« L’inconscient, c’est très exactement l’hypothèse qu’on ne rêve pas seulement quand on dort »

Jacques Lacan « Le moment de conclure » 15/11/77

Cycle de conférences de Psychanalyse, Gap, octobre 2021

Alors pour commencer, je voudrais tout d’abord vous faire part de la préoccupation qui m’a habité durant l’écriture de cet exposé : celle de ne pas tomber dans ce que Lacan appelait « le discours universitaire », c’est-à-dire quelque chose de consistant, sans trou, bien ordonné et sans énigme, pour la simple et bonne raison que si vous épinglez l’inconscient comme on épingle un papillon dans un cadre, on ignore alors tout de son vol.

Le souci, c’est que si vous êtes modernes, vous baignez dans la rationalité, vous préférez la lumière à l’ombre et le concret à la métaphore, vous voulez savoir où vous mettez les pieds, l’esprit poétique, les ellipses, les énigmes, c’est bon pour les magazines de jeux, l’été sous les parasols. Aujourd’hui, qui supporterait le style de Lacan ? Qui supporterait d’assister à un séminaire où l’orateur est quasiment incompréhensible ? Cela paraît banal comme ça mais c’est capital, c’est capital parce que cela témoigne notamment que notre rapport au langage a changé et la conséquence de cela, c’est notre moins grande disponibilité à la surprise, au bizarre, à l’espace poétique qu’offre la parole. L’un d’entre vous fait-il des mots croisés ? L’un d’entre vous lit-il encore de la poésie ? Qui ici connaît un poète vivant ? Il en existe pourtant mais plus personne ne les lit, songez que presque deux millions de Français ont suivi le cercueil de Victor Hugo…

Je ne m’exclus pas de ce phénomène, et même si j’ai défendu par exemple qu’il était préférable d’écrire sur une feuille de papier qu’avec un clavier, mon travail de ce soir est rédigé de cette façon. C’est plus commode, plus rapide aussi. Cela évite les ratures, les hésitations, bref, on gagne en performance mais on perd alors les effets de ce que peut produire ce corps lancé sur une feuille, stylo à la main : si j’avais écrit cet exposé au stylo ou mieux, si je l’avais improvisé à partir de quelques notes – comme le faisait Lacan ou comme le fait Melman – il aurait été différent mais nous ne le saurons jamais. Ceci pour vous faire entendre que les analystes d’aujourd’hui, même s’ils défendent l’inconscient sont de moins en moins poètes et déjà dans les années 70 Lacan regrettait cela.

Si le style de Lacan est parfois obscur, celui de Freud est fort différent, cela tient justement au fait que ce dernier – et cela doit nous intéresser ce soir – ce dernier tentait d’être didactique dans ses propos, parce que d’une part il voulait faire école mais il souhaitait aussi justement faire advenir l’inconscient dans le champ de l’évidence, faire entendre que l’inconscient était bien réel ; alors que chez Lacan, c’est – peut-on dire – la dimension insaisissable de l’inconscient qui était privilégiée dans son discours.

J’ai évoqué les orateurs « incompréhensibles », c’est un joli mot pour avancer sur cette question parce qu’il contient dans sa racine quelque chose qui illustre bien notre préoccupation moderne : celle du préhensible, de ce qu’on peut attraper et si possible sans trop d’effort, l’utilitarisme c’est cela. Une formule utilitariste illustre bien cela, on l’entend régulièrement et je vous invite à l’avenir à l’écouter avec des oreilles d’analyste : à quoi ça sert ? Ce « sert » vous pouvez l’entendre non pas comme servir mais ce qui serre. Si le conférencier doit oublier sa poésie et être préhensible dans son propos, si de nombreuses personnes se demandent bien « à quoi ça serre » de venir parler, c’est parce que ce qui est attendu aujourd’hui du langage, c’est qu’il dise le tout.

À ce titre, l’invitation à parler sans réfléchir que propose la psychanalyse semble de plus en plus anachronique, dépassée par des propositions thérapeutiques plus rapides, plus performantes, se réclamant parfois de la science pour s’attaquer au symptôme directement, en pleine lumière et visant – ce point est absolument capital – un retour à l’état antérieur ; or l’enjeu d’une cure analytique – depuis Lacan en particulier – ce n’est ni la production d’un sens, d’un savoir qui explique le symptôme, ni le retour à l’état antérieur mais plutôt une mutation subjective, autrement dit qu’elle fasse acte dans la vie d’un sujet, qu’il y ait un avant et un après.

J’ai le souvenir d’une patiente fort sympathique, que j’ai rencontré au cours de son hospitalisation – je travaille en hôpital général – et qui me faisait part des psychothérapies diverses et variées qu’elle avait engagées tout au long de sa vie et qui lui ont permis « de comprendre d’où venaient ses problèmes » ; par exemple que sa dépendance à sa mère dont elle s’est occupée tout au long de sa vie venait de l’accouchement difficile que cette dernière avait vécu et qui, me disait-elle, « a dû me culpabiliser inconsciemment », ce savoir-là n’avait absolument rien changé à son existence, mais elle avait l’explication de sa dynamique sacrificielle, autrement dit la thérapie n’avait fait que boucher le trou dans le savoir mais pour un résultat nul.

Chez Freud – c’est sa découverte – le symptôme psychique est une réponse, mais une réponse de compromis. Une réponse qui dissimule une vérité, or cette vérité du symptôme n’est pas accessible directement, elle relève d’une Autre scène qu’il a désigné du terme d’inconscient.

Ce terme d’inconscient, Freud ne l’a jamais revendiqué comme étant son invention, « l’inconscient, quand Freud l’a glissé dans son premier travail, cet inconscient avait déjà dix-sept définitions dans la culture(1) ». Dans son article sur l’inconscient, Freud reconnaît fort bien que bon nombre d’opérations mentales relèvent de processus inconscients qui n’ont rien à voir avec la psychanalyse « il y a des actes psychiques de dignité très diverse, qui concordent cependant dans le fait d’être inconscient(2) ». Mais ce qu’introduit Freud de totalement subversif, c’est qu’il fait de l’inconscient le lieu d’un savoir, d’un savoir Autre.

D’abord le mot lui-même, Unbewusst en Allemand, in-conscient, qui paraît simple de prime abord, pose vite problème en raison du caractère négatif du mot. Dans une conférence de 1967, Lacan avait souligné cette difficulté « l’inconscient freudien n’a absolument rien à faire avec ce qu’on a appelé jusqu’ici « l’inconscient », on s’est servi de ce mot-là, mais que l’inconscient soit inconscient n’est pas ce qui le caractérise. L’inconscient n’est pas une caractéristique négative. Il y a dans mon corps une foule de choses dont je ne suis pas conscient, ça ne fait absolument pas partie de l’inconscient freudien(3) ».

