Si l’animal est un être du présent, de l’ici et maintenant – ce qui n’exclut pas l’expérience du passé – l’homme semble être la seule espèce habitée par sa mémoire. L’espèce humaine baigne dans ses souvenirs, fouille les décombres de son passé pour se rappeler, pour revivre en esprit un plaisir, une souffrance ancienne, faite d’images et de mots. Ce que nous avons été, ce que nous avons vécu ; rappel de ce qui est enfoui dans les limbes d’une autre époque, nostalgie des amitiés, des amours disparues, façon de faire revivre ce qui est perdu à jamais, façon de combler l’absence.
Tel un festin posé au milieu d’une table, le souvenir est aussi une nourriture à partager avec ceux qui l’ont vécu ; se remémorer ensemble est un voyage que l’on propose sans quitter la pièce, un plaisir facile qui alimente le présent. Ce qui me lie aux autres, c’est autant ce que je vis maintenant avec eux, que la mémoire des moments passés, des émotions communes, trésor mutuel et qui fait qu’en nous, une part d’eux palpite dans la mémoire.
Le souvenir, lorsqu’il se propose à ceux qui ne l’ont pas vécu, est aussi une façon de témoigner de ce que nous sommes dans ce que nous avons été, car nous faisons de notre mémoire un de trésors de notre identité.
Trésor fragile, inconstant dans sa restitution et périssable dans le temps, la mémoire de ceux qui la perdent ou ceux qui l’ont perdu illustre bien que ce que nous sommes est aussi ce que nous avons été, mais aussi que notre mémoire c’est ce qui nous permet de témoigner que l’autre compte pour nous, que nous ne l’oublions pas, sa place dans notre mémoire témoigne de sa place dans notre cœur. La douleur des enfants du malade d’Alzheimer s’illustre souvent sur le même constat : il ne sait plus qui je suis. Douleur à chaque fois revécue, qui rend pénible le devoir de visite, qui force au renoncement de l’enfant jamais très loin en nous, attente d’une reconnaissance perdue à tout jamais. Reste alors la dette à l’égard du parent et l’amour qu’on tente encore de lui rendre.
L’enseignante et écrivain Mara Goyet, dira dans un très beau récit, Ça va mieux ton père ?, qu’il existe une douleur encore plus grande : c’est celle des enfants qui ne parviennent plus à reconnaître leur mère ou leur père dément, vivant dans sa chair mais mort dans ce lien ténu qui les reliait à lui ; elle évoque alors la recherche d’un petit signe, d’une trace, d’une mimique, d’un sourire ou d’un regard qui témoigne d’une âme connue, reconnue, qui palpite encore, derrière ce corps délabré.
L’enfant est friand de la mémoire familiale, celle des parents en premier lieu, l’enfant qu’ils étaient, façon de jalonner leur devenir, de s’assurer que l’enfance n’est qu’un passage vers un devenir homme ou femme ; après tout, ce père et cette mère ont été enfants comme eux, alors comme eux un jour il le sera. Mémoire des parents, de leur première rencontre amoureuse qui ravit les enfants, mémoire des origines, de leur origine. L’enfant jubile de connaître ce qui l’a précédé, ce qui a préparé sa venue, les prémisses de la scène primitive. Mais la mémoire familiale c’est aussi celle des ancêtres, de la lignée, des origines ; le temps ancien des grands-parents, les racines lointaines, la généalogie familiale, mémoire des morts qui nous ont précédés.
« Au temps de mon enfance – écrit le poète Antillais Patrick Chamoiseau – certains fossoyeurs racontaient que les morts les plus actifs étaient ceux dont on se souvenait encore, qui avaient une tombe propre, des fleurs fraîches et des flammes de bougies. Ceux-là disposaient d’une charge de pouvoirs. Les moins puissants étaient ceux dont nul ne se souvenait, qui n’avaient plus personne qui les aimait ou qui les haïssait. Ils devenaient alors semblables aux racines sans destin que développent les arbres au-dessus des falaises. Leurs tombes, abandonnées aux fissures, flottaient comme des gommiers fantômes. Quand la tombe disparaissait, tombée en ruine et achevée par la mairie, le mort se dissolvait dans les ossuaires publics. C’est ainsi que se créait, dans chaque cimetière, une archive de forces et de formes invisibles où persistait ce que l’oubli réussissait à effacer ».
