Exposé à Gap en mars 2025, dans le cadre du groupe de lecture De Freud et Lacan
Alors tout d’abord, pour situer ce texte, il faut savoir qu’il s’agit d’un texte important pour Lacan puisque ce que vous avez lu est la seconde mouture de son élaboration autour du stade du miroir, c'est-à-dire qu’il a jugé utile de refaire une communication sur le même sujet treize ans après la première et que tout au long des années 50 il va reprendre cette problématique spéculaire en l’articulant avec ses avancés conceptuelles. Son premier texte avait été rédigé en 1936, le titre en était différent Le stade du miroir, théorie d’un moment structurant et génétique de la constitution de la réalité, conçu en relation avec l’expérience et la doctrine psychanalytique. Texte exposé en Allemagne, lors du congrès de Marienbad et dont il n’y a plus de trace. Lacan, interrompu par Jones au bout des 10 minutes réglementaires n’ayant pas remis son texte aux organisateurs du congrès.
C’est une erreur commune qu’on trouve dans beaucoup d’articles qui se réfèrent au texte de 1948 de le dater en 1936, il est très différent sur un point capital comme nous allons le voir.
Les seules indications que nous ayons de cette première version, sont celles de Dolto qui a pris des notes durant un groupe de travail qui avait eu lieu quelques semaines avant le congrès de Marienbad et durant lequel Lacan avait exposé une partie de son travail sur le Stade du miroir. Les notes de Dolto ont permis de constater que cette première version est proche d’un chapitre de son texte de 1938, Les complexes familiaux, mais différent du texte écrit douze ans plus tard. Nous verrons tout à l’heure où se situe cette différence.
Donc 1936, première intervention de Lacan dans un congrès de psychanalyse, premier écrit réellement psychanalytique, très différent de ses textes psychiatriques précédents, première ébauche de l’élaboration lacanienne du sujet.
Les premières publications de Lacan datent de 1926, il est alors étudiant en médecine, ses écrits sont de facture très classique, très psychiatriques peut-on dire. En 1931, il commence son analyse avec Lowenstein et c’est l’année suivante qu’il présente sa thèse de psychiatrie sur La psychose paranoïaque et ses rapports avec la personnalité. Je vous ai donné la date de son entrée en cure pour introduire le fait que cette thèse affiche clairement le début pour Lacan de son intérêt pour la psychanalyse ; la même année, il traduit d’ailleurs en français un texte de Freud – sur lequel il s’appuie dans sa thèse – « Jalousie, paranoïa et homosexualité ». Enfin, en 1933, Lacan assiste au séminaire d’Alexandre Kojève, philosophe hégélien qui fut un de ses maîtres à penser et qui va lui permettre une lecture du sujet (et du désir), plus originale que celle donnée par la psychiatrie de l’époque qui frustrait Lacan par son insuffisance. On retrouve cette référence hégélienne dans le texte sur le Stade du miroir, notamment à propos de l’égo.
On peut repérer dès les premiers écrits psychiatriques de Lacan, tout un questionnement sur la subjectivité, sur le rapport à l’autre dans la rivalité ou encore dans la paranoïa. Les références à la dimension spéculaires y sont déjà présentes, qu’il s’agisse de sa thèse ou encore du Crime des sœurs Papin. Néanmoins, nous n’allons pas faire comme les historiens font avec les grands hommes en affirmant qu’ils étaient déjà grands même lorsqu’ils étaient petits ! Le Stade du miroir vient apporter un certain nombre de réponses à des questions, certes posées des années avant, mais des questions restées sans réponses avant ce texte. Ces rapprochements entre les premiers textes de Lacan et d’autres écrits dix ans plus tard, je ne suis pas le seul à les avoir fait et Lacan y a répondu : « Il arrive que mes élèves se leurrent dans nos écrits de trouver « déjà là » ce à quoi notre enseignement nous a porté depuis. Qu’on voie dans ce qui se dessine d’une référence au langage, le fruit de la seule imprudence qui ne nous ai jamais trompé : celle de ne nous fier à rien qu’à cette expérience du sujet qui est la matière unique du travail analytique » (67). Si à écouter ses patients, Lacan a pu relever toute une dynamique de prévalence imaginaire à l’œuvre chez l’humain, cela n’anticipe pas pour autant son travail postérieur pour la simple raison que l’importance du Stade du miroir ne se situe pas seulement sur la question de la prévalence imaginaire.
