le savez, comme étant l’abruti qui a été la cause de cette espèce de malheur auquel on se trouve voué, puisque ça ne va pas, et que ce qui viendra à la place, aussi je dirais [qualifié et qualifiable qu’il puisse être], ce n’est pas ça. Et c’est bien ça qui fait qu’il y a de la pensée.
Ce qui veut dire que ce qui fait penser, et vous voyez comment ça va nous délocaliser si je puis dire du cerveau, ce qui fait la pensée, c’est le désir, le désir en tant qu’insatisfait, en tant que mal récompensé, en tant que harcelant. Ça ne va pas et c’est cependant ce ça n’va pas qui me fonde dans mon existence, c’est-à-dire comme sujet désirant et pensant. Autrement dit, et vous voyez enfin l’astuce de l’illustration de cette conférence : on pense avec son pied et à la façon dont on prend ou dont on ne prend pas son pied.
Ce qui est… et je vais conclure là-dessus, je ne vais pas épiloguer trop longtemps, ça fait déjà un moment que je cause avec vous… Ce qui est remarquable, c’est que ce que je suis en train d’évoquer avec vous, et que semble-t-il vous avez à peu près reçu – en tout cas je n’ai pas assisté de votre part à une insurrection – et qui est essentiel, ça n’a l’air de pas grand-chose et pourtant c’est essentiel. Pourquoi ? Parce que nous passons notre existence à vouloir, d’abord avoir une exigence justifiée mais que nous ne savons pas traiter, c’est que ça aille, et en particulier que ça aille entre un homme et une femme. Or, comme vous le savez, nous vivons tranquillement ce qui s’appelle la guerre des sexes. Tranquille ! Ça devrait quand même nous émouvoir nous qui sommes plutôt pacifistes ! Nous sommes pour la guerre ? Et cependant la guerre des sexes… ce qui est quand même la guerre privée la plus chronophage inutilement, pas seulement chronophage mais qui bouffe l’esprit et le cœur …la guerre des sexes, eh bien c’est culturellement célébré, et avec toutes les conséquences que ça pourra avoir, aussi bien je dirais pour les identifications que pour les enfants et pour nous-mêmes, puisque nous sommes condamnés vraiment à entretenir de façon admise et inscrite par la culture elle-même qu’entre un homme et une femme ce soit nécessairement la querelle : justice, égalité, liberté, fraternité, tout ce que vous voudrez, toutes les revendications qui s’engouffrent... au détriment de quoi ? Du pied ! Oui.
Vous voyez comme nous sommes quand même, à propos de ce qui ne va pas, nous sommes plutôt masochistes, mais plutôt abonnés au ce qui ne va pas. Et non seulement on est abonnés, mais on va chercher des guérisons de deux côtés : d’une part du côté du narcissisme, parce que chez chacun d’entre nous le ce qui ne va pas, ça met en cause aussi bien sa virilité que sa féminité. Si ça ne va pas pour lui, c’est qu’il n’est pas l’homme qui faudrait, il n’est pas l’homme à la hauteur ; si ça ne va pas pour elle, c’est que pour qui on la prend ? Pour un objet ? Donc comme vous le voyez, ça va donc entraîner, ça va nourrir, ce ce qui ne va pas, le culte du narcissisme viril ou féminin qui d’ailleurs n’est pas moins viril, autrement dit une généralisation de la virilité comme idéal.