L’enfant de l’immigré lui, peut être invité par son père à oublier ses origines, à s’inscrire sous les bannières du pays choisies par ses parents afin de s’intégrer dans ce nouveau monde. Mais il peut aussi idéaliser la terre que ses parents ont quittée, avoir la nostalgie de ce qu’il n’a pas connu et tenter d’en maintenir la langue, la culture et la mémoire, communautarisme étant le nom donné au refus de renoncer à l’ancêtre.
Patrick Chamoiseau évoque, lui, l’exemple des nègres envoyés en esclavage aux Antilles, mélangés dans les navires entre tribus ne parlant pas la même langue, n’ayant aucun socle commun, aucune mémoire commune, bétail humain soumis aux esclavagistes, force de travail sans repère symbolique, sans culture, sans possibilité de révolte collective.
« On prétend que nos ancêtres les plus nombreux ont été contrariés par notre arrachement massif des côtes de l’Afrique. Dans cette déportation il y a eu trop de ruptures brutales, trop de saccages des mythes structurants et des fondements de la décence. […] on prétend que les captifs survivants des bateaux négriers ont, en débarquant dans l’enfer de ces îles, gardé le souvenir de quelques lignés d’ancêtres, une vague souvenance transmise tant bien que mal à une descendance devenue incertaine. Que cette transmission s’est faite à l’aveugle, sans système rituel et sans manières ad hoc. […] On prétend que les ancêtres des Afriques se mêlèrent à ceux des Amériques, à ceux de l’Asie, […] ancêtres de tous bords qui se virent offusqués d’un tel méli-mélo […] ne sachant plus vers quoi aller ni vers quoi revenir, ils peuplent encore d’aigreur les fonds de notre esprit ».
Plus loin dans son récit, il décrit l’invention de nouvelles traditions, d’une nouvelle culture, constituées par un bric-à-brac de rites et de coutumes à moitié oubliées : « Dans les villes, les nègres esclaves reconstituèrent ce dont ils se souvenaient des vieilles communautés, ils créèrent des associations riches de plusieurs dizaines de membres et d’un corset de procédures, elles possédaient roi, reine, princes, princesses […] toute une hiérarchie démultipliée. Ces dignitaires de pacotille déambulaient en grand apparat lors des fêtes religieuses […]. Aucun des maîtres ne soupçonnait, sous ce déploiement souvent considéré comme grotesque, une tentative de réhumanisation. Un refus de la dégradation imposée. Une résistance indéfinissable ou gisait une fierté. C’était leur manière d’exister en communauté impossible, d’inscrire une intention dans une forme disparue ».
Mais les souvenirs que nous avons plaisir à revisiter dans notre mémoire et qui participent de notre identité, sont-ils le pur reflet d’un monde disparu ou sont-ils des constructions du présent sur les vestiges du passé ? Les traces de ce passé sont-elles gravées dans le marbre de notre mémoire, irrémédiablement, ou sont-elles sans cesse réécrites avec le burin de ce que nous sommes aujourd’hui ? C’est la question que j’ai souhaité mettre au travail pour cet exposé. La mémoire est-elle un stock d’image, de paroles, d’odeurs et de goûts, de sensations et d’émotions, que l’on pourrait puiser, retrouver, revisiter et faire revivre, ou bien est-elle comme un nuage, sensible aux ondulations de nos états du moment ?
La mémoire n’est pas une archive, ce sont des traces qui, lorsqu’elles sont sollicitées dans la remémoration, gagnent en amplitude, en vitalité : plus je raconte un souvenir, plus il se précise, devient plus clair, plus détaillé, en le partageant, je l’enrichis. Raconter, se remémorer c’est dissiper chaque fois un peu plus le brouillard qui enveloppe les souvenirs. Un souvenir intact, un pur souvenir, définitif, cela n’existe pas.
Il nous faut distinguer la mémoire du souvenir, car si le souvenir fait appel à la mémoire, il n’est pas que cela ; entre les deux, il y a un sujet, le filtre d’une subjectivité qui va brouiller les pistes. Aucun souvenir n’est objectif parce que nous, humain, nous ne sommes pas des objets, nos yeux et nos oreilles n’enregistrent pas les évènements comme une machine ; ce que nous enregistrons de ce que nous voyons, entendons et vivons est déjà une interprétation de la réalité, en effet, nous ne percevons pas le monde comme tel mais sous un certain éclairage et cet éclairage n’est pas celui de votre voisin et encore moins de votre voisine, parce que la réalité d’un homme n’est pas la même que celle d’une femme. C’est une particularité humaine déterminée par notre condition d’être parlant.
