Je vais repartir pour cette dernière soirée de l’année sur un point de notre débat qui fait écho à d’autres travaux au sein de l’association lacanienne, à savoir la place que nous pouvons donner à ce que nous appelons depuis Freud la castration. L’exposé de Jean-Luc Cacciali nous a amené à nous interroger sur la place que peut tenir un sacrifice pour les hommes et les femmes, sacrifice dont il s’entendait bien qu’il s’agissait de la castration. Il nous a invité à examiner la question de savoir si la rencontre entre un homme et une femme peut se faire autrement qu’en passant par ce qu’il a appelé un sacrifice commun, la castration.
Tout en souscrivant à ce questionnement qui revient à dire qu’hommes et femmes ont affaire à la castration, il m’est apparu que je pouvais avoir quelques réserves sur cette proposition. Je peux aujourd’hui formuler un peu plus précisément ces réserves qui portent sur deux points. La première est sur ce rapport à la castration. S’il est indéniable qu’hommes et femmes ont affaire à la castration, même si c’est bien souvent sur un mode défensif, les modalités de rapport à la castration sont bien différentes du côté homme et du côté femme. La deuxième est sur ce terme de sacrifice lorsque nous parlons de la castration. En effet si la castration implique une perte, qualifier cette perte de sacrifice nous renvoie au cœur de notre débat de cette année concernant notre rapport à l’Autre, dont les modalités sont différentes selon que nous nous adressons à un Autre non barré ou à un Autre barré.
Dans le débat avec Jean-Luc, il m’est revenu ce que Lacan a apporté dans son commentaire du pari de Pascal, où il met en balance d’un côté le sacrifice d’une vie terrestre heureuse pour le gain d’une infinité de vies infiniment heureuses, qui concerne ceux qui parient pour l’existence de Dieu et de l’autre ceux qui sont contre ce pari de l’existence de Dieu et qui choisissent la jouissance de petit a, ce que Lacan appelle le plus de jouir. Ces derniers optent dans le même mouvement pour la perte délibérée d’une infinité de vies infiniment heureuses.
Lacan dit que pour Pascal ce pari n’est pas un sacrifice puisque c’est la loi même du jeu, dont l’enjeu est identique à la promesse. Lacan propose une écriture dans une matrice de ces différentes positions. Il écrit en haut à gauche sur la ligne d’un Autre non barré 0, ∞ en opposition à a, -∞.
Cette simple écriture nous permet déjà un repérage de bien des éléments de la vie politique telle qu’elle se déploie encore de nos jours sur cet axe où s’opposent les adeptes du pari de Pascal qui considèrent que la vie ici-bas ne vaut rien en comparaison de l’infinité de vie infiniment heureuse promise dans un au-delà, et les adeptes du marquis de Sade de l’autre.
C’est à cet endroit que nous voyons se préciser un conflit majeur entre les démocraties occidentales dont la tradition est allée plus loin dans l’interrogation de cette promesse d’une infinité de vies infiniment heureuses et des pays dans lesquels cette promesse d’une infinité de vies infiniment heureuses dans l’au-delà reste une évidence, et dont l’adhésion à cette croyance se présente même dans certains pays comme une obligation. Dans ce conflit, les démocraties sont volontiers présentées comme des lieux de débauche, de déliquescence, de dissolution du lien social, et les pays qui respectent la loi qui conduit au pari comme des exemples de civilisations dans lesquelles règne une harmonie de relation entre les différents composants de cette société. Toutefois un examen attentif de situations diverses peut nous permettre de considérer que la barre verticale qui sépare les adeptes du 0, ∞ et ceux du a, -∞ n’est pas étanche, mais bien plutôt un mur mitoyen derrière lequel chacun situe son semblable chargé de cette petite différence que constituent les turpitudes de sa jouissance qu’il ne veut pas se reconnaître à lui-même.
C’est ainsi que nous pouvons constater que dans certains pays à régime autoritaire, non seulement une certaine anomie et un certain individualisme sont largement aussi présents que dans nos sociétés occidentales, mais de plus un mensonge généralisé et puissamment organisé vient couvrir les exactions sadiennes des gardiens du dogme et du pouvoir. Les exemples de cette pratique ne manquent pas. Comme le dit Lacan, « il n’y a rien de plus lénifiant que les durs, les durs qui affirment qu’il y a une vérité qui parle. C’est qu’autour de toute vérité qui prétend parler comme tel, un clergé prospère qui est obligatoirement menteur. » Après quoi il ajoute que « la perle du mensonge est la sécrétion de la vérité, ce qui participe d’un certain type de crétinisation qu’on appelle le progressisme. Le service du champ de la vérité, ce service en tant que tel entraîne nécessairement au mensonge. »1
Ces quelques propos qui émanent de ce commentaire sur le pari de Pascal, outre qu’ils mettent en avant les rapports complexes de la vérité et du Réel, soulignent l’intérêt de cette écriture dont la lecture permet d’interroger au-delà de son mensonge les effets d’une promesse qui tient sur l’accomplissement d’un sacrifice. Il est bien certain que l’accomplissement de ce sacrifice non seulement ne nous protège pas de la barbarie, mais peut nous inciter à la pousser un peu plus loin.
Dans son séminaire sur l’éthique, Lacan soulignait déjà comment la méchanceté est corrélée à la volonté de vouloir le bien de l’autre, le petit autre, ce qui ne s’accomplit avec ampleur que lorsque ce bien est considéré comme prescrit par une instance une dans l’Autre, le grand autre.
Ces postulats nous font nous égarer dans les passions de l’être que sont l’amour, la haine et l’ignorance, puisque nous ne manquons pas d’occasions de vérifier que celui qui nous aime au point de vouloir notre bien vire très facilement dans la haine dès lors que nous refusons peu ou prou le bien qu’il nous souhaite. Et nous pouvons vérifier cette passion de l’ignorance, qui se porte très bien aujourd’hui, chez tous ces idéologues avec qui toute tentative d’échange conduit en un temps bref à la rencontre d’une signification personnelle, un savoir obtus, qui vient à s’imposer, quels que soient les symboles employés dans ce prétendu échange. Parlons ici de symboles puisque dans ces conditions il ne peut s’agir de signifiants. Notons aussi que ces passions de l’être ne peuvent se fonder que sur le postulat d’une éternité, d’une êtrenité si l’on peut dire dont la promesse ultime est précisément que nous puissions y participer.
Ces développements de Lacan ouvrent une alternative très peu repérée qui implique la position de celui qui suppose savoir que Dieu n’existe pas. « Pourquoi ne pas penser que le petit a je peux l’engager tout de même, le perdre tout simplement ? C’est d’autant plus possible qu’il est de sa nature d’être perte, car pour mesurer ce qu’il en est d’un jeu où ici c’est à un certain prix que je le garde, le prix de moins l’infini, il peut être légitime de se demander si cela en vaut la peine, de se donner tant de mal pour le garder. S’il y en a qui le gardent au prix de la perte moins l’infini, figurez-vous qu’ont existé des tas de gens qui balançaient le petit a sans avoir aucun souci de l’immortalité de l’âme. C’est en général ce qu’on appelle des sages, des gens pépères, pas seulement pères, pépères. Cela a beaucoup rapport avec le père. »2 Cela est à écrire sur la ligne du grand A barré dans sa matrice de quatre cases : - a, 0. Celle-ci est à lire perte de petit a, rien. C’est-à-dire perte du plus de jouir qui est le moteur de la nouvelle économie psychique. Les excès de cette nouvelle économie psychique sont en rapport direct avec cette infinitisation de la jouissance, qui est déjà très présente dans les écrits de Sade, et qui doit beaucoup à la promesse d’infini des religions apocalyptiques et messianiques.
Ce positionnement pépère est celui d’un père qui perd sa mise sans espoir de récupérer ce qu’il a perdu dans ce monde ni encore moins dans un au-delà de ce monde et de ce temps où nous vivons. Par contre c’est un positionnement qui est au-delà de l’angoisse, angoisse qui est le temps d’avant la cession de cet objet dont la possession nous maintient dans la toute-puissance infantile de celui qui croira en la bénédiction de l’Autre.
Il est intéressant pour nous après le débat que nous avons eu avec Jean-Pierre Lebrun samedi dernier de considérer les propos de Lacan dans le fil de cette position pépère puisqu’il nous dit que « le plus de jouir est expressément modulé comme étranger à la question, à la question dont il s’agit dans ce que l’analyse peut promettre comme retour à la norme, comment ne voit-on pas que cette norme s’articule bel et bien comme la loi, la loi sur laquelle se fonde le complexe d’Œdipe dont il est tout à fait clair par quelque bout que l’on prenne ce mythe que la jouissance s’y distingue absolument de la loi. Jouir de la mère est interdit, et c’est ne pas aller assez loin, ce qui a des conséquences et que le jouir de la mère est interdit. » Jean-Pierre Lebrun était particulièrement clair là-dessus. Pour lui le seul invariant culturel n’est pas le complexe d’Œdipe, mais l’interdit de la mère, implicite dans toutes les civilisations.
Ce positionnement pépère peut aussi nous permettre de considérer autrement l’agent de cet interdit de la mère qui est le père réel. Ce père réel n’est sûrement pas un législateur, quelqu’un qui prononcerait la loi à tout bout de champ comme ça se fait dans les régimes autoritaires particulièrement. C’est plutôt quelqu’un qui saurait se servir d’un discours sans paroles.
Ceci m’évoque ce que l’on pourrait appeler une séquence clinique. C’est un jeune homme qui est un peu désœuvré, et avec ses copains pris dans la même situation, pour tromper l’ennui, ils vont commettre quelques délits, ce qui les amène au poste de police. Il est mineur, si bien que son père est convoqué pour venir le chercher. Ce qu’il fit, mais en silence. Durant leur retour à la maison, il ne faisait aucun doute que le père était très mécontent, mais il n’a pas prononcé un mot. Plus tard, son fils lui sera très reconnaissant de ce silence. La suite nous enseigne sur ce que ce fils a pu faire du silence de son père. Peu après, durant la Deuxième Guerre mondiale, il déserte du service du travail obligatoire et va vivre pendant deux ans dans la clandestinité. Durant cette clandestinité, lui qui n’avait pas fait d’étude va fréquenter tous les jours la bibliothèque du quartier où il se cache pour lire les poètes et il va se mettre progressivement à écrire lui-même de la poésie. Quelques trente ans avant que Lacan fasse remarquer que nous ne sommes pas pouâtassez, et que nous avons autant de parenté avec un pouâte qu’avec nos parents, cet homme, du fond de sa solitude, a trouvé l’opportunité de se mettre à inventer des signifiants nouveaux qui soient dégagés du sens, c’est-à-dire des signifiants nouveaux qui ont des effets dont celui de nous extraire des passions de l’être et du syndrome ordinaire du mur mitoyen. Pour notre plus grande chance, cet homme a pu saisir l’opportunité de nous faire partager ses inventions, et en particulier pour les gens de ma génération dont l’enfance a pu bénéficier de sa poésie au quotidien. Cet homme dont je parle, Georges Brassens, a chanté le droit de prendre des chemins qui ne mènent pas à Rome, de ne pas mourir pour des idées et d’assumer que son désir soit causé par une femme dont les sabots sont crottés ou encore par une emmerderesse.
Nous répétons que l’artiste peut précéder le psychanalyste et avec Brassens nous avons là un exemple précieux de quelqu’un qui a pu s’adresser à ses contemporains et soutenir ses inventions sur le rapport entre les hommes et les femmes et sur le rapport au pouvoir notamment, dans une langue qui tout en respectant le déjà là des inventions langagières qui l’ont précédé, et la pudeur de ses auditeurs, a pu produire des effets.
Ces effets sont à situer du côté d’un dépassement des mensonges du discours du maître auquel nous participons tous. Le symptôme, producteur de sens, producteur d’histoire, producteur de récits, est un mensonge souverain auquel nous participons pour ne pas nous sentir seuls. Ce qui peut être frappant, lorsque nous abordons la biographie de certains poètes, c’est précisément la façon dont non seulement ils affrontent une certaine solitude, mais comment même ils l’entretiennent pour ne rien céder sur leur désir d’écrire, qui est une écriture sur la cause, c’est-à-dire sur ce qui rate et que nos mensonges ordinaires tentent tant et plus de faire passer sous le tapis.
Lorsque je vous ai parlé de cet apologue du temps logique, j’ai souligné l’intérêt que présente le fait que le temps pour comprendre s’appuie sur une hypothèse fausse dont il faut reconnaître la fausseté pour arriver à une conclusion juste et inédite. Ceci ne veut pas dire que le discours du maître ne nous permette pas d’ordonner notre monde pour le rendre un peu plus vivable, mais force est de reconnaître que ce qui anime notre désir est à situer du côté de ce qui rate et en particulier de ce qui rate du côté de notre jouissance.
« Le discours du maître est le moins vrai, c’est en cela qu’il est le plus impossible. Ce discours est menteur et c’est précisément en cela qu’il atteint le Réel. Verdrängung Freud a appelé ça ; et pourtant, c’est bien un dit qui le secoure. Tout ce qui se dit est une escroquerie. Ce n’est pas seulement ce qui se dit à partir de l’inconscient. »3 Lacan dit cela dans L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre, qui est contemporain de la conférence de Bruxelles dont je vous ai parlé la dernière fois où il a parlé du neutre et où il a dit des choses extrêmement sévères sur l’usage de la parole. Ce n’est pas la première fois qu’il dit cela. Dans ce séminaire un peu plus loin : « disons que l’inconscient c’est qu’en somme on parle – si tant est qu’il y ait du parlêtre – qu’on parle tout seul, qu’on parle tout seul, parce qu’on ne dit jamais qu’une seule et même chose qui en somme dérange. » Et un peu plus loin il ajoute que « s(Ⱥ) veut dire que ça ne répond pas. C’est bien en ça que nous parlons tout seuls jusqu’à ce que sorte ce qu’on appelle un moi, c’est-à-dire quelque chose dont rien ne garantit qu’il ne puisse à proprement parler délirer. »4
Nous parlons de la même chose à partir du trait unaire qui est la commémoration du premier ratage de la jouissance, c’est-à-dire de la première cession de cet objet qui vient séparer le sujet et l’Autre non barré qui partagent ensemble cette illusion de toute-puissance fondée sur le partage d’un savoir impératif. Une des étapes maturante de cette constitution de la barre qui frappe en même temps le sujet et l’Autre est à repérer chez l’enfant à cet âge où il va faire des séries de cauchemars dans lesquels des figures menaçantes de l’Autre vont l’attaquer dans son intégrité physique ou encore dans la jouissance de la possession de divers attributs autour desquels fonctionne un plus de jouir.
Le comptage du trait unaire et la mémoire de cette succession de ratage du commandement du signifiant maître sur le savoir qui fonde la jouissance et la toute-puissance qui va avec, peut nous mener avec le discours analytique à considérer que ce que nous présentons dans un mensonge comme une impuissance est de fait un impossible, c’est-à-dire un Réel.
Un des mensonges véhiculés par les discours est précisément situé dans la dénonciation de cette impuissance qu’aurait le signifiant maître à commander le savoir. Le travail analytique s’apparente au temps pour comprendre en ce qu’il permet de pousser dans ses derniers retranchements ce mensonge souverain de l’impuissance et d’en dégager sa nature d’impossible.
J’en resterai là pour ce soir, et je laisse pour la suite de notre travail de préciser comment, contrairement aux prisonniers, hommes et femmes ne sont pas dans une position semblable les uns par rapport aux autres, puisque du côté féminin un appui préférentiel est trouvé du côté du savoir et du côté masculin du côté du signifiant maître. La constitution de la barre tant sur le sujet que sur l’Autre, si elle est tributaire de cette rencontre entre homme et femme qui est une rencontre entre S2 et S1, ne peut être symétrique.
A Grenoble le 29 mai 2024
1 LACAN Jacques, Séminaire D’un Autre à l’autre, Leçon du 12.02.1969
2 LACAN Jacques, Séminaire D’un Autre à l’autre, Leçon du 29.01.1969
3 LACAN Jacques, Séminaire L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre , leçon du 11.01.1977
4 LACAN Jacques, Séminaire L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre , leçon du 11.01.1977