Alors, il y a tout de même quelque chose d’important à signaler à propos de ce texte que vous avez lu, c’est que ce n’est pas un texte de clinique psychanalytique. Lacan a lu Henri Wallon qu’il fréquentait et son texte emprunte le travail de ce psychologue. D’ailleurs, la pratique analytique aurait été incapable d’isoler ce phénomène appelé stade du miroir, ce qui se passe dans une cure n’a rien à voir avec cela et surtout, ce moi qui est constitué, qui est abouti chez nos patients, n’a rien à voir avec ce qui est présent dans les premières années de la vie d’un sujet. Néanmoins, la clinique permet d’entendre et de confirmer un certain nombre de choses dans la constitution de ce moi, dans le rapport du sujet à l’autre et qui sont soulignées par Lacan dans son article.
Pour finir cette introduction, venons-en justement au texte initial, souvent ignoré des analystes, qui est donc le texte d’Henri Wallon publié dans le journal de psychologie en 1931 et qui s’intitule : « Comment se développe chez l’enfant la notion de corps propre ?». On le retrouve dans un livre de 1949, encore édité qui s’appelle Les origines du caractère chez l’enfant et dans lequel Wallon y décrit la genèse du sujet psychologique. Pour lui, le développement psychique de l’enfant obéît à une progression cognitive qui lui permettra progressivement d’accéder au mode de connaissance des adultes. Le stade du miroir pour Wallon est une étape parmi d’autres, permettant de repérer que l’enfant parvient, écrit-il à « unifier son moi dans l’espace », dans un ensemble de « processus de maturation » pour l’appréhension du monde et de lui-même. L’image produit une illusion car elle n’est pas un objet et l’enfant ne la confond pas avec l’objet. L’enfant connaît l’effet réfléchissant du miroir. Et il intègre cette image virtuelle à son schéma corporel, comme la représentation mentale d’une totalité qu’il ne peut percevoir.
De cet épisode que Lacan va présenter comme essentiel, Wallon en fait une étape parmi d’autres. Cette lecture est d’autant plus visible que Wallon ne différencie pas les primates des enfants, leurs capacités sont comparées en fonction des âges et cela pour une raison très simple, c’est que ce qui intéresse Wallon, c’est la performance cognitive. Cela l’amène à passer à côté d’un point essentiel, c’est que même si certains primates parviennent effectivement à se reconnaître dans un miroir, la différence essentielle tient en ceci c’est qu’ils n’en n’ont rien à faire ! C’est d’ailleurs en quoi l’être humain est une bien curieuse espèce puisqu’il ne se lasse pas – tout au long de sa vie – de se voir dans un miroir ! Et puis évidemment, si le stade du miroir ne relevait que d’une découverte liée aux expériences de l’enfant avec le monde qui l’entoure, la question de la non reconnaissance dans le miroir chez les enfants psychotiques ou chez les adultes délirants resterait incompréhensible, sauf à mettre cela sur le compte d’un trouble du neurodéveloppement…
Wallon écrit par exemple que : « La connaissance qu’il prend de son image dans le miroir n’est sans doute pour l’enfant qu’un procédé plus ou moins épisodique (un élément parmi 1000 autres points de repère), parmi ceuxqui lui servent à se faire entrer (…) au nombre des choses et des gens dont il a progressivement su fixer les traits et l’identité, de manière à finalement se saisir lui-même comme un corps parmi les corps, comme un être parmi les êtres ». Là ou Lacan va en faire le signe de la constitution de la subjectivité, Wallon en parle comme d’une étape de la maturation psychologique. La phrase que je vous ai citée de Wallon évoque aussi le miroir comme un instrument qui permet d’accéder à cette évolution, or l’élaboration lacanienne du stade du miroir n’a pas besoin d’un miroir réel. C’est un point capital sur lequel je reviendrai.
