Conférences d’introduction à la psychanalyse, Gap, octobre 2018
« On ne nait pas homme, on le devient » Erasme
Lors de la dernière leçon de son séminaire de 2016, Sujet, Savoir, Jean-Paul Hiltenbrand concluait les choses ainsi : « J’espère vous avoir convaincu du caractère labile, insaisissable, non qualifiable du savoir psychanalytique, à la différence des autres savoirs et connaissances auxquels vous êtes accoutumés […], on est d’ailleurs en droit de s’étonner que notre savoir, aussi ébréché soit-il, quand on le compare au savoir scientifique par exemple, que ce savoir ébréché ait une telle capacité de résistance dans le temps. Depuis 1895 il a été de nombreuses fois attaqué, dénigré, et pourtant il reste toujours un discours valide. C’est bien parce que ce savoir dégagé par l’analyse conserve anthropologiquement sa validité ».
Ce qu’il souligne là, c’est qu’il ne s’agit pas, dans le savoir psychanalytique, d’une idéologie fondée, par exemple sur une morale, ou des valeurs du moments, ou encore sur le fantasme des psychanalystes ; mais que son socle est congruent avec ce que l’anthropologie peut dégager de l’homme, ce qui fait sa condition, à savoir son inscription dans l’ordre du symbolique.
De dire les choses de cette façon, c’est-à-dire de la façon la plus structurale qui soit, nous permet d’aborder un certain nombre de questions relatives aux mutations dans le social, ou encore aux innovations que les technosciences nous proposent : sont-elles oui ou non compatibles avec une lecture anthropologique de l’homme ? Bien sûr, l’argumentation est nécessaire, parce que le risque est toujours là de parler au nom de la structure, alors qu’on parle de sa morale personnelle, mais cette référence à ce socle universel qui fait de l’homme ce qu’il est, nous permet souvent – et bien sûr en premier lieu dans notre clinique – de sortir du brouillard épais de notre modernité où tout se vaut.
Si la psychanalyse était, dès sa naissance, perçue comme subversive, non conventionnelle, déjà du fait de l’hypothèse freudienne d’un inconscient désirant, traversé par la question sexuelle ; mais aussi du fait du dispositif inouï de l’association libre ; aujourd’hui, les détracteurs dénoncent une psychanalyse réactionnaire, passéiste, en raison de sa lecture critique des changements liés à la modernité.
Il n’y a pourtant aucun paradoxe là-dedans.
Ainsi, lorsque Freud en 1913, reprend dans Totem et Tabou le postulat anthropologique de l’universalité de l’interdit de l’inceste et pose la névrose comme la conséquence d’une fixation incestueuse inconsciente, c’est-à-dire d’une jouissance à laquelle le névrosé ne veut pas renoncer, ce qu’il affirme ne diffère en rien de la position des analystes d’aujourd’hui, qui interrogent le social et les conséquences subjectives d’un Monde sans limite, ou toutes les jouissances se valent et où « il est interdit d’interdire », pour reprendre le slogan issue de mai 68.
Revenons sur Freud, dans le premier chapitre de Totem et Tabou, il pose les choses de la façon la plus claire, la plus explicite qui soit et plus j’avance dans mon travail psychanalytique, plus je trouve le passage que je vais vous lire totalement fulgurant de vérité :
« La psychanalyse nous a montré que le premier objet sur lequel se porte le choix sexuel du jeune garçon est de nature incestueuse – Freud écrit cela en 1913, il lui faudra encore dix ans pour inclure la fille dans la même dynamique – cet objet est représenté par sa mère ou par sa sœur, et elle (la psychanalyse) nous a montré aussi la voie que le garçon suit, à mesure qu’il grandit, pour se soustraire à l’attrait de l’inceste. Or, chez le névrosé nous trouvons régulièrement des restes considérables d’infantilisme psychique, soit parce qu’il n’a pas été capable de s’affranchir des conditions infantiles de la psycho-sexualité, soit parce qu’il y est retourné. C’est pourquoi les fixations incestueuses de la libido jouent de nouveau ou jouent encore le rôle principal dans sa vie psychique inconsciente. Nous sommes ainsi amenés à voir dans l’attitude incestueuse à l’égard des parents le complexe central de la névrose ».
La question du manque, qui est cette année l’objet de cet enseignement, est une question fondamentale, et si l’on devait donner une définition un peu tranchée de l’enjeu d’une cure analytique, on pourrait dire que c’est une entreprise qui vise à une mutation subjective autour, justement, du rapport du sujet au manque.
Pour introduire cette question, je voudrai vous faire déjà remarquer qu’il y a un terme à la mode aujourd’hui, c’est le terme d’addiction. A l’origine, le terme était employé pour les toxicomanes, c’est-à-dire ceux dont l’objet visait une jouissance du corps, et puis aujourd’hui on peut être addict à tout et n’importe quoi, on parle ainsi « d’addiction sans produit » ; il m’est ainsi arrivé de recevoir un homme qui se présentait comme « addict au sexe », et qui m’a décrit la vie de ce qu’on appelait autrefois « un coureur de jupons », ce qui était tout de même plus poétique… Une précision tout de même : que l’addiction soit sans produit ne veut pas dire qu’elle est sans objet.
