D’où naît le désir d’une mère ? parfois, du large de cette mer lointaine et froide, de celle que l’on rencontre dans le grand nord, glacé, celui des pôles et des terres gelées presque infertiles, de contrées désertées de tout verbe dans le profond silence des organes qui signerait une santé... de fer, d’un fer rougi et chauffé de blancs, de trous dans le texte et qui ont néanmoins eu fonction de faire traces, mémoires, vestiges, marques rouges brûlantes et vagissantes sur cette déserte étendue virginale de neige cristallisée, triste lande éternellement dépeuplée d’ancêtres aptes à bâtir une lignée qui se tienne, soutienne et retienne un parlêtre de ce côté-ci des vivants plutôt que de celui possiblement sans retour des presque mort-nés.
Un filet de vie pourtant a trouvé à s’y fomenter et a pris refuge au cœur frigorifique de cet iceberg au sommet obscurci de peines, de haine.
La base souterraine de ce lieu presque devenu non-lieu cache et emprisonne dans ces glaces la lettre manquante et fait oublier qu’une clef sonore un jour a su ouvrir une voie pénétrante de sens non interdits.
Des sens trop abscons pour permettre un véritable passage, une ouverture bien trop lâche pour autoriser qu’une voix puisse s’y frayer une route autrement qu’oblique vacillante et stridente.
Combattre ce mal de mer(e), naviguer seul en plein contre-sens, contre les vents contraires en ces terres arides, tenir le cap droit devant, les yeux fixés sur Polaris, cette Alpha Ursae Minoris qui brille dans les nuits éclairées de lumineuses voies lactées éblouissantes dans leurs invisibilités aux yeux trop aveuglés par tant de haine déversée.
Ou bien chavirer puis s’effondrer... ci-gîre, se congeler pour une éternité. Attendre des temps plus propices pour tenter de reprendre du texte, du service à la faveur d’un dégel rabelaisien(1) de cette lettre par un autre, à l’écoute de cette vie alphabétisée, prête à virer de bord pour s’éloigner de ce sens unique et faire route vers des temps logiques plus fécondables.
L’espace temps du dégel de la lettre, celui du déplacement d’un état d’âme à l’autre, de la distension(2) Augustinienne et autres remaniements psychiques à l’œuvre dans une cure, marquera l’ouverture d’un crédit donné au sujet : celui de savoir faire un véritable choix, c'est-à-dire celui d’assumer de répondre de ses effets.
Affronter le réel et donc le manque ou bien le nier(3) et aller de déception en ressentiment, d’amertume en aigreur.
Décider la lutte et tenter une composition avec ce ça, le laisser fondre, à la faveur d’un soleil levant sur nos errements intérieurs, puis s’atteler à la tâche d’apprendre à le tordre autrement pour permettre que s’effiloche la trame tenue trop serrée, si fusionnée à nos mots devenus maux, plaies et plaisirs aussi d’un Autre en acceptant de les faire circuler hors de nos ténèbres, ces bas-fonds que sont les secrets de famille, pour les mettre à miroiter dans un jeu de transparence, de diffractions et d’associations libres grâce à une élaboration langagière à raffiner sans cesse sur le divan, et alors, la glacification de ces mots trop longtemps gardés au secret, vont par le tranchant de notre verbe affûté, parvenir à dépecer les entrailles de la bête, cette chose enroulée comme pendue à nos basques et qui enroue nos voix à moitié étouffées, pour en sortir régénéré, neuf, prêt à dompter(4) l’animal.
De ce trou foré par le vif de notre langue, d’un signifiant l’autre, séance après séance, pourra se dénuder ce fil qui enserre et comprime, ce poids mort inerte gisant sur le pont de notre navire si continuellement inondé, nous obligeant sans cesse à écoper du pire.
Repriser ces filets de voix qui s’écoulent en tissant une nouvelle trame, un possible renouveau à partir de quoi se sentir arrimé de façon plus assurée et tranquille. Alors une boussole s’esquisse, issue de cette texture langagière déroulée, et oriente le non-sens assumé d’une trajectoire de vie plus vivante quoi que demeurant statutairement insensée.
Métamorphoser, convertir, sublimer, trouver son style pour composer sa propre partition en formant le dessein de traduire en notes blanches et noires la complexité infinie des variations contradictoires de nos désirs paradoxaux.
L’amère perte du désir, père maternant
C’est donc par cette voie du dire, dans une narrativité de notre parole vocalisée et articulée au creux de l’oreille d’un autre, supposé savoir comment naviguer pour parvenir à bâtir, du fond même de l’abîme constituée par les remous de ce monde aux rumeurs océaniques rugissantes, tout à la fois sublime et effroyable, fondamentalement inégalitaire injuste, profondément inique et pourtant si savamment savoureux que nous trouverons à reprendre la route pour tenter d’atteindre à cette autre rive, celle où pourra se sédimenter le pire de notre ruine et former ainsi la base nécessaire pour se construire le palais propre à goûter du meilleur en pactisant enfin avec ça, le ça qui pousse à se noyer, se perdre, s’enfoncer… jusqu’à l’orgasme(5) me dit une jeune femme, Eurydelle, aux prises avec ses crises de boulimie.
Son père, tombé en dépression conséquemment au décès de sa propre mère survenu au moment même où sa femme tombait, enceinte, s’est accroché à cette nouvelle-née comme un naufragé à sa bouée.
Spoliant sa femme de sa place de mère, il a entraîné avec lui la jeune Eurydelle dans sa boucle mortifère, lui donnant à goûter de sa déconfiture d’orphelin privé de maman, la consolant elle en même temps que lui, à coups de cuillérées trop sucrées, venant ainsi faire échouer cette lettre volée dans les plis de leurs deux chairs devenues déformées.
« Est père celui qui cède sa place d’enfant à ses enfants » nous dit Monique Bydlowski(6).
« Je veille à ne consommer que des aliments faciles à rendre » me lâche Eurydelle qui rejette tout superflu en se vomissant de s’être ainsi laisser aller à… quoi ? Une jouissance Autre que phallique, hors tout symbolique puisque ces temps d’ingestion sont vécus sans petit autre, dans un complet esseulement, seule face à son reflet opacifié surgissant de son fond de casserole devenu écuelle, son échine courbée et défaite à dévorer comme un animal sa pâtée, sans mot dire quoi qu’en se maudissant de chuter jusqu’à ce très-bas là.
« Tout sauf procréer : reproduire quelqu’un comme moi ? C’est non ! » Colère-t-elle.
Les chairs décharnées de son ancêtre fait prisonnier pendant la seconde guerre mondiale en Sibérie ne sont pas sans rappeler celles de ses héroïques périodes d’anorexie. La névrose se plait à flirter avec la répétition du traumatisme générationnellement transmis.
Un désir désarmant de larmes
Des larmes amères coulent sans fin sur les joues de la fille de cette mère jetée par-dessus bord, éjectée du navire familial, et « rien » ne parvient à éponger ce déluge diluvien pour lui faire barrage : son radeau a échoué dans mon bureau et son désarrimage me méduse.
Innover d’invention pour permettre d’aider à débusquer la faille à fouiller dans le scellement opaque des sédimentations langagières cimentées, voilà l’enjeu du travail archéo-sémantique à mener à plus que deux, c’est-à-dire avec le grand Autre à notre bord et à la barre, pour qu’Eurydelle puisse peut-être parvenir à s’extraire de l’impasse du ressentiment qui l’emporte toute dans son ravage.
Sa mère a été poussée à déserter le nid à force de culpabilisation et de dénigrement de ne savoir enfanter « qu’une fille »(7) – prétexte trouvé par cet homme au narcissisme défaillant pour tenter de se rehausser en abaissant l’autre.
Ce père, parvenu à endosser les habits agalmiques de La Mère, visait inconsciemment, par le vol de cette fonction maternelle phallique enviée et convoitée par lui, à redorer l’éclat terni de son image dégradée de fils devenu orphelin du regard ébloui de sa mère couvant sur lui.
Eurydelle voudrait passer l’arme à gauche à cause de ce père qu’elle juge indigne de sa fonction et aussi parce que les larmes d’aigreur et de ressentiment de sa mère mélancolique ont infiltrées sa chair, invalidant sa place à elle de femme, gravant sur sa peau décharnée à force de marathons et autres trails de l’extrême, son destin de garçon manqué, de féminin gynocidé.
Alors comment traverser les coulées amères héritées de sa mère, ces picotements acides sur ses joues, comment parvenir à les assécher pour faire cesser la pulsion victimaire qui la pousse à s’y abreuver, s’y plonger encore et encore au risque de s’y noyer et d’étouffer à jamais sa propre voix au milieu de ce flot de larmes, comment résister, savoir écarter résolument cette tentation mortifère des délices de Capoue ?
Faire le choix de venir loger des mots dans les sillons creusés au cœur de ces vallées de larmes : dire la peine, énoncer la douleur, parler la colère, articuler la déception, avouer la haine et la coucher là sur le lit à lire de ces effluves. Enclencher du symbolique là où la jouissance Autre dénouée et déchainée mène inexorablement et tragiquement au pire d’une destinée comme entaillée dans ses chairs.
C’est à ce prix, celui de la parole, que sera possible la métamorphose, le renversement qui éloigne derrière soi ce pire-là, et permet la trouvaille, celle de l’art de dompter ses pulsions ressentimistes(8).
Alors voir dériver sur l’autre bord les alluvions, les laisser filer sans remordre dans les reflues de rancœurs ; laisser flotter derrière soi les rubans de haine qui tissaient à son encontre les rets qui emprisonnent, étouffent et enfin parvenir à s’extraire de l’emprise des filets de l’araignée nietzschéenne du ressentiment : survivre autrement, en tissant une nouvelle trame, langagière, en engageant sa propre parole et en déroulant le fil de l’historisation(9) de son parcours personnel, singulier, à relire et relier sans cesse à d’autres signifiants, des sens inédits, de nouveaux entendements possibles à faire résonner nouvellement pour soi-même, au travers et pendant le temps long d’une traversée d’outre-mère, dans l’écoulement lent de ce filtre d’amour que représente l’écoute aiguisée de cet Autre, parsemée de pépites de dires qui fleurissent ça et là sur le champ de nos paroles à la faveur de temps opportuns.
C’est là tout l’enjeu de la fonction de la parole et la condition même du parlêtre(10) : « lorsque l’homme n’a plus de parole, […] la clinique le prouve : il est en état de déshérence ».
Le désir avorté de cette mère, en tant que femme, consistait pourtant à vouloir combler son homme, pour en recevoir une satisfaction réelle symbolique et imaginaire et non se retrouver purement réduite à cette fonction d’objet potentiellement capable de procréer et de produire un fils. Cette instrumentalisation de son être, la réduisant à cet état d’objet de servitude, simple ventre à procréer du garçon, l’a conduite à sa dépression en même temps qu’à la dépréciation de sa progéniture femelle. Impossible pour cette femme, dans ces conditions, d’investir cette fille non élue princesse par son roi. En échouant à tisser en son sein ce fils d’or commandé par le désir de son homme, elle n’était devenue plus que l’ombre d’elle-même dans le reflet des yeux de son hombre.
La nouvelle-née était réduite pour la mère à un simple déchet échoué de son bas ventre, bon au mieux à sacrifier à son dieu d’homme, avec, en arrière-monde, l’espérance de parvenir ainsi à rallumer sa flamme à lui, pour elle. Mais ce sera l’échec : femelle et perd.
Ne plus désirer dire non à faire voir le jour à un être
Sexualité et procréation ont longtemps fait ménage obligé.
Aujourd’hui une femme doit décider de cesser de refuser d’être fécondable(11) et choisir d’arrêter l’usage d’un contraceptif pour prendre le pari de tenter d’accueillir en son sein le fruit soit de son union charnelle avec un homme, soit d’une insémination artificiellement et médicalement menée.
Si une femme échoue à tomber enceinte c’est une grande déception pour le ou les porteurs de ce désir d’enfant.
Mais si, en plus, il y a pour elle cette injonction sociale ou culturelle de donner naissance à un fils, cela durcit encore l’affaire.
« Quand je suis née, ma mère a signé sa défaite, a déposé le berceau sur le lit de mon père devenu mutique » me dit Eurydelle.
Naître fille ou naître garçon… là est une question encore brûlante dans beaucoup de culture. Le désir d’une mère épouse souvent les formes de celui de l’Autre et le désir sous-jacent peut donc être celui de vouloir un fils, un fils sinon rien.
« Je ne vaux rien, je suis rien, nulle » pleure Eurydelle.
Faire de n’être pas/plus emprisonné dans les répétitions de la névrose, faire naître et advenir un parlêtre à l’existence représente tout l’enjeu d’une cure. : faire voir le jour qui vient dans sa nouveauté, sous un jour neuf.
C’est l’histoire d’une femme sans ombre(12) qui ne pouvait enfanter car l’ombre seule peut féconder la lumière. Pour donner la vie à un être véritablement humain, à un parlètre, il faut certes deux lettres, le x et le y, deux chromosomes d’êtres sexuellement différentiés mais il y faut un quelque chose en plus comme un tréma, ces deux petits ronds qui viennent se ficher haut sur le sommet de la voyelle, comme le trémolo qui trahit l’émotion du corps dans le grain d’une voix, celle d’un dire incarné par un être bâti de chair claire en même temps que de sombres entrailles.
Tenter de se faire naître, d’exister, mais pas sans l’Autre, ne serait-ce pas là aussi un désir(13) de mère… en soie tissée ?
On est fécondé par la langue, par l’amour qu’on lui porte écrit Valère Novarina.
Ecrire un texte avec sa voix ou son encre pour le donner à lire à un Autre, c’est accepter de faire l’amour avec les lettres et il peut arriver que cette pratique, cet usinage effectué par l’opération soutenue de la parole comme le dit Gérard Amiel, engendre un parlêtre dans sa fonction, mais à deux conditions toutefois : celle de consentir à laisser s’envoler et se perdre, dans notre ciel idyllique rempli de nuages aux joues rosées, nos plus féroces illusions revêtues de ce bleu qui nuit, mais encore celle de l’adoption du temps long, celui qui ouvre à ce travail gestationnel de la lettre qui se façonne aux scansions de l’horloge lente intérieure, bien loin des sirènes d’une modernité rythmique nous enjoignant à rejoindre les rangs d’une cadence sans cesse accélérée.
Vouloir s’aventurer dans une traversée translangue oblige à se convertir aux fuseaux horaires des pays de temps lents(14), ceux qui ont cours au grand large, en haute mer, ces territoires qui ne sont sous l’autorité d’aucun Etat mais sous celle exclusive de la vertu de sa propre éthique.
(1) Rabelais, le quart livre
(2) Ricœur temps et récit, points essais, 2006, éditions du seuil p. 39, citant Augustin « Par suite(inde), il m’est apparu que le temps n’est pas autre chose qu’une distension, mais de quoi ? je ne sais, et il serait surprenant que ce ne fût pas de l’esprit lui-même » (26,32)
(3) Fleury Cynthia, Ci-gît l’amer, Gallimard, 2020, P 9
(4) Freud, « L’analyse avec fin et l’Analyse sans fin », p.23-24 cité par Fleury Cynthia P167
(5) A rapprocher des dires de René in Chateaubriand, René, 2006, p.175 « Je trouvais même une sorte de satisfaction inattendue dans la plénitude de mon chagrin, et je m’aperçus, avec un secret mouvement de joie, que la douleur n’est pas une affection qu’on épuise comme le plaisir » et plus loin « D’ailleurs (chose étrange !) je n’avais plus envie de mourir depuis que j’étais réellement malheureux. Mon chagrin était devenu une occupation qui remplissait tous mes moments : tant mon cœur est naturellement pétri d’ennui et de misère ! ».
(6) Monique Bydlowski, Devenir mère, Odile Jacob, 2020, P35
(7) Laurens Camille, fille, Gallimard 2020
(8) Fleury Cynthia, op. cit., p. 167
(9) Paul Ricœur, Récit, historisation,
(10) Jean-Paul Hiltenbrand, la condition du parlêtre, Erès, 2019, P25
(11) Monique Bydlowski, désir d’enfant
(12) La femme sans ombre livret écrit par Hugo Von Hofmannsthal pour l’opéra de son ami Richard Strauss
(13) J. Lacan « l’enjeu de la psychanalyse est l’avènement dans le sujet du peu de réalité que le désir y soutient », Ecrits, « Fonction et champ de la parole et du langage », P. 279
(14) Laurent Vidal, les hommes lents, résister à la modernité XVe-XXe siècle, Flammarion 2020