Ce qui importe, c’est de saisir que la lecture que Lacan va faire du stade du miroir en 1936 (c'est-à-dire avant la seconde version, celle que vous avez lue), donc cette lecture ne s’ajoute pas à celle des psychologues pour la compléter, mais bouleverse la portée accordée au phénomène et par voie de conséquence toute la conception dans la formation de la personnalité. Pour le dire autrement, la grande différence entre le travail des psychologues du développement et la lecture lacanienne du stade du miroir c’est que là où les psychologues interprètent cette étape en terme quantitatif, c'est-à-dire du côté d’une performance nouvelle, d’une maturation, Lacan y voit un saut qualitatif du côté de ce qu’il appelle « La fonction du je ».
Bon, je ne vais pas vous faire un commentaire intégral de ce texte, j’ai souhaité mettre en avant deux choses, la première c’est la question du narcissisme et la seconde c’est le symbolique présent dans le stade du miroir. La difficulté, c’est que sur ce dernier point Lacan n’explicite pas vraiment les choses, si ce n’est lorsqu’il parle de « matrice symbolique ». Néanmoins, si tout à l’heure j’ai indiqué que Lacan mettait en garde ses élèves sur leur tendance à « trouver déjà là » dans ses premiers textes ce qu’il ordonnera dix ans plus tard, eh bien sur cette question du symbolique, Lacan est très clair. Dans son séminaire sur l’angoisse, en 1962, il affirme « je ne crois pas qu’il y ait dans ce que je n’ai jamais enseigné deux temps, un temps qui serait centré sur le stade du miroir, sur quelque chose de pointé sur l’imaginaire et puis après (…) j’aurais découvert le signifiant. Je prie ceux qui s’intéressent à la question de se reporter en 1946, dans mes « Propos sur la causalité psychique », ils y verront des choses qui leur prouveront que ce n’est pas de maintenant que ces deux registres ont été par moi intimement tressés » (28/11/62). Effectivement, dans le texte qu’il cite, Lacan fait explicitement référence à l’ordre du langage comme fondateur du sujet, un an avant l’intervention que nous allons aborder aujourd’hui.
La notion de Stade telle que Lacan l’emploie est une référence directe aux travaux des psychologues. Chez Lacan, le stade ne fait pas référence à une dynamique naturelle, spontanée, qui relèverait d’une maturation psychique ou physiologique, il dira d’ailleurs plus tard que le terme de phase aurait été plus adapté.
Ce titre de Lacan est donc paradoxal puisqu’il sera dans cet article peu question de stade au sens psychologique et peu de miroir aussi, puisqu’une des bonnes façons d’aborder ce texte de Lacan, c’est de partir d’un postulat de départ qui est que ce qu’on appelle le stade du miroir n’a absolument pas besoin d’un miroir réel pour advenir. De dire les choses comme cela permet déjà de se dégager d’une lecture imaginaire du phénomène qui est la pente habituelle : la condition du stade du miroir ce n’est pas qu’il y ait un miroir à la maison, de même que l’imaginaire existe aussi dans les civilisations qui ne connaissent pas le miroir. En fait, ce qui est important de saisir dans ce texte, c’est comment le stade du miroir est un carrefour entre les trois fonctions de la réalité humaine, le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire.
Alors la première chose importante qu’il faut dire sur ce texte de Lacan, c’est que c’est un texte subversif qui fait coupure – le terme est de Lacan – avec l’idée que l’homme occidental se faisait de sa représentation de ce qu’on appelle la conscience, le cogito, et Lacan souligne cela dès le début de son texte. En fait, il s’agit aussi pour Lacan de critiquer l’existentialisme de Sartre et son illusion d’autonomie du sujet.