Le souvenir que nous allons ensuite restituer de cette lecture du monde va dépendre de ce que nous sommes au moment d’appeler ce souvenir, de nos préoccupations, de celui à qui on parle, tout un tas de facteurs – conscient ou pas – qui colorient le souvenir d’une certaine façon. Freud soulignait par exemple combien le deuil d’une personne morte conduit à son idéalisation ; le sévère, le méchant ou le salaud devient, une fois mort, l’être merveilleux pour celui qui l’a aimé. Les souvenirs en sont tout chamboulés, l’absence transforme tout, efface tout, répare tout. Le souvenir rend présent celui qui manque, non pas comme il était, mais comme on aurait pu le souhaiter, c’est l’être idéal. L’objet rêvé.
Parfois, c’est ce vers quoi on va lorsque le présent est vide ou bien déçoit. Parfois il est envahissant et le sujet peut s’en plaindre, d’autant plus envahissant d’ailleurs que l’actualité est morne, vide. Le souvenir est un refuge pour qui refuse ou ne parvient pas à s’engager au présent, nostalgie de quelque chose qui nous échappe, refus de renoncer à une jouissance du passé.
Si la subjectivité, c’est le filtre qui existe entre moi et la réalité, si c’est la subjectivité qui va me faire percevoir et mémoriser un événement d’une façon particulière, un autre facteur important va participer à la mémorisation, ce facteur, en tant qu’étudiant vous le connaissez bien, c’est l’intérêt, la motivation, le désir que nous avons pour ce que nous entendons, lisons ou voyons. Pour garder en mémoire, il faut être « allumé » par quelque chose qui nous éveille, qui renforce nos convictions, nos préoccupations, nos intérêts, sinon l’oubli vient rapidement. C’est par exemple toute la différence entre certains cours que vous oubliez une fois l’examen passé et ceux qui vont être conservés sans que vous ne sachiez pourquoi. Mais sur ce point, il me faut vous préciser encore une chose : c’est que si vous n’avez pas oublié certains cours, ce n’est peut-être pas seulement parce que le contenu vous a accroché, mais parce que vous teniez l’enseignant dans votre cœur, parce qu’il comptait pour vous, que sa parole comptait plus pour vous que celle de n’importe quel autre professeur.
Et puisque je vous parle des études, je vous ferais remarquer qu’on peut différencier la mémoire centrée sur les savoirs – ce qu’on attend d’un étudiant par exemple – et celle qui concerne l’existence, les apprentissages de la vie, une recette de cuisine, le bricolage… Dans le premier cas, ce qui est attendu idéalement de l’étudiant, c’est que sa subjectivité passe au second plan pour apprendre ce qu’il a à apprendre, subjectivité au second plan puisqu’on se fout de ce qu’il pense, de son opinion personnelle ou de l’intérêt qu’il a vis-à-vis de ce qu’il doit apprendre. Vous pouvez avoir des idées très à gauche, si vous devez connaître les arguments économiques de l’école de Chicago, vous allez devoir tout de même les mémoriser ! En fait, dans la réalité, l’être humain a du mal à n’être une machine à apprendre et pour se souvenir sur le long terme, il faut que le désir s’en mêle, c’est-à-dire que notre subjectivité, nos valeurs, nos intérêts soient congruents avec ce que nous lisons, nous voyons etc. Il n’est donc pas surprenant que ceux qui souhaitent réciter le nombre π à la centième décimale utilisent des procédés mnémotechniques qui font appel à des images familières qu’ils associent aux chiffres.
Ce qui est inscrit dans la mémoire ne peut pas toujours être « converti » en souvenir. Ainsi certaines sensations des premiers mois de la vie vont laisser des traces indélébiles dans la mémoire mais qui ne seront pourtant jamais accessibles comme telles, elles relèvent d’une pure expérience du corps. Pourtant, ces traces se manifesteront d’une autre façon : notre rapport à la voix féminine par exemple et l’utilisation privilégiée qui en est faite dans le marketing est directement lié à ces sensations primitives ressenties pour la voix maternelle, inscrites dans la mémoire primitive mais dont le souvenir est inaccessible.
De nombreux exemples illustrent le peu de fiabilité qu’on peut accorder à la mémoire humaine, ainsi, la police ou la magistrature savent très bien qu’on ne peut pas se fier à un témoignage. La raison en est simple : le témoignage concerne quelque chose qui est venu brusquement déranger la somnolence habituelle dans laquelle nous nous trouvons la plupart du temps, Freud appelait cela l’homéostasie ; lorsque se produit un tel évènement, il est en général interprété, c’est-à-dire que chacun des spectateurs va l’intégrer dans son théâtre intérieur, il le digère pour en faire du déjà connu, du familier. Cela donne des récits contradictoires qui font le malheur des juges et la joie des scénaristes de cinéma.