Au milieu de tout cela, le terme est maintenant repris comme argument pour vendre des jeux vidéo, on nous parle de « jeux addictif » ; comme les publicitaires ne sont pas idiots, on peut penser qu’un certain nombre de personnes vont télécharger ces jeux, justement pour en être addicts ! En 1995, le Journal français de psychiatrie titrait Pourquoi la toxicomanie va se propager ?, le titre était prophétique puisque vingt-trois ans plus tard, Le Monde daté du 17 octobre dernier, publiait toute une série d’articles sur l’épidémie américaine de patients dépendants aux médicaments dérivés de la morphine, le phénomène se développant aussi en France…
Remarquons que même si l’addiction relève de la psychopathologie psychiatrique, il n’empêche que nous tous, en tant qu’humain, nous avons une appétence naturelle à l’addiction, il suffit par exemple de voir la place qu’occupe aujourd’hui le téléphone portable, présent même pendant la séance analytique, certains patients oubliant parfois d’éteindre leur petit compagnon omnipotent, laissant entrer les sollicitations de l’extérieur dans ce qui devrait être le lieu sacré de leur parole, certains le tiennent serré contre eux sur le divan, toujours ouvert au monde. « Les gadgets informatiques, ce sont des objets hautement addictifs, c’est-à-dire des objets que l’on ne perd pas, à propos desquels on ne parle pas, qu’on manipule et auxquels on est fixé ». (Christiane Lacôte)
Cette disposition humaine à se fixer sur tel ou tel objet n’existe pas dans le monde animal, l’animal sauvage ne connaît pas l’excès. Tant que l’homme le laisse tranquille, ce qui domine, c’est son adaptation parfaite au milieu ; il est, peut-on dire, dans un rapport direct, immédiat à son monde : parfaitement emboité. A l’exception bien sûr des animaux domestiques qui présentent parfois, du fait de notre fréquentation, les mêmes bizarreries que leurs maitres. La prévalence d’un savoir inné qu’on appelle instinct, ne signifie pas que l’éducation et l’apprentissage ne déterminent pas aussi sa conduite ; ainsi un poussin mâle, élevé totalement seul sera, par exemple, incapable de s’accoupler une fois devenu coq. Néanmoins, ce qui caractérise la vie animale, c’est qu’une fois les besoins assouvis, qu’il s’agisse de la soif, de la nourriture ou de l’accouplement, la satisfaction est de mise.
Les choses se présentent autrement pour l’homme. Nous sommes, peut-on dire, des inadaptés au monde et cette inadaptation n’est pas nouvelle, n’est pas liée à notre modernité, elle est produite par notre condition d’homme. Autrement dit, l’homme, du fait qu’il est homme, n’a jamais vécu en harmonie avec la nature, et cette inadaptation est consécutive d’une fonction particulière qui nous caractérise : la fonction de la parole ; sans elle, nous serions comme les animaux, dans un rapport immédiat à l’environnement, en harmonie avec lui, adapté à notre milieu. Nos conduites seraient organisées par le savoir de nos gènes, nous n’aurions pas de scrupules moraux, ni de culpabilité. Pas non plus de question sur notre être, sur notre condition d’homme ou de femme, ni enfin d’embarras sur notre désir puisque le manque se réduirait aux besoins élémentaires.
Nous sommes donc dénaturés par cette fonction du langage mais il nous faut aller plus loin et dire que le langage n’est pas – chez l’homme – un simple outil au service de la communication, il est radicalement ce qui nous constitue, ce qui nous habite ; c’est la raison pour laquelle Lacan a défini l’humain par le néologisme de parlêtre. A titre d’exemple, l’effet placébo ne fait qu’illustrer l’influence du langage et de la voix sur le corps, car c’est la parole de l’expérimentateur sur de la poudre de perlimpinpin qui va produire sur le cobaye humain, soit du soulagement, soit parfois des complications. Ceci me conduit à vous proposer une définition de l’espèce humaine : un organisme animal totalement parasité par le langage.
La nature humaine, peut-on dire, est une nature affranchie de la nature.
Enfin, soulignons aussi que le langage nous coupe d’une symbiose avec notre corps, ce qui est le cas chez l’animal, nous avons un corps, nous l’habitons, mais nous nous l’éprouvons aussi comme Autre par rapport à nous.
En fait, d’employer le terme d’organisme animal n’est pas juste, parce que notre constitution anatomique possède des particularités absentes du règne animal et en premier lieu le système phonatoire qui permet la parole. Néanmoins, l’exemple des enfants dits sauvages, témoigne que chaque nouveau-né va devoir s’humaniser et que cela ne va pas de soi : l’humanité n’est pas héréditaire, elle se transmet.
Bien avant l’acquisition du langage, la première spécificité du petit d’homme, c’est sa prématurité, prématurité qui va le mettre dans une relation de dépendance totale, vitale, à l’égard de sa mère, et cela pendant de nombreux mois. Ensuite, c’est l’enfance qui va durer plusieurs années du fait d’une puberté tardive. A cette longue période, nos sociétés modernes ont inventé l’adolescence qui garde de jeunes adultes dans l’enfance, avec des conséquences symptomatologiques qui sont souvent plus liées au maintien de cette dépendance, qu’à une crise qui serait dans l’ordre des choses.
