Conférence donnée dans le cadre de l’introduction à la psychanalyse sur Gap
« La psychanalyse n’a qu’un médium : la parole dupatient »
J.Lacan
Si la psychanalyse se veut une clinique du sujet et le cabinet de l’analyste le lieu sacré de la parole libre, protégée du brouhaha extérieur, force est de constater que les patients auxquels nous avons affaire aujourd’hui, ne sont plus tout à fait les mêmes que ceux que nous avons connu dans le passé. Aux symptômes d’hier prennent place de nouvelles plaintes, de nouvelles demandes et de nouveaux embarras absents de la littérature freudienne et même parfois lacanienne ; de plus, leur relation même à l’analyste, au cadre analytique est différente. Tous ces changements donnent corps à l’étrange formule de Lacan « l’inconscient c’est le social », étrange parce qu’on a spontanément l’idée que notre inconscient révèle le plus intime de nous-même et qu’il serait donc à l’opposé du social, du collectif.
Mais si l’on désigne l’inconscient, comme « l’infantile en nous », comme le lieu du refoulé, alors cette formule apparaît moins étrange puisque ce qui est refoulé concerne bien sûr le sujet – le refoulement de son désir le concerne en effet au plus haut point – mais concerne aussi la culture dont il est le passager. En effet, le refoulement dans la culture n’est pas le même partout, il n’est pas universel et diffère d’une société à l’autre et bien sûr d’une époque à l’autre, les ouvrages de Freud Malaise dans la civilisation ou même Totem et Tabou, soulignaient déjà cela. Autrement dit, mon inconscient est aussi l’effet de ce refoulement social dans lequel je suis inscrit. Pour vous en donner une illustration, j’évoquerai les propos d’une patiente dont la fille envisageait de travailler dans un sex-shop et qui faisait ce constat : « À notre époque, jamais nous n’aurions envisagé une chose pareille ! », la différence tient qu’en trente ans, une mutation s’est opérée dans le champ du sexuel, non pas que le refoulement ait disparu mais ce sont ses modalités qui ont changé du fait de l’idéal de jouissance qui anime notre modernité ; mutation importante que Jean-Paul Hiltenbrand souligne dans son dernier livre : « La sexualité est refoulée au profit de la génitalité et si l’on examine un peu ce qui se passe dans notre culture actuelle, c’est une proposition de génitalité sans honte (…). Il y a des familles où tout le monde se promène nu dans la maison et il n’y a souvent que la petite fille qui ne supporte pas cette absence de réserve. Mode de vie où le refoulement semble ne plus exister et, en fait, c’est évidemment le corps qui n’est plus souligné dans sa différence sexuée : homme et femme, c’est la même chose ».
À cette affirmation de Lacan « l’inconscient c’est le social », on pourrait pourtant opposer l’Œdipe et affirmer – dans l’esprit freudien – que ce complexe est la matrice qui va organiser la subjectivité de l’enfant et déterminer une partie de son existence, et donc par-là que l’inconscient c’est le familial. Mais je vous ferai alors remarquer que d’une part dans certaines régions du monde – par exemple en Martinique – les familles sont organisées tout à fait différemment qu’en Occident, puisque les pères y sont absents ; et d’autre part que le déclin du modèle familial traditionnel conduit aujourd’hui à interroger la légitimité de ce principe de l’universalité de l’Œdipe. En effet, le père – lorsqu’il est là - est de plus en plus une mère comme les autres et si dans la clinique nous retrouvons encore des patients très freudiens, il nous arrive aussi d’entendre des jeunes gens dont la relation au père relève d’un copinage où l’on aurait bien du mal à repérer de l’ambivalence ou la haine refoulée, c’est-à-dire inconsciente. Alors bien sûr, il y a lieu de différencier le père de la réalité du père symbolique, dont Lacan a pu souligner que son efficacité symbolique était proportionnelle à son absence, cela ne signifie pas pour autant que le père en chair et en os est superflu, cela signifie que ce à quoi l’enfant est confronté en premier lieu, c’est à la question du désir de la mère et que c’est à partir du désir de la mère pour le père, que ce dernier va occuper une place particulière dans l’économie subjective de l’enfant… qu’il soit à la maison ou pas.
Très rapidement, je vous ai indiqué quelques-uns des changements qui caractérisent notre modernité, on peut dire que si notre culture a été ordonnée pendant des siècles par des traditions, aujourd’hui, elles ne font plus référence pour organiser le vivre ensemble, il ne s’agit plus pour l’homme contemporain de suivre la route tracée par les ancêtres, mais d’emprunter des chemins de traverse vers sa propre réalisation. Ce déclin de la tradition s’illustre par exemple dans l’idéal qu’incarne la jeunesse aujourd’hui ; là où la maturité et l’expérience pouvaient asseoir un homme, aujourd’hui c’est sa capacité à rester jeune, dynamique, ouvert aux changements, qui lui donne son attractivité. Dans un très beau texte, Le monde d’hier, Stefan Zweig illustre fort bien ce changement : « Mon père, mes oncles, mes professeurs, les vendeurs dans les magasins, les musiciens de l’orchestre philarmonique devant leurs pupitres étaient tous à quarante ans des hommes corpulents et « dignes ». Ils marchaient à pas lents, parlaient d’un ton mesuré et, en conversant, caressaient leur barbe, très soignée et souvent déjà grisonnante. Or les cheveux gris étaient un nouveau signe de dignité, et un homme « posé » évitait avec soin, comme inconvenants, les gestes et la pétulance de la jeunesse. » Ce texte publié en 1941, nous révèle que les phénomènes dont nous sommes les témoins aujourd’hui ne sont pas arrivés du jour au lendemain, ils se sont amorcés bien avant l’envahissement technologique que nous connaissons.