En plus de cette dimension subjective, la suggestion de l’entourage peut déterminer le souvenir de tel ou tel événement. Le psychologue Jean Piaget avait le souvenir d’une agression dont il fut l’objet, lui et sa nourrice lorsqu’il avait quatre ans, pour découvrir des années plus tard que tout cela avait été inventé par la nourrice elle-même. De façon plus générale, les souvenirs d’enfance se confondent souvent entre l’événement vécu par l’enfant, le récit de l’événement qu’on lui a fait ou – dans notre monde moderne – les photographies commentées par les parents ou les films vidéo.
Je reviens sur cette dimension de la suggestion pour évoquer avec vous une épidémie survenue aux États-Unis à la fin des années quatre-vingt, épidémie de souvenirs d’agressions sexuelles survenus durant l’enfance. Lorsque je parle d’épidémie, je n’exagère pas puisque des milliers de plaintes furent déposées, des pères de famille, parfois les deux parents ont été incarcérés, accusés d’inceste. Dans tous les cas, c’est durant une psychothérapie d’adultes que ces souvenirs sont apparus à la conscience, ils n’existaient pas avant le traitement. Le phénomène a duré une dizaine d’années et s’est dégonflé lorsque les accusations sont devenues de plus en plus fantaisistes : rites sataniques organisés par les parents avec meurtres d’enfants, enlèvement par les extraterrestres, etc. À ce moment-là, la question de la suggestion thérapeutique s’est posée et des thérapeutes se sont alors retrouvés accusés à la place des parents…
Je voudrais souligner rapidement un certain nombre de choses sur cette histoire, la première c’est qu’elle témoigne en premier lieu du pouvoir de la suggestion, on l’a vu à propos des souvenirs d’enfance et dans cet exemple, c’est encore plus flagrant. Mais au-delà de ce terme de suggestion, ce qu’il faut saisir c’est le pouvoir de la voix. Le retour en grâce de l’hypnose et de tout un tas de thérapies est lié à cette appétence humaine à obéir à une voix, à s’y soumettre. L’autre chose importante concerne le statut de la victime dans notre modernité, ce qu’on peut appeler la sacralisation de la victime ; la victime, c’est par définition celle qui n’est responsable de rien. Il est toujours difficile de prendre la mesure que nous avons une responsabilité dans certaines difficultés que nous rencontrons. La notion de traumatisme, qui est aujourd’hui très répandue, est très liée à cette attention portée aujourd’hui sur la victime. Je ne suis pas en train de vous dire qu’il n’existe pas de victimes et que le traumatisme n’est pas une réalité, mais ce que je veux vous faire entendre, c’est que la conséquence de cette lecture, c’est qu’elle enlève toute responsabilité à celui qui se plaint et dans une cure analytique, la dimension de la responsabilité est capitale pour que les choses puissent avancer favorablement.
Cette épidémie américaine n’est pas arrivée jusqu’à nous, il n’empêche que nous avons connu il y a quelques années un épisode qui y ressemble beaucoup : l’affaire d’Outreau. Des adultes furent condamnés pour pédophilie sur la foi des propos d’enfants interrogés par des experts psychiatres, certains récits d’agression sexuelle étaient surréalistes mais ont été pris au pied de la lettre, sacralisés, par les psychiatres et par le juge, il a fallu une révision du procès pour qu’un certain nombre de personnes soient reconnues innocentes.
Tout cela n’aurait pas eu lieu si les psychothérapeutes américains et ces psychiatres français avaient lu Freud.
Alors, avant d’engager plus avant ma réflexion, je voudrais préciser un certain nombre de choses qui me paraissent essentielles et qui concernent la psychanalyse. La première c’est que la psychanalyse n’est pas une méthode thérapeutique, elle n’a pas vocation de réformer un symptôme en dix séances ; cela ne veut pas dire qu’une personne en analyse ne va pas être allégée de ses symptômes mais l’essentiel n’est pas là. La finalité d’une cure analytique est très simple : c’est de permettre à un sujet de s’autoriser de sa parole, d’assumer la solitude de sa parole. Vous voyez, cela semble facile comme projet, presque superflu, mais dans les faits, c’est bien plus compliqué, puisque s’autoriser de sa parole c’est aussi s’autoriser de son désir, et cela implique de se dégager d’un certain nombre d’aliénations conscientes ou pas, cela prend du temps et nécessite un vrai engagement de la part de l’analysant et de l’analyste. L’autre chose qui me semble importante de vous préciser, c’est que la psychanalyse a produit un savoir sur l’inconscient en général et pas seulement sur celui de la personne qui souffre et qui vient consulter ; en fait, Freud a régulièrement insisté sur le fait que la barrière entre la normalité et la folie – pour prendre deux extrêmes – est extrêmement ténue.
