Introduction
1895 : Freud rédige l’Entwurf, autrement dit l’Esquisse, dans une adresse transférentielle à Fliess. Ce qui n’est pas indifférent du tout. Il s’agit de l’un des textes de lui que l’on devrait préférer à tous les autres et qui, pourtant, est régulièrement négligé car systématiquement mis de côté comme une archaïque erreur de jeunesse.
Or, la bêtise foncière est de croire qu’il s’agit d’un écrit de neurologue ou de physiologiste. Erreur. Grossière défense pour ne pas entendre de quoi il retourne. Un exemple ? Je cite un bref passage : « La mémoire serait représentée par les différences de frayage (Das Gedächtnisseidargestelltdurch die Unterschiede) » (1), ce que Lacan s’empressera de reprendre à son compte pour définir en quoi réside l’efficace de la fonction du signifiant, comme non pas liée, en effet, à son sens ou à sa signification, mais à sa pure différence d’avec tous les autres. Rappelez-vous la première fois qu’il l’énonce : « Ce qui distingue le signifiant, c’est seulement d’être ce que tous les autres ne sont pas » (2). Ainsi, les neurones dont Freud nous parle ne sont que des métaphores de signifiants, de réseaux et de chaînes tels qu’ils organisent la subjectivité et aussi l’inconscient. Il tente donc par ce texte princeps d’en définir la logique, en une écriture non dénuée de saveur. La question fondamentale de la différenciation à propos des supposés neurones, et qui nous oriente d’emblée dans le champ de la langue et du langage, se réitère d’ailleurs plusieurs fois à d’autres moments clefs de son texte (3).
J’aurais, bien entendu, voulu que nous puissions reprendre cet écrit de l’Esquisse, pas à pas, pour que vous en mesuriez la valeur. Mais le temps nous manquerait, raison pour laquelle je ne vais centrer mon propos que sur un seul de ses termes, Das Ding, La Chose, en ce qu’elle s’avère directement en lien avec ce qui nous préoccupe cette année. Entrons dans le vif en rappelant qu’il y a quatre occurrences différentes de Das Ding dans l’Esquisse, que je vais d’abord développer avant d’en tirer les conséquences qui s’imposent.
Mais quel est le problème initial qui préoccupe tant Freud ? Tiré de l’expérience clinique, comment l’énonce-t-il ? Il se trouve que le désir, en tant qu’intimement lié au signifiant, est capable d’halluciner sur commande son objet ; ainsi quand quelque chose du désir surgit dans le champ perceptif, avant de se précipiter tête baissée pour y effectuer la décharge qui conviendrait, il faut quand même en vérifier préalablement l’authentique présence dans la réalité, sinon le solde d’une telle opération, qui consiste à aller « à vide » vers l’objet du désir alors qu’il n’y a rien d’autre que les fantômes que l’on a fait naître soi-même, risque de s’accompagner de la plus radicale des déceptions. Voilà la problématique de départ. C’est un texte essentiel pour modérer l’insatisfaction, voire essayer de nous apprendre à en guérir. C’est quand même, plutôt, pas mal. Non ?
Das Ding
Revenons à Das Ding.
Alors premier temps. Je cite : « L’investissement de désir concerne de façon générale neurone a + neurone b tandis que les investissements de perception concernent neurone a + neurone c […] le neurone a reste le plus souvent identique à lui-même […] le neurone b la plupart du temps varie. Par la suite, la langue instituera le terme de jugement pour désigner cette décomposition et trouvera la ressemblance qui se pose en effet entre le noyau du ‘je’ et l’élément de perception constant […] elle nommera le neurone a, La Chose, et le neurone b, son activité ou sa propriété, bref son prédicat » (4). Il est intéressant de noter là que, dès lors, s’inscrit définitivement un écart entre désir et perception, ce qui revêt des conséquences subjectives fondamentales, puisque je dois comparer sans cesse entre désir (neurone a et neurone b) et perception (neurone a et neurone c). C’est l’écart et la proximité entre neurone b et c qui doivent être mesurés pour éviter le délire auquel nous confine le désir, structurellement. La vérification doit porter sur ces seconds neurones pour faire barre sur une éventuelle impasse de désir.
Deuxième temps : au chapitre où il est question du semblable, nous en apprenons davantage, puisqu’on nous dit que ce complexe du Nebenmensch se divise en deux composantes : « dont l’une en impose par un montage constant, reste ensemble comme Chose, tandis que l’autre peut être comprise par un travail de remémoration, c’est-à-dire peut être ramenée à une information » (5). Ainsi, La Chose est un reste immuable, mais qui n’est pas connaissable et de plus s’il l’avait été, il ne pourrait faire l’objet d’une remémoration, donc Das Ding échappe à toute appréhension humaine habituelle et aussi à toute compréhension. Mais alors où et comment circule une telle instance ?