Avec ce texte, Lacan remet donc en cause une lecture du sujet auto engendré ; lecture qui a la faveur de notre modernité individualiste, lecture idéologique parce que la subjectivité humaine se construit à partir de notre aliénation à l’Autre. Dans son séminaire de 1997, Jean-Paul Hiltenbrand insistait sur ce point : « Le discours de l’Autre, le sujet va y être plongé de manière irrévocable. Il voudra manger, il va falloir qu’il passe par le défilé des signifiants du discours de l’Autre, sinon l’Autre ne le comprendra pas et le laissera crever de faim. Il voudra que sa maman lui apporte quelques plaisirs, il sera obligé de passer par le discours de l’Autre et d’en apprendre les termes de ce discours. Ce qu’il va aussi avoir à apprendre, c’est que par exemple on attendait un garçon ou une fille, et lui, l’enfant, vient confirmer l’inverse » (26/11/97).
Quelle est l’idée centrale du texte de Lacan ? Si les psychologues ont fait du stade du miroir la genèse du sujet psychologique, Lacan va poser les choses différemment, bien sûr qu’il s’agit de la genèse du sujet psychologique mais de quel sujet parle-t-on ? Comment se constitue-t-il ? Sa thèse c’est d’affirmer simplement que c’est dans le rapport du sujet à lui-même – à son image - comme autre, qu’il va se constituer et que cette constitution va déterminer le rapport du sujet à lui-même (dans le narcissisme par exemple) mais aussi à son prochain. Avec Le stade du miroir, Lacan unifie une théorie du sujet qu’il va ensuite reprendre sur de nombreux séminaires.
Alors je vais déjà partir du titre dans lequel Lacan nous indique qu’il va traiter du « Stade du miroir comme formateur de la fonction du Je ». A cette époque, Lacan ne fait pas encore de distinction entre le je et le moi, comme on va le voir, il traduit d’ailleurs le terme de Freud « Ideal-ich » en « je idéal ». C’est à partir de 1951 que la question du sujet – sujet de l’inconscient – différent du moi, va apparaître chez Lacan. Par contre, ce qu’il pose dans cet article est une chose sur laquelle il ne reviendra pas, à savoir l’illusion d’autonomie du moi. Cela le conduira d’ailleurs, dans les années 50, à critiquer l’ego-psychologie américaine qui, elle, soutenait cette autonomie du moi.
Cette question est fondamentale, ce n’est pas une simple querelle d’école parce qu’elle a des conséquences cliniques essentielles : ce n’est pas du tout la même chose de conduire une cure en pensant que le moi est autonome, c'est-à-dire situé du côté d’une certaine maîtrise et de s’appuyer là-dessus, que de faire l’hypothèse lacanienne du sujet de l’inconscient, que Lacan dans son algèbre va désigner comme barré pour indiquer l’incomplétude comme étant le propre de la condition humaine ! En fin d’analyse, on reste divisé, aucune complétude à espérer d’une cure, parce que l’incomplétude est liée à notre condition d’être parlant.
Dès le début du texte, Lacan pose le cadre de l’observation expérimentale des psychologues :
« Le petit d’homme, à un âge où il est pour un temps court, mais encore pour un temps, dépassé en intelligence instrumentale par le chimpanzé, reconnaît pourtant son image dans le miroir comme telle – et il rajoute – reconnaissance signalée par la mimique illuminative du aha-Erlebnis ». Qui est une expression Allemande signifiant « ha c’est moi ! ».
Avant cet épisode, l’enfant est déjà en mesure de reconnaître les familiers dans le miroir, il les regarde, il leur tend les bras, mais pas lui-même. Jusqu’au moment où ce petit bonhomme qu’il voyait dans le miroir, ce bonhomme il le reconnaît, c’est lui. Mais contrairement au singe – qui va s’en désintéresser – (Lacan parle alors « d’inanité de l’image »), malgré ses compétences et sa plus grande autonomie.
« L’enfant (…) éprouve ludiquement la relation des mouvements assumés de l’image à son environnement reflété ».
C'est-à-dire qu’il entre en relation avec cette image, il tire satisfaction de cette interaction entre son agitation et ce qui se passe du côté du miroir, cette satisfaction étant à la hauteur du fait qu’il s’y reconnaît. On peut donc déjà s’interroger : qu’est ce qui fait que ce spectacle produit de la jubilation chez le petit d’homme alors que l’animal qui s’y voit – par exemple le singe bonobo – n’y trouve aucun intérêt. Autrement dit, qu’est-ce qui prédispose l’enfant à se contempler, qu’est ce qui était déjà présent chez lui pour le prédisposer à jubiler face à cette image ? Je vous rappelle aussi ce que j’ai dit tout à l’heure, ce n’est pas une opération automatique, ce n’est pas l’effet d’un apprentissage éducatif, un enfant autiste n’y réagira pas de cette façon.