Mais la prématurité à la naissance n’est pas notre seule particularité : le corps humain présente en effet de nombreuses caractéristiques anatomiques juvéniles de primates qui persistent durant toute la vie. Pour n’en citer que deux : l’absence de pilosité et la forme du crâne. Tout au long de son enseignement, Lacan reprendra cette hypothèse dite « néotémique », formulée en 1926 par un anatomiste allemand, Bolk. Cette théorie intéresse la psychanalyse parce qu’elle démontre scientifiquement que l’humain est un être non fini et que c’est justement cette part d’inachèvement qui va permettre qu’advienne son humanité. D’ailleurs, parmi les particularités du nouveau-né, il y en a une qui illustre parfaitement cela : le cerveau du nouveau-né possède une spécificité neurologique, c’est qu’il détient à la fois des capacités d’apprentissage innées au langage, mais totalement non spécialisées, autrement dit, n’importe quel nouveau-né sur terre, peut apprendre n’importe quelle langue maternelle, il est capable de prononcer un nombre considérables de phonèmes, et cela est inné puisque même les bébés sourds y parviennent et c’est au fur et à mesure des échanges qu’il va privilégier les phonèmes de la langue maternelle et abandonner les autres. Cette disposition totale à l’apprentissage d’une langue va disparaitre partiellement par la suite pour l’apprentissage des autres langues. Autrement dit, le petit d’homme est un spécialiste de la non spécialisation, prédisposé à se mouler dans la langue de sa nourrice car vierge de toute prédisposition ! Dès 1936, Lacan insistera sur cette béance originelle du bébé humain.
Sa prématurité va donc prolonger considérablement le temps du maternage et inscrire l’enfant dans une dépendance vitale et affective à l’Autre primordial, c’est le terme qu’emploie Lacan et qui pose d’emblée la dimension de l’altérité. Relevons que si Lacan s’est régulièrement appuyé sur l’hypothèse de Bolk, Freud, dans une intuition dont il avait le secret, écrivait la même année que la publication de l’article de l’anatomiste : « Parmi les facteurs qui participent à la causation des névroses (…), il faut retenir l’état de désaide et de dépendance longuement prolongé du petit enfant. L’existence intra-utérine de l’homme apparaît, face à celle de la plupart des animaux, relativement raccourcie ; l’enfant d’homme est jeté dans le monde plus inachevé qu’eux ».
Pourtant, la prématurité du petit d’homme n’est pas une exception : il existe bon nombre d’espèces ou les petits nécessitent des soins durant plusieurs années avant d’atteindre leur autonomie complète. La différence, c’est qu’une fois acquise cette autonomie, ils ne gardent pas la nostalgie du sein maternel, consciente ou inconsciente.
La dépendance à la mère n’est donc pas la condition suffisante et nous sommes donc amenés à considérer que c’est de devoir en passer par le langage qui va avoir un certain nombre de conséquences. A ce titre, il me semble donc important de vous rappeler quelques aspects spécifiques de la structure du langage, ceci vous permettra de mieux appréhender les effets qu’elles vont avoir sur la subjectivité humaine.
L’animal baigne dans un monde de signes, le signe, c’est ce qui représente quelque chose pour quelqu’un, un son, une odeur, une couleur, une forme ; non sujet à l’interprétation. Dans son séminaire du 31 mars 54, Lacan souligne en particulier, combien le comportement sexuel est, chez l’animal, dominé par l’imaginaire du signe : « Qu’est-ce que, dans le fonctionnement instinctuel, le développement nous montre ? C’est l’extrême importance de ce qu’on peut appeler l’image », il illustre cela avec la parade amoureuse de l’épinoche, évoquant alors : « le caractère clos de ce monde à deux », organisé par la prévalence imaginaire qui va déclencher un stimulus particulier ; il souligne alors le fait pas assez pris en compte que « seul le partenaire de la même espèce peut déclencher le comportement sexuel », impliquant la présence d’une gestalt, d’une forme préinscrite dans l’animal, ce que Konrad Lorenz avait très bien démontré avec ses oies. A cet ordre instinctuel dominé par l’imaginaire donc, Lacan opposera dans cette même leçon les manifestations de la fonction sexuelle humaine qui, souligne-t-il, « se caractérisent par un désordre éminent » …
La parole humaine, elle, relève du signifiant, qui lui n’a aucun rapport avec l’objet, puisque ce qui le caractérise c’est qu’il ne vaut que par rapport, non pas au lien qui l’unirait avec la chose – auquel cas ce serait un signe – mais au contraire dans sa pure différence par rapport aux autres signifiants. Le langage n’est donc pas une nomenclature, ce n’est pas une correspondance entre un objet et un son, parce que le sens est produit par la structure de la phrase, ce qu’on appelle la chaine signifiante. Lorsque je vous dis « c’est une oie blanche », de quoi je parle ? D’une femme ou d’un gallinacé ? Et si je dis de quelqu’un qu’il s’est mis à table, alors là on ne sait pas trop s’il va manger ou… s’il va cracher le morceau !