Nous sommes, au même titre que nos patients, le produit de ces mutations dans le social, qu’on les approuve ou pas, notre subjectivité, notre lecture du monde, notre rapport à l’autre, notre relation à l’autre sexe ne sont pas le seul fait de notre histoire et de ses écueils mais aussi du discours de l’Autre social, discours qui nous affecte tous plus ou moins, voilà pourquoi « l’inconscient c’est le social » est une formule qui garde aujourd’hui toute son importance.
Cette formule enfin, nous pouvons la prendre de la façon la plus radicale qui soit, à savoir que la découverte de Freud est advenue à une époque particulière, celle de l’explosion de la science, c’est-à-dire – par voie de conséquence – au déclin des religions. Autrement dit si Freud avait vu le jour deux cents ans plus tôt, la psychanalyse n’aurait pas existé. En effet, l’Autre scène, la scène de l’inconscient, n’est pas concevable dans un monde ou la causalité est saturée par la volonté d’un Dieu et où tout peut faire sens, un sens obscur parfois mais dont la cause existe bien qu’étrangère au sujet lui-même, « Dieu seul le sait » disait-on. Les humains qui vivaient dans un monde préscientifique évoluaient dans un autre monde que le nôtre, c’était un monde enveloppé, littéralement habité par le Verbe, il suffit pour s’en convaincre de lire les textes de Chrétien de Troyes (traduit par André Mary).
Mais au-delà de ces spécificités du monde habité par la religion, Lacan postule que la psychanalyse est une réponse à la science elle-même. Dans un texte intitulé La science et la vérité il affirme que : « le sujet sur quoi nous opérons en psychanalyse ne peut être que le sujet de la science », pas seulement pour les raisons que je viens de vous donner, mais aussi en raison des conséquences que la science a sur la subjectivité humaine.
Lors de la conférence intitulée Petit discours aux psychiatres, que je vous ai invité à lire, il formule les choses de la façon suivante : « La science est née précisément du jour où l’homme a rompu les amarres de tout ce qui peut s’appeler intuition, connaissance intuitive, et où il s’en est remis au pur et simple sujet qui est introduit, inauguré d’abord sous la forme parfaitement vide qui s’énonce dans le cogito ; je pense donc je suis », Lacan fait ici référence à la démarche de Descartes que ce dernier explicite notamment dans ses Méditations métaphysiques, démarche qui vise à produire un savoir juste, à partir d’un pur entendement. Je cite Descartes : « Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, j’effacerai même de ma pensée toutes les images des choses corporelles (…), je les réputerai comme vaines et comme fausses ; et ainsi m’entretenant seulement avec moi-même, et considérant mon intérieur, je tâcherai de me rendre peu à peu plus connu et plus familier à moi-même. Je suis une chose qui pense, c’est-à-dire qui doute, qui affirme, qui nie, qui connaît peu de choses et qui en ignore beaucoup ». Ce que nous dit le philosophe c’est que nos sens sont trompeurs, ce que nous savons tous. Mais la particularité de Descartes, c’est qu’il maximalise cette problématique au-delà de la perception commune, non seulement il affirme que les sens peuvent nous tromper, mais aussi qu’ils ne peuvent jamais être le support d’aucune certitude, même si elle semble irréfutable. Sa méthode vise donc à désubjectiver celui qui recherche la vérité des choses. Donc mise en suspens de la part subjective du chercheur au profit de l’émergence d’un savoir produit par des lois algébriques et des procédures purement rationnelles. Cette exclusion de la subjectivité n’est pas critiquable car elle est aux fondements de la fécondité de l’écriture scientifique.
Ce savoir produit par cette démarche rationnelle n’est donc pas l’effet d’un sujet – comme pourrait être le discours d’un philosophe – c’est un savoir méthodique qui vaut pour tous et qui peut être vérifié par tous, c’est-à-dire qui est reproductible ; ce qui est un des principes de la science moderne. Cette notion de reproductibilité est soulignée par Descartes idem vous entendez donc qu’il s’agit d’une démarche qui ne fait absolument plus référence à l’intuition, l’intuition qu’évoquait Lacan dans sa conférence, mais vous entendez aussi que ce Discours de la méthode subvertit la dimension même de l’autorité, puisque celle-ci ne relève alors plus de l’ordre du symbolique, mais d’une écriture dont le maitre n’est plus que l’agent de transmission, ainsi par exemple, face à la rationalité des calculs astronomiques même le pape a été contraint de reconnaître que la terre n’était pas au centre de l’univers.