Ce spectacle est repérable dès l’âge de six mois, jusqu’à dix-huit mois, une période où l’enfant, très immature au niveau de sa coordination motrice, dont le système nerveux est non achevé, est dans une totale dépendance à l’autre, « l’autre secourable » tel que Freud désignait la mère ou son équivalent.
Là-dessus, il y a un point capital qu’il faut avoir à l’esprit, Lacan précise donc que cette reconnaissance dans le miroir se fait à partir de six mois ; le point capital c’est que cet épisode n’est pas premier chez l’enfant, il intervient dans un contexte où l’enfant baigne depuis un bon moment dans le discours de l’Autre, c'est-à-dire qu’il est pris dans le symbolique, dans le champ de la parole et du langage. Mais ce symbolique auquel il a affaire, ce n’est pas seulement celui propre au langage mais il se tisse aussi à partir de ce que l’enfant perçoit, dans sa sensibilité, dans son ouverture au monde qui l’entoure, et cela dès les premières heures de sa vie. En 58, Lacan le précisera très bien « C'est la mère qui va, qui vient. C'est parce que je suis un petit être déjà pris dans le symbolique, et que j'ai appris à symboliser, que l'on peut dire qu'elle va, qu'elle vient. Autrement dit, je la sens ou je ne la sens pas, le monde varie avec son arrivée, et peut s'évanouir. La question est : quel est le signifié ? Qu'est-ce qu'elle veut, celle-là? Je voudrais bien que ce soit moi qu'elle veuille, mais il est bien clair qu'il n'y a pas que moi qu'elle veut. Il y a autre chose qui la travaille. Ce qui la travaille, c'est le x, le signifié. Et le signifié des allées et venues de la mère, c'est le phallus » (15/1/58).
Ce qui est premier ce n’est donc pas l’image, c’est le symbolique, « Le milieu de l’homme est un milieu symbolique » soulignait déjà Lacan dans son premier séminaire.
Lorsque je vous dis que c’est parce que l’enfant a eu affaire au symbolique qu’il réagit face à cette image, cela implique que le moi – ce que Lacan appelle le Je dans ce texte – le moi n’est pas seulement de pure essence imaginaire, il est aussi constitué par du langage, et qu’à l’inverse, ce n’est pas parce que le langage relève du symbolique qu’il ne peut être l’instrument de l’imaginaire ; d’ailleurs tout le travail de Freud sur le rêve s’appuie sur cette référence au langage à partir de l’imaginaire du rêve. L’imaginaire – et cela est très important – l’imaginaire ce n’est pas l’image, l’imaginaire c’est l’absence de vide, de trou, c’est l’adéquation, c’est « l’accord sur l’objet ». Donc l’imaginaire ce n’est pas que l’image et le symbolique ce n’est pas que le langage, il peut aussi être du côté des images, par exemple celles de la chapelle Sixtine, il ne faut pas cliver les choses !
Revenons au texte de Lacan. L’enfant, donc, jubile devant cette image.
« Cette activité conserve pour nous, jusqu’à l’âge de dix-huit mois le sens (…) qui n’est pas moins révélateur d’un dynamisme libidinal (…) que d’une structure ontologique du monde humain qui s’insère dans nos réflexions sur la connaissance paranoïaque ».
Cet événement, sa spécificité, nous révèle deux choses selon Lacan : à la fois le fait que cette image est érotisée, c'est-à-dire que c’est cette image inaugurale qui va commander son érotique personnelle, mais aussi qu’elle va déterminer les égarements humains du rapport à l’autre, au petit autre.