Enfin, une dernière chose qui va probablement vous intéresser, c’est que pour Freud, la mémoire, c’est ce qui s’oppose à l’inconscient. Autrement dit, pour lui, si nous nous souvenions de tout, sans zone d’ombre, il n’y aurait pas d’inconscient ! « L’oublié n’est pas effacé – nous dit Freud – mais seulement refoulé ; les traces mnésiques existent dans toute leur fraîcheur, mais elles sont isolées […] et ne peuvent entrer en relation avec les autres processus intellectuels, elles sont inaccessibles à la conscience ».
Mais ce que les analystes appellent refoulement, ce n’est pas seulement ce qui est oublié, invisible comme un objet dissimulé dans un coffre, c’est aussi parfois ce qu’on a toujours su sans le savoir, les choses sont là, mais on ne les voit pas, tel ce patient qui dira : « pourquoi ai-je mis tant d’années pour réaliser que c’est mon père qui m’aimait ? – et il ajoute – mais au fond, je l’ai toujours su mais je ne voulais pas le savoir ». Entendez bien, ce que je ne sais pas, ce n’est pas obligatoirement ce à quoi je n’ai pas accès dans ma mémoire, je peux avoir accès à un certain nombre de souvenirs, mais c’est ma lecture qui peut changer les choses, qui peut donner un relief particulier, qui peut minimiser telle ou telle chose ou encore l’amplifier.
Qu’a-t-il alors manqué aux Américains pour ne pas tomber dans l’épidémie de souvenirs produits par les psychothérapies ?
21 septembre 1897, Freud tient une correspondance avec son ami, le Dr Fliess ; ce jour-là, il écrit à son confident la chose suivante : « Il faut que je te confie tout de suite le grand secret qui, au cours de ces derniers mois, a lentement commencé à devenir clair. Je ne crois plus à ma Neurotica ».
La Neurotica, c’était la première hypothèse freudienne pour expliquer la névrose, hypothèse du souvenir refoulé d’un traumatisme sexuel cause de l’hystérie. Ce trauma est – pour Freud – d’origine sexuelle et a une origine du côté du père ou de son représentant. L’hystérique souffre donc de réminiscences, réminiscences d’un traumatisme infantile oublié mais qui a laissé une trace et dont le symptôme est la manifestation. Cette théorie de la séduction avait été élaborée par Freud à partir des récits que lui faisaient ses patientes, sous hypnose ou pas. Il l’abandonne donc et s’en explique à Fliess : « Je ne crois plus à ma Neurotica car dans chacun des cas il fallait accuser en général le père de perversion, une telle généralisation de ces actes envers des enfants semble peu croyable et puis surtout il n’existe aucun indice de réalité dans l’inconscient de telle sorte qu’il est impossible de distinguer la vérité et la fiction investie d’affect ».
L’abandon de la Neurotica par Freud est réellement l’acte fondateur de la psychanalyse parce qu’il implique un renversement dans la lecture de la névrose : Ce n’est plus l’intrusion d’un désir étranger qui cause la névrose, mais un conflit inconscient au sujet lui-même, conflit entre son désir et l’interdit. Autrement dit, le patient a une responsabilité dans son symptôme, cette responsabilité lui échappe en partie et c’est pourquoi il va consulter un psychanalyste. La fonction de l’analyste, c’est d’inviter son patient à travailler sur son propre cas, à traiter son cas comme un observateur scientifique.
Ce qu’il faut savoir aussi, c’est que l’abandon de la Neurotica par Freud ne survient pas par hasard, mais dans le cadre de son autoanalyse, c’est-à-dire sa tentative de produire un savoir sur l’inconscient à partir de son propre cas, dans cette démarche, son ami et confident le Dr Fliess a joué un grand rôle.
Vous entendez bien, je l’espère, combien l’hypothèse freudienne de la Neurotica – le traumatisme sexuel refoulé – était proche de ce qui s’est produit aux États-Unis. Il existe néanmoins une différence, c’est que dans les ouvrages publiés après cette épidémie, les auteurs ont systématiquement minimisé la part du fantasme des patientes elles-mêmes, pour insister sur la suggestion dont elles furent l’objet, c’est-à-dire que si au bout du compte elles n’avaient pas été victimes du père ou d’un oncle, elles l’étaient du thérapeute.
