Exposé à Gap en novembre 2024 dans le cadre des conférences de psychanalyse de l’Ali Rhône-Alpes
Lorsque j’étais enfant, parmi les ouvrages qu’on trouvait dans la bibliothèque de mes parents, il y en avait un qui m’intriguait beaucoup, c’était Psychopathologie de la vie quotidienne, c’est un livre original parce que Freud n’y traite pas de maladie mentale, mais de nos bizarreries, des moments où la mécanique se grippe, où ça dérape, qu’il s’agisse d’un lapsus, d’un acte manqué ou d’un oubli, bref, des formations de l’inconscient. Il s’agissait pour lui dans ce livre de révéler à tous la dynamique de l’inconscient non pas comme quelque chose de spécifique aux grands malades, mais qui concerne aussi les gens équilibrés, ceux qui parviennent à aimer et à travailler pour reprendre la définition que donnait Freud de la santé mentale.
On pourrait aujourd’hui imaginer un autre livre qui porterait le même titre, une nouvelle psychopathologie de la vie quotidienne qui décrirait les bizarreries de l’homme du XXIe siècle, les manifestations de son inconscient, il y aurait des similitudes, bien sûr, mais aussi beaucoup de différences, et en particulier sur la place du narcissisme. Il est vrai que l’ouvrage de Freud a été écrit dix ans avant ses formalisations sur le narcissisme, mais il n’empêche que l’importance du narcissisme dans l’économie subjective n’est pas quelque chose de propre à notre modernité, car le narcissisme appartient à la structure subjective, et pour bien vous faire entendre son importance, il me faut bien une dose de narcissisme ce soir pour m’autoriser à parler devant vous, sans cela, je serai au fond de la salle, ou pire, je serai resté planqué chez moi ! Même si parfois, c’est le narcissisme lui-même qui peut paralyser et empêcher de s’engager. Toujours est-il que la place du narcissisme dans l’économie subjective a considérablement évolué depuis une cinquantaine d’années — le livre de l’historien Christopher Lasch, La culture du narcissisme par exemple, date des années 70 — et on peut souhaiter que les conférences de cette année permettent alors de répondre à la question suivante : si le narcissisme appartient à la structure subjective, de quoi relève alors son inflation dans notre modernité ?
Quelques mots sur le livre de Christopher Lash, ce n’est pas un livre de psychanalyse, mais il permet de repérer plusieurs choses, la première c’est que le narcissisme se retrouve dans des domaines où on ne pense pas à lui de prime abord, Lash évoque par exemple un certain nombre de présidents — Kennedy par exemple — qui ont pris le risque de la troisième guerre mondiale pour ne pas perdre la face et on ne mesure peut-être pas assez combien un peuple peut payer cher le narcissisme de ses chefs d’État. La seconde chose qui me semble devoir être soulignée, c’est l’influence de la société de consommation et donc de la publicité dans la dynamique narcissique contemporaine, la publicité flatte le moi, le narcissisme, pour mieux vendre, autrement dit les slogans publicitaires participent de la culture et lui donne une certaine direction, « Venez comme vous êtes », proclame par exemple Mac Donald’s, « venez comme vous êtes », alors que, justement, ce qui caractérise l’éducation c’est d’apprendre un certain nombre de contraintes. La troisième chose qui est intéressante dans ce livre, c’est qu’il témoigne que la prévalence de la dynamique narcissique dans la modernité est d’évolution lente, Lacan avait par exemple déjà souligné le déclin de la fonction paternelle dès le XIXe dans son texte des années 30 (100 ans bientôt !) sur les complexes familiaux… Donc, les mutations dans le social découlent des mutations dans le champ du symbolique, mais elles s’inscrivent sur une très longue durée, sur plusieurs générations, les choses n’arrivent pas du jour au lendemain, Jean-Pierre Lebrun est souvent revenu là-dessus à propos de la fonction paternelle. Et puis, la dernière chose dont ce livre m’a permis de prendre la mesure, c’est que la psychanalyse n’a pu être inventée que dans un monde en pleine mutation subjective, c’est-à-dire où l’individualité prenait le pas sur le collectif, ou — pour prendre une métaphore — l’église n’était plus au centre du village, un monde à cheval entre la tradition et la modernité donc, ce qui pose bien sûr la question de la capacité de l’invention freudienne à continuer d’exister dans ce nouveau monde qui ne fait que commencer.
J’espère donc bien vous faire entendre ce soir que les mutations dont nous sommes témoins aujourd’hui ne sont pas arrivées du jour au lendemain, mais sont la conséquence de changements économiques, industriels, technologiques et bien sûr symboliques.
Je reviens sur cet ouvrage de Freud que j’ai découvert lorsque j’étais enfant ; au-delà du fait qu’il tente de soutenir la place de l’inconscient dans l’économie subjective, ce livre repose aussi sur un postulat important qui n’a jamais été récusé par les psychanalystes, c’est que le désordre mental vient nous révéler quelque chose de notre vérité humaine, que le fou ne relève pas d’une catégorie qui nous est étrangère, mais que ce qui l’agite nous concerne aussi et qu’à nous intéresser, nous pouvons apprendre quelque chose qui vaut pour nous ; c’est d’ailleurs tout le problème des diagnostics en psychiatrie, c’est qu’ils donnent l’illusion que le psychotique, le pervers, le pervers narcissique aussi par exemple, relèvent d’un champ qui ne nous concerne pas, alors que justement ils ont quelque chose à nous apprendre sur nous-mêmes. On nous a enseigné à l’université, par exemple que ce qui caractérise la psychose c’est un rapport altéré à la réalité, mais ce dont je vais parler ce soir illustre que l’altération du rapport à la réalité est quelque chose de généralisé ! Au même titre d’ailleurs que nous sommes traversés par des voix intérieures, les mêmes que celles qui traversent le psychotique, à la différence, nous dit Lacan, que : « le sujet normal, c’est quelqu’un qui ne prend pas au sérieux la plus grande part de son discours intérieur » (1/2/56).
L’autre impasse produite par le diagnostic, c’est qu’il refoule la différence des sexes ! C’est d’ailleurs quelque chose d’assez général en médecine, puisque la prescription des médicaments est sexuellement neutre ; on calcule la posologie en fonction du poids alors qu’il existe des différences physiologiques qui modifient l’organisme dans sa totalité et donc la métabolisation des médicaments, c’est la même chose en psychiatrie, les diagnostics sont asexués alors que ce n’est absolument pas pareil, par exemple d’avoir affaire à un homme ou à une femme qui présente une anorexie mentale, cela relève très souvent de choses qui structurellement n’ont rien à voir.
Les catégories cliniques nous limitent donc dans notre capacité à penser la vie psychique et l’apport de Lacan a été de nous aider à sortir de ce carcan en formalisant des catégories universelles, réel, symbolique, imaginaire, phallus et d’autres ; tout un ensemble d’éléments qui se nouent différemment dans une subjectivité, mais qui nous concernent tous, fou ou pas fou, pervers ou pas. Ceci avait d’ailleurs conduit un collègue italien, Fabrizio Gambini, à déclarer que Lacan était un grand simplificateur, ce qui n’est pas l’adjectif qu’on associe habituellement à cet homme, mais cela me semble assez juste, paradoxal, mais juste.
Parmi les psychopathologies de la vie quotidienne que Freud n’aborde pas dans son livre, il y en a une qui pourtant occupe un champ considérable de la vie intérieure, c’est ce qu’on appelle la paranoïa commune, autrement dit, la conviction de ne plus être reconnu à la place que l’on pense légitime, d’avoir le sentiment qu’on en est éjecté, et cela à partir de signes qui sont interprétés et qui précipitent cette conviction d’illégitimité ; c’est d’autant plus curieux qu’il consacre dans ce livre quelques pages sur la psychose paranoïaque, mais sans souligner la tendance interprétative très fréquente chez le névrosé. Ceci dit, Freud a longtemps oscillé entre une lecture névrotique ou psychotique de la paranoïa et c’est sa lecture névrotique, fondée sur le refoulement qui lui avait fait dire que le paranoïaque était aux prises avec des vœux homosexuels (alors que ce que Freud avait repéré découle du fait que la fonction phallique — qui articule la différence des sexes — est en défaut dans la psychose). Aujourd’hui on n’affirme plus ce genre de chose, mais l’embarras nosologique de Freud témoigne que la dynamique paranoïaque se retrouve fréquemment dans toute la clinique.
Charles Melman, dans son séminaire sur les paranoïas — parce qu’il en existe plusieurs formes — parlait de paranoïa naturelle, naturelle parce que généralisée. Je vous rappelle que la thèse de médecine de Lacan s’intitulait De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité et que des années après l’avoir écrite, Lacan avait émis des réserves sur son titre en affirmant que : « La psychose paranoïaque et la personnalité comme telle n’ont pas de rapport, simplement en ceci que c’est la même chose. » (Séminaire Le sinthome). Quelque chose dans la structure subjective favorise donc la pente paranoïaque, au niveau individuel, mais aussi collectif, je pense par exemple à l’épisode de la Terreur durant la Révolution française, à la persécution des juifs par les Allemands ou encore plus récemment au « génocide préventif » (il faut les tuer avant qu’ils nous tuent) au Rwanda ou dans l’ex-Yougoslavie.
Alors, si on veut déjà y voir un peu clair sur la psychose paranoïaque, la meilleure chose à faire c’est de se plonger dans un livre publié au début du XXe siècle, Les folies raisonnantes qui décrit avec une belle précision clinique de nombreux cas de paranoïa. On peut prendre comme exemple le premier cas décrit dans ce livre, celui de Madame X : C’est en avril 1901, à la suite d’une grippe, que madame X développe un délire de persécution, certaine que son mari lui a transmis la syphilis, dans un premier temps c’est le mari qui sera perçu comme son persécuteur, « il cache des objets pour l’intriguer, il pratique un trou dans un mur ; il fait imprimer spécialement pour elle un numéro de journal, comment le prouvent les articles bizarres et même les annonces ; il veut l’affoler, l’exaspérer, l’égarer, faire croire qu’elle a perdu la raison (…). Harcelée par ces préoccupations, elle réclame des juges, le divorce et se décidant enfin à faire un scandale pour provoquer une enquête, elle lui tire cinq balles de révolver. Elle passe alors onze mois en maison de santé, puis sort à la demande expresse de son mari [il doit être de bonne constitution !] elle consent à lui pardonner et à renoncer au divorce, mais à la condition que les menaces et les farces cessent. Elle vit ainsi dix-huit mois en liberté, bien que toujours délirante, se croyant toujours en butte aux machinations de son mari qui devient, dit-elle, de plus en plus agressif (…). Elle ne sort plus, sa santé physique s’altère et ses malaises sont autant de preuves des attentats dont elle est victime. Ce qui l’irrite surtout, c’est l’insistance que met M. X à lui faire mentir sa fille : la physionomie de celle-ci est en effet révélatrice, en présence de son père elle se tait et rougit. À la suite d’une discussion à ce sujet, bafouée, raillée, exaspérée par l’effronterie des mensonges, elle se lève de table, va à la cuisine, revient armée d’une hache et en assène cinq coups sur la tête de son mari, arrêtée, elle est internée à Saint-Lazare. (…) Mme X raconte volontiers son histoire ; elle affecte parfois de n’émettre sur certains points que des hypothèses ; elle demande à être éclairée et se déclare prête à modifier sa manière de voir si on lui soumet des arguments convaincants, mais ce n’est là qu’une attitude : en réalité, la malade reste absolument réfractaire à toute tentative de rectifications de ses interprétations ».
Ce que soulignent ici les psychiatres, c’est l’absence de défaut dans le savoir du paranoïaque, en effet, son interprétation dit le tout, sa certitude est absolue ; le paranoïaque sait, il est donc inutile d’essayer de lui faire entendre raison et cela d’autant plus que les preuves qui témoigneraient d’une erreur d’interprétation ne changent rien à la certitude, c’est peut-être d’ailleurs un trait qui la différencie de la paranoïa commune. Ce que j’essaye de vous faire entendre là, c’est que ce qui nous permet de dire qu’une idée est délirante, ce n’est pas l’idée elle-même, mais le rapport que le sujet entretien avec cette idée, même une idée juste, vérifiable peut être délirante parce que ce qui importe pour désigner le délire, ce n’est pas l’idée en elle-même, c’est que le sujet est captif, captivé, non divisé par rapport à ce qu’il affirme.
Progressivement au cours de l’hospitalisation, le mari ne va pas devenir le seul acteur de la persécution dont elle est l’objet : « elle étudie minutieusement les lettres qu’elle reçoit, les signes de ponctuation, les fautes d’orthographe donnent lieu à de nombreuses interprétations. Son frère lui écrit : « nous désirons ta guérison », elle fait remarquer que le point final est d’une grosseur inusitée, il faut donc lire : « nous ne désirons point ta guérison » (…), une lettre de sa mère se termine par les mots « pour le moment » suivis de la formule « je t’embrasse », ce qui donne « je mens » et signifie que la mère a menti tout au long de la lettre. (..). Mme X interprète les portraits des célébrités du jour qui paraissent dans les journaux : ce sont des gens mêlés à son affaire (…), elle trouve que le portrait d’un grand-duc ressemble à son mari et, dans la colonne voisine, elle relève les mots « supprimer » et les initiales qui sont les siennes : cela signifie que son mari veut la supprimer (…). Un journal, qu’elle lit et commente avec attention, est au courant de son affaire et publie chaque jour des notes destinées à faire chanter ses ennemis. Par exemple, on lit dans une colonne la phrase « un scandale vient d’éclater » et à la colonne suivante « nous le savons et le ferons connaître » qui est selon elle une allusion à son affaire… ».
Ceux qui ont lu Les folies raisonnantes ont probablement ressenti un phénomène particulier, c’est qu’on y éprouve quelque chose de suffisamment familier pour que la lecture soit plaisante, pas seulement parce que l’écriture est jolie, mais plutôt parce que nous avons une affinité subjective avec la paranoïa. La clinique n’est pas celle d’un délire à la Jérôme Bosch, mais s’inscrit dans une dynamique qui ne nous est pas étrangère, celle de l’interprétation des phénomènes ; des choses les plus anodines qui font signe et prennent un sens persécuteur, une bousculade dans la rue, un regard, une main serrée mollement et bien avant Freud, les psychiatres Sérieux et Capgras relèvent aussi ce qu’ils appellent « l’hypertrophie du moi », soulignant d’ailleurs que parfois « les idées de grandeur, de supériorité, de mégalomanie sont aussi actives que les idées
de persécution ». C’est un point important parce que si tout fait sens et me donne la conviction que je suis l’objet d’une persécution, c’est que je suis le centre de la préoccupation du monde ; ceci dit, là encore, cette hypertrophie du moi c’est vraiment quelque chose de fréquent, pas seulement dans la paranoïa, on la retrouve aussi fréquemment chez le névrosé, on ne peut donc réduire la paranoïa à cela.
Mais revenons à la paranoïa commune ; pour l’illustrer, j’avais l’embarras du choix, j’aurais pu évoquer celle qui se produit souvent lors des séparations conjugales, par exemple, une paranoïa transitoire qui fait les choux gras des avocats, ou encore celle qui fait la une des faits divers pour un regard mal interprété ou des feuilles d’arbre dans la propriété du voisin ; je vais plutôt partir de ce qu’on pourrait appeler « une expérience de paranoïa expérimentale » et c’est Charles Melman qui en parle dans une conférence (Comment devient-on paranoïaque ?, 2011), elle est expérimentale parce que vous pouvez la reproduire et obtenir quasiment le même résultat à chaque coup : vous êtes seul dans le compartiment d’un train, la porte s’ouvre et un groupe entre et vous salue. Ils s’installent et commencent à discuter dans une langue que vous ne connaissez pas du tout, la conversation s’anime et le groupe se met à rigoler et là, vous vous posez alors une question : ne sont-ils pas en train de se foutre de moi ? Vous voyez, c’est vraiment banal, mais c’est aussi structurellement paranoïaque ! La différence avec une véritable paranoïa constituée c’est que cela reste sous forme de question, vous n’en avez pas la conviction, vous êtes accessible à la critique ou au raisonnement qui viendrait d’un tiers, au raisonnement ou à la réassurance d’ailleurs, puisque les choses s’organisent à partir du sentiment d’être éjecté, exclu et puis l’autre différence, c’est qu’une fois débarrassé des voyageurs étrangers, vous êtes du même coup débarrassé du sentiment que l’étranger c’était vous !
Je vous parle de choses apparemment banales, mais, vous le savez, pour la psychanalyse, c’est à partir des petites choses d’apparence anodine que l’on peut dégager une dynamique qui mérite toute notre attention. L’analyste d’ailleurs est aux premières loges pour prendre la mesure de cette dynamique, d’autant plus que cette paranoïa commune est parfois secrète, tenue en réserve par le sujet qui n’en parle pas, sauf s’il est contraint sur le divan et qu’il se contraint à l’association libre. Là encore, comme dans la psychose paranoïaque, l’analyste sait bien qu’il est inutile d’essayer de faire entendre raison au patient, c’est un épisode d’excès de savoir où le manque est manquant.
L’autre exemple que j’ai trouvé de paranoïa commune est tiré d’un roman de Simenon, Maigret et la jeune morte. Il met en scène un personnage récurrent, Lognon, surnommé « inspecteur Malgracieux », c’est un policier très intelligent, mais aussi très tourmenté et, tout au long de son récit, Simenon va nous décrire le cinéma intérieur de cet inspecteur : « Tout de suite, Maigret reconnut la silhouette courte et maigre de Lognon, l’inspecteur malgracieux s’était détaché du groupe pour voir qui arrivait et, de son côté, il reconnaissait Maigret (…) Maigret l’emmena à l’écart, ‘‘vous avez une idée ?’’ demanda Maigret. ‘‘Vous savez bien que je n’ai jamais d’idée, je ne suis qu’un inspecteur de quartier’’. J’aurais besoin de vous répondit Maigret. ‘‘Vous n’êtes pas obligé de dire ça pour me faire plaisir du moment que le quai des orfèvres s’occupe de l’affaire, cela ne me regarde plus. Remarquez que je ne proteste pas, c’est naturel, j’ai l’habitude. Vous n’aurez qu’à me donner des ordres et je ferai de mon mieux’’. Maigret, s’y attendait. ‘‘Je crois que vous pouvez aller vous coucher’’, dit-il à Lognon, mais, dans le langage de ce dernier, cela signifiait : ‘‘Vous m’envoyez dormir, afin de poursuivre l’enquête à votre guise de sorte qu’après, on dira cet imbécile de Lognon n’a rien trouvé’’ (…). Maigret lui avait annoncé au téléphone qu’il passerait le prendre, mais ne lui avait pas demandé de l’attendre dehors. C’était exprès que Lognon se tenait au bord du trottoir, sous la pluie, comme s’il s’était planté depuis des heures. Non seulement on lui chipait son enquête, mais on lui faisait perdre son temps et, après une nuit sans sommeil, on l’obligeait à se morfondre dans la rue un peu plus loin. C’était toujours délicat de parler à Lognon parce que, quoi qu’on dise, il trouvait moyen d’y voir matière à vexation (…). Il ne disait rien, mais son visage prenait une expression lugubre et résignée, comme s’il avait décidé d’être pour l’humanité, un reproche vivant ».
Vous voyez, l’inspecteur Malgracieux porte parfaitement son surnom, son rapport au monde tourne autour d’un point fixe, c’est qu’on lui refuse la place, la reconnaissance qu’il mériterait. C’est une lecture paranoïaque, puisque, structuralement, la position du paranoïaque c’est celle de l’exclu. Ceci affecte évidement sa relation à l’autre, ne l’inscrit pas dans un lien bienveillant — il est surnommé malgracieux — et la conséquence c’est qu’on évite de se frotter à lui, ce qui lui confirme qu’il est rejeté ! Ce côté ombrageux et susceptible ne l’empêche absolument pas d’être un excellent inspecteur, c’est-à-dire capable de raisonner aussi bien que Maigret et même d’être parfois plus rapide ; c’est une particularité que les psychiatres ont pu relever à propos de la psychose paranoïaque, c’est qu’elle n’altère pas les capacités de raisonnement en dehors de la conviction paranoïaque.
L’autre point qui se dégage de l’analyse très fine de Simenon, c’est que Malgracieux ne parvient pas à faire avec ce qu’on appelle « le semblant », c’est-à-dire les formes élémentaires de la vie sociale, les politesses, les phrases anodines, etc. Tout cela n’est pas du tout perçu par lui comme une façon d’entrer en relation, de créer du lien, mais comme ce qui vient dissimuler le rejet à venir : le semblant, il le vit comme une mascarade. C’est un point intéressant sur lequel on peut s’attarder ; j’ai pu déjà souligner ici que l’éducation impliquait la maîtrise des pulsions, être éduqué c’est parvenir à se contenir, à prendre son temps pour se servir au cours d’un repas ou pour mettre une femme dans son lit, par exemple, les manières de table ou les règles de la séduction, c’est au bout du compte une maîtrise des pulsions. Mais ce qu’on appelle les civilités, c’est-à-dire les pratiques qui introduisent nos relations à l’autre, s’accueillir en se serrant la main, se dire bonjour, les regards, les sourires, les gestes d’apaisement, les phrases anodines, la bonne distance physique dans l’ascenseur, tout ceci relève d’un apprentissage dont la vocation est de faciliter le lien de proximité, c’est-à-dire de rassurer l’autre sur nos intentions et vous entendez bien là que, si, socialement il est important de signifier que nos intentions sont bonnes, c’est que ce n’est pas automatique ! Les civilités, c’est donc une façon formalisée de venir répondre à une question essentielle : que me veut l’autre ? Est-il bienveillant à mon égard ou veut-il ma peau ?
J’ouvre une parenthèse pour vous faire remarquer qu’une grande caractéristique de notre modernité, c’est le remplacement du contact humain par des machines, pas seulement pour fabriquer des voitures ou des téléphones, mais pour des échanges simples qui impliquaient autrefois des interactions humaines, acheter un livre, faire des rencontres, partager des émotions, demander son chemin, aller chercher de l’argent à la banque, payer ses produits à la caisse ou même prendre rendez-vous chez le psychanalyste ; tout ceci tend à être remplacé par des interfaces numériques. Les écrans nous font gagner du temps, mais surtout — et c’est là où je veux en venir — nous permettent aussi de faire l’économie d’un dialogue, d’une interaction humaine, je dis « nous permettent », car apparemment pour un certain nombre de gens, lorsqu’un choix est possible, c’est la machine qui est préférée, le libre-service ; autrement dit le « sans contact » se généralise ! Eh bien, je pense que cette pullulation de machines – et nous n’en sommes qu’au début – n’est pas sans effet sur notre capacité à faire avec de vrais humains, ceux en chair et en os et à entrer en relation avec eux de façon pacifiée, c’est-à-dire civilisée. La prolifération des écrans a aussi une autre conséquence, c’est qu’elle favorise un rapport en miroir, où l’imaginaire de la toute-puissance prévaut et où l’altérité est perçue comme persécutrice, c’est ce qu’illustre, me semble-t-il, l’inflation des plaintes pour harcèlement et menaces de mort, via les réseaux numériques.
Je voudrais encore insister sur quelque chose qui me paraît essentiel pour comprendre notre modernité, c’est que si les machines et les écrans ne semblent pas pouvoir être limités dans leur expansion, c’est parce qu’ils vont dans le sens d’une dynamique qui était déjà apparue avant leur invention et c’est bien cela qui a fait leur succès. On trouve par exemple dans l’ouvrage de Christopher Lash la remarque suivante : « Ce qu’il y a de meilleur dans la tradition culturelle de l’Occident trouve son origine dans les conventions qui, jadis, réglaient les relations impersonnelles des gens en public. Ces conventions, qu’on trouve aujourd’hui contraignantes, artificielles et incompatibles avec la spontanéité affective, créaient des barrières de politesse entre les gens, établissaient des limites aux manifestations publiques de l’affectivité, mais encourageaient le cosmopolitisme et la courtoisie ». Autrement dit, présence d’un symbolisme dans le social prévalant sur le moi individuel, la suite du texte illustre cela. « À Londres, ou à Paris, au XVIIIe siècle, des étrangers pouvaient faire connaissance dans une rue ou dans un jardin et s’adresser la parole sans aucune gêne. Ils possédaient en commun un fond de signes publics, qui permettaient à des gens qui n’appartenait pas au même milieu de s’entretenir poliment et de coopérer, sans devoir pour autant dévoiler leurs secrets les plus intimes. Mais cette réserve a disparu au XIXe siècle (…) le culte de la sincérité, de l’authenticité arracha les masques que l’on portait en public, mina la distanciation entre la vie publique et vie privée. On se met à considérer le domaine public comme un miroir de soi ; on perdit la capacité de distanciation et donc de donner des relations sur le mode du jeu, car le jeu présuppose, un certain détachement par rapport à soi-même ». Ce que décrit cet historien, c’est donc que progressivement — en presque deux cents ans — le moi, l’identité individuelle, a remplacé la place de chacun dans le champ du symbolique. Je peux illustrer cela très rapidement en évoquant les tenues vestimentaires qui ne viennent plus témoigner d’une place sociale, mais du plaisir de les porter, d’être à la mode ou à l’aise dans les vêtements du jour ou encore la disparition du nom de famille pour s’adresser à autrui — comme on le voyait encore dans les années 50 — au profit du prénom. La désocialisation dont parle Lasch n’est donc pas liée aux téléphones portables, elle s’est progressivement installée dès la fin du XVIIIe siècle, les appareils numériques n’ont fait que surfer sur une vague et l’amplifier, bien sûr. Mais tout cela a une conséquence capitale — et je vais fermer cette parenthèse là-dessus — c’est que si les machines et les écrans sont venus répondre à un changement dans l’organisation symbolique du social, nous ne pouvons pas envisager un retour en arrière possible au niveau collectif, qu’il soit politique ou autre : le symbolisme d’hier est irrémédiablement perdu !
Je reviens sur le livre Les folies raisonnantes. Je ne vous ai pas précisé qu’il porte un sous-titre : « Le délire d’interprétation » et si la paranoïa, comme on l’a vu, est une maladie du sens, de la causalité, vous serez d’accord avec moi pour dire que cette pente de la causalité, de l’interprétation, c’est une pente éminemment humaine ; les textes sacrés, les mythes ou même les croyances païennes, tout cela illustre notre soif à donner du sens aux énigmes de la vie ou, pour le dire autrement, à ce qui fait trou. Notre appétence à boucher les trous, à faire en sorte qu’ils soient habités, c’est quelque chose de propre à notre humanité et la modernité, la rationalité dont nous nous réclamons aujourd’hui, ne signifie absolument pas que nous ne sommes pas friands de n’importe quel discours, du moment qu’il se propose de boucher les trous et s’il se réclame de la science c’est encore mieux ! Les publicitaires peuvent nous raconter n’importe quelle salade, du moment qu’elle est assaisonnée de mots qui font science, il y en a un en ce moment qui connaît son petit succès, c’est « quantique » ! C’est cette pente humaine à donner du sens aux énigmes qui faisait dire à Lacan que l’athéisme n’existe pas, sauf chez les théologiens.
Il existe tout de même une pratique où ceux qui l’exercent sont justement formés pour ne pas boucher les trous, ce sont les psychanalystes et à ce titre, Lacan a souvent mis en garde contre la pente à conclure trop vite, à interpréter précipitamment : « gardez-vous de comprendre » disait-il à ses élèves, ce que Jean-Paul Hiltenbrand reprenait en affirmant que les analystes sont formés pour ne pas savoir, ce sont des doctes ignorants. Et puis il y a une autre chose qu’implique la fonction du psychanalyste — je la précise parce qu’elle concerne notre thème de cette année — c’est qu’avec ses patients il doit mettre en veilleuse son narcissisme ! Lacan le martèle tout au long de son enseignement, le moi de l’analyste, son narcissisme, sont un obstacle à la cure.
Revenons sur cette tendance naturelle à interpréter et examinons une des premières interprétations constitutives de la subjectivité humaine, c’est celle qu’aborde Lacan dans son texte sur le stade du miroir, intitulé « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du je, telle qu’elle nous est révélée, dans l’expérience psychanalytique ». C’est un texte dont la première version est écrite dans les années 30 et qui affirme quelque chose sur laquelle Lacan n’est jamais revenu, c’est que la constitution de la subjectivité passe par l’identification à une image, une interprétation inaugurale donc, une image qui ne représente pas l’enfant tel qu’il est, mais tel qu’il sera — c’est le moi idéal freudien — et même si le titre évoque un miroir, il n’est pas indispensable : le stade du miroir c’est avant tout l’identification à l’image que l’enfant voit dans le regard et dans le discours de sa mère — j’insiste sur cette dimension du regard — effet de miroir dans la relation entre la mère et l’enfant donc.
Le point sur lequel Lacan insiste dans son texte, c’est donc que cette expérience au miroir provoque de la jubilation chez l’enfant, il jubile non pas parce qu’il se reconnaît — un singe se reconnaît aussi dans un miroir — mais parce que cette image anticipe ce qu’il n’est pas, il ne l’est pas parce qu’il est immature — l’enfant naît prématuré — son image du corps est morcelée et cette image à laquelle il va s’identifier va produire une globalité. Il s’identifie donc à cette image, mais comme il s’identifierait à un semblable, « je est un autre » nous dit le poète. Une des conséquences de cela et Lacan le souligne dans son texte, c’est que cette façon dont la subjectivité se met en place favorise un certain nombre de particularités humaines, en premier lieu, le narcissisme bien sûr — être amoureux de cette image idéale primitive et certains n’en sortent pas tout au long de leur vie — mais aussi notre relation à l’autre, au prochain, c’est-à-dire la question de l’altérité, en effet, si cette image au miroir lui permet d’avoir accès à une unité, c’est au prix de produire une confusion capitale : confusion entre lui et l’image de l’autre. Dans cette dynamique inaugurale en effet, l’indistinction, l’absence de distance caractérisent cette prévalence de l’axe imaginaire : son semblable est traité par le petit enfant comme un double, il bat et dit avoir été battu, il voit tomber et pleure.
Pour le dire autrement, cette image spéculaire va être la matrice de notre rapport aux objets du monde et Lacan désignera ce rapport général à la connaissance organisée à partir du stade du miroir « connaissance paranoïaque ». Dans son séminaire L’angoisse, il nous dira : « La dimension du sujet supposé transparent dans son propre acte de connaissance, ne commence qu’à partir de l’appréhension de l’image du corps propre, pour autant que le sujet a le sentiment jubilatoire, d’être devant un objet qui le rend, lui sujet, à lui-même transparent. L’extension à toute espèce de connaissance de cette illusion, est motivée par ceci que l’objet de la connaissance est construit, modelé à l’image de ce rapport à l’image spéculaire » (12/12/1962). Lacan pose donc les jalons de la structure paranoïaque, c’est le modèle initial de notre rapport au monde, paranoïaque en ceci que c’est une lecture fermée, rigide : une sphère.
Le mode de connaissance paranoïaque, c’est quelque chose de vraiment banal dans la clinique, il est par exemple fréquent dans une cure d’entendre que les reproches qu’un patient adresse à l’autre concernent un point de vérité chez lui, mais qu’il ignore, tel ce patient adulte qui mettra un certain temps pour prendre la mesure que ce qui l’agace chez les petits garçons, leurs fanfaronnades, c’est la propre tendance qu’il a gardé adulte à fanfaronner lorsque l’occasion se présente et ce qu’il voit alors lorsque des petits garçons font les malins, ce sont des rivaux, mais cela lui échappe complètement ; comme peut lui échapper aussi que ce qu’il aime chez l’autre est quelque chose qui le concerne en propre, mais auquel il ne peut accéder qu’à travers l’autre. En somme, la confusion entre moi et l’autre est inhérente à notre constitution subjective et c’est elle qui est à l’origine de la pente paranoïaque qui nous pend toujours au nez.
Dans son séminaire Les paranoïas que j’ai déjà évoqué, Melman reprend très bien cette dynamique : « L’enfant rencontre son image dans le miroir avec ce mouvement sous le signe du c’est ça ! À ce qui pouvait entre autres l’interroger comme énigmatique désir de la mère, un premier élément de réponse lui est alors fournit dans le miroir sous les traits du le voilà, c’est ça ! » (18/11/99). Melman dégage ici deux choses, d’abord une énigme relative au désir de l’Autre maternel, puis l’identification au miroir qui vient saturer cette énigme, qui la suture et je vous ferai rapidement remarquer que le même phénomène de suture peut se produire lorsqu’un patient se présente avec un diagnostic psy qu’il a pu, par exemple dénicher sur Internet et qui parfois a pour effet de rendre difficile, voire impossible tout questionnement, cela devient son blason ; structurellement c’est la même chose, le diagnostic c’est l’implémentation d’une connaissance paranoïaque ! À l’énigme du symptôme, le diagnostic produit un savoir qui vient boucher le trou, venant empêcher toute dialectisation.
Plus loin dans son séminaire, Melman revient sur ce mode paranoïaque de connaissance du monde : « À partir du moment où le petit enfant s’est amouraché du moi, cela provoque un effet de stase d’arrêt de sa pensée puisqu’il a trouvé la cause, il l’a trouvé : c’est ça, c’est moi. Et dès lors, son rapport aux objets se fera sur le modèle de cette première identification en miroir, c’est-à-dire l’exigence que, à l’image du moi, ces objets soient chaque fois les bons. Ce sont ceux-là ! Et, comme la psychanalyse le rappelle, le choix de ses objets d’amour sera commandé par les traits, les caractéristiques de cette première figure moïque, la sienne ; autrement dit cette vocation que nous avons à ne pouvoir jamais aimer que l’image renvoyée de soi-même. ‘‘Paranoïaque’’, dans la mesure où, dès lors que vous affirmez un ‘‘c’est ça !’’, c’est-à-dire avoir trouvé la cause, le vrai objet, celui qui ne laisse pas de doute, comme dans l’amour, ‘‘c’est celui-là’’, à partir de ce moment-là, vous provoquer ce type de bascule du système qui vous met vis-à-vis de lui, dans cette disposition, où il devient, cet objet d’amour, si facilement persécutif » (15/10/1999). Narcisse est donc un inquiet et cela à plus d’un titre, il l’est d’abord parce qu’au regard de cette image première, nous ne sommes jamais à la hauteur, mais il l’est aussi parce que son monde est un miroir, celui du regard de l’autre qui le valide ou pas.