L’accès au langage implique une perte, un sacrifice, celui d’un rapport direct aux choses, à l’immédiateté. Le langage nous permet de tout dire, mais nous empêche de dire le tout. En nous permettant de dire ce qui n’est pas là, il est aussi ce qui nous met à distance de ce qui est là. En cela, on peut dire que le langage produit une négativation de jouissance, négativation parce que la parole implique une incomplétude, car si chaque signifiant ne vaut que par sa pure différence au regard des autres signifiants, ce que je dis n’est jamais tout à fait ce que je voudrai dire, ce que l’autre entend n’est jamais tout à fait ce que j’ai voulu dire, un manque persiste et ce manque n’est pas dû à la mauvaise volonté de l’un ou de l’autre, il est de structure.
Mais le langage a une autre conséquence qui touche à l’être même. Car si le corps ne peut être le support de l’être, d’essence immatérielle, si la parole ne peut dire le tout et si l’inconscient est le lieu d’une vérité qui échappe, comment alors dire l’être du sujet, comment le dire une bonne fois pour toute ? L’analyste, même après des années ne peut prétendre connaître son patient, quelque chose lui échappera toujours. Quant au patient parvenu en fin d’analyse, son inconscient gardera encore une part de son opacité. Cette prise en compte de l’incomplétude du savoir analytique – dont Jean-Paul Hiltenbrand parlait dans l’extrait que je vous ai lu – découle donc du constat clinique qu’il n’y a pas d’unité subjective, pas d’unité du sujet et parce que du sujet on ne peut jamais faire le tour. C’est sur ce point que la psychanalyse n’a rien à voir avec la psychologie qui croit à cette unité.
Pour se dire, le sujet peut filer la métaphore, parfois même sans le savoir, telle cette femme, seule depuis des années : « chez moi, je suis fermée à double tour ». A l’inverse, la pratique médicale peut réduire le malade à un diagnostic, ce qui n’est pas sans conséquence psychique, parce que d’être désigné par un signifiant fige, chosifie l’être. A ce titre, mon expérience hospitalière m’a souvent conduit à rencontrer des patients chez qui le diagnostic de cancer venait d’être posé et qui – très spontanément – se précipitaient dans une tentative de causalité psychosomatique. J’ai longtemps pensé que cela leur permettait de répondre à un Réel qui leur tombait dessus, aujourd’hui, je pense que ce « tricotage psychosomatique » est une façon d’articuler un diagnostic qui les représente et les fige, dans une chaine qui réintroduit de la métaphore… et leur permet de respirer !
Revenons sur la prématurité du petit d’homme qui va nécessiter des soins maternels durant une longue période. La mère, c’est celle qui, dans le corps à corps avec l’enfant, va provoquer une mise à feu pulsionnelle, elle va éveiller les sens de l’enfant, il suffit de voir l’état de béatitude du nourrisson après la tétée par exemple, pour ne pas avoir de doute sur le fait qu’il jouit. Freud fait l’hypothèse que l’enfant, durant cette époque primitive, va être traversé par un éprouvé tout à fait particulier qu’il désigne sous le terme de « la Chose », expérience de plénitude qui va faire trace. La Chose, c’est la rencontre avec la suture, un éprouvé de complétude, pris dans la rencontre incestueuse avec un Autre primordial total, non barré.
Cette jouissance, il va chercher à la retrouver, la reproduire dans un automatisme de répétition, tentative de retrouvaille avec le Nirvana. Mais cette jouissance échoue à être reproduite à l’identique, quelque chose est perdu, définitivement, refoulement originaire pour Freud.
Ce qu’on appelle inconscient, ce n’est pas seulement ce qui découle de notre condition de parlêtre – les animaux n’ont pas d’inconscient au sens psychanalytique – l’inconscient, ce ne sont pas seulement des signifiants qui déterminent notre destinée, il y a aussi l’éprouvé de la Chose qui laisse une trace et qui concerne au plus haut point, la jouissance du sujet, toute sa vie durant, la pulsion tourne autour de cela.
Si l’enfant est pris avec la mère dans une jouissance incestueuse, cette dernière est nécessaire, indispensable même à son entrée au monde, mais c’est la nostalgie d’y retourner qui sera névrotisante ; en effet, la découverte freudienne, comme on l’a vu, souligne que si l’interdit de l’inceste se pose comme central dans toutes les cultures, c’est pour la bonne raison que la mère incarne cette jouissance. Lacan, dans son séminaire sur L’éthique de la psychanalyse, nous parle de « la Chose maternelle, de la mère en tant qu’elle occupe la place de la chose », elle occupe la place, c’est-à-dire qu’elle ne l’est pas, elle l’incarne.
Freud, nous dit Lacan, « C’est donc cet homme qui, à un moment donné de l’histoire, s’est levé pour dire, c’est là le désir essentiel […], désignant à la fois l’inceste et dans le désir de l’inceste, le principe de la loi fondamentale, primordiale, autour de laquelle tous les autres développements culturels se développent ». Il pose alors la question faussement ingénue, « Pourquoi le fils ne couche pas avec sa mère ? Pourquoi la culture pose cet interdit de façon universelle ? […] Ce que nous trouvons dans la loi de l’interdit de l’inceste se situe fondamentalement au niveau du rapport inconscient à Das Ding, la Chose. C’est pour autant que le désir pour la mère, disons, ne saurait être satisfait, parce qu’il est la fin, le terme, l’abolition de tout le monde de la demande qui est justement celui qui structure le plus profondément et comme tel, l’inconscient de l’homme. C’est justement dans la mesure même où la fonction du principe de plaisir est de faire que l’homme cherche toujours ce qu’il doit retrouver, mais qu’il ne saurait atteindre, c’est là que git l’essentiel, ce ressort, ce rapport qui s’appelle la loi de l’interdiction de l’inceste ».