Le postulat psychanalytique, Freud le pose dès 1901 dans L’interprétation des rêves : « Pour bien comprendre la vie psychique, il est indispensable de cesser de surestimer la conscience. Il faut plutôt voir dans l’inconscient le fond de toute vie psychique. L’inconscient est pareil à un grand cercle qui enfermerait le conscient comme un cercle plus petit […], sa nature nous est aussi inconnue que la réalité du monde extérieur, et la conscience nous renseigne sur lui d’une manière aussi incomplète que nos organes des sens sur le monde extérieur ».
Mais cet inconscient, pourquoi l’explorer ?
Le postulat psychanalytique est très simple, il consiste à dire que la vérité subjective ne siège pas du côté de la conscience et que ce qu’on appelle l’individu, c’est un masque, un masque d’Arlequin peut-on dire, qui change tout le temps ! Je n’ai pas le temps de développer cela aujourd’hui mais il y a un auteur américain que j’aime beaucoup et qui s’appelle Irving Goffman. C’est un psychologue social qui a écrit de très belles choses à partir d’une idée formidable, c’est que nous sommes tous des acteurs en représentation et qu’en fonction des espaces ou nous nous trouvons, nous allons jouer des rôles différents, il pousse très loin cette hypothèse et une fois qu’on a lu Goffman, on n’a plus aucun doute sur le fait que la vérité subjective, ce n’est pas du côté de la conscience qu’on peut la trouver !
Mais l’inconscient n’est pas – par définition – accessible comme tel. Personne n’a accès directement à son inconscient, personne ne « connaît » son inconscient, personne n’en a fait le tour. Même après 15 ans d’analyse, l’inconscient garde encore une opacité. L’inconscient n’est donc accessible que par voie détournée, par surprise, dans ce que le psychanalyste Jacques Lacan a appelé les formations de l’inconscient, le lapsus par exemple, les actes manqués, les mots d’esprit, les rêves, dont Freud disait que c’était « la voie royale d’accès à l’inconscient » mais aussi – et c’est là que cela doit nous intéresser aujourd’hui – tout ce qui concerne la mémoire.
Restons quelques instants sur le rêve car la lecture qu’en fait Freud va nous être utile pour la suite. On peut déjà remarquer à son sujet que le rêve dans une cure analytique, ce n’est que le récit du rêve, c’est-à-dire le souvenir qu’en a le patient, pas le rêve lui-même. À son sujet, Freud distinguait justement deux choses, le contenu manifeste, c’est-à-dire le récit du rêve et le contenu latent qui se dégage des associations que le patient va faire sur le rêve. Le contenu latent, c’est la signification du désir inconscient qui s’exprime plus ou moins voilé dans le rêve.
Celui qui a une subjectivité normale ne sait rien de lui-même, il navigue dans une euphorie constante, sans fluctuation. La subjectivité, nous ne pouvons la connaître que dans ce qui cloche, c’est de cette façon qu’on peut apprendre quelque chose sur l’homme. Cette clocherie ne signifie pas trouble mental ou psychopathologie, elle signifie manifestation de l’inconscient, manifestation d’un inconscient désirant, d’un désir qui échappe à la conscience.
Dans un de ses ouvrages les plus lus, Psychopathologie de la vie quotidienne, écrit en 1901, Freud consacre cinq chapitres aux troubles de la mémoire qui témoignent d’une manifestation de l’inconscient. Pour lui en effet, les oublis, les lapsus, les actes manqués ne relèvent pas d’un déficit – on parlera alors de fatigue, d’inattention – mais d’un processus éminemment actif et inconscient qu’il désigne sous le terme de refoulement.
Un de mes patients a présenté depuis le début de sa cure une particularité : il oubliait systématiquement l’heure de son rendez-vous. Son métier le conduisait à ne pas avoir le même horaire pour ses séances et systématiquement, il appelait pour se faire rappeler l’heure, parfois même, il sonnait chez moi un autre jour ou arrivait l’heure d’après. Au début, il se demandait s’il ne souffrait pas d’un déficit neurologique et puis, au fur et à mesure, ce qui est apparu, ce qui lui est apparu, c’est qu’il n’écoutait pas, qu’une part de lui refusait de prendre en compte ce qui lui était dit. Pas volontairement, « c’est plus fort que moi » disait-il, voilà une belle illustration d’une formation de l’inconscient sous forme d’oubli.