Il faut vraiment que vous preniez la mesure que Descartes a posé les principes de la démarche scientifique dans des textes écrits il y a 400 ans ! En fait, si on veut être rigoureux, il faut dire qu’il n’a pas inventé la démarche scientifique mais plutôt qu’il a formalisé ce qui était déjà à l’œuvre chez certains à son époque, je pense par exemple aux travaux de Galilée, Galilée qui envisageait une mathématisation du monde.
Mais il y a une chose que Descartes ne pouvait envisager, c’est que sa démarche soit devenue un modèle pour aborder des questions qui ne relèvent pas de la science, il y a par exemple la question de la subjectivité humaine – se réduit-elle à nos neurones ? – mais aussi le champ politique puisque aujourd’hui, les gouvernements ne gouvernent plus avec des paroles mais avec des chiffres et si l’union européenne a échoué à faire union, c’est parce qu’elle a été envisagée à partir de l’économisme et pas à partir de la culture, c’est-à-dire de ce qui pouvait faire lien entre les humains. Ce dont il faut prendre la mesure, c’est que la démarche scientifique est sortie du champ de la recherche pour contaminer le lien social, Lacan désigne cela sous le terme de « discours de la science ».
Je reviens sur cette conférence de Lacan aux psychiatres : « A partir de ce moment-là la science est née, corrélative d’une première isolation du sujet pur, si je puis dire. Ce sujet – pur – bien sûr, n’existe nulle part, sinon comme sujet du savoir scientifique. C’est un sujet dont une part est voilée ». Le sujet pur, c’est celui chez qui – pour pouvoir produire un savoir - on a ôté ses particularités, c’est le sujet objectivé par l’approche scientifique. Mais Lacan souligne que ce sujet pur n’existe que dans le cadre de la démarche scientifique, parce que cette démarche rate quelque chose du sujet, quelque chose de voilé, quelque chose qui concerne sa vérité, vérité de son désir, qui n’a rien à voir avec la vérité que visait Descartes bien entendu. Le psychanalyste Gérard Pommier lui, précise les choses de la façon suivante « Ce n’est pas seulement que la science serait objective, c’est qu’elle objective le sujet (…), telle est l’idéologie de la science : celle d’un sujet entièrement objet, c’est-à-dire déterminé (…) et si tout est déterminé, si chaque effet résulte d’une cause, le sujet n’est responsable de rien. Quel soulagement à chaque découverte d’un nouveau gène du comportement ou de la sexualité ! Quelle merveilleuse croyance que celle qui assure son triomphe à l’innocence ! ». Lors d’une conférence, Jean-Paul Hiltenbrand évoquait le cas d’un homme venu le voir à son cabinet avec un diagnostic : « bipolaire », diagnostic où la part subjective est totalement récusée puisqu’il privilégie un dysfonctionnement organique ; les tentatives du thérapeute pour réintroduire du sujet dans les certitudes du patient – c’est-à-dire pour entamer sa certitude - furent peine perdue et le « bipolaire » est reparti innocent, avec sa bipolarité dans la poche.
Lacan – toujours dans son Petit discours aux psychiatres rajoute : « Il est clair que l’expansion, la dominance de ce sujet pur de la science est ce qui vient à ces effets dont vous êtes les acteurs et les participants – en tant que psychiatre – à savoir : ces profonds remaniements des hiérarchies sociales qui constituent la caractéristique de notre temps. » La science transforme le sujet à la fois dans la lecture qu’elle peut en faire, mais aussi dans les effets qu’elle produit dans le champ du social, au niveau – nous dit-il - de la hiérarchie. Ce sont des propos tenus à la fin des années soixante et depuis nous avons encore progressé ! Mais sur ce point je souhaite apporter une précision : il est faux d’affirmer – comme on le fait aujourd’hui – que l’autorité est contestée, invalidée de toute part ; en effet lorsqu’on parle du déclin de l’autorité, c’est de l’autorité de la parole dont il s’agit, c’est-à-dire l’autorité symbolique, mais pas de celle du Chiffre, garante de la Vérité et dont l’expansion ne connaît pas de limite : en témoigne l’appétence des CMP pour l’évaluable, le quantifiable, aux dépens de la parole de l’enfant. L’autorité du Chiffre peut-on dire, invalide celle de la parole et la grande confusion moderne est de confondre autorité de la parole avec autoritarisme, disparité des places avec injustice ; autrement dit d’oublier que celui qui est en place d’autorité n’est que l’agent d’une fonction symbolique qui le concerne aussi – sauf à être despote – la parole faisant aussi autorité pour lui.
Ce dont il faut vraiment prendre la mesure, c’est que ce déclin de la hiérarchie qu’évoque Lacan, trouve ses fondements dans la méthode scientifique telle qu’elle a été formalisée par Descartes, car si sa méthode vise la production d’un énoncé – c’est-à-dire d’un savoir où la part subjective est absente – c’est au dépend d’une énonciation, or c’est justement de cela dont il est question dans le déclin de la hiérarchie.