Vous savez je suis amené forcément à recevoir des jeunes femmes talentueuses, engagées dans une profession, et je peux voir de quelle manière leur vie privée qui n’est quand même pas rien tout de même, non ? Il n’y a pas que la vie économique ! Oui leur vie privée est un désastre, puisque ce qui prime c’est la réussite virile à l’égale de l’autre, aussi forte sinon plus forte. Et puis à quarante ans, on commence à courir les spécialistes parce qu’il n’y a pas encore eu de bébé et qu’il ne veut pas venir ce coup là. Donc que nous cherchons à traiter d’une part du côté du narcissisme, de l’autre côté que nous cherchons à traiter par l’accumulation de fric donnant l’illusion qu’avec ça je peux tout avoir, le ça va pas se trouve levé, supprimé, rayé, barré, hein je peux tout avoir. Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai ! Celui qui s’est engagé dans cette tentative ne se trouvera pas moins marqué par l’insatisfaction, non pas de son affaire qui je dirais peut prospérer, mais dans son rapport à autrui et en particulier si c’est un homme dans son rapport aux femmes. On ne va pas mentir là-dessus ! Et donc des vies dévouées, et nous sommes toujours dans la normalité dévoués à ces palliatifs qui sont le narcissisme viril ou bien le narcissisme du fric. C’est noté déjà dans l’Antiquité, il y a des penseurs dans l’Antiquité qui ont déjà parlé de ça, de l’homme qui passe sa vie à chercher les honneurs et l’argent. C’est présent depuis toujours ! Et qu’est-ce qu’il en a à foutre ? Tout ça pour vous dire ceci – et je m’arrêterai là-dessus – l’un des grands problèmes de l’enfant, du jeune aujourd’hui, et j’en ai encore vu un hier… Formidable vous savez ! Ils sont à chaque fois formidables, parce que moi, ce que je suis en train de vous raconter et qui peut peut-être paraître sophistiqué ou je ne sais pas quoi, je ne sais pas l’idée que vous vous en faites… mais c’est ces jeunes qui me le disent, moi c’est d’eux que je l’appends ou que je le vérifie. Ces jeunes, du fait de ce qui est notre climat culturel, ils n’ont plus accès à la possibilité d’un ce qui ne va pas puisque occupés par leur propre souci, par leur propre affaire et animés par la volonté de tout faire pour l’enfant, c’est-à-dire de tout lui donner, eh bien l’enfant a échappé à l’accès à ce ce qui n’va pas. Et de telle sorte qu’il n’a plus que des besoins ou des désirs, qu’il ne trouve plus le moyen d’être satisfait, qu’ils ne sont jamais pleinement satisfaits, sauf dans un usage forcené, addictif, passionné, et dont ils ne peuvent plus se passer, parce que l’accès à la jouissance ne se fait plus par une dimension intériorisée, mais ne se fait plus que par le contact avec un certain nombre de circonstances ou d’objets qui ne sont présents […] position à la rivalité réelle que constitue la famille, un retournement. C’est la famille qui est devenue virtuelle et c’est la toile qui est devenue le mode d’accès à une satisfaction et à une jouissance réelle. Avec, comme vous l’imaginez quand vous savez ce que sont les jeux vidéo, la facilité avec laquelle justement on va pouvoir accomplir dans la réalité ce qui dans le jeu vidéo était purement virtuel, évidemment.
Vous voyez – et je conclus là-dessus pour de bon cette fois-ci – le problème que nous n’avons pas résolu, c’est celui de la cause. Qu’est-ce qui est cause pour nous de ce qui ne va pas, puisque souvent avec courage et générosité nous nous sommes engagés dans des tas de luttes, parfois nous avons pris des risques pour faire que la juste cause gagne. Or il se trouve qu’on se trompe toujours jusqu’à ce jour sur ce qui est cause de ce qui ne va pas, et donc nous rend difficile de prendre la juste mesure de l’attitude à prendre vis-à-vis de cette cause et de ce qui ne va pas. La juste mesure, ça ne veut pas dire du tout s’y résigner, c’est-à-dire eh bien voilà notre sort c’est le masochisme. Pas du tout ! Non ! Mais vous vous doutez bien qu’à partir du moment où l’on peut avoir une appréhension pas trop inexacte de ce qui fait cause pour chacun d’entre nous et ce qui déclenche chez nous une pensée dont il faut dire que jusqu’à ce jour elle s’est avérée adéquate…
Réfléchissez quand même à ce truc aberrant : la pensée politique, elle existe depuis 2 600 ans. Voici un livre que je ne saurais trop vous conseiller, c’est La Politique d’Aristote. C’est génialissime ! Ça commence déjà par-là la pensée politique, et jusqu’à ce jour, nous les gros malins, on n’a toujours pas trouvé le moyen de faire que nous pussions avoir une vie sociale qui ne soit pas aberrante. Comment on fait quand même ? Comment c’est possible ? Est-ce que nous n’avons pas des accès qui nous éclaireraient là- dessus ? Qu’est-ce qui fait que ? Pourquoi est-ce que la vie de couple, la vie sociale est-elle aussi défectueuse ? Et aux prochaines élections, allons-nous voter avec notre cerveau ou nos tripes ? Le vote des français va se décider comment ? Les conséquences ne vont pas être quelconques et on en est là !