Mais nous pouvons aller plus loin et dire que ce refus d’écouter, c’était une façon pour lui de n’en faire qu’à sa tête, une façon de répéter ce qu’il avait déjà joué enfant, avec son père, un homme méprisé par son fils et n’écoutant que sa mère ; d’elle, il n’oubliait jamais les propos. Ce que je veux vous faire entendre, c’est que la répétition – il reproduit avec son analyste ce qu’il produisait déjà avec son père – la répétition, ce n’est pas le souvenir inconscient de son conflit avec son père, c’est la mise en acte de son rapport conflictuel à l’autorité, autrement dit, c’est aussi à un niveau symbolique que les choses se situent, pas seulement imaginaire.
Un acte manqué peut, lui aussi, impliquer la mémoire : un homme me raconte avoir oublié d’allumer l’ouverture automatique de l’immeuble où se trouve son cabinet, alors qu’il devait recevoir un nouveau patient. Lorsqu’il tente d’analyser l’acte manqué, il explique que la prise de rendez-vous au téléphone avait été compliquée et qu’il avait d’avance une opinion défavorable sur ce nouveau venu. Son inconscient a fait le reste et la porte est restée fermée et le vilain patient… refoulé !
Freud soutenait que la guérison névrotique impliquait la levée du refoulement. Ce refoulement, on en trouve aussi les manifestations lorsqu’un patient fait le récit de son enfance et qu’il affirme n’avoir aucun souvenir avant l’âge de 10 et parfois 12 ans ; ou encore, c’est beaucoup plus fréquent, lorsqu’il peut dire, comme je l’ai entendu récemment : « je n’ai aucun souvenir de mes parents ensemble », ses parents ont divorcé lorsqu’il avait 7 ans et certains de ses souvenirs sont plus anciens, il ne fait donc pas de doute qu’une dynamique inconsciente actuelle œuvre dans cette incapacité à se souvenir.
Il y a un point capital à saisir : c’est que le refoulement inconscient relève de l’actualité du patient sur les traces de son passé, sa mémoire « contient » probablement la présence de ses parents ensemble, mais il n’y a pas accès, il est donc tout à fait envisageable que cet homme pourra « se souvenir » de ses parents côte à côte si sa psychanalyse continue d’avancer favorablement.
Dans son texte, Souvenirs d’enfance et souvenirs-écrans, Freud souligne des particularités qui témoignent de la nature tendancieuse de nos souvenirs d’enfance : « Il ne fait de doute pour personne – écrit-il – que les expériences vécues de nos premières années d’enfance ont laissé des traces ineffaçables dans notre intériorité psychique ; mais lorsque nous demandons à notre mémoire ce que sont les impressions sous l’effet desquelles nous sommes voués à rester jusqu’à la fin de notre vie, elle ne nous livre rien, ou bien un nombre relativement restreint de souvenirs qui restent dispersés et dont la valeur est souvent équivoque ou énigmatique ». Lorsque j’étais étudiant en psychologie, mon premier travail sur le terrain avait consisté à interroger un certain nombre de personnes sur leur premier souvenir d’enfance et j’étais arrivé au même constat que Freud : alors que j’aurai pu m’attendre à des souvenirs de moments importants – c’est souvent ceux-là qu’adulte on garde en mémoire – les premiers récits qui m’ont été racontés étaient extrêmement banals. Freud ajoute : « j’ai l’habitude de m’étonner lorsqu’il m’arrive d’avoir oublié quelque chose d’important, et plus encore peut être, d’avoir conservé quelque chose d’apparemment indifférent ». J’ai parlé tout à l’heure de l’autoanalyse de Freud, cette phrase nous indique bien qu’il prend son cas pour illustrer ses idées, si vous lisez Freud, vous constaterez qu’il fait cela régulièrement, il n’a pas peur de se dévoiler.
Freud s’interroge donc sur le côté paradoxal de ces souvenirs qui ont traversé le temps alors qu’ils sont totalement anodins, innocents. L’autre chose qu’il repère – et vous pouvez tous essayer de vérifier cela pour votre propre compte – c’est qu’il n’est pas rare que celui qui raconte un souvenir d’enfance se voit dans la scène, ce qui vient témoigner d’une élaboration ultérieure. Il pose alors le postulat qu’une partie de ces souvenirs sont ce qu’il appelle des « souvenirs-écrans », c’est-à-dire qu’ils représentent autre chose que ce qu’ils représentent, une autre scène. Cette autre chose a un lien avec le souvenir mais il est refoulé, refoulé selon un mécanisme psychique particulier : le déplacement. Parfois, le déplacement est rétrograde, c’est-à-dire que le souvenir-écran vient représenter quelque chose qui est apparu plus tard dans la vie de l’enfant ; parfois le souvenir-écran est en lien avec un événement antérieur, enfin, ce peut être un événement contemporain au souvenir-écran. Le souvenir-écran est donc un tableau, une scène de spectacle qui recouvre une représentation, un fantasme, un désir refoulé.