Ce que Lacan dégage du stade du miroir le conduit donc à renverser nos conceptions spontanées du désir : le dynamisme libidinal n’est pas une force qui provient du fond du sujet, éventuellement d’origine organique, mais découle de quelque chose d’extérieur à lui-même, le narcissisme est secondaire de structure. C’est à partir de la place que l’enfant va donner à cette image primitive qu’il va en être sexuellement excité. C’est ce temps du miroir qui va inaugurer l’érotique du sujet à partir de cette image, et la recherche de complétude avec l’autre dans les relations amoureuses prend son origine à ce moment-là. Vous imaginez comment quelque chose qui s’est passé à un an peut perdurer toute une vie ?
Mais Lacan précise autre chose, c’est que le stade du miroir a aussi une autre conséquence, c’est qu’il est la matrice de notre paranoïa naturelle, Lacan parlera d’ailleurs dans un autre texte de « structure paranoïaque du moi » (1948). En 1976, lors de la réédition de sa thèse de médecine De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, il expliquera que s’il a tardé pour en autoriser la réédition, c’est parce que « la paranoïa et la personnalité n’ont pas de rapport, simplement en ceci que c’est la même chose ».
Alors, cette structure paranoïaque du moi, cela signifie quoi ?
Si nous nous caractérisons tous par le fait d’être divisé par rapport à notre identité, c'est-à-dire à ne jamais parvenir à faire Un par rapport à nous même, par rapport à notre être – c’est pour cela que les tests de personnalité des magazines marchent bien, parce qu’ils produisent du un ! – le paranoïaque lui, a cette caractéristique qu’il y parvient, et non seulement il y parvient, non seulement la question de l’altérité subjective ne se pose plus pour lui, mais en plus, par voie de conséquence il est sûr aussi de ce que sont les autres ! Aucun doute, pas d’opacité, c’est la conviction qui domine. Le nationalisme est une belle illustration actuelle et collective de la paranoïa, puisqu’il se fonde sur l’affirmation d’une identité collective fondée sur un trait comme-un, parfaitement identifiable, présent chez chacun de ses membres. Le nationaliste par exemple, n’est pas traversé par la question que nous pouvons tous nous poser : qu’est-ce que cela veut dire qu’être français ? Lui il le sait et du coup il sait aussi qui ne l’est pas, qui en est exclu. « La paranoïa est le délire le mieux partagé par tous, autant de façon collective qu’individuelle, et généralement ce délire n’est même pas perçu » (Hiltenbrand-Manosque).
Revenons au texte. Lacan précise que cet épisode ne relève pas d’une reconnaissance de son reflet dans le miroir – ce que certains oiseaux et primates peuvent faire – mais d’une identification ; ce qui est très différent puisque se reconnaître c’est déjà se connaître, c’est se retrouver, par contre je m’identifie à ce qui est autre. Identification qui implique, nous dit Lacan, que le sujet « assume cette image », qu’il l’assume en tant qu’autre.
Reprenons les choses à partir du tableau du petit d’homme que Lacan nous présente : impuissance motrice et posturale, incoordination des fonctions, discordance des pulsions, manque initial qui n’est pas symbolique mais réel, c’est le réel du corps insuffisant de l’enfant. C’est sur ce fond de réel que l’image va être assumée comme totalité, mais sur un mode anticipatoire, constituant, cet autre point est capital : constituant une matrice symbolique, symbolique en tant qu’elle représente quelque chose d’absent. Le symbolique c’est le livre qui manque à sa place dans la bibliothèque.
Lacan évoque ensuite : « L’assomption jubilatoire de son image spéculaire par l’être encore plongé dans l’impuissance motrice et la dépendance du nourrissage qu’est le petit homme à ce stade infans, nous paraîtra dès lors manifester en une situation exemplaire. La matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale, avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre et que le langage ne lui restitue dans l’universel sa fonction de sujet ».
Il y a donc un manque primordial, lié à la prématurité du petit d’homme, un défaut, une béance. Freud l’appelait détresse primaire et cette image dans le miroir va opérer une suture de cette béance. Le terme « se précipite », fait référence à la chimie, un précipité c’est un liquide chimique qui, mis dans un autre liquide devient instantanément solide. Le sujet est un précipité, c'est-à-dire qu’il ne préexiste pas à lui-même avant son entrée dans le monde et c’est dans cette insertion au lieu de l’Autre qu’il va se constituer. Freud employait un terme assez proche à propos de la constitution du moi, il parlait de sédimentation. Donc dans cette joie face à cette image primitive (l’Urbild), quelque chose va se précipiter et va persister comme image originelle.