Troisième temps : La Chose qui est une part inassimilable et qui, de ce fait, se différencie du ‘Je’, s’en tient à l’écart, puisque ce ‘Je’ n’a d’autre choix que de s’appuyer fermement sur ce qui demeure constamment accessible. Mais, paradoxe, La Chose se trouve néanmoins en lien étroit avec la parole. Entre Chose et parole, il y a même un lien absolument essentiel : « Les complexes se décomposent en une part inassimilable (La Chose), et une part connue du ‘Je’ par son expérience propre, ce que l’on nomme comprendre, deux nouages s’en dégagent pour l’expression de la parole […] Maintenant, on n’a plus besoin de grand-chose pour inventer la parole […] Nous avons donc trouvé comme caractéristique du processus de pensée qui reconnaît que, dès le départ, l’attention est tournée vers […] les signes de parole » (6). On ne peut être plus explicite. La Chose a d’emblée à voir pour Freud avec le parlêtre et la fonction déterminante de la parole. Das Ding relève même d’une condition de possibilité de la parole, puisque si cette « dingue » ou « dinguerie » concerne bien la jouissance incestueuse, et puisque celle-ci se doit d’être tenue à l’écart, l’interdit de l’inceste s’avère bien être la condition nécessaire pour que ne se suture pas le Réel duquel peut émerger une parole. L’inceste, ce n’est pas coucher avec la mère évidemment, c’est qu’en ne limitant pas l’excitation pulsionnelle, la lettre qui manque à la demande se trouve collabée et, avec, le sujet est volatilisé.
Enfin, quatrième temps et ultime précision livrée par Freud : « Les complexes de perception se séparent en une partie constante incomprise, La Chose, et en une partie changeante, compréhensible, la propriété ou mouvement de La Chose » (7). Propos qui viennent subvertir notre appréhension commune, puisqu’il apparaît que le noyau stable, non changeant, nous demeure inaccessible pendant qu’il nous est possible de comprendre les qualités changeantes. Autrement dit, nous ne sommes sensibles et ne percevons que le changement qui nous est compréhensible, alors que ce qui demeure inchangé demeure opaque du fait de son absence même de mouvement. Remarque tout à fait fine et intéressante.
De la sublimation
Freud, dans Pulsions et destin des pulsions, évoque plusieurs issues possibles pour celle-ci. La plus habituelle est, comme vous le savez, le refoulement mais, en contrepartie, elle est causale du symptôme. C’est le problème majeur. D’autres chemins plus marginaux sont néanmoins possibles, dont la sublimation.
Une lecture hâtive de Freud aurait tendance à induire une erreur qui consisterait à réduire l’activité artistique à une simple sublimation justement, c’est-à-dire une dérivation du but sexuel vers un but d’une autre nature, généralement, socialement davantage valorisé. Pourtant, il propose aussi une toute autre hypothèse, moins en vogue, à partir de son travail si émouvant sur Léonard de Vinci. Il affirme que, dans ce cas, le développement de son art ne concerne plus la dimension pulsionnelle mais cette fois concerne directement le désir proprement dit, en tant que l’œuvre venait suppléer aux difficultés névrotiques dont l’inhibition occupait une place maîtresse ; l’œuvre chez Vinci permettant un dépassement, à entendre donc du côté de la réalisation d’un véritable acte. Ainsi la sublimation artistique n’était pas toujours forcément changement de but pulsionnel, mais avait pour vertu de rendre le désir possible, y compris dans sa valence sexuelle, en venant transcender les éventuelles impasses qui, sinon, venaient l’empêcher irrémédiablement.
Donc sublimation comme issue possible de la pulsion ou alors comme solution originale appliquée au symptôme. Le problème est que Freud ne nous donne pas de moyen fiable d’opérer cette discrimination fondamentale dans notre clinique. C’est ainsi que je résumerai l’essentiel du parcours freudien sur la question.