La mère est interdite, non pas parce que d’y accéder relèverait d’un accès à la Chose, la chose est perdue une bonne fois pour toute, mais la mère est interdite parce que la loi pose qu’il faut renoncer définitivement au tout d’une jouissance non bornée, non limitée pour désirer, désirer, c’est-à-dire « chercher à retrouver ce qu’on ne saurait atteindre » nous dit Lacan. L’interdit de l’inceste est humanisant en ce qu’il souligne que l’enfant doit renoncer à la mère comme objet de jouissance mais aussi qu’il renonce à se faire l’objet de la jouissance maternelle.
La Chose, tel que Lacan l’a repris, permet – me semble-t-il – de sortir d’une lecture imaginaire de cette dynamique primordiale, parce que, dans cette affaire, la mère réelle, peut-on dire, occupe juste une place dans la structure. C’est capital de le souligner parce que dans la clinique, la jouissance de la Chose peut se repérer indépendamment de la mère dans la réalité, je pense par exemple à la toxicomanie qui pose un certain nombre de difficultés dans l’élaboration, mais aussi dans sa résolution, du fait qu’il existe un objet dans le monde qui vient suturer le manque du sujet et que la conséquence de cette suture c’est qu’il n’y a plus de sujet ! Et ceci, c’est un point important, même en dehors des effets psychoactifs du produit. Dans les séances, on a affaire à des personnes qui racontent, ils peuvent avoir plein de choses à raconter, mais qui ne parlent pas. C’est-à-dire que ce dont il faut bien prendre la mesure, c’est que la Chose produit des effets radicaux dans toute l’économie subjective, et parfois la question peut se poser pour certaines toxicomanies qui déclenchent une psychose, cette dernière était-elle là, en arrière fond ou a-t-elle été induite par la toxicomanie et ses effets subjectifs ?
Mais la Chose est-elle une expérience qui s’est réellement produite ou relève-t-elle d’un mythe inconscient ? Cette relation parfaitement transparente entre la mère et l’enfant a-t-elle vraiment eu lieu ? Je pose cette question car ce qu’il faut souligner, c’est que l’harmonie entre une mère et son enfant est un idéal qui rend illusoire l’idée d’une relation fusionnelle. D’abord il y a l’énigme que constitue les cris du nouveau-né pour sa mère, a-t-il faim, a-t-il froid ? Et puis il y a le style de la mère auquel l’enfant va s’adapter, ses préoccupations à elle, ce qu’elle privilégie dans sa propre dynamique pulsionnelle. Ensuite la mère n’est pas toujours là, elle peut être absente, occupée ailleurs c’est-à-dire qu’elle va être manquante pour l’enfant. Dans un récent séminaire Jean-Paul Hiltenbrand pose les bases de l’entrée de l’enfant dans le Symbolique : « Le sujet c’est le sujet du manque. Tout le monde sait que quand un enfant pleure, c’est qu’il lui manque quelque chose, c’est une évidence. Ce qu’il faut savoir, c’est que c’est ça qui fait aussi le sujet. Si vous évitez par exemple constamment le manque chez votre enfant […], ça existe des mères pareilles, toute la difficulté qui va apparaître, c’est comment le sujet peut advenir dans un contexte ou le manque n’est pas autorisé à s’exprimer ? C’est donc par-là, par ce cri, par cette voix, que l’enfant, le petit être, advient à cette place de sujet » (17/5/17).
Vous rendez vous compte de ce que soutient la psychanalyse ? Nous sommes à une époque de consumérisme, qu’il s’agisse de nourriture (l’épidémie d’obésité poursuit son expansion dans tous les pays industrialisés), d’images (les écrans sont présents partout) ou encore saturés d’informations. Et à côté de ce gavage généralisé, vous avez la psychanalyse qui soutient que d’une part le bébé devient un sujet parce qu’il éprouve du manque, et d’autre part que la condition même du sujet c’est le manque ! Si vous êtes ici ce soir, c’est parce que vous éprouvez un manque, un manque au savoir, et c’est ce manque qui vous fait sortir le soir plutôt que rester à vous assoupir devant la télévision ! Et de mon côté, je dois faire attention, si je vous donne trop de lait psychanalytique, je risque de vous gaver et alors vous allez vous mettre à somnoler !
La demande, à laquelle l’Autre primordial ne répond pas, va produire un trou, un Réel et c’est ce trou qui va donc constituer les prémisses du Symbolique. Mais l’Autre peut aussi répondre à l’appel et là, ce qui va se produire, du fait que la symbiose entre la mère et l’enfant n’existe pas, c’est que même la réponse à la demande sera frappée d’une incomplétude. Cette incomplétude n’est pas le fait de la carence maternelle, mais du fait de la structure de la demande qui va, très vite, se substituer au besoin physiologique, c’est à dire que très vite, elle va viser un au-delà du besoin et que cet au-delà ne parvient jamais à être satisfait.