Lacan inverse donc la conception de la constitution du psychisme, ce n’est pas une opération interne, relevant d’une maturation, mais une opération externe qui découle de son aliénation à l’Autre. « L’homme se sait comme corps – dira-t-il en 54 – c’est ce qui fait sa différence avec le comportement animal, l’animal est dedans et nous n’avons aucune raison de penser qu’il se représente » (5/5/54), au sens, je le précise, au sens où se représenter se situe du côté d’une extériorité.
D’ailleurs cette image dans le miroir – et ce point capital n’apparaît pas dans ce texte, il y viendra plus tard, dans le texte que nous abordons aujourd’hui, il dit juste que l’enfant est porté par un adulte – donc cette image n’a ce pouvoir que du fait qu’elle s’inscrit dans un regard. Cette fonction du regard de l’Autre est essentielle. J’y reviendrai tout à l’heure.
Revenons au texte. Lacan y parle donc de « matrice symbolique », j’y reviens parce que c’est un point important.
Nous avons donc d’un côté le réel du corps immature de l’enfant, et de l’autre une image. L’image spéculaire ne peut rendre compte du réel qu’elle met en forme, il n’y a pas de symétrie entre les deux, il y a toujours quelque chose qu’elle n’intègre pas, tout n’est pas dans cette image, elle ne constitue pas une totalité, quelque chose manque, il écrit que cette forme ne rejoindra « qu’asymptotiquement » le devenir du sujet, c'est-à-dire qu’elle s’en rapprochera sans jamais l’atteindre. C’est donc à partir de cette inadéquation entre le réel du corps et l’image, à partir de ce trou, que relève la matrice symbolique de la fonction du « je ».
Lorsque Lacan parle de matrice symbolique, il soutient donc que l’image du corps est le symbole de quelque chose, dans la mesure où elle représente plus – on va le dire comme ça – elle représente plus que ce qu’elle donne à voir. Ce qui lui donne son unité à cette image c’est que cette image est mise à la place d’un objet que nous n’identifions pas, un manque persiste. C’est à partir de cette matrice que notre désir va se constituer, cela va être le support de notre désir et cliniquement c’est parfaitement repérable dans la pédophilie par exemple où ce que le pédophile recherche, c’est une image d’enfant, associée à des signifiants spécifiques qui vont le hanter et mener son désir, ce fut par exemple le cas d’André Gide.
L’image dans le miroir est donc la matrice du moi non encore constitué chez l’enfant. « Forme totale du corps » nous dit Lacan, image idéale en opposition avec l’incoordination motrice, le déficit corporel qui caractérise le jeune enfant. Forme relevant d’une « extériorité » à partir de laquelle le moi va se constituer. Le moi est à la fois ce qui se constitue à partir, non pas du sujet mais de quelque chose d’extérieur à lui, et d’autre part ce moi est d’essence imaginaire. Cette forme dans le miroir, Lacan la désigne sous le terme de Gestalt pour en signifier sa dimension matricielle, la gestalt c’est une forme extérieure au sujet, matrice du « je ». Lacan précise que cette forme est « plus constituante que constituée », c’est-à-dire qu’elle est vécue par le sujet comme le constituant mais sans qu’il n’en soi lui-même jamais constitué.
Il cite un certain nombre d’exemples dans la vie animale, qui témoignent de l’importance chez certaines espèces d’une forme, d’une gestalt, qui peut chez certaines espèces provoquer l’ovulation par exemple, c'est-à-dire que là, nous avons chez l’animal un imaginaire non médiatisé, Lacan ne le dit pas mais c’est un imaginaire qui produit tel effet, c’est automatique. Si l’imaginaire était massif et total chez le parlêtre, non médiatisé donc, nous n’aurions pas plus de distance entre ce que fait notre voisin et votre reflet dans le miroir, c’est le mimétisme animal dont parle Lacan. La prévalence de l’imaginaire se repère très bien chez le jeune enfant, dans ce que l’on appelle le transitivisme « miroir instable entre l’enfant et son semblable » (5/5/54), par exemple l’enfant va pleurer lorsque son camarade se fait mal.