Donc ceci, ce bavardage, le mien, pour vous signaler que de manière, par des chemins, par des disciplines, par des accès qui peuvent paraître latéraux ou inattendus, il y a des éclairages, il y a des jours essentiels sur ces problèmes. Et si ces problèmes étaient entrés dans la culture – ce qui n’est pas le cas – la culture, c’est-à-dire le savoir commun, la doxa, l’opinion commune, il y a un tas de manifestations collectives, de masse, qui aujourd’hui ne seraient plus possibles. Donc ça aurait des incidences, ça aurait quelque effet.
Vous le voyez, j’en reviens à ma modeste personne dans ce qui est au moins pour moi ma participation à la vie sociale. Je suis amené à souffrir évidemment, comme beaucoup d’entre vous. Ça ne va pas, ça ne va pas ! On ne voit pas quel est aujourd’hui le type de discours qui nous traiterait autrement que comme des gens avides de voir satisfaire leur besoin qu’il soit économique ou identitaire. Ça aussi c’est une marchandise que l’on va vendre, que l’on va mettre dans les hypermarchés, dans les rayons. Ça manquait, il y en avait pas là, il n’y avait pas au titre de marchandise là, il n’y avait pas encore celle-là, on va y trouver… Et donc que nous puissions peut-être avoir des pensées qui ne soient pas réservées au cerveau ou aux tripes, mais qui se situent au niveau d’une interconnexion, d’un endroit qui n’est pas localisable dans le corps, que les anatomistes aussi subtils soient-ils ne trouveront pas, et qui est ce qui va unir l’esprit et le corps, c’est-à-dire justement, ce que j’ai mis en exergue dans mon propos, c’est-à-dire le fait qu’ils sont unis dans le problème, dans la tentative de résoudre ensemble ce qui ne va pas, c’est-à-dire de le penser ce ce qui ne va pas, non pas en hostilité l’un vis-à-vis de l’autre, l’un ayant à se défendre de l’autre, l’un ayant à refouler l’autre, mais l’un avec l’autre, en même temps car c’est ce qui les unit.
Il m’est arrivé d’avoir un dîner avec celui qui était un ancien président du conseil… un ancien premier ministre, un type aimé des français et sur lequel on fondait beaucoup d’espoir, qui est d’ailleurs mort récemment. Et alors, il a passé le dîner à se plaindre du mauvais traitement qu’il avait subi de la part du Président de la République et qui l’avait écarté, puisque le Président de la République avait vu en lui une menace pour l’élection présidentielle future. Donc il y avait pour lui quelque chose qui n’allait pas. Ben oui, c’est une carrière politique brillante et interrompue pour des raisons… Voilà ! Et je lui ai posé une question méchante, ce n’était pas gentil ce que je lui ai dit. Je lui ai dit : « Mais est-ce que vous ne pensez pas que dans vos engagements, vous vous êtes toujours trompé de cause ? » Avouez que ce n’est pas gentil ! Eh bien je vais vous dire, je ne crois pas que ça l’ait fait réfléchir, mais en tout cas, comme c’était un homme brave, il ne m’en a pas voulu. Vous voyez ? Il a quand même admis que ça pouvait figurer dans les questions qui n’étaient pas illégitimes.
Voilà ! Eh bien je crois qu’on a fait un drôle de parcours, enfin je l’ai fait avec vous et je vous remercie pour votre attention.