Le terme témoigne de notre idéal des lumières, la raison, le savoir permettrait de rendre à la conscience, d’accéder à une banque de données accessible avec le bon code, les bonnes clefs. Pourtant, l’inconscient n’est pas un génie mystérieux tapi au fond d’une grotte « Je vais tordre le cou à mon inconscient » me disait un jour un analysant. Cet idéal de maîtrise fait l’impasse sur la structure même de l’inconscient qui n’a rien à voir avec l’instinct, qui ne relève pas non plus d’un savoir dont on pourrait faire le tour, mais qui est constitutif même de notre condition d’être parlant. Ainsi Freud, dans La science des rêves invente le terme « d’ombilic du rêve » pour souligner que malgré tous les efforts : « il y a dans tout rêve de l’inexpliqué ; il participe de l’inconnaissable ». Soixante ans plus tard, Lacan fait le même constat : « Il n’y a pas d’élucidation exhaustive chez quiconque, de l’inconscient, quelque loin que soit poussée une analyse(4) ». Une cure analytique n’éradique donc pas l’inconscient, le sujet en fin d’analyse n’est pas transparent à lui-même : la visée d’une cure ce n’est pas de produire un savoir définitif sur soi, ou d’être en connexion directe avec son inconscient, mais plutôt qu’elle puisse faire acte dans la vie d’un sujet ; à ce titre, Jean-Paul Hiltenbrand disait dans son séminaire de 1986 « Ce qu’on attend d’une analyse, ce n’est pas un savoir sur l’inconscient, c’est que celui qui en sort donne la réponse juste quand il convient. C’est tout.(5) »

On peut encore ajouter une autre chose sur ce concept d’inconscient, c’est que très vite, Freud va soutenir que dans cette opposition conscient/inconscient, c’est le conscient qui est régi par l’inconscient : « Pour bien comprendre la vie psychique, il est indispensable de surestimer la conscience(6) » dit-il ; la conscience se bornant parfois à trouver des alibis à des conduites dont les motifs profonds échappent complètement au sujet. « Il n’y a pas eu besoin d’arriver à l’expérience freudienne – nous dit Lacan – pour qu’une simple inspection sincère de ce qui est notre vie à chacun, nous permettre d’entrevoir […] qu’à vrai dire, il n’y a vraiment rien qui soit d’expérience plus commune que ce que nous pourrons appeler non seulement l’incohérence de nos motifs, mais je dirai même plus, le sentiment de leur profonde immotivation, de leur aliénation fondamentale(7) ». Notre lecture du monde, notre réalité est surdéterminée par une grille de lecture qui nous échappe et qui va faire – par exemple – qu’un même événement ne va pas être vécu de la même façon, je pense en particulier à cette notion idiote « d’événement traumatique », aucun événement n’est traumatique en soi à l’exception d’un seul que je vous indiquerais plus tard.

Ainsi l’inconscient qui intéresse le psychanalyste, ce n’est donc pas ce qui n’est pas conscient mais plutôt une dynamique psychique qui recèle une vérité, vérité refoulée pouvant se révéler à travers un certain nombre de productions dites « de l’inconscient » par Lacan. Mais pour que ces productions de l’inconscient soient prises en compte, encore faut-il qu’un analyste soit là pour les entendre comme telles et lorsque je dis un analyste, ce peut être tout aussi bien le patient lui-même, car ce qu’un analyste peut attendre de son patient, c’est qu’il se mette lui-même en position d’analyste de son propre discours.

Pour que cette vérité subjective refoulée soit interrogée par le sujet en souffrance, une condition est nécessaire et je la souligne en particulier à l’adresse des professionnels qui travaillent en institution : c’est que justement l’on ait affaire à quelqu’un dans un désir de savoir au regard de cette vérité subjective qui lui échappe, ou pour le dire plus simplement, qui a une question ; autrement dit, un symptôme ne suffit pas. Vous pouvez toujours vous occuper des autres, de ceux qu’on vous envoie parce qu’ils embêtent le monde ou même qui sont eux-mêmes embêtés par des embarras divers et variés, ou encore d’autres qui traversent un épisode difficile dans leur vie, qui sont malheureux et qui parfois n’ont personne à qui parler, cela peut les aider – je n’ai rien contre – mais cela ne les mettra pas dans cette disposition particulière pour interroger ce qui – justement – relève de leur dynamique inconsciente.

Dans ma pratique hospitalière par exemple, je travaille notamment dans une unité qui s’occupe des patients douloureux chroniques. J’en rencontre un certain nombre et très souvent ils se mettent parler d’autre chose que de leurs douleurs, par exemple de leurs embarras conjugaux, de leur relation compliquée avec un parent, etc. Mais il est rarissime – même si la relation s’est bien installée - que ces confidences amènent à une demande de mettre vraiment au travail ces embarras et cela – me semble-t-il – pour deux raisons, la première c’est que l’institution favorise l’économie d’un réel engagement, comme ce pourrait être le cas en cabinet, l’institution n’y est pour rien, c’est comme ça ; et la seconde c’est qu’à l’hôpital général, la demande première du patient concerne un symptôme corporel, il y a donc une mutation qui devrait s’opérer et cette mutation est rare – c’est l’expérience que j’en ai – le transfert en lui-même, l’attachement du patient à son thérapeute ne suffisent pas. À ce titre, on peut d’ailleurs émettre des réserves sur cette phrase de Lacan : « Le transfert est un amour qui s’adresse au savoir(8) », il me semble que ce n’est vraiment pas généralisable parce qu’il y a tout lieu de différencier le transfert imaginaire du transfert symbolique, vous pouvez avoir des patients pris dans un transfert très important mais qui n’ont absolument aucune question ou même qui ont réponse à tout ! Je reviendrai tout à l’heure sur ce point parce que l’on retrouve aussi cette difficulté dans la pratique libérale et parfois pour une autre raison.

En somme, pour que l’Autre scène, la scène du sujet de l’inconscient puisse être prise en compte, il faut bien que la personne en souffrance se fasse déjà l’hypothèse que ce qu’elle traverse témoigne d’une vérité qui lui échappe mais aussi, - et c’est fondamental - qu’elle ait un désir d’en savoir quelque chose de cette vérité et cela même s’il ne connaît rien à la psychanalyse, on peut ajouter que pour que ce désir de savoir se mette en acte, il est capital que celui qui est en face ne soit pas en position de savoir.

Il est évident que le discours courant actuel, le discours médical aussi, peuvent empêcher cette lecture et enfermer le patient dans une position où sa responsabilité n’est pas engagée. En effet, dans la majorité des pratiques thérapeutiques diverses et variées qui ont court aujourd’hui, le postulat de départ, c’est que ce qui cloche est étranger au sujet lui-même, il s’agira alors d’une fixation comportementale, d’un déficit ou un excès biochimique ou encore l’effet d’un traumatisme, bref, une causalité extérieure au malade et très souvent le diagnostic va venir figer les choses, les gélifier. La psychanalyse elle, soutient l’opposé puisqu’elle affirme que certains symptômes – pas tous – certains embarras, sont la conséquence d’un sujet en défaut au regard de sa vérité subjective.