Lacan poursuit : « Le fait que s’effacent les frontières, les hiérarchies, les degrés, les fonctions royales et autre – déclin de l’autorité dont j’ai parlé – même si ça reste sous des formes atténuées, plus ça va plus ça prend un tout autre sens – on le voit dans la peopolisation de la famille royale anglaise par exemple – et plus ça devient soumis aux transformations de la science, plus c’est ce qui domine toute notre vie quotidienne et jusqu’à l’incidence de nos objets a (…), objets que vous pouvez maintenant toucher tous les jours, (…), objets qui cavalent partout, isolés, tous seul et toujours prêts à vous saisir au premier tournant ». Lacan fait ici directement référence à la subversion du désir par les productions issues des technosciences. Là où l’objet cause du désir chez le parlêtre, qu’il a formalisé sous le terme « d’objet a », a cette particularité qu’il n’existe pas dans le champ de la réalité, la modernité nous submerge d’objets, de gadgets qu’il désignera dans les années 70 du nom de « lathouse » : « Ces objets – écrivait-il en 1972 – que vous allez rencontrer en sortant, là, sur le pavé à tous les coins de rue, derrière toutes les vitrines, ce foisonnement d’objets faits pour causer votre désir, pour autant que c’est la science maintenant qui le gouverne (…), la science nous met des gadgets sous la dent à la place de ce qui nous manque ». Vous l’entendez, le processus qui cavale aujourd’hui était déjà bien amorcé il y a quarante ans ; la lathouse, en suturant le manque, vise la jouissance du corps, or, si la condition du sujet c’est le manque, l’envahissement des lathouses a des effets subjectivants.
Dans son séminaire du 9 décembre 1987, Jean-Paul Hiltenbrand soulignait la chose suivante : « Dans le monde qui nous entoure,il n’y a pratiquement pas un jour où vous ouvrez votre journal et où on vous annonce la naissance d’un nouveau gadget, d’un nouvel appareil, d’un nouvel instrument qu’on vous propose d’acheter. Un ordinateur plus rapide, plus compact… Or ces gadgets, on vous les propose pourquoi ? Parce qu’on sait pertinemment que c’est du côté de votre jouissance qu’on va vous les proposer, un gadget sans jouissance, ça n’intéresse personne, c’est la loi du commerce, titiller votre jouissance quelque part. Du gadget on en sort tous les jours, vous voyez comment fonctionne notre système ? Il y en a toujours de nouveaux et le nouveau rend caduque le précédent ». Évidement au fondement de ce système marchand, il y a la demande, l’inextinguible demande du sujet qui, de structure, n’est jamais satisfaite, toute l’économie marchande fonctionne à partir de cela.
Notre modernité se caractérise donc par l’envahissement de la science dans l’existence du parlêtre et donc, par voie de conséquence, dans son lien social. La réalité de cette prévalence n’est pas sans effet sur notre subjectivité et ce d’autant plus que ces productions nous apportent des jouissances supplémentaires. Les objets issus des techniques les plus sophistiquées sont en effet partout, présents dans la plupart de nos actes de la vie quotidienne.
Nous devons donc distinguer deux choses, d’une part le processus de pensée scientifique – que j’ai abordé avec Descartes – qui a permis l’expansion de la science telle qu’on la connaît - ce processus ayant des conséquences qui dépassent le seul champ de la science – et d’autre part les productions technoscientifiques dont nous profitons tous les jours. L’intrication entre ces deux choses est évidente mais il me semble important de les différencier parce que cela permet de souligner une chose : c’est que les jouissances dont nous bénéficions grâce aux productions technoscientifiques ne font que renforcer l’importance du discours de la science dans la subjectivité humaine. Or ce dont il faut bien prendre la mesure – ceci est capital – c’est que la subjectivité humaine n’est pas soluble dans le rationnel et le quantifiable.
Dans une conférence que Lacan a donné à Rome en 1953, Fonction et champ de la parole et du langage, il insiste sur les trois « paradoxes » qui aliènent le sujet dans l’accès à la parole, il évoque tout d’abord la folie, c’est-à-dire un langage sans parole, puis la névrose où la dimension de la parole « est chassée du discours concret qui ordonne la conscience » et enfin la modernité : « Le troisième paradoxe de la relation du langage à la parole est celui du sujet qui perd son sens dans les objectivations du discours (…). Car c’est là l’aliénation la plus profonde du sujet de la civilisation scientifique et c’est elle que nous rencontrons d’abord quand le sujet commence à nous parler de lui… ». Autrement dit, plus nous avançons dans le discours de la science, plus la fonction de la parole se dégrade.