Réponses aux questions :
Il y a un concept étrange qui vient d’apparaître, d’ailleurs évidemment chez les anglo-saxons, et qui est la post-vérité. La post… non ce n’est pas les PTT, c’est la post-vérité. Autrement dit nous n’en sommes plus à l’époque de la vérité, puisque la science, la technologie est vendue et se montre en de nombreux domaines effectivement capable de résoudre, de franchir tout ce qui était impossible, autrement dit de ce qui n’allait pas, le ça n’va pas que j’ai mis en exergue dans mon propos. Eh bien, grâce à la technologie, il n’y en a plus. Il se trouve que ce n’est pas tout à fait faux, car il est évident que nous avons aujourd’hui des rapports non seulement à l’espace mais au temps qui sont complètement modifiés par la technologie et également des rapports à autrui. Je veux dire que grâce à la toile et à ce qui se produit sur la toile, apparaissent entre des interlocuteurs une progression possible vers une proximité qui viendrait en quelque sorte supprimer toute distance entre eux, qui serait une espèce de coaptation réussie, inattendue je dirais, miraculeuse de l’un et de l’autre, et je dirais même à la limite quel que soit leur sexe. Je suis à chaque fois très sensible quand je vois parmi mes propres patients, de quelles manières peuvent s’engager ainsi, par exemple des échanges qui inévitablement vont devenir amoureux, mais qui vont donc organiser, je dis bien ce type de connivence provoquant évidemment des satisfactions parfaitement neuves. Donc par cette possibilité même, l’effacement de ce qui pouvait y avoir de Réel, c’est-à-dire de ce qui faisait obstacle... Car le Réel c’est toujours ce qui fait obstacle, le Réel c’est ce qui fait que ça ne va pas, on bute sur quelque chose qu’on n’arrive pas à résoudre, que l’on n’arrive pas à maîtriser… Et donc l’effacement de ce Réel au profit d’une situation nouvelle, mais qui se caractérise néanmoins par ceci : c’est que pour qu’elle puisse persévérer, il vaut mieux, malgré des tentatives bien compréhensibles, que le sexe ne s’en mêle pas. Car cela, je dirais son défaut, ou sa qualité comme on voudra, sera forcément d’introduire une séparation entre ce qui jusque-là semblait, pouvait sembler parfaitement accompli et une jouissance pour elle-même, et dont on pourrait même penser que si elle ne passe pas par le corps, si elle passe par la lettre, puisqu’il s’agit d’échange… C’est un vieux problème celui de la correspondance amoureuse, ça existe depuis des siècles ! Eh bien, que celle-là pourrait être réussie, la correspondance, une correspondance purement amoureuse à condition de le rester comme telle.
Vous voyez en tout cas comment la réussite de la technologie vient fournir cette abolition de ce qui fonctionnait comme Réel pour le faire passer à un autre niveau (ce Réel) qui serait maintenant celui de la coaptation réussie, parfaite, mais à la condition, je dis bien, d’une sublimation – les psychanalystes appellent ça comme ça – d’une sublimation du sexuel, c’est-à-dire d’un retour aux vieux procédés, c’est-à-dire à l’idée de l’accomplissement d’une pureté qui serrait préservatrice justement du heurt des consciences et des inconsciences.
Alors la post-vérité, c’est qu’à partir de ce moment-là il n’y a plus de vérité. La vérité entre deux interlocuteurs, elle se présente toujours dans une position tierce. Par exemple la vérité des faits. Si l’un de nous deux méconnait l’authenticité d’un fait pourtant avéré, eh bien il annule la vérité pour ne plus en faire une dépendance de son propre dit : « est vrai ce que je dis ! » C’est aujourd’hui au principe de tout discours politique. Et alors on s’étonne du trompettiste qui dit tantôt blanc tantôt noir dans la foulée, mais du moment que je le dis, pourquoi vous vous souciez du fait que ce soit contradictoire ? Et alors ? Et c’est là qu’on découvre brusquement ce que c’est que le principe de contradiction qui dans l’affaire n’a plus de place. Il n’y a plus de oui et de non, il n’y a plus qu’une uniformité d’êtres devenus dépendants simplement de ce que je dis et qui peut parfaitement coexister puisque je le dis. Ce qui a des conséquences évidemment importantes.
Je ne vais pas développer, mais moi je dois vous dire que ce que je crains, c’est que ce à quoi nous assistons et que l’on présente comme une aberration et une fantaisie, je crains qu’en réalité ça n’inaugure un style nouveau et dans lequel plus aucune contestation n’est possible puisque le oui et le non sont équivalents et peuvent parfaitement coexister : « Oui, oui, eh bien tu es contre ? Eh bien c’est très bien ! Ben oui, et alors ? Mais moi aussi je suis contre d’ailleurs, mais néanmoins on va faire…, etc. » Et je pourrais aussi bien faire le contre aussi bien que l’autre… Donc voir si ce à quoi nous assistons – on va le savoir – n’est pas seulement le début pour tous ceux justement qui ont une conscience citoyenne, n’est pas le début d’une argumentation nouvelle. Et permettez-moi de vous le dire que cette abolition des opposés en politique, mais nous en sommes les témoins, c’est-à-dire ça peut être proposé comme tel, c’est-à-dire que le oui et le non, finalement, on les marie ensemble. Donc vous voyez de quelle manière nous sommes là aspirés par des rhétoriques nouvelles et qui nous fascinent parce qu’elles vous laissent sans réplique.