Petite parenthèse, il nous faut immédiatement rappeler que la sublimation, quel que soit son but, puisqu’il peut s’avérer divers : dérivatif pulsionnel ou moyen d’outrepasser le symptôme, n’est pas spécifique de l’artiste, mais concerne une opération quotidienne que nous pouvons accomplir tous, sans le savoir. Même le travail le plus banal, au-delà de sa dimension de pure rétribution, comme celui de l’ouvrier maçon, participe à l’édification de quelque chose qui subsistera après lui, donc qui relève de la fonction symbolique. C’est aussi pour cela que l’on entend, de temps en temps, des gens qui défilent dans les rues pour réclamer un certain droit au travail, puisqu’il participe, au-delà du lien social qu’il suppose, d’un accomplissement symbolique qui nous est si nécessaire. Autrement dit, la sublimation que l’on va appeler banale vaut en tant qu’elle est participation à l’élaboration de traces qui survivront à notre vie terrestre, même si, sur le moment, elles ne prêtent à aucune reconnaissance sociale immédiate.
Et puis revenons à la sublimation de l’artiste qui, elle, est foncièrement ambiguë. Pourquoi l’est-elle ? Car il y a d’authentiques œuvres d’art, qui demeureront inconnues ou au contraire qui seront connues, qui correspondent à un véritable franchissement subjectif dans la structure de l’artiste ; et à l’inverse, des créations qui emportent l’enthousiasme général, passant pour de l’art sans pourtant en relever, parce qu’il s’agit simplement de phénomènes de mode, qui se contentent de flatter la jouissance des masses informes. Mais rien du côté de la structure de l’auteur. Ceci pour essayer de vous faire percevoir à quel point le critère social n’est pas valable, est invalide et inepte, au regard de la désignation de ce qui relève ou non de l’art. Ainsi il est impossible de trancher quant au fondement artistique d’une œuvre du point de vue du résultat, du produit, des effets sociaux. Bien, alors sur quoi s’appuyer ?
Heureusement, en 1960, dans son séminaire L’éthique de la psychanalyse, Lacan apporte sur cette indécision freudienne un tranchement radical. Il énonce que la sublimation « élève un objet à la dignité de La Chose » (8), autrement dit accomplit une élévation à la portée symbolique d’un objet imaginaire, pas nécessairement remarquable, au statut de La Chose réelle, ce qui veut dire coupe court avec les interrogations sur le circuit pulsionnel, pour préférer l’approche par le biais tout à fait différent de la notion d’objet. Il s’agit donc d’élever l’objet vulgaire à la dignité de cette anticipation phallique, comme nous l’avons explicité en commençant, qu’est Das Ding. Toutes les grandes inventions sérieuses n’ont jamais soulevé des taux d’audimat faramineux, à commencer par la psychanalyse. Regardez combien nous sommes aujourd’hui... Une poignée. Autrement dit, dans cette « élévation de l’objet à la dignité de la Chose », ce n’est qu’une tentative de faire entrer l’objet commun dans quelque chose d’un peu énigmatique, à savoir la part étrangère au sujet bien que située en son cœur, la part structurellement inaccessible, donc concernant un rigoureux impossible et qui, pourtant, supporte l’interdit fondamental, celui de l’inceste. Procédure complexe car Das Ding, je le répète, relève de ce qui est imperceptible, immuable, sans remémoration possible, donc ne pouvant supporter ni copie, ni reproduction, enfin qui est placé par le sujet comme imaginairement représentant le souverain Bien qu’il situe à l’horizon de tout but de son existence, de sa vie. C’est à cela même que s’attaque l’artiste. Vous rendez vous compte de l’ampleur de sa tâche ? Toucher et faire avec ce Réel...
De quoi peut-il s’agir plus prosaïquement ? D’abord d’une accumulation répétitive de matériel vulgaire métonymique, d’objets humbles, sans intérêt ou valeur quelconque, tout autant des mots, puis l’artiste les agence ensuite de manière inattendue, produisant une métamorphose, une réorganisation de l’ensemble qui au départ s’avérait orphelin de toute signification, aboutissant à une puissance métaphorique d’évocation. Donc, disposition inventive qui porte ces objets à une fonction supérieure. Je repense en guise d’exemple à une sculpture qui m’avait beaucoup impressionnée, c’était un amas angoissant, colossal, sombre, massif et écrasant de métaux de toutes sortes, et quand on s’approchait de ce qui avait une sorte de forme de tank, apparaissait ce dont il était véritablement constitué, à savoir tous les objets qui avaient participé à l’aliénation des femmes recluses au foyer pendant des siècles : couverts, fers à repasser, cafetières, casseroles, poêles, bassines, etc., forme globale d’arme de guerre métaphorique suggérant le type d’écrasement subi par les femmes dans leur confinement domestique.
Ce qui est décisif, que l’œuvre finale soit reconnue ou pas, c’est que quand l’artiste réussit ce type de franchissement, par contrecoup, il se trouve changé lui-même. Il produit dans cette élévation à la dignité de Das Ding une œuvre qui fait acte pour lui, c’est-à-dire qui inscrit un avant et un après irréversibles. C’est à cela que l’on reconnaît l’œuvre d’art, pas seulement à son produit, mais à ses effets sur celui qui l’a faite, comme sur ceux également qui en prennent connaissance. Il y a des créations qui sont dotées de ce pouvoir considérable de nous transformer simplement par le fait de les avoir fréquentées. Et cette sensibilité au goût artistique, à la culture, s’éduque, ce n’est pas une donnée spontanée. Je vais vous raconter une petite vignette clinique. C’est un adolescent qui est aux prises avec des difficultés considérables, et quand il va trop mal parce que sa fonction symbolique est écrasée, il se rend une heure au Louvre voir une seule pièce, juste le temps d’entendre la portée métaphorique de l’œuvre, ce qui le reconstitue, ceci agissant comme un remontant de son Nom-du-Père et, de fait, les choses peuvent tenir ainsi à nouveau le coup pour lui, un certain temps.
Au passage, vous noterez que l’activité artistique comme définie ci-dessus va exactement dans le sens inverse de celle de l’industrie qui, en général, à partir d’un objet unique va fabriquer une démultiplication, faisant de l’objet rare donc valorisé, une cohorte de copies identiques sans aucune valeur, lesquelles vont envahir le marché de la consommation. L’exemple princeps, c’est par exemple l’objet ancien, exceptionnel, qui va être grossièrement copié en matière plastique pour inonder les boutiques bas de gamme du tourisme planétaire. Donc le discours capitaliste comme envers de la procédure artistique. Ce n’est sans doute pas pour rien que les plus grands mécènes sont justement des industriels qui passent leurs journées dans une activité de dégradation et qui se rachètent, en quelque sorte, en contribuant à l’exceptionnelle fonction artistique qui va à l’encontre du mouvement de notre monde. Peu de gens savent que Guggenheim était dans sa vie civile un industriel par exemple, mais c’est son accointance avec l’art qui a assuré à son nom la pérennité.
Pour aller plus loin
Mais « élever l’objet à la dignité de La Chose », c’est bien par le biais de l’artiste et de son œuvre de tenter proprement l’impossible, celui de découvrir quand même un moyen de représenter l’irreprésentable, de figurer La Chose, c’est-à-dire un Réel pur, de plus qui ne peut par définition souffrir aucun aspect spéculaire, ni renvoyer à aucun signifié ou à tous, ce qui revient au même. Freud cantonnait sa réflexion à la possible transformation de la pulsion sexuelle en vue d’une satisfaction substitutive tout en essayant d’emporter l’adhésion du corps social, ce qui bien entendu est une façon subtile mais évidente de poser la délicate question de la perversion. Une femme n’étant pas toute, sa sublimation ne la conduit jamais dans cette voie. Pour l’homme, il en va différemment. Il y a toujours proximité vertigineuse, pente dangereuse entre sa possible perversion et sa sublimation. Vous entendez les précautions oratoires que je suis obligé de prendre ! Lacan repère l’importance de cette mise en place par l’art, bien entendu, mais pose également au-delà la possibilité d’un rapport au Réel. C’est la part qui nous intéresse essentiellement. Raison pour laquelle je ne développe pas cette affaire de la perversion masculine, bien qu’elle soit tout à fait centrale, mais elle requerrait une séance entière.
La Chose irreprésentable ne peut donc qu’être représentée autrement que par les voies habituelles de la représentation, Lacan nous dit, elle « sera toujours représentée par un vide, précisément en ceci qu’elle ne peut pas être représentée par autre chose – ou plus exactement, qu’elle ne peut qu’être représentée par autre chose […]. Tout art se caractérise par un certain mode d’organisation autour de ce vide » (9). La sublimation avec Lacan n’est alors que détour de représentation qui finalement renvoie au vide. Ainsi, même via la sublimation, La Chose reste sans accès possible. C’est en ce sens que réside le tour de force, on va dire artistique. C’est à la rigueur et à la radicalité aride de cet impossible qu’est marié l’artiste. Ce qui peut à l’occasion faire de sa vie un enfer. C’est par ce biais que nous entrons ainsi dans le sérieux le plus absolu de l’activité de création. Cette Chose, précise encore Lacan, c’est « ce qui du réel – entendez ici un réel que nous n’avons pas encore à limiter, le réel dans sa totalité, aussi bien le réel qui est celui du sujet […] – [cette Chose c’est] ce qui, du réel primordial, dirons-nous, pâtit du signifiant » (10). Comment entendre cette formule fulgurante ? Rappelez-vous que Lacan fait correspondre la Consistance à la catégorie de l’Imaginaire, l’Existence à celle du Réel, enfin celle du Trou à la dimension du Symbolique. Ce champ symbolique qui est aussi celui du signifiant se trouve donc responsable de ce qui vient trouer le Réel qui sinon ne manquerait de rien. C’est en ce sens que le Réel pâtit du signifiant puisque la fonction du signifiant consiste à perforer le Réel. Si la Chose fait écho par exemple au vase, c’est que celui-ci, quelle que soit la matière qui le constitue, dans sa fonction signifiante n’est notable que du vide qu’il circonscrit, et ne signifie strictement rien d’autre. Or le sans-signifié de La Chose, cette absence qui gît au cœur de la parole, et qui fore la concaténation signifiante dans son déroulement, est la condition même d’existence du sujet, de son maintien symbolique dans le monde. La névrose, à l’inverse, recouvre cette vérité en la submergeant d’imaginaire, en la noyant dans une prolifération du sens, d’interprétations saturantes, visant à une suture. Mais attention, dire de La Chose que ce serait simplement le vide est déjà abusif, est déjà un excès de nomination de ce qui en est pourtant radicalement dépourvu. Le vide n’est que la représentation imaginaire approximative que nous soyons capables de lui attribuer. Ce vide n’est qu’un écho lointain de La Chose quand on tente de la représenter, alors qu’elle ne l’est pas.
Mais son évocation ne peut se faire sans suggérer la notion de jouissance qui lui est appendue, ce que la perversion aura d’emblée parfaitement compris. Mais, puisque la jouissance appendue à Das Ding, c’est la mort, une vraie jouissance réelle, la tâche de la culture, du mouvement de civilisation dès son émergence, aura été de doubler d’un interdit cet impossible, de rendre La Chose interdite, quitte à ce qu’elle soutienne ensuite tous les mouvements de transgression possibles.
Conclusion
Les œuvres qui touchent à la structure dans ce qu’elle a de plus essentiel, ce sont elles et elles seulement qui résistent au temps, qui deviennent intemporelles ou éternelles. Et, parmi elles, celles qui sont les scories, le reste de la Chose une fois qu’elle est représentée par une opération qui compte avec le vide, bien qu’elle ne puisse se résoudre à lui. C’est tout aussi vrai à un autre niveau avec l’écriture et la poésie. Le renoncement à la dimension narrative par exemple et le travail sur la matérialité de la lettre font partie de cette orientation.
Quand l’auteur est épris par la passion de rendre compte de notre structure de parlêtres, ici Das Ding, cela a pour effet sur le spectateur, le lecteur, le public, de renvoyer à cet irreprésentable dont néanmoins quelque chose est représenté, en tant que représentation de l’impossible représentation. Et, dès lors, qu’est intégré ce qui normalement doit barrer l’accès à la jouissance, ces représentations se donnent comme expression du Réel même du désir. Ce sera mon fin mot. C’est sur cette brèche fragile que l’on voit apparaître des tentatives qui se veulent artistiques, là où elles ne sont qu’expérience pure d’une jouissance de plus en plus poussée, de plus en plus réelle, se voulant endosser un certain sérieux du simple fait qu’elle mettrait en jeu la vie pour de vrai. C’est ce « pour de vrai » qui doit éveiller notre suspicion. Car nous ne voyons plus dès lors où pourrait bien gésir le saut métaphorique donc l’acte subjectif, ni du coup, la création artistique.
Vous allez peut-être me trouver extrêmement sévère, mais c’est exactement là que je situerais le tranchement irrévocable tel que nous l’enseigne le discours analytique sur la question du désir et par contre coup sur celle de l’art.
Je vous remercie.
Paris, le 16 Juin 2018
Séminaire : « Lacan, le fait littéraire et artistique »
Bibliographie :
(1) L’Esquisse, p. 22
(2) Séminaire l’Identification, 29 novembre 1961
(3) L’Esquisse, p. 33
(4) L’Esquisse p. 79
(5) L’Esquisse, p. 85
(6) L’Esquisse, p. 147
(7) L’Esquisse, p. 179
(8) L’éthique de la psychanalyse, Seuil, p. 133
(9) L’éthique de la psychanalyse, Seuil, p. 155
(10) L’éthique de la psychanalyse, Seuil, p. 142