Chez le petit être, c’est à partir de ce trou creusé par la demande que le Symbolique va donc émerger, c’est d’ailleurs aussi à partir de la demande qu’il va apprendre à parler, pour essayer de se faire entendre un peu mieux. La mise en place de ce processus de symbolisation – qui est donc la condition pour que le sujet advienne – ce n’est pas quelque chose d’immédiat et de linéaire, il ne faut pas penser à cela en termes de stades chronologiques mais plutôt comme une série d’opérations complexes, qui se répètent et qui s’inscrivent dans le temps. A ce niveau-là, même si l’enfant baigne dans un monde de langage, même si sa mère lui parle, interprète ses appels, lui n’est pas dans la parole, il est infans, étymologiquement celui qui ne parle pas. Mais lorsqu’il va parler, lorsqu’il va s’emparer des signifiants de la langue maternelle, la parole – du fait de sa structure – ne va faire qu’amplifier ce ratage, cette impossibilité de complétude : la langue maternelle est la langue dans laquelle on a été castré, c’est-à-dire la langue où l’enfant a rencontré un Réel, un impossible.
L’année dernière, des chercheurs américains ont publié un lexique totalement délirant qui donne une signification pour chaque cri de bébé ; selon l’intonation, le bébé veut dire qu’il a soif, qu’il a froid etc… C’est délirant mais surtout, c’est tout à fait dans l’idéologie individualiste de notre époque qui suppose un sujet autonome d’emblée, qui sait ce qu’il veut, alors que justement, ce que soutient la psychanalyse c’est que c’est à partir du désir de l’Autre que l’enfant va répondre.
Je reviens sur ce manque auquel l’enfant est confronté, il éprouve un manque et la réponse à son appel est une réponse qui inscrit du manque dans l’Autre, soit parce que l’Autre manque parce qu’il est absent, ou bien parce qu’il répond à côté, manque dans le savoir. Lacan résume cela d’une formule : S de grand A barré. J’insiste sur ce point : c’est la demande qui creuse un manque, du fait qu’elle exige un impossible. Ce manque au cœur de l’Autre est un trou, un trou que l’enfant va entendre comme un appel, un appel à y répondre, un appel à combler ce manque, Lacan désigne sous le terme de phallus imaginaire la façon dont l’enfant va tenter de combler la béance dans l’Autre.
Dans sa leçon du 15 janvier 1958 du séminaire Les formations de l’inconscient, Lacan va déplier de façon extrêmement précise la naissance du phallus à partir de cette relation à la mère, de cette mère – nous dit-il – « qui va, qui vient […], je la sens ou je ne la sens pas. Le monde varie avec son arrivée et puis peut s’évanouir. La question est où est le signifié ? Qu’est-ce qu’elle veut celle-là, je voudrai bien que ce soit moi qu’elle veuille, mais il est bien clair qu’il n’y a pas que moi qu’elle veut, il y a autre chose qui la travaille. Ce qui la travaille c’est le x, c’est le signifié […], ce signifié des allées et venues de la mère c’est le phallus ». Le phallus désigne donc ce qui manque à la mère, l’objet de son désir. Il désigne l’interprétation que fait l’enfant du manque de la mère, à la fois du fait qu’elle s’absente et donc qu’elle manque à l’enfant, mais aussi du fait qu’elle est occupée ailleurs, que quelque chose d’autre l’anime. « L’enfant – nous dit Lacan – avec plus ou moins d’astuce, plus ou moins de chance, peut arriver très tôt à se faire phallus… Se faire phallus pour « combler sa mère », entendez la formule dans toute son ambiguïté mais entendez aussi qu’une conversion s’est opérée, l’enfant est passé du statut d’objet à celui de phallus, de phallus imaginaire. Pourquoi imaginaire ? Parce que ce phallus, est là pour résoudre le manque dans l’Autre, il est au service de l’Autre maternel, il est là pour combler, ce sont les prémisses du sujet.
En tentant de se faire le phallus de la mère, l’enfant du même coup se fait désir du désir de la mère, désir d’être désiré et Lacan souligne combien le pervers et le névrosé sont arrêtés dans cette dynamique : « l’expérience prouve que, dans la mesure où le sujet ne franchit pas ce point nodal c’est-à-dire n’accepte pas cette privation du phallus sur la mère opérée par le père, dans la mesure où l’enfant se maintient par lui-même dans une certaine forme d’identification à cet objet de la mère […] que de quelque façon qu’il s’agisse de phobie, de névrose ou de perversion, vous toucherez là un lien, un point de repère ».
La métaphore du Nom-du-Père – dont j’ai parlé l’année dernière – dégage l’enfant de sa subordination au désir de la mère, n’est pas une injonction de papa, c’est une opération symbolique qui repose sur le renoncement de l’enfant à cette jouissance incestuelle, un interdit est posé sur cette jouissance, il est symboliquement castré, il va alors lui falloir faire avec le manque. C’est quelque chose d’actif qui suppose son implication pour mobiliser les lignes, qui suppose un acte de foi à l’endroit du père – c’est pour cela que Lacan emploi ce terme issu de la religion – acte de foi et d’amour qui suppose le phallus au père, c’est-à-dire qui implique un renoncement à l’incarner. J’insiste sur un point capital : le père à l’œuvre dans la métaphore, c’est le père symbolique, il s’agit de le distinguer du père de la réalité et dans la clinique, on peut très bien entendre l’amour inconditionnel pour « papa », mais que quelque chose a raté du côté de la mise en place du Nom-du-Père.