Mais au-delà de cette idée, il y en a une autre, bien plus fondamentale, que souligne Freud dans son article « l’inconscient ». Ce qu’il soutient c’est que nous devons prêter plus d’attention et d’intérêt à la dynamique inconsciente qu’à celle du moi, ceci pour prendre la mesure de ce qui nous détermine : « Notre expérience quotidienne la plus personnelle nous met en présence d’idées qui nous viennent sans que nous en connaissions l’origine, et de résultats de pensée dont l’élaboration nous est demeurée cachée. Tous ces actes conscients demeurent incohérents et incompréhensibles si nous nous obstinons à prétendre qu’il faut bien percevoir par la conscience tout ce qui se passe en nous en fait d’actes psychiques ; mais ils s’ordonnent dans un ensemble dont on peut montrer la cohérence, si nous interpolons les actes inconscients inférés(9) ». Freud soutient donc que la prise en compte de la dynamique inconsciente ne concerne pas que les symptômes, elle nous concerne tous, autrement dit, il nous invite à un positionnement éthique à partir de la question de la vérité : celle qui compte est-ce celle du moi qui ne veut rien savoir du désir inconscient, ou bien celle du côté de la réalité psychique, c’est-à-dire du sujet de l’inconscient ? Ce contre quoi les adversaires de la psychanalyse se battent (et parfois certains patients aussi d’ailleurs), c’est que nous ne sommes pas maîtres de nos paroles et de nos conduites.

Cent ans après Freud, Charles Melman, dans un séminaire récent, disait sensiblement la même chose : « Il y avait chez Lacan – dit-il – quelque chose d’impressionnant, c’est qu’il était manifestement à l’écoute de son propre inconscient, de ce qui pouvait lui venir (…), faites en autant et soyez attentif à ce qui vous vient car nous savons que l’inconscient ce n’est pas seulement ce qui est refoulé, nous savons que c’est ce qui est mis en acte tous les jours dans nos actes à notre insu et sous nos jours les meilleurs. Cela, c’est la condition ordinaire, je ne suis pas en train de décrire un monstre, c’est la condition ordinaire de l’homme quelconque(10) ». Autrement dit, là où la culture affirme que c’est la raison qui nous guide, la rationalité, là où les tenants du développement personnel – qui connaissent un grand succès – affirment qu’avec la volonté tout est possible, la psychanalyse elle, soutient que c’est l’inconscient qui est déterminant dans nos conduites, même les plus banales. Ceci pour vous faire entendre que la découverte de Freud reste encore essentielle aujourd’hui pour les analystes.

Lorsqu’un analyste reçoit pour la première fois quelqu’un qui le sollicite, il fait le pari de l’inconscient et ce sont les entretiens dits « préliminaires » qui vont peut-être permettre d’introduire cette « Autre scène », qui va pleinement se révéler au cours de la cure elle-même.

Le dispositif de l’association libre - parler sans réfléchir – n’est pas la liberté de parole, c’est plutôt la contrainte de devoir dire tout ce qui vient, même les bêtises, parce qu’au bout du compte ce qui importe le plus à l’oreille de l’analyste, ce n’est pas tant lorsque son récit tient la route que lorsqu’il commence à dérailler – par un lapsus ou par un mot incongru au milieu d’une phrase par exemple – bref, lorsque ça déconne, lorsqu’on en dit plus que ce que l’on voudrait dire, le divan favorisant cela. La parole, la vraie parole, celle qui compte pour la psychanalyse, c’est celle qui échappe à notre volonté, autrement dit, celle échappe à la maîtrise du moi.

Dans son premier séminaire publié, Lacan évoque la règle fondamentale(11) et souligne un point intéressant, c’est que ce qu’elle sous-tend, c’est que le discours du patient n’a pas d’importance, autrement dit l’analyste n’a pas d’a priori, il n’en a pas parce qu’il ne sait pas d’avance, il ne sait pas parce que son savoir ne relève pas de l’université – il n’y a pas de diplôme de psychanalyste - mais du savoir inconscient et qu’à ce titre c’est dans la rencontre avec le sujet que ce savoir va pouvoir émerger. L’analyse procède non pas à un renversement du savoir - car ce n’est pas non plus du côté de l’analysant que ce savoir serait directement accessible - mais c’est dans cette rencontre qu’un savoir peut émerger.

L’inconscient, affirme Freud, c’est l’infantile en nous. Constitué selon lui de pulsions refoulées, de désirs infantiles, immortels, intemporels, de représentations, de fantasmes ; l’inconscient freudien est un inconscient pulsionnel qui obéit au principe de plaisir. Il est le produit d’une passion : l’amour pour la mère, (amour qui concerne autant le garçon que la fille) et d’un interdit, celui de l’inceste. Le scandale freudien fut non seulement de soutenir que l’inconscient était sexuel et cela dès l’enfance, mais aussi que c’est la sexualité infantile qui conditionne le destin sexuel d’un sujet. Ces désirs incestueux pour la mère sont refoulés, c’est-à-dire – nous précise Lacan « que non seulement ils ont été réprimés, mais qu’il a été oublié que ces désirs sont primordiaux, oubliés non seulement qu’ils sont primordiaux mais qu’ils sont toujours là(12) », affirmation qui rejoint en tout point celles de Freud, par exemple dans Totem et Tabou.

On retrouve le même constat sous la plume de Charles Melman : « Nous passons notre temps et notre vie à tourner autour du drame œdipien (…), notre présent ne se détache pas de notre relation à ce que fut notre enfance. Coincés entre la génération précédente et la suivante, c’est-à-dire nos propres enfants, nous nous en sortons rarement ; je veux dire que ce qu’on appelle notre présent est un curieux passage puisqu’on ne fait que répéter les histoires d’avant pour s’en plaindre et les imposer à ceux d’après, c’est-à-dire que nous voyageons normalement entre la persécution et la frustration(13) ». Disque rayé peut-on dire, qui a cette particularité que le sujet à toujours l’impression que la chanson est nouvelle et qu’il lui faut parfois des années d’analyse pour prendre la mesure qu’il s’agit d’une vieille rengaine, parfois aussi c’est le sentiment que sa vie est toujours bercée par la même chanson qui peut amener sur le divan de l’analyste.

L’inconscient freudien est donc le produit de l’histoire infantile, il est le résultat des vicissitudes vécues par le petit d’homme à l’intérieur du noyau familial. Freud fait l’hypothèse qu’à l’origine du sujet, il y a une représentation psychique particulière qui va être refoulée par la socialisation, il appelle cela « le refoulement originaire », c’est lui qui fait le lit de l’inconscient. Refoulées de la conscience, les pulsions censurées se manifestent par le biais d’opérations psychiques qui obéissent à une certaine dynamique, par exemple la condensation et le déplacement.

Depuis le début de cet exposé, vous vous êtes peut-être rendu compte que je pouvais alterner les références à Freud et à Lacan à propos de l’inconscient. L’inconscient de Lacan n’est pourtant pas celui de Freud, et même si Lacan a proposé un « retour à Freud », on peut entendre cette formule comme un « re-tour » un autre tour, plutôt qu’une répétition. Lacan a ajouté un certain nombre de formalisations issues par exemple de l’anthropologie (et de Claude Lévi-Strauss en particulier), de la topologie ou de la linguistique qui ont permis une lecture différente – mais pas obligatoirement opposée – à la lecture freudienne de l’inconscient. Néanmoins, l’inconscient tel que Lacan l’a formalisé, est plus proche de celui du Freud de la première topique, que ne l’était l’inconscient de certains post-freudiens qui ont fait de l’inconscient une anomalie à rectifier en privilégiant le moi.

Dans une conférence donnée un an avant sa mort, à Caracas, en 1980, Jacques Lacan disait à son auditoire : « C’est à vous d’être lacanien, si vous voulez, moi je suis freudien ». Le retour à Freud de Lacan, c’est d’abord un retour au sens premier de l’inconscient chez Freud ; Lacan, contrairement aux post-freudiens, remet donc l’inconscient à l’honneur.

L’inconscient freudien, on peut donc le désigner comme effet du refoulement, l’inconscient chez Freud est en effet inséparable du refoulement. Ce qui est refoulé ce sont des entités psychiques associées à des pulsions, ces entités, il les nomme dans son article « L’inconscient », « représentations » (Vorstellung). Mais si ces entités psychiques étaient refoulées définitivement, l’affaire serait entendue, or ce que Freud affirme, c’est que ce refoulé va faire retour, dans le symptôme par exemple, l’association libre étant le dispositif inventé par lui pour faire advenir ce retour du refoulé.

Il existe un refoulement sans retour du refoulé, Freud, dans son texte sur « l’Homme aux loups » le désigne du terme de forclusion, ce que Lacan reprendra pour désigner la dynamique à l’œuvre dans la psychose, où un élément est rejeté du symbolique. Pourquoi du symbolique ? Parce que Lacan, dès le début de son enseignement, va insister sur le fait que ce qui fonde le sujet humain, c’est son inscription dans le champ du symbolique, c’est-à-dire au langage et à la parole. Dès lors, il désigne les « Vorstellung » freudiennes comme étant des signifiants.

Si l’inconscient est habité par la dimension symbolique, c’est parce que nous sommes des êtres parlants. « Il n’y a d’inconscient que chez l’être parlant(14) » nous dit Lacan. Les animaux ne sont pas encombrés d’un inconscient, ils communiquent entre eux mais ne disposent pas d’une langue : pas de bizarrerie chez l’animal sauf s’il est domestiqué : « Si vous regardez une vache brouter dans un champ, elle vous donne quand même beaucoup moins l’aspect d’être parasitée en permanence par des pensées, sauf quand un train passe(15) ».

Nous sommes, nous humain, tissés par la langue, nous l’habitons, il ne s’agit pas d’un outil au service de la communication mais ce qui nous constitue. D’ailleurs, lorsque je dis que nous habitons la langue, je devrais plutôt dire que nous sommes habités par elle, nous sommes serfs du langage. On peut tout de même relever que cette appartenance de l’inconscient au champ du langage que soutien Lacan, n’était pas étrangère à Freud, qui compare par exemple l’interprétation des rêves à une traduction d’une langue, qui parle de rébus ou de déchiffrement de hiéroglyphes. Néanmoins, le fait que l’inconscient lacanien soit le produit de notre condition d’être parlant modifie son statut et la lecture de sa dynamique et cela va aussi avoir des conséquences sur la façon d’envisager la pratique de la cure elle-même et ses enjeux comme nous allons le voir.

L’inconscient lacanien diffère donc sur ce point de celui de Freud en ce que ce dernier appréhende l’inconscient comme un texte constitué qu’il s’agit de déchiffrer – du côté du sens donc - or, la référence au langage va conduire Lacan à s’éloigner de cet inconscient-là, pour amener à une lecture d’un inconscient comme effet d’une structure, celle du langage : ainsi par exemple, là ou Freud parlait de condensation ou de déplacement dans le travail du rêve, Lacan parlera de métaphore et de métonymie.

Dans un de ses séminaires, Jean-Paul Hiltenbrand formulera les choses ainsi : « l’inconscient, est un sac rempli de lettres et de signifiants, pas beaucoup ! Trois, quatre ! Lettres et signifiants capables de produire un texte, pas forcément lisible(16) ». Autrement dit, l’inconscient, c’est l’empreinte de l’imprégnation du langage sur un sujet : « parlêtre », étant le mot qu’utilisera Lacan pour désigner l’inconscient à la fin de son enseignement(17).

Gérard Amiel, dans son séminaire, fait un pas de plus – me semble-t-il - dans ce qui constitue l’inconscient : « Des lettres, des fragments de mots, des mots, des bouts de phrases, des phrases entières, des strophes complètes, des mots étrangers, des paragraphes, des signes de ponctuation, des bruits, des souffles, des respirations, tout un ensemble littéral constituant de longues chaînes mais qui – et cela est capital – en elle mêmes, n’ont strictement aucune signification, aucun sens, aucune justification, aucune raison d’être, si ce n’est de se trouver réunies en ce lieu par le pur hasard du refoulement – on retrouve le refoulement freudien – qui est venu les y faire tomber, les y faire chuter, les y chasser(18) ».

Faisons un pas de côté : au début du siècle dernier, le linguiste Saussure s’est penché sur la poésie latine et en particulier sur les vers saturniens. Il y constate que certains phonèmes, certaines allitérations se répètent tout au long des poèmes, il y découvre aussi des anagrammes ; dans un premier temps il fait l’hypothèse d’un procédé poétique volontaire, mais par la suite il va en venir à la conclusion que cette prévalence n’est pas consciente. Lors d’une émission de radio diffusée en 1977 sur France Culture(19), le linguiste Robert Georgin reprend la thèse de Saussure : « Saussure avait fait une découverte capitale, mais la science de son époque ne lui permettait pas d’en rendre compte, il avait découvert le substrat non linguiste du langage, car tout discours, quel qu’il soit, est régi par la récurrence de certains phonèmes qui lui sont propres et par la récurrence de certains mots. Si on passait à l’ordinateur l’œuvre entière d’un auteur, on y découvrirait toujours un suremploi de certaines syllabes et de certains mots (…), les ordinateurs n’existaient pas du temps de Saussure, sans cela il aurait découvert ce que Jacobson appelle « la fonction poétique du langage », cette fonction poétique du langage constitue le soubassement de tout discours, quel qu’il soit ». Voilà – me semble-t-il - une illustration non psychanalytique, linguistique, d’une dynamique qui échappe au sujet et qui vient donner une prévalence à certains fragments qui pour certains, constituent peut-être des morceaux de l’inconscient du poète.

Pour que les choses ne soient pas trop abstraites pour vous, je vais vous donner une illustration clinique de cette notion de signifiant même si dans ce premier exemple que je vais vous donner, il ne s’agit pas du signifiant primitif qui gît dans l’inconscient tel que Jean-Paul Hiltenbrand ou Gérard Amiel en ont parlé. Le signifiant, je le précise, ce n’est pas le mot, c’est l’image acoustique, autrement dit ce qui s’entend, l’exemple que je vais vous donner illustre comment l’analyste, en privilégiant le signifiant plutôt que la signification, est en mesure d’accéder à l’Autre scène. Il s’agit d’un patient en analyse qui arrive à sa séance du lundi avec une oppression à la poitrine, selon lui, cette oppression est liée aux efforts qu’il a faits durant le week-end en voulant enlever de la moquette qui était collée dans une pièce et cela lui a pris beaucoup de temps, c’était très physique mais il est content du résultat et dit alors : « j’ai tout fait ! ». L’analyste alors répète cette dernière phrase et le patient – qui n’est pas psychotique - entend alors l’ambiguïté signifiante, et cette ambiguïté, il va aussi l’entendre comme une interprétation, c’est-à-dire comme une manifestation de l’inconscient qui lui est révélée ; il va alors associer autour du lien compliqué avec son épouse, du fait qu’il ne lui a pas demandé de l’aider, qu’il ne sait pas si c’est par incapacité de sa part ou bien si c’est parce qu’il anticipait une réponse négative ou encore du fait que l’idée de changer la moquette ne lui était même pas venue à l’esprit mais qu’il s’agissait d’une demande de sa femme etc. Nous avons donc un signifiant qui fait retour – encore faut-il un analyste pour l’entendre – et qui témoigne des difficultés de cet homme avec son épouse, à la fois avec elle – du fait de son caractère - mais aussi difficulté dans son propre positionnement vis-à-vis d’elle.

Lorsque Freud parle du dispositif de la cure – par exemple dans son texte sur « La techniquepsychanalytique » – il évoque la place de l’analyste et décrit une façon d’écouter particulière qu’il appelle « attention flottante », ne privilégiant pas certains sujets plutôt que d’autres pour la simple raison que les productions de l’inconscient adviennent par surprise. Dans mon exemple, c’est l’attention flottante de l’analyste qui lui permet d’entendre « j’ai tout fait » différemment, car si l’analyste s’était intéressé au récit de son patient, il n’aurait rien entendu ; il aurait alors été psychothérapeute, pas analyste. Le psychothérapeute c’est celui qui s’intéresse à ce qui est raconté – autrement dit à la signification - et qui donc fait l’impasse sur la division du sujet.

Pourquoi division ?

Parce que le sujet est divisé lorsqu’il en dit plus que ce qu’il voudrait « bien dire » ; ce plus, c’est ce qui relève de l’inconscient. Mais la vérité du sujet, ce n’est pas dans ce qui est refoulé qu’elle se trouve, c’est dans la division elle-même. Ce refoulement qui œuvre chez le sujet, c’est justement ce qui lui permet de faire l’économie de sa division. Cette division, c’est l’analyste qui la relève puisque d’emblée – lorsque le patient dit « j’ai tout fait », il n’entend pas ce qu’il dit, l’analyste est en place Autre, au sens où il est celui qui permet que l’Autre scène, la scène de l’inconscient, puisse advenir.

Une des difficultés de certaines cures, c’est que justement cette place Autre dans le transfert n’est pas effective et que les interventions de l’analyste ne sont alors pas entendues comme relevant de cette Autre scène mais comme des commentaires sans conséquence, c’est un des écueils qui peut rendre une cure inefficace, je reviendrai là-dessus.

Notez bien que si cette séance permet de mettre à jour un certain nombre de choses, ce n’est que partiel : ce signifiant qui apparaît vient témoigner d’un refoulement puisque cet étouffement n’est pas seulement réel mais témoigne des difficultés dans la vie conjugale de cet homme. On peut aussi se demander dans quelle mesure l’oppression dans la poitrine évoquée en début de séance ne relève pas d’un phénomène de conversion, l’étouffement conjugal refoulé par le patient s’inscrivant alors symboliquement dans le corps.

Dès lors, lorsque certains critiquent la psychanalyse en affirmant qu’il s’agit d’une pratique nombriliste, ils négligent que celui qui accepte le dispositif de l’association libre est amené à faire l’épreuve de sa division subjective et qu’il ne s’agit pas d’une épreuve confortable parce qu’elle révèle parfois une vérité que le sujet préférerait occulter, elle le renvoie à des propres embarras, à sa propre responsabilité. D’ailleurs, l’association libre est très souvent vécue par le patient non pas comme un espace de liberté mais comme une contrainte qu’il tente parfois de contourner en ne la respectant pas ; notez d’ailleurs au passage ce paradoxe du sujet moderne qui revendique toujours plus de liberté mais qui la fuit lorsqu’elle lui est proposée.

Précisons aussi qu’il existe des individus qui ne présentent jamais aucune division, qui ne sont jamais traversés par la contradiction, tout simplement parce qu’ils font l’économie totale du désir, la division étant en lien étroit avec cette dimension.

J’ai évoqué tout à l’heure les quelques signifiants présents dans l’inconscient, trois ou quatre, que Lacan désigne comme « fondamentaux » et qui organisent le discours du sujet. Ces signifiants d’où viennent-ils ? Ils ont été attrapés à une époque archaïque de la vie du sujet et lui servent de point d’appui dans l’existence, de point d’appui mais en même temps de frein, de frein parce que ces signifiants sont figés, statiques, ce qu’illustre bien cette phrase de Freud « l’inconscient ignore le temps ». En général, ils échappent à la conscience mais l’analyste peut les entendre en séance : il m’est déjà arrivé d’évoquer le cas de cette patiente chez qui le signifiant « coincé » était omniprésent dans sa parole et lui mettait des bâtons dans les roues, mais pour vous en donner une autre illustration je peux citer un entrepreneur de notre région qui – à son insu bien évidemment – a utilisé par homophonie deux de ses signifiants fondamentaux pour nommer son entreprise.

On l’a vu, chez Freud l’inconscient est l’effet d’un premier refoulement, en réponse à la prohibition de l’inceste qui est universelle chez les humains. Chez Freud donc, l’inconscient est l’effet d’un interdit. Lacan lui, va prendre les choses différemment en partant de notre condition d’être parlant, en partant aussi de l’hétéronomie de l’ordre symbolique, et va poser que l’inconscient, c’est l’effet d’un impossible. Pourquoi un impossible ? Parce que le langage introduit une béance entre le mot et la chose, il est ce qui nous permet de tout dire mais nous empêche de dire le tout, un manque persiste, irréductible ; c’est cela le traumatisme universel par lequel nous sommes tous plus ou moins bien passés, la nécessité de devoir en passer par le langage qui nous coupe d’un rapport immédiat au monde. « L’impossible au cœur de la langue, il n’y a que ça de vrai(20) » disait Jean-Paul Hiltenbrand en 2018. L’inconscient lacanien c’est donc l’effet d’un réel, d’un impossible qui découle de la structure même du langage. Cet impossible est notamment impossible à être, « manque-à-être » dit Lacan, parce qu’on ne pourrait jamais dire le tout du sujet ; l’autre impossible, c’est celui qui concerne le masculin et le féminin, inarticulable l’un avec l’autre parce que relevant de deux jouissances hétéronomes.

Il y a chez Freud l’idée que la sortie de la névrose, c’est la possibilité d’assumer la fonction phallique – qu’on soit homme ou femme – en ce sens, Freud était optimiste parce qu’il n’y a pas vraiment chez lui l’idée d’une inadéquation entre l’humain et le monde, pas d’impossible entre les sexes non plus. Or cette inadéquation, est pour Lacan ce qui nous caractérise et c’est la prise en compte de cet impossible – liée au langage – et sa conversion en manque, c’est-à-dire le faire avec, qui s’avère une des opérations essentielles de l’analyse, pas la seule mais essentielle. Le projet de l’analyse, on peut dire qu’il implique d’avoir à ne pas fuir devant le réel mais plutôt de le saisir à bras-le-corps afin, afin quoi ? Afin d’avoir un rapport plus tranquille avec ce réel plutôt que s’en défendre. « Le réel comme question – soutient Jean-Paul Hiltenbrand – est ce qui vient se substituer à la notion d’inconscient(21) » ; ce changement de lecture modifie alors notre représentation du symptôme qui ne relève plus du symbolique mais d’une réponse à un réel. « L’analyste – précise-t-il un peu plus loin – est obligé de se coltiner ce réel et s’il ne le fait pas, la cure n’a pas lieu (…), l’analyste se donne pour mission, comme devoir, de contrer le réel(22) ». Contrer, pas pour être contre, mais tout contre… Comme le disait Sacha Guitry à propos des femmes.

Cet impossible induit par le langage a aussi une autre conséquence essentielle, c’est qu’elle subvertit notre rapport au désir, il y a « incompatibilité du désir avec la parole(23) » écrit Lacan, incompatibilité puisqu’aucun objet du monde ne peut satisfaire au manque, désirer, c’est désirer en vain. Le sujet de l’inconscient désire, son désir a une cause, il est causé par « un manque de », mais ce qui manque n’existe pas dans la réalité du monde et Lacan le désigne alors d’une lettre, « petit a ».

En relisant mon texte, plusieurs questions me sont venues : tout d’abord, pourquoi est-ce si important de prendre en compte l’inconscient ? Pourquoi se casser la tête à essayer d’y entendre quelque chose ? Se casser la tête parce que le sujet de l’inconscient n’a pas de voix, il ne parle pas, il est forclos. Et ses productions sont curieuses, bizarres, énigmatiques et en tout cas jamais accessibles directement, pourquoi alors s’en préoccuper ? J’en verrai deux, la première – on l’a vu - c’est que ce n’est pas parce que nous nous croyons des êtres rationnels que nous ne sommes pas commandés par l’inconscient, surdéterminé par lui, et cette dynamique peut nous conduire dans un certain nombre d’égarements. L’autre raison concerne le fait que la prise en compte de cette dimension est le seul moyen pour privilégier à la seule aliénation qui vaille : celle justement de la cause de son désir que je viens d’évoquer. Cette aliénation-là – qui est ce contre quoi le névrosé ne consent pas, en privilégiant toutes les autres – cette aliénation étant la seule permettant de représenter le sujet de l’inconscient. Pour résumer cela avec une formule, je dirai que l’enjeu d’une cure c’est d’être moins parlé et plus parlant.

Et puis une autre question a suivi la précédente : si l’inconscient est composé entre autres, de bout de lettres, de trois ou quatre signifiants, une cure analytique modifie-t-elle cet agencement hétéroclite ? L’inconscient d’avant une cure est-il différent de celui d’après ? Eh bien je serai tenté de répondre de façon nuancée, tout d’abord l’inconscient reste toujours aussi opaque, c’est-à-dire Autre pour le sujet ; quant aux signifiants fondamentaux ils ne disparaissent pas, mais ce qui change c’est le rapport du sujet au regard de cet assemblage, par exemple dans les effets de répétition qu’ils peuvent induire tout au long de la vie. En effet, l’automatisme de répétition c’est quoi ? L’automatisme de répétition c’est une routine qui a l’avantage de permettre à la fois de se sentir chez soi et d’avoir un rapport de familiarité avec le grand Autre, cela coûte cher bien évidemment, parfois beaucoup plus cher que le coût d’une cure analytique !

Mais si l’analyse peut permettre de redonner une dynamique aux signifiants fondamentaux, en introduit-elle de nouveaux ? Si c’est le cas, cela pourrait nous aider à comprendre que certaines cures fassent acte, c’est-à-dire produisent un changement de discours qui fait que la vie d’après n’est plus la répétition de la vie antérieure.

L’inconscient ce n’est pas un trésor caché qu’il faudrait déterrer, il ne s’agit de fétichiser l’inconscient, l’inconscient c’est un savoir en réponse à un réel, mais c’est un savoir bête, parce qu’il est organisé « pour le rien savoir d’autre – nous dit Jean-Paul Hiltenbrand – il est organisé contre toute nouveauté(24) ». C’est pour cela qu’on ne peut qu’encourager nos patients lorsqu’ils ouvrent des livres de psychanalyse et qu’ils se mettent au travail comme vous le faites ici ce soir, pas pour qu’ils deviennent des perroquets ou des clones de la psychanalyse, mais pour qu’ils puissent se confronter à un autre discours qui va peut-être donner moins d’autorité à leur savoir inconscient.

Enfin, je me suis posé dernière question : l’inconscient est-il sexué ? Freud a parlé de « primat du phallus » dans l’inconscient, autrement dit d’absence de différence des sexes dans l’inconscient ; plus tard dans son œuvre, il a néanmoins évoqué le « continent noir » pour parler des mystères du féminin, autrement dit, quelque chose chez la femme échappe au savoir. Lacan reprendra la thèse de Freud sur le primat du phallus symbolique dans l’économie psychique, en soulignant que c’est autour du rapport au phallus que se situe la différence. Jean-Paul Hiltenbrand, abordera aussi cette question : « Si l’inconscient méconnaît la différence des sexes, comment la distinction se fait-elle ?Elle se fait – dit-il - au regard du désir inconscientNous pouvons dire masculin le parlêtre qui, quel que soit son sexe anatomique se met en position de désirer (…), nous pouvons dire féminin le parlêtre qui, quel que soit son sexe, s’offre à être désiré, à être aimé. (…) S’offrir à être désiré est une position nullement passive, il faut se donner un peu de mal pour être désiré, elle n’est pas moins active que l’autre, que celle qui s’appelle la position masculine(25) ». On retrouve là formulé autrement, les distinctions passif/actif que Freud aborde notamment dans son texte « Sur la féminité » mais ce que Jean-Paul Hiltenbrand ne nous dit pas durant cette leçon, c’est ce qui amène le désir inconscient à emprunter une voie une voie plutôt qu’une autre(26), pour y répondre il faudrait probablement se pencher sur l’Œdipe et sa résolution mais ce n’est pas mon propos de ce soir.

Une des préoccupations que j’ai eues durant l’écriture de cet exposé était de désubstantifier l’inconscient et de vous faire entendre qu’il relève d’une dynamique et que cette dynamique était favorisée par le dispositif de la cure analytique et par le transfert. J’ai essayé aussi de vous faire entendre que l’analyste n’était pas en position de maître de l’inconscient, à ce titre, que l’éditeur Gallimard ai appelé une collection d’ouvrages « Connaissance de l’inconscient » est totalement antipsychanalytique ! L’analyste est un lecteur, j’ajoute, un lecteur au cas par cas qui de surcroît doit cultiver son ignorance – car il n’est pas en position d’expert – parce que cette ignorance est justement la garantie pour que les surprises de la parole soient entendues. Lacan soulignera cela dans un de ses séminaires : « le critère de la position correcte de l’analyste n’est pas qu’il comprenne ou qu’il ne comprenne pas ; il n’est pas absolument essentiel qu’il ne comprenne pas, mais je dirai que jusqu’à un certain point cela peut être préférable à une trop grande confiance dans sa compréhension. En d’autres termes, il doit toujours mettre en doute ce qu’il comprend et se dire que ce qu’il cherche à atteindre, c’est justement ce qu’en principe il ne comprend pas(27) ».

Ce que je souhaite maintenant vous faire entendre – et c’est la raison pour laquelle je vous ai invité à lire le texte de Maryvonne Febvin(28) – c’est que le social, les discours qui y circulent, le déclin de la fonction de la parole dans notre modernité, tout cela affecte la façon dont un patient peut s’inscrire dans le discours analytique ou pour être encore plus précis, prenne la pleine mesure de ce que parler veut dire.

La chose n’est pas nouvelle. Déjà dans les années 50, bien avant Internet et les réseaux sociaux, Lacan pointait les effets sur les subjectivités de notre monde technoscientifique, dans son texte « Fonction et champ de la parole et du langage(29) » il y distingue en effet la folie, qu’il désigne comme « un langage sans parole », la névrose, où la parole existe mais où elle est bâillonnée par le symptôme et la modernité où la parole « perd son sens dans les objectivations du discours » ; l’aliénation du sujet à la civilisation scientifique étant ce à quoi nous avons aujourd’hui en premier lieu affaire, « quand le sujet commence à nous parler de lui ».

J’ouvre une parenthèse. De quoi parlons-nous lorsque sont évoqués les dangers des écrans ? S’agit-il d’un combat idéologique ? De l’arrière-garde contre le monde moderne ? Pour répondre simplement à cette question, je vais m’appuyer sur un texte du psychanalyste Stéphane Thibierge qui évoquait en 2007 non pas l’Internet mais son ancêtre, la télévision : « Songez à ce que cela implique, par exemple le fait que pour beaucoup d’entre nous, rentrer dans le lieu que nous habitons, que nous appelons notre maison ou notre appartement, allumer la télévision est un geste banal. Mais nous ne mesurons pas toujours ce que ce geste, ou cette habitude sociale, peut avoir de conséquences en termes d’effets sur nous en tant que sujet. Ça veut dire que nous nous soutenons d’un rapport à l’image, et ce n’est pas la même chose de se soutenir d’un rapport à l’image et de se soutenir, comme c’était souvent le cas, puisque j’évoquais les Grecs et Romains – il n’était pas rare chez eux, comme vous le savez, de se soutenir dans l’existence d’une correspondance avec des amis ou avec un ami, ou une amie. Une correspondance : on envoyait, on s’échangeait des lettres. Je ne suis pas en train de dire que c’est mieux ou que c’est moins bien, mais simplement que cela a des effets sur le sujet, d’articuler son rapport à la réalité, disons, à une image, par exemple télévisuelle, ou bien à un échange de lettres(30) ».

Ce que je tente déjà de vous faire entendre, c’est que la subjectivité n’est pas une entité autonome du social et que ce social – qui implique aussi les outils qu’on y trouve – produit des effets spécifiques, à ce titre, la formule de Lacan dont j’ai déjà parlé ici, « l’inconscient c’est le social », s’appuie en partie sur ce constat. Entendez bien que dans cet extrait Thibierge ne parle pas de ce qu’on appelle aujourd’hui « les nouvelles pathologies » mais essentiellement des effets subjectifs induits par la prévalence des technosciences dans la vie de tout un chacun.

Trente ans après « Fonction et champ de la parole et du langage », Maryvonne Febvin illustrait donc concrètement les propos de Lacan dans ce texte que je vous ai invité à lire, elle y évoque quelques particularités subjectives propres à notre modernité, telles qu’on peut souvent les repérer lorsque de nouvelles personnes se présentent à notre cabinet. Ce sont des particularités qui peuvent très vite mettre à mal le dispositif d’écoute qui est proposé ; j’en cite quelques-unes : difficulté à parler de soi, à témoigner d’une histoire familiale, difficulté à s’engager dans la parole et à faire du cabinet de l’analyste un lieu d’adresse privilégiée, c’est-à-dire à le mettre en place Autre. On pourrait ajouter à cette liste le fait que de plus en plus de patients viennent mais n’ont aucune question, une question qui concernerait leur vérité subjective et que parfois cette question met des mois avant d’apparaître, tout cela faisant que la période des entretiens dits « préliminaires » se prolonge de plus en plus. On peut aussi ajouter que ce qu’un analyste pouvait considérer comme évident il y a cinquante ans (une séance minimum par semaine, le refus d’accès aux toilettes, le paiement des séances manquées, le refus du paiement par chèque ou celui de faire des factures pour les mutuelles…), n’est plus toujours accepté et précipite parfois le départ du patient ; autrement dit, les analystes d’aujourd’hui ne peuvent plus se reposer sur des postulats qui vaudraient pour tous, mais doivent adapter les choses en acceptant d’en passer par le discours courant et en faisant un pari sur l’avenir. Pour le dire à partir des formalisations lacaniennes, l’analyste en place d’Autre inflexible c’est fini ! Aujourd’hui, dans notre modernité, l’Autre tolérable doit être bienveillant et compréhensif.

Le texte de Maryvonne Febvin a été écrit il y a vingt ans et nous rencontrons encore plus aujourd’hui des personnes chez qui, peut-on résumer, la parole ne va pas de soi. Vous entendez bien là que je ne parle même pas d’inconscient, je parle des conditions nécessaires pour qu’advienne ce que Lacan a pu appeler « une parole pleine », une parole qui va pouvoir permettre que l’analyse fasse acte.

Maryvonne Febvin postule dans ce texte que tout ceci est à entendre comme une défense, « mode de défense contre la castration(31) » dit-elle, des défenses qui prennent appuie sur certaines figures du discours contemporain : la rationalité scientifique ou encore l’idéologie de l’autonomie par exemple. Durant le débat qui a suivi cet exposé, Jean-Pierre Lebrun fit, à juste titre, une autre hypothèse et posa une question : « s’agit-il d’une défense ou d’une difficulté d’inscription ? ». C’est une question importante parce qu’elle peut conduire à entendre différemment ces embarras, plus parfois comme un effet subjectif du déclin de la fonction symbolique dans le social par exemple, que comme une défense névrotique.

Je vais être extrêmement clair : nous n’avons pas à être nostalgique du passé, à regretter le bon vieux temps et à dénoncer la modernité. D’une part parce que nous ne pouvons pas y retourner et quand bien même ce serait le cas, ce bon vieux temps nous imposerait un certain nombre de contraintes que nous ne supporterions pas ; ensuite la nostalgie du passé nous isole, nous rend inaudible aux nouvelles générations, mais aussi parce qu’elle ne nous permet pas d’être au plus près des changements et des dynamiques qui sont à l’œuvre aujourd’hui. Ces dynamiques, il ne s’agit pas de les dénoncer mais d’en attraper la structure et tenter de savoir comment en tant qu’analyste nous pouvons avoir à y répondre.

Nous pouvons tenter de ralentir cette dynamique dans notre cercle familial, dans notre façon d’élever nos enfants par exemple, en privilégiant la parole plutôt que les écrans, mais au bout du compte, à l’échelle de la planète entière, un nouveau monde prend la place de l’ancien et évidemment se pose pour nous – et cela se perçoit déjà avec certains patients – la question du maintien possible de la psychanalyse dans cette nouvelle ère. En effet, dans ce changement de monde, la parole – sur le versant de l’énonciation - aura-t-elle encore sa place ? Je n’en sais rien du tout – j’insiste bien, je ne veux pas être décliniste – il ne faut pas sous-estimer la capacité d’invention des humains ; je serai même tenté de dire que tant que l’amour existera, une énonciation sera toujours possible. La solution n’est donc pas de regarder nostalgiquement en arrière mais de saisir comment aujourd’hui nous pouvons amener nos patients à parler ? C’est-à-dire à n’être ni dans l’information, ni la communication ou le factuel mais dans une énonciation. Voilà l’enjeu car c’est la condition pour que l’inconscient, le discours de l’Autre, puisse advenir mais c’est aussi évidemment la condition pour que la psychanalyse ne disparaisse pas. « Le monde ne nous attend pas. Il court, il cavale, exigeant de nous une lecture sans cesse novatrice si nous ne voulons pas contribuer activement à la disparition de ce discours [analytique] si différent des autres et qui laisse à chacun, faut-il le rappeler vigoureusement, une toute petite chance que la vie ne se déroule pas sans lui(32) ».

 

1) Jean-Paul Hiltenbrand, Séminaire « Aliénation et désir de l’Autre », séance du 11/1/12, inédit

2) Freud, « L’inconscient », 1915

3) J.Lacan, « Mon enseignement », 1967

4) J.Lacan, séminaire « Le transfert… », Séance du 8 mars 1961

5) Jean-Paul Hiltenbrand , séminaire, « Du lien conjugal », séance du 6/5/87, inédit

6) Freud, « la science des rêves » p520,

7) J.Lacan, séminaire  « Les formations de l’inconscient », leçon 20/11/57

8) J.Lacan, Introduction à l’édition allemande des Écrits, Scilicet 5, p.14

9) Freud, « Métapsychologie », 1915, Gallimard 1986, p88

10) Charles Melman, séminaire « Archéologie », leçon du 9 juin 2020, inédit

11) J. Lacan, séminaire, « Les écrits techniques de Freud », leçon du 27 janvier 1954

12) J. Lacan, séminaire « Les formations de l’inconscient », leçon du 15/1/58

13 C . Melman, Nouvelles études sur l’inconscient, Editions ALI, 1999, p31

14) J.Lacan, Télévision, 1973

15) Bernard Vandermersch, « Névrose, psychose et perversions », conférence EPHEP du 18 janvier 2021, inédit.

16) Jean-Paul Hiltenbrand , séminaire, « Des pulsions, les relations du langage au corps », séance du 10/11/10

17) « D’où mon expression de parlêtre qui se substitue à l’inconscient de Freud » dit-il lors de sa seconde conférence « Joyce le symptôme » en 1979.

18) Gérard Amiel, Séminaire « Du réel », leçon du 26 janvier 2018, inédit

19) Les anagrammes de Saussure, diffusé le 17/12/1977

20) Jean-Paul Hiltenbrand , séminaire, « Les trois réels », séance du 9 janvier 2019

21) idem

22) Jean-Paul Hiltenbrand , séminaire, « Les trois réels », séance du 6 février 2019

23) J.Lacan, « La direction de la cure », Ecrits, p641

24) Jean-Paul Hiltenbrand , séminaire, « Clinique du réel », séance du 29 novembre 1995

25) Jean-Paul Hiltenbrand , séminaire, « Le désir, en sa situation paradoxale », séance du 22 janvier 1997, inédit

26) Voir à ce sujet sa conférence d’octobre 2011, « L’identification chez l’homme et la femme », in « Les conférences de Savigliano », Editions de l’Ali Rhône-Alpes, 2014

27) J.Lacan, séminaire « Le transfert… », Séance du 8 mars 1961

28) Maryvonne Febvin, « Renouée Bistorte », Bulletin freudien N°35, mars 2000. Disponible à l’adresse suivante : http://www.association-freudienne.be/pdf/bulletins/35-05Febvin.pdf

29) J.Lacan, «Fonction et champ de la parole et du langage », in Ecrits, éditions du Seuil, 1966, p281

30) Stéphane Thibierge : « Pourquoi sommes-nous malades de l’identité ? Psychanalyse et identification », in Le Bulletin Freudien N°49, mai 2007, p22

31) Maryvonne Febvin, opus cité

32) Gérard Amiel, « Apprendre à désirer », Editions EME, 2021, p21