Son texte de 1910, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci reprend cette analyse du souvenir-écran ; Léonard raconte en effet dans son journal la chose suivante : « Étant encore au berceau, un vautour est descendu jusqu’à moi, m’a ouvert la bouche de sa queue et, à plusieurs reprises, a heurté mes lèvres de cette même queue ». Freud insiste sur le côté invraisemblable de ce souvenir qu’il interprète comme une fantaisie rétrograde, « les souvenirs d’enfance des hommes – dit-il – n’ont souvent pas d’autre origine […], exhumés plus tard, l’enfance déjà passée et ainsi, modifiés, faussés, mis au service de tendances ultérieures, si bien que très généralement ils ne se laissent pas rigoureusement distinguer des fantaisies ».
Un peu plus loin dans son texte, Freud précise les choses : « Ce dont un homme croit se souvenir de son enfance n’est pas indifférent ; en général sont cachés, derrière des traces mnésiques non comprises de lui-même, d’inestimables témoignages sur les lignes les plus importantes de son développement psychique – il propose alors une interprétation du souvenir-écran de Léonard – derrière cette fantaisie ne se cache pourtant rien d’autre qu’une réminiscence du fait de téter le sein de la mère ou de recevoir la tétée ». Autrement dit, le souvenir-écran témoigne d’une nostalgie inconsciente, celle du sein maternel.
Dans l’article Sur le mécanisme psychique de l’oubli, Freud raconte un échange qu’il a eu dans un train avec un voyageur, la conversation l’amène à parler d’un voyage qu’il a fait en Italie, durant lequel il a visité la cathédrale d’Orvieto pour y voir les fresques de la Fin du Monde et du Jugement dernier, mais il se montre alors incapable de se souvenir du peintre. Lorsqu’il analyse cet oubli, Freud souligne qu’il s’accompagnait d’un phénomène curieux d’hypermnésie, c’est-à-dire que parallèlement au nom qu’il avait oublié : « Je pouvais me représenter les peintures avec des sensations plus vives que je ne le puis habituellement ; et avec une particulière acuité se tenait devant mes yeux l’autoportrait du peintre […] mais le nom de l’artiste, qui m’est habituellement si familier, se cachait obstinément ». Autrement dit, l’intensité de l’image venait cacher le nom du peintre, le souvenir visuel venait faire obstacle à la mémoire du nom refoulé, l’hypermnésie venant alors – paradoxalement – témoigner du refoulement.
Pour conclure, j’espère être parvenu à vous faire entendre le paradoxe de la mémoire pour la psychanalyse, c’est que si la remémoration est indispensable au processus d’une cure analytique, parce que nous sommes en partie le produit d’une histoire, que cette histoire participe de notre destin, l’analyste n’idéalise pas la mémoire, ne la fétichise pas, (contrairement aux psychothérapeutes américains que j’ai évoqués) parce qu’il sait bien que le souvenir est une construction, un échafaudage qui témoigne d’une lecture du passé, il s’agit de plus d’une construction frappée par un refoulement inconscient qui masque une partie de l’édifice, autrement dit, la lecture freudienne du rêve vaut aussi pour le souvenir.
L’objectivité n’est pas ce qui est attendue du patient, une cure analytique n’est pas une déposition au commissariat parce qu’il ne s’agit pas de désigner un coupable et une victime mais de permettre à celui qui vient parler d’interroger la surdétermination inconsciente ; cela n’est possible qu’en passant par la parole de l’association libre, c’est-à-dire sans préméditation. Dès lors, la parole du patient n’est pas entendue comme témoignage d’une réalité mais plutôt expression d’une vérité subjective qu’il s’agit d’entendre. Mais l’entendre non pas seulement sur son versant imaginaire, c’est-à-dire comme une histoire ayant une signification particulière, un sens spécifique, mais à partir de la découpe de la parole elle-même, comme un rébus peut-on dire mais un rébus ou une part de la signification nous échappera toujours, part réelle de la mémoire, incessible à l’interprétation. L’analyste, n’est pas celui qui fait crédit à la mémoire, mais à la parole.
Exposé à l’école préparatoire au concours H.E.C, Gap, décembre 2018