J’ajoute, que si cette castration symbolique fait de l’enfant un être désirant, désirant parce que manquant, elle va éveiller aussi son intelligence, l’intelligence d’entendre que les paroles signifient autre chose que ce qu’elles disent.
La métaphore paternelle met donc un coup d’arrêt à la question du désir maternel, faisant d’un trou aspirant un manque articulé au sexuel, il s’agit, je le répète d’une opération qui relève du Symbolique et qui est inconsciente. Que cette opération soit une opération symbolique, cela ne signifie pas que le père de la réalité soit une option facultative, lorsque Lacan souligne que la mère doit désirer ailleurs, et que par-là, elle désigne où est le phallus pour elle, cela signifie que son désir de femme participe à cette dynamique. La question qui se pose aujourd’hui du fait du nombre de plus en plus important de femmes élevant seules leurs enfants et demain de femmes ayant recourt à la PMA, c’est celle de l’inscription de la métaphore paternelle à partir de la mère. Mais même sans prendre ce cas de figure, on peut se demander si aujourd’hui, la mise en place de la métaphore du Nom-du-Père n’est pas devenue quelque chose de plus aléatoire du fait de la dynamique des familles contemporaines. Si Lacan a rénové la psychanalyse freudienne en l’inscrivant dans la modernité de son époque, il ne fait pas de doute que la nôtre amène de nouvelles questions, de nouveaux problèmes auxquels nous avons à répondre.
Alors, dans ce rapport du parlêtre au manque, une question se pose : homme et femme sont-ils à la même enseigne ? Le rapport au manque est-il le même ? Autrement dit, la sexuation a-t-elle des répercutions sur cette dimension ?
La psychanalyse a réellement pu avancer sur la question de la sexuation, à partir du moment où les analystes ont été en mesure de différencier l’hystérique du féminin. Freud a formulé qu’au niveau de l’inconscient, le sexe féminin n’était pas représenté, que le primat phallique valait pour les deux sexes. Dans les années 1920, les psychanalystes femmes ont tenté, non pas de remettre en cause ce postulat mais d’élaborer autour de ce que Freud appelait « le continent noir ». On peut dire qu’à ce niveau, l’apport de Lacan a été décisif. Cet apport a consisté à affirmer notamment que s’il existe pour les deux sexes une primauté du phallus, le rapport à ce manque symbolique n’est pas le même, homme et femme sont tous les deux concernés par la castration mais leur rapport au manque est différent. C’est donc cette façon différente d’interpréter le manque dans l’Autre qui a des effets sur la position sexuée d’un sujet, pas son anatomie, être mâle ou femelle ne signifie pas qu’on est un homme ou une femme.
Si c’est notamment ce rapport au manque qui conditionne la sexuation, c’est aussi lui qui va déterminer l’orientation névrotique ; la névrose, c’est une façon de refouler ce Réel du manque dans l’Autre, ce Réel de la castration. Ce que le névrosé supporte le moins, ce n’est pas tant sa castration que celle du grand Autre primordial auquel il n’a pas renoncé, il est en effet parfois prêt à tous les sacrifices et de son désir en premier lieu.
La névrose est donc une défense contre la castration, comme nous allons l’entendre avec le cas d’un homme que j’avais suivi en psychothérapie durant plusieurs mois. Il s’était présenté sur injonction de son épouse qui lui avait intimé l’ordre de consulter : c’était la condition indispensable pour qu’ils puissent reprendre la vie commune, puisqu’elle lui avait demandé de quitter le domicile conjugal. En fait, très vite, cette obligation à venir parler s’est transformée en nécessité et très vite aussi, le projet de reprendre la vie commune est devenu projet pour ne plus la reprendre, mais, disait-il alors « je sais très bien que si elle me le demande, je ne pourrai pas refuser ».
De quoi parlait-il en séances ? De l’enfer conjugal qu’il vivait depuis dix ans, de son épouse jalouse, surveillant ses faits et gestes, contrôlant ses activités sur Internet, le contenu de son téléphone portable, l’interrogeant sur ses faits et gestes au travail. Il espérait que cette séparation conduirait sa femme à demander le divorce car, disait-il, « si ce n’est pas elle qui le demande, moi je ne me sentirai pas de le faire ». Quelques semaines après son retour au domicile, il décrit « la misère » dans laquelle il vit, les contraintes posées par sa femme, celles qu’il s’impose aussi lui-même pour espérer avoir un peu la paix, il accepte les demandes sans limite, par exemple lui montrer la monnaie qui lui reste sur l’argent de poche qu’elle lui a donné la veille, avec cette idée curieuse « j’accepte, pour lui montrer qu’elle me demande n’importe quoi ». Lorsqu’il parvient à soutenir certaines choses et que la dispute éclate, très vite il lui donne raison, et après, dit-il, « j’ai honte de moi, de la vie que je mène ». Parfois, il parvient à soutenir ses positions, mais c’est alors la culpabilité qui l’accable.
Afin d’avoir un peu plus d’argent que les maigres sommes qu’elle lui donne (sa femme conserve sa carte bleue), il reçoit en cachette des chèques d’une vieille tante, les fait encaisser par une amie de confiance et se fait remettre des espèces, « vous vous rendez compte à quoi je suis réduit ? ». Il évoque l’espoir que cela cesse un jour « ça peut plus durer… », mais souligne son impuissance à imposer quoi que ce soit sur le long terme, répète que « même si je suis traité comme un chien, si ce n’est pas elle qui part, je ne pourrai pas, elle serait trop malheureuse ». Il reconnaît ne plus l’aimer, trouve des stratégies pour éviter les rapports sexuels, c’est-à-dire pour éviter qu’elle lui demande des relations intimes, en se couchant très tard le soir par exemple, ou bien en feignant de dormir. « Parfois – dit-il – elle me dit que cette vie n’est plus possible, que nous devons nous séparer, moi je ne dis rien parce que je sais que c’est pour me tester et si j’approuve, il ne va rien se passer ». Rapidement, son épouse, qui avait fixé à son mari la fréquence des séances (deux fois par mois), lui demande d’arrêter, puis lui confisquera son chéquier, ce qui mettra un terme à la thérapie.
Il y a plusieurs choses que je voudrai souligner ; la première c’est qu’il faut sortir d’une lecture victimaire du cas, il faut saisir que même si cet homme décrit un enfer, même s’il s’en plaint, quelque chose – à son insu – trouve une satisfaction dans cette dynamique, une jouissance inconsciente. Non pas par masochisme conscient, mais parce qu’il est aliéné à la demande de l’Autre, on peut même aller plus loin et dire qu’il est aliéné à l’Autre en tant qu’objet, il se fait objet. Ce n’est pas son désir qui est à l’œuvre car il est au service d’une demande pour laquelle il sacrifie son existence ; ainsi, il voudrait bien que cet enfer conjugal cesse, mais si et seulement si, c’est elle qui l’exige. Autrement dit, il est suspendu à une autorisation pour s’affranchir de cet enfer, car il est incapable de poser un acte, de s’autoriser, de trancher. Ce qui s’entend aussi très bien, c’est combien il met son épouse en position de toute puissance, non manquante donc, d’autant plus qu’il ne se permet pas de l’entamer en refusant les contraintes qu’elle lui impose.
Une question est restée en suspens, c’est la facilité avec laquelle cet enfant – je pense qu’on peut le désigner de cette façon – parle de cet enfer conjugal, autant à son psychothérapeute qu’à son entourage, à ses amis et même ou encore à la famille de sa femme, tout son entourage est témoin de sa vie pitoyable et de son impuissance à faire bouger les lignes, il n’a à cet égard aucune pudeur. Cela n’a pas pu être analysé. Ce que les entretiens n’ont pas dégagé non plus, c’est que très probablement cette dynamique sacrificielle ne se réduisait pas à son épouse, d’ailleurs, s’il s’était engagé dans l’analyse, sa relation transférentielle à l’analyste aurait aussi été traversée par cela.
Alors pour conclure, et puisqu’il s’agit de la première conférence d’introduction à la psychanalyse, je vais vous dire encore quelques mots sur la formation de l’analyste. Si l’enjeu d’une cure c’est faire avec ce Réel-là, avec le fait que les choses ne peuvent jamais « coller », selon l’expression, et qu’il faut faire avec le manque plutôt que s’en défendre ; on peut alors attendre de l’analyste que de ce côté-là, il soit plutôt au clair, c’est-à-dire que de son propre rapport au manque il en ait une idée précise, qu’il s’agisse de son manque en tant qu’homme ou femme – ce qui peut lui éviter de se poser comme maitre par exemple – mais aussi de son propre rapport au manque dans l’Autre. Puisqu’il n’est pas là pour combler le manque de ses patients mais pour qu’eux même parviennent à renoncer à l’impossible, sa fonction n’est pas de répondre à leurs demandes – auquel cas il concrétise l’inceste – mais de les accompagner à partir de son propre manque. Il ne peut donc opérer en tant qu’analyste qu’à une seule condition : c’est qu’il ne se situe pas du côté d’un savoir, « les analystes sont formés pour ne pas savoir », nous dit Lacan ; au sens où le savoir, c’est ce qui rend sourd, le sens suture, bouche les trous.
Dès son premier séminaire, il incite ses élèves à ne pas vouloir tout comprendre, les invitant à « la docte ignorance », c’est-à-dire à un non savoir instruit, le manque au savoir étant la condition pour rester éveillé à la parole. Une telle préoccupation est la conséquence du statut du sujet lacanien, qui n’est pas celui des psychologues car c’est le sujet de l’inconscient, celui qui n’est accessible que par un coin du voile, jamais en totalité ; ainsi à propos des rêves, Freud parlait déjà d’un point inanalysable, l’ombilic du rêve, point de Réel, impossible à dire, trou dans le savoir, point de vérité dont l’analyste doit prendre la mesure.