Dans la clinique de l’adulte, certains patients se manifestent par ce mimétisme qui peut être corporel – vous croisez les jambes et ils font de même – mais qui peut concerner toute leur existence, vous ne savez plus quand ils parlent de qui ils parlent, d’un ami ou d’eux-mêmes, ils reprennent le dernier avis qu’on leur donne, le dernier qui leur parle a raison, etc., bref, rien ne vient médiatiser l’imaginaire de leur relation à l’autre.
Lacan soutient que l’assomption de cette image, le fait qu’il l’assume, se produit dans le cadre d’une dépendance, d’une impuissance motrice. Tout au long de son enseignement, il va reprendre l’hypothèse « néoténique » de l’anatomiste Hollandais Bolk. Hypothèse que le petit d’homme est un fœtus de primate qui va conserver toute sa vie durant un certain nombre de caractéristiques juvéniles ; en effet, lorsqu’on compare sa maturation prénatale à celle des autres mammifères supérieurs, le petit d’homme ne devrait pas naître à neuf mais à dix-huit mois. Si la théorie néoténique intéresse la psychanalyse – et l’article de Bolk « Le problème de la genèse humaine », a été publié en France dans la Revue Française de Psychanalyse – c’est parce qu’elle démontre scientifiquement que l’humain est un être biologiquement inachevé et que c’est justement cette part d’inachèvement qui va permettre qu’advienne son humanité.
Lacan souligne donc que cette image dans le miroir va être assumée comme totalité, mais sur un mode anticipatoire. C’est essentiel, on va voir pourquoi.
« Ce développement est vécu comme une dialectique temporelle qui décisivement projette en histoire la formation de l’individu : le stade du miroir est un drame dont la poussée interne se précipite de l’insuffisance à l’anticipation, – et qui pour le sujet, pris au leurre de l’identification spatiale, machine les fantasmes qui se succèdent d’une image morcelée du corps à une forme que nous appellerons orthopédique de sa totalité, – à l’armure enfin assumée d’une identité aliénante, qui va marquer de sa structure rigide tout son développement mental ».
C’est ce décalage à la fois temporel et spatial entre le réel de sa prématurité et son anticipation imaginaire comme totalité virtuelle dans cette image, qui va fonder pour toujours le caractère de leurre, d’aliénation de ce que le sujet y identifie. Cette forme correspond à ce que Freud appelle ideal-ich et que Lacan évoque dans ce texte sous le terme de je-idéal.
Ce n’est donc pas seulement l’identification à cette image dans le miroir comme formateur du « je » qui caractérise le parlêtre, c’est que cette image est vécue comme idéale, elle est idéale car perçue comme totalité. L’idéal, c’est ce qui ne manque de rien ; mais comme nous sommes des êtres fondamentalement manquants, l’idéal c’est ce qui nous rend féroce, notamment envers soi-même.
Le corps du nourrisson est un corps morcelé, non unifié et Lacan à ce sujet va évoquer la clinique des rêves qui témoigne de ce morcellement originel, mais aussi l’art ou encore « les symptômes de schize ou de spasme de l’hystérique ». Grâce à cette identification spéculaire, nous avons la représentation de l’unité ou de la permanence, mais en même temps cette identification est aliénante parce que cette unité et cette permanence sont toujours posées comme une ligne de fiction anticipatrice, méconnue par le sujet lui-même. Lacan en parle comme d’une « structure rigide » qui va marquer tout le développement mental du sujet. Rigide, entendez-le comme mortifère, comme on va le voir tout à l’heure.
Je reviens sur cette notion de corps morcelé qui m’a posé quelques difficultés de compréhension. Dans un texte peu connu de Lacan, écrit en 1951, « Quelques réflexions sur l’égo », il reprend cette notion qu