J’avais évoqué au début de mon exposé l’hypertrophie du moi qu’avaient déjà repérés Sérieux et Capgras dans leur livre, Freud souligne l’inflation du narcissisme dans la paranoïa, car, écrit-il en 1914 « le malade a retiré sa libido des personnes et des choses du monde extérieur », la libido du moi prévaut alors sur la libido d’objet pour reprendre la formulation freudienne. Mais si, comme on l’a vu, la paranoïa découle de la constitution subjective, qu’est-ce qui va permettre à l’enfant de sortir de cette gélification imaginaire qui fait le lit du narcissisme et d’un rapport paranoïaque au monde ? Les deux allant de pair.
L’ordre phallique, c’est-à-dire la castration symbolique c’est l’opération subjective qui va permettre à l’enfant de se dégager de cette prévalence du face-à-face imaginaire, la castration étant — je le rappelle — le renoncement à la jouissance des origines. C’est elle qui permet à l’enfant de passer du moi-idéal freudien, c’est-à-dire de l’image primitive, le « c’est ça ! », à l’idéal du moi articulé dans le champ du symbolique, passage qui a lieu au cours de la dynamique œdipienne, la réalité devant alors non plus être présentifié du côté du « c’est ça ! », mais dans le registre du semblant, un manque structural donc.
« L’œdipe — nous dit Jean Paul Hiltenbrand — fait sombrer les joies primitives et vient tempérer les effets de l’image primitive » (25/03/09), la fonction symbolique ayant pour effet de brider le moi, de le contenir, c’est ce qu’on appelle la tempérance œdipienne ; c’est elle qui permet d’inscrire l’enfant dans l’échange phallique en allant chercher le phallus ailleurs que dans le commerce avec la mère, en faisant avec le manque. Il précise alors : « L’Œdipe — c’est-à-dire sa résolution — est le seul remède qui nous connaissons contre la paranoïa naturelle de l’homme. Mais — rajoute-t-il — si la famille ne peut pas offrir cette possibilité de normativation (…), eh bien à ce moment-là c’est un sauvage qui entre dans le social (…) avec cet accessoire que nous connaissons bien, qu’est la paranoïa ». En somme, le déclin de la fonction normativante de l’Œdipe au sein de la famille contemporaine dont témoigne la clinique, favorise les pathologies du narcissisme et l’enjeu des cures analytiques au XXIe siècle n’est peut-être plus tant de sortir du refoulement que de la paranoïa !
Cette lecture de la paranoïa est importante parce qu’elle nous permet de sortir des clivages qui nous empêchent de penser, car, comme on l’a vu, la constitution de notre subjectivité implique à l’origine cette dimension paranoïaque et, comme on vient de le voir c’est la fonction phallique qui permet de sortir de cela, mais parfois — et c’est là que cette lecture est précieuse pour les cliniciens — parfois un événement va mettre à mal l’inscription d’un sujet dans la fonction phallique, l’arrachant à cette référence et précipitant un épisode transitoire de paranoïa ; une rupture amoureuse, par exemple, une maladie organique ou un licenciement après un accident du travail, le décès d’un proche. Alors, bien sûr, on peut toujours penser que si quelqu’un décompense après un licenciement, c’est qu’il y avait déjà une fragilité, on peut toujours partir de ce postulat, mais ce n’est tout de même pas la même chose de situer l’enjeu autour de l’inscription phallique, car c’est elle qui donne une assise à la structure (est-elle mise à mal dans le champ de la réalité subjective, est-elle refoulée en raison d’une poussée névrotique ou bien est-elle forclose ? A-t-on affaire à un homme ou à une femme ?), tout cela est bien plus stimulant que de réduire le délire paranoïaque au diagnostic de psychose, j’insiste bien là-dessus : le délire paranoïaque ne signifie pas automatiquement la psychose ! Cette lecture est importante parce qu’elle change l’approche et le travail clinique, car il nous faut toujours garder à l’esprit que la façon dont nous entendons les patients modifie le rapport qu’ils vont avoir avec ce qui les traverse : ce qui se dit dépend de qui écoute.
Et puis je termine sur une dernière chose, c’est que la grande différence entre les temps anciens et notre modernité, ce n’est pas que la dimension narcissique leur était étrangère, car on l’a vu, elle est aux fondements de la subjectivité, mais c’est plutôt que, dans les sociétés traditionnelles, organisées par le religieux, le nom du père dans le social était à l’œuvre, organisait le monde ; Jean-Paul Hiltenbrand souligne cela dans son dernier ouvrage : « Les auteurs de la Renaissance — écrit-il — ne sont pas moins narcissiques ni moins tourmentés que nos contemporains, mais ils continuent à fonctionner dans leur registre qui demeure celui du symbolique et de l’hétéronomie », cela a une conséquence capitale : c’est qu’aujourd’hui c’est au sujet seul de renoncer aux jouissances imaginaires primitives parce que le social n’est plus en mesure, comme auparavant de lui apporter une assise qui lui ferait défaut.