Je suis d’autant plus à l’aise pour vous répondre à propos de la question difficile du traitement ;à offrir aux jeunes qui reviennent de cette aventure sanglante qui a été la leur, et traitement qui pose beaucoup de questions à ceux qui je dirais y sont exposés. Comment faire ? Comment faire vis-à-vis de quelqu’un qui est absorbé par la certitude et donc le positivisme le plus absolu ? Il n’y a pas la moindre place à une contestation, puisque la rhétorique à laquelle il se réfère est d’une telle compacité qu’elle exclut toute objection. Eh bien, moi je propose que chaque jour on leur demande, il leur soit demandé à titre d’exercice d’apprendre par cœur un poème. Mais oui ! Un poème, parce qu’effectivement ils ont perdu l’usage des mots pour ne plus en connaître que l’aspect injonctif, ce que les linguistes appellent le performatif. Ils ne savent plus ce que c’est que parler, ils ne savent plus ce que c’est qu’une langue. Et donc tous les jours les inviter… peut-être pas le seul traitement, mais quand même moi j’aurai aimé que ce soit le seul, traitement par la poésie. Et en plus, je dois dire ça ferait plaisir à tout le monde, aussi bien à l’enseignant que sûrement au bout d’un moment à l’enseigné, peut-être que ça lui ferait découvrir un Réel qu’il avait complétement perdu.
Voilà donc là-dessus… Autrement fois, enfin de mon temps, il y a longtemps, on faisait apprendre aux enfants régulièrement des poèmes. C’est excellent ! D’ailleurs il en restera toujours chez l’adulte des lambeaux, des fragments comme ça, c’est magique. Oui !
Moi je pense qu’il y aurait eu quelqu’un pour porter… que j’ai eu le bonheur d’approcher, qui aurait été formidable pour parler, pour écrire, car moi, ce colloque que nous avions organisé à Fès, il avait un but très précis, ce n’était pas simplement comme ça pour papoter ensemble, mais c’était pour savoir quelle était – puisque ces jeunes étaient pris dans une rhétorique, rien d’autre, une façon qu’on avait de s’adresser à eux – quelle était la rhétorique à mettre au point pour que justement ils parviennent à se détacher de celle-là. Autrement dit qu’est-ce qu’on allait leur dire pour qu’ils bougent et se déplacent ? Ça avait donc une vocation très pratique mais elle n’est évidemment pas évidente. Mais je me disais qu’il y en aurait eu un qui aurait admirablement su faire la lettre, leur adresser la lettre qu’il aurait fallu, et c’était Jacques Prévert. Oui. Mais oui, parce que [les poètes] connaissent le pouvoir des mots, mais bien sûr, et que c’est avec les mots que l’on arrive à isoler le ça va pas dont on peut se faire un ami, être un ami avec le c’qui va pas, ce qui est tout autre chose que le masochisme.
Absolument. Vous savez, pour moi, qu’est ce qui nourrit personnellement mon espoir ? J’ai déjà eu l’occasion de le dire, et peut-être bien chez vous, c’est les jeunes que je vois. Parce qu’ils ont affaire avec un ça va pas tout à fait original, tout à fait nouveau, et qui est celui : ils ont à se débrouiller sans père. Et dans ce cas-là comment faire ? Et j’assiste je dirais à leur travail : comment tenir debout, se verticaliser et sans pouvoir cependant se référer à une autorité paternelle, puisque soyons clairs, il ne s’agit pas simplement des familles séparées, mais il s’agit aussi du fait que notre culture n’admet plus l’autorité paternelle.
Ce que je dis ce n’est pas une innovation. Légalement il n’y en a plus. Légalement il y a l’autorité parentale, et encore ! Moi je connais une dame qui inspire tout ça, qui s’appelle Irène Théry, elle veut qu’on remplace l’autorité parentale par responsabilité parentale, qu’il n’y ait même plus l’autorité, [mais] de la responsabilité. Je ne sais pas comment on peut être responsable sans manifester de l’autorité, mais peu importe ! Mais donc légalement... Autrement dit si le papa veut imposer son opinion, bonne ou nouvelle, il ne peut pas ! Légalement il ne peut pas ! Donc les gosses sont forcément amenés à faire sans et ça ne va pas évidement sans problème pour eux un ça ne va pas nouveau. Il y avait un ça va pas quand papa était là et puis il y a un ça va pas quand il n’y a plus de papa, mais c’est un ça va pas différent, ce n’est plus le même. Et la manière dont je vois qu’ils travaillent pour je dis bien se vertialiser, tenir, eh bien moi je suis optimiste. Car si ça leur donne évidemment des difficultés originales, ça leur donne aussi des qualités originales que je ne vais pas développer, mais qui sont, qui les rendent très sympathiques. Alors évidemment certains pourront verser dans le goût, satisfaire tel ou tel besoin qu’ils vont trouver dans notre hypermarché culturel, ça c’est clair. Bon, nous aussi, on leur donne l’exemple souvent, c’est comme ça. Mais je les trouve…
Je peux raconter une petite anecdote si vous voulez. J’en ai vu un il y a quelque temps, un jeune de 16 ans qui est là dans la salle d’attente avec sa mère, le crâne complément rasé, les épaules complètement rentrées en dedans, évidemment le sac-à-dos sur le dos et puis l’air comme ça triste. Alors ? Premièrement le crâne rasé, eh bien c’est parce qu’il est en train de jouer dans une série où il joue le rôle d’un jeune cancéreux, alors il a le crâne rasé. Ah ! Très bien ! Deuxièmement, oui c’est un surdoué. Comme on s’étonnait un peu de son comportement, on lui a fait passer des tests, et puis scolairement évidemment il est brillant, sans problème, il est dans la classe qui faut, il est en avance, ce n’est pas un problème. Très bon contact avec tout de suite des complicités, des sourires, on se comprend très, très bien. Alors question : Pourquoi on me l’amène ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Vous voyez la question du ça va pas. Mais qu’est-ce qui pour lui ne va pas ? Alors la mère dira : « Eh bien c’est parce qu’on le trouve parfois dans sa chambre, il est couché sur son lit, il est tout triste, déprimé… » Alors vous me direz : « Oui eh bien c’est un ado, c’est le sexe qui le travaille. » Oui ! Eh bien lui qui a 16 ans, il a une copine depuis l’âge de 15 ans, et il n’y a pas de problème entre eux. Ah ! Alors qu’est-ce qui ne va pas ? – « L’humanité c’est pas réjouissant », voilà ce qu’il vous dit ! « Je ne suis pas comme les autres parce que ça moi je le vois et eux ne le voient pas. Ce n’est pas réjouissant ». Qu’est-ce que vous lui répondez ? Qu’est-ce que vous allez lui dire qui pourrait l’encourager à quoi d’ailleurs ? Il ne manque pas de courage ! Vous voyez ce gosse, il a tout ! Et puis son père est un type très bien, pas de problème ! Et puis sa mère, qui était là, a l’air d’une femme solide, costaud, bien. Alors je ne vous développe pas l’affaire. Bon, mais vous voyez en tout cas que vous vous trouvez devant un cas… Alors les médecins appellent ça tædium vitae, le dégoût de la vie. On donne un nom latin à ça, parce que sinon ça choque, tædium vitae. Ben oui, il est intelligent, il est lucide, et puis il a un tædium vitae, voilà ! Eh bien il est évident que ce gosse dont il y a tout lieu d’espérer quand même qu’il pourra traiter sa réaction autrement, s’il y parvient, comme on peut l’espérer, vous voyez tout de suite que ce sera quelqu’un de très bien. Il est déjà très bien, il est déjà trop bien ! Il est parfait, trop parfait puisqu’il a pigé que vraiment ce n’était pas drôle.
Voilà un exemple, si vous voulez, de ce que vous allez rencontrer en clinique de la part de certains jeunes. Voilà !