Pour que les choses ne restent pas abstraites pour vous, je vais vous donner une illustration du fossé entre la rationalité scientifique et la subjectivité humaine, c’est un exemple lumineux que j’ai trouvé dans un séminaire de Jean-Paul Hiltenbrand : « C’est une jeune femme qui avait une mère qui était une mère à l’avant-garde, et donc elle lui avait fait très tôt son éducation dite sexuelle. Et cette femme me disait de façon tout à fait crue : « je savais qu’entre les jambes il y avait trois trous, je savais à quoi servaient chacun de ces trous, ma mère me l’avait expliqué, il n’y avait pour moi aucune confusion possible, j’étais parfaitement au courant ; elle m’avait même expliqué comment on met un préservatif à un homme (…), mais derrière ces trois orifices, je ne savais pas, je ne pouvais pas imaginer ce qu’il pouvait y avoir ». « Donc – ajoute Jean-Paul Hiltenbrand – vous voyez l’effet réel de cette éducation, de cette description anatomique, qui se voulait la plus claire, la plus éclairante, c’est-à-dire un savoir qui serait là absolu et néanmoins, avec le temps, le constat que plus ce savoir se veut clair, efficace, cru, plus il y a ce voile, ce voile qui est quoi ? (…) Ce qui au-delà de ces trois trous n’était pas su et restait violement refoulé, c’était justement ce qui concernait la jouissance de ces cavités (…), or le savoir qui intéresse le sujet, c’est cette jouissance justement. » (31/5/95). Cet exemple d’une mère qui n’était pas dans une parole avec sa fille mais dans une information anatomique désaffectée, permet bien de distinguer une parole d’une information au sens où dans cette dernière, celui qui la donne n’est qu’agent de transmission, absolument pas impliqué subjectivement par ce qu’il énonce. Mais la question que nous amène alors cet exemple est la suivante : pour cette mère, de quoi s’agit-il ? Est-elle prise par le discours courant qui privilégie comme parole vraie une parole rationnelle, une information « sans tabou », ou bien s’abrite-t-elle derrière cet énoncé pour faire l’économie d’une l’énonciation ? Autrement dit, a-t-on affaire à un mode de défense ou pas ? Défense contre une parole qui témoignerait de son propre manque, de son propre défaut de savoir sur la jouissance ?
Si, comme Lacan le soulignait en 53, le sujet contemporain est bâillonné par « l’objectivation des discours », l’analyste a tout lieu de s’interroger sur la part défensive à l’œuvre dans ce bâillonnement.
Dans son Petit discours aux psychiatres, Lacan souligne encore le développement d’un autre phénomène : « Je fais là allusion à ce qu’on appelle les mass-médias, à savoir ces regards errants et ces voix folâtres dont vous êtes tout naturellement destinés à être de plus en plus entourés (…) dans les yeux et les oreilles ». Il soutient ici que si les médias de masse envahissent de plus en plus la vie des individus, ils ne relèvent pas de la parole mais de la communication, ce qui n’est pas la même chose. Depuis ce texte les choses se sont grandement accélérées et les écrans envahissent notre existence et sont la cause, si ce n’est de nombreux divorces, en tout cas de l’insatisfaction conjugale et de l’isolement de nos jeunes, livrés à leur console, à une télévision dans la chambre et à leur portable, tout ceci réduisant la vie familiale à une peau de chagrin : l’homme moderne est un mutilé de la parole.
Les conséquences subjectives de cet envahissement « des regards errants et des voix folâtres » sont dénoncées depuis de nombreuses années, sans aucun effet sur les usages puisqu’en dix ans les français ont doublé leur temps de présence devant les images, autrement dit, nous connaissons bien les effets des écrans sur nos existences mais personne ne veut y renoncer. Au printemps dernier, un docteur en neuroscience a publié La fabrique du crétin digital dans lequel il dénonce les conséquences débilitantes des écrans sur nos enfants, il souligne – études expérimentales à l’appui et son livre en contient beaucoup – combien le temps passé devant les écrans nuit à la construction psychique, émotionnelle, intellectuelle ainsi qu’au développement cognitif des plus jeunes, combien ce temps perdu devant une machine ne leur permet pas d’entrer pleinement dans le champ de la parole et du langage ; les effets délétères des écrans étant d’autant plus mesurables que l’enfant y a été immergé tôt et qu’il y passe beaucoup de temps. « Ce dont a besoin notre descendance pour bien grandir – écrit-Michel Desmurget – ce n’est ni d’Apple, ni des Télétubbies : c’est d’humain. Elle a besoin de mots, de sourires, de câlins. Elle a besoin d’expérimenter, de mobiliser son corps, de courir, de sauter (...) elle a besoin de dormir, de rêver, de s’ennuyer, de jouer à « faire semblant ». Elle a besoin de regarder le monde qui l’entoure, d’interagir avec d’autres enfants ; elle a besoin d’apprendre à lire, à écrire, à compter et à penser – et il rajoute – au cœur de ce bouillonnement, les écrans sont un courant glaciaire. ». Je dois vous avouer que ce qui m’a beaucoup touché dans ce livre – et qui m’a aussi beaucoup inquiété sur ce vers quoi nous nous dirigeons – c’est qu’un scientifique prenne la mesure de ce que la parole, le dialogue sont des carburants indispensables pour faire entrer l’enfant dans le monde des hommes, mais aussi pour maintenir éveillé l’adulte, nous sommes en effet voués à être en lien avec les autres, pas à vivre en ermite. « L’enfant n’a besoin pour apprendre à parler, pour enrichir son vocabulaire, ni de vidéo, ni d’application mobile ; il a besoin qu’on lui parle, qu’on sollicite ses mots, qu’on l’encourage à nommer les objets, qu’on l’incite à organiser ses réponses, qu’on lui raconte des histoires et qu’on l’invite à lire (…). C’est à un véritable saccage intellectuel que nous sommes en train d’assister (…), et jamais sans doute, dans l’histoire de l’humanité, une telle expérience de décérébration n’avait été construite à une aussi grande échelle – et il rajoute dans la conclusion de son livre – si l’effet des écrans récréatifs est si délétère, c’est en grande partie parce que notre cerveau n’est pas adapté à la furie numérique qui le frappe ; pour se construire, il a besoin de tempérance sensorielle et de présence humaine .»
Mon propos de ce soir vise à mettre en exergue à la fois le déclin de la fonction symbolique – que j’ai illustrée à travers l’exemple du déclin de l’autorité – et celui de la fonction de la parole et du langage, au profit de la communication et de l’information. Lors d’une conférence que Jean-Paul Hiltenbrand a donné à Savigliano en 2017, je l’ai interrogé sur ce déclin de la parole et sa réponse fût la suivante : « Vous avez un portable dans votre poche, alors vous aussi vous participez au déclin de la parole. Lorsque quelqu’un rompt une relation par sms, ce n’est pas de la parole, c’est une information et aujourd’hui, l’information prend de plus en plus le pas sur la parole ». Nous pourrions tous nous interroger sur ce qui, il y a encore une vingtaine d’années impliquait le recours à la parole, qui n’est plus nécessaire aujourd’hui ; il suffit par exemple de penser à la multiplication des cases à cocher – qui ne sont là que pour nourrir la machine informatique – en lieu et place d’une formulation humaine, avec sa part d’ambiguïté et d’interprétation. Ainsi, peu après qu’une association de réinsertion ait effectué des travaux dans mon jardin, j’ai reçu un document rempli de cases à cocher et en réponse sur cette même feuille j’ai écrit : « Je n’ai qu’une chose à vous dire : vous êtes formidables ! »… une autre feuille, vierge, m’a alors été renvoyée par retour du courrier !
L’évolution de la pratique médicale illustre aussi parfaitement ce phénomène puisque la parole y est de plus en plus évacuée au profit de la technique, ainsi un radiologue en fin de carrière me racontait que les nouvelles générations sont formées pour interpréter les images sans envisager la nécessité d’un entretien clinique avec le patient. La conséquence – me disait-il – c’est qu’ils repèrent toutes les anomalies dans les images, même celles qu’un simple entretien aurait permis d’éliminer. Mais si le radiologue d’aujourd’hui n’est plus qu’une machine à discriminer les anomalies d’une image, alors pourquoi demain ne serait-il pas remplacé par une machine dotée d’une intelligence artificielle ? Un autre exemple hospitalier illustre lui les effets de la prévalence de l’informatique sur la dimension de la parole : là où auparavant les soignants faisaient appel au psychologue en lui faisant une demande directe ou bien en lui téléphonant à son bureau, aujourd’hui, les demandes passent par un ordinateur et dans son bureau, le psychologue voit alors sur son écran un onglet qui clignote, le signe ayant remplacé le signifiant. Quant aux comptes rendus que nous rédigeons après des entretiens avec les patients, je constate combien le style en a été affecté par l’outil informatique, la numérisation du dossier de soin nous a fait abandonner le stylo pour un clavier qui nous conduit spontanément à réduire le texte à de l’information, à en simplifier la syntaxe, un peu comme si la machine favorisait la dépersonnalisation de l’écriture, c’est-à-dire la part humaine.
Un bel exemple m’a été amené récemment par un patient qui est réparateur dans les cuisines d’entreprises de la région. Il évoquait au cours d’une séance combien son métier avait changé en dix ans : « Quand j’y suis entré – disait-il – tous les soirs on planifiait avec le chef de secteur les missions du lendemain, on en discutait, on organisait ça ensemble et puis le lendemain matin on se retrouvait au café avec les collègues et on discutait du boulot à faire, les anciens nous donnaient des conseils sur le matériel à réparer qu’ils connaissaient bien. Aujourd’hui, à dix-sept heures, je reçois sur ma tablette les courses à faire pour le lendemain, et lorsque je téléphone parce que c’est le grand n’importe quoi, la personne qui s’occupe de ça est déjà partie ! ». Ce qu’on entend très bien là, c’est combien toute la dimension de l’échange, du partage, c’est-à-dire de l’informel est balayé par la numérisation : il n’y a plus qu’à obéir à la commande, comme le ferait une machine, l’autre chose qui se dégage et qui est propre à la fonction de la parole, c’est la dimension de la reconnaissance.
Dans la cure, la fonction de la parole est – peut-on dire - sacralisée, une parole au service d’un autre dire et non pas au service de la communication ou d’une information. Il ne s’agit pas de raconter mais de dire comme ça vient ; la parole du patient n’est pas là pour être objective, positivée et efficace, mais pour révéler, par touches, la part bâillonnée du sujet. Cette part bâillonnée n’est ni accessible « en force » ni par anticipation ; autrement dit, ce que le patient peut attendre de son analyste, c’est qu’il soit à l’heure de son inconscient, ni trop tôt, ni trop tard.
Mais ce que je viens d’écrire, j’aurai pu l’écrire il y a cinquante ans, la question qui se pose alors aujourd’hui est de savoir dans quelle mesure les changements dont je vous ai parlé depuis une heure viennent bouleverser le dispositif de la cure elle-même ? En effet, de quelle façon la subversion induite par le discours de la science et par les productions technoscientifiques affecte cette fonction de la parole ?
Disons-le d’emblée, cette sacralité de la parole n’est plus aujourd’hui ce qui s’impose dès les premiers entretiens, et parfois même au-delà. Nous recevons aujourd’hui des demandes de prestations de services, d’expertises, d’objectifs concrets, de la part de sujets qui seront peut-être un jour en mesure de faire une cure, mais qui se présentent spontanément au psychanalyste parfois même avec un diagnostic en poche et sur le mode de la relation client-prestataire de service. Il est intéressant de souligner que cette dynamique va dans le sens – et le succès – de la majorité des psychothérapies qui ont une approche médicale du symptôme, c’est à dire d’un corps étranger qu’il faut extraire. Relevons aussi que si auparavant on pouvait recevoir des personnes chez qui une certaine élaboration s’était déjà engagée autour de leurs embarras, élaboration personnelle qui leur avait permis de subjectiver ce qui cloche, c’est de moins en moins le cas aujourd’hui, certains ont beaucoup de mal à parler d’eux, à se présenter, il y a plainte mais celle-ci est rarement construite d’emblée et l’invitation à parler de soi, de son histoire, de sa vie familiale est parfois même perçue comme du temps perdu, dans l’attente d’une « solution », c’est-à-dire d’un savoir émancipateur, or le pari de la cure c’est que l’émancipation subjective n’advient pas par du savoir mais par la parole.
Il arrive aussi que la sympathie que nous pouvons inspirer, conduit spontanément au tutoiement ou encore à l’usage du prénom sans que cela ne doive être entendu comme un rapport de force, mais plutôt que pour ces personnes c’est l’axe imaginaire qui prévaut dans leur relation à autrui, ils se sont fait un nouveau copain pourrait-on dire, parfois même – malgré la consigne – les sms sont le moyen privilégier pour annuler ou demander la modification d’un rendez-vous. Nous retrouvons donc là dans le cabinet de l’analyste, la mise en relief du déclin de la fonction symbolique de la parole dans le social.
Au regard de cela, Maryvonne Febvin énonçait dans un article les choses ainsi : « Un certain nombre d’embarras ont trait à la perte de la dimension de pacte symbolique lié aux lois de la parole et du langage et donc au fait que nous nous trouvons de plus en plus souvent abordés dans des termes de contrat marchand ou la dimension de l’Autre est évacué, ce qui donne un rapport à l’analyste (…) dans une symétrie des places et une exigence de réciprocité. (…) Ainsi, pour le paiement des séances où la personne n’est pas venue, ce dernier n’est pas pris dans sa fonction symbolique mais comme l’expression d’une tyrannie ou d’un souci mercantile de la part de l’analyste » (Bulletin Freudien, Renouée Bistorte).
Je vais essayer d’approfondir les choses afin de bien vous permettre de prendre la mesure de l’enjeu. Je pense déjà être parvenu à vous faire entendre la différence entre un énoncé – qui n’implique pas la subjectivité de celui qui le formule – et une énonciation. Mais que peut-on dire de la parole qui est attendue dans une cure ? Au début de son enseignement, Lacan avait distingué la parole vide de la parole pleine, la parole vide c’est par exemple celle qu’il décrit dans Fonction et champ de la parole et du langage, je reprends ce passage : « Le troisième paradoxe de la relation du langage à la parole est celui du sujet qui perd son sens dans les objectivations du discours (…). Car c’est là l’aliénation la plus profonde du sujet de la civilisation scientifique et c’est elle que nous rencontrons d’abord quand le sujet commence à nous parler de lui… », objectivation du discours qui rate la part voilée du sujet, autrement dit, qui rate sa vérité. Quant à la parole pleine, il nous dit dans son séminaire sur Les écrits techniques de Freud qu’elle a pour conséquence que le sujet : « se trouve, après, autre qu’il n’était avant. La signification pleine a fait un acte véritable de la parole... parole essentielle qui ne peut pas être éludée de l’expérience analytique ». Il y a un avant et un après d’une parole pleine, c’est une parole qui fait acte, qui engage le sujet ; autrement dit, qui l’inscrit pleinement dans son rapport à l’Autre du symbolique. Lacan, par la suite, a renoncé à cette distinction parce qu’elle s’opposait à la définition de la fonction du signifiant, or, la parole vide est elle aussi composée de signifiants, autrement dit, les mêmes propos tenus pendant un diner de famille ou durant une séance d’analyse n’auront pas la même portée ; et puis on peut encore ajouter que de belles paroles peuvent aussi être stériles. Mais si Lacan est revenu sur ce clivage, cela n’enlève rien au fait que l’analyste puisse attendre de son patient qu’il entre pleinement dans l’énonciation plutôt que le bavardage, car c’est cet engagement-là qui est la condition nécessaire pour qu’une cure fasse acte, c’est-à-dire pour que le sujet qui est entré en analyse ne soit plus le même lorsqu’il en sortira, ce qui n’est – hélas – pas toujours le cas. Relevons que cette entrée dans la parole, cette installation dans la parole ne relève pas de la volonté consciente du patient, ni du forçage de l’analyste, et qu’elle nécessite donc parfois beaucoup de patience pour qu’elle émerge, par la grâce du transfert souvent ; parfois, une petite remarque vient témoigner de ce changement : « c’est bizarre – me disait une patiente – depuis quelques temps, je n’ai plus envie de raconter les séances à ma mère ».
Pourquoi la parole est-elle à ce point sacralisée dans la psychanalyse et pourquoi les tentatives de certains analystes d’utiliser d’autres moyens que la parole (le corps, le comportement ou encore la voix dans l’hypnose), sont-ils considérés comme des dévoiements de la psychanalyse ? Parce que pour accéder à sa Vérité, le sujet n’a pas d’autre moyen que la parole, cette vérité n’est accessible ni par la pensée, ni par la rationalité, ni par la volonté mais par l’énonciation d’une parole, cette vérité c’est celle de son désir. C’est en partie la raison pour laquelle Lacan, pour désigner l’humain, avait inventé le néologisme de « parlêtre ».
On a vu qu’une parole qui n’est pas du bavardage, c’est une parole qui prend en compte la dimension du grand Autre, mais si cela peut témoigner de l’engagement du patient, pour que cette parole puisse faire acte, il faut aussi qu’elle prenne en compte une autre dimension particulière, c’est la dimension du réel. Dans un séminaire de 1985, Jean-Paul Hiltenbrand formule les choses ainsi : « Il y a quand même une question que nous avons à nous poser : est-ce que la psychanalyse, ça guérit par la parole ? Qu’est-ce que vous en pensez ? Vous vous rendez compte les questions que je pose ? Eh bien oui et non. C’est selon. Parce que si je vais voir ma concierge et que tous les matins je lui taille ma bavette d’une demi-heure, est-ce qu’au bout de douze ans, je pourrai me présenter comme psychanalyste ? Comme concierge-psychanalyste ? (…) Il faut que le sujet parle, certes mais ça ne suffit pas. Ça ne suffit pas en ceci qu’il faut que ce soit une parole, une parole sous-tendue par un Réel ; parce que les paroles que je vais énoncer à ma concierge, ça peut être sous-tendu par n’importe quoi, la flatter par exemple… Il faut que ce soit une parole sous-tendue par un réel sinon ça ne guérit pas (…), si c’est une parole sous-tendue par un Réel, on entend tout de suite le projet qui doit être celui de l’analyste. ». Cette parole sous-tendue par un réel cela signifie – c’est en tout cas comme cela que je le formulerai aujourd’hui – que c’est une parole qui s’appuie non pas sur un savoir, mais sur un trou dans le savoir, une perte, une faille, ce qui est aussi parfois le cas de certaines paroles d’amour ou encore parfois dans la poésie.
La dimension du grand Autre symbolique n’est évidemment pas totalement évacuée dans notre modernité – car si elle l’était, toutes les relations humaines se feraient sur un axe purement imaginaire, c’est-à-dire paranoïaque – pour autant, l’Autre acceptable aujourd’hui, c’est l’Autre aimable, pas trop sévère. L’analyste doit donc prendre la mesure de cette mutation, nos patients d’aujourd’hui ne sont donc plus les mêmes que ceux du temps de Freud, conduisant l’analyste à devoir réinventer la psychanalyse – ce que Lacan invitait déjà à faire – en acceptant parfois de renoncer au confort de la « cure type » ou en sortant un peu plus de son silence, même bienveillant : la psychanalyse à la dure qui pouvait se pratiquer il y a encore trente ans n’est plus possible aujourd’hui, du fait – j’insiste – de ce changement de statut de l’Autre symbolique. Que l’analyste doive sortir de son confort pour inventer au cas par cas implique alors que « le désir de l’analyste » soit à l’œuvre, c’est-à-dire qu’il permette ce pas de côté sans pour autant privilégier l’axe imaginaire.
Face à ce déclin de la fonction de la parole dans notre modernité, Jean-Paul Hiltenbrand, dans sa conférence de 2017 à Savigliano évoquait « la démarche héroïque de l’analyste », héroïque parce qu’il va tenter contre vent et marée de soutenir cette fonction en déshérence dans notre social. En somme – et c’est ce à quoi m’a conduit le travail de ce soir – si pour envisager la cure analytique d’un patient, Freud faisait le pari de l’inconscient, l’analyste d’aujourd’hui doit en faire au préalable un autre, celui de la parole.
« En cet âge métallique de barbares, il nous faut prendre un soin
méthodiquement exagéré de notre capacité à rêver, à analyser et à captiver,
si nous voulons sauvegarder notre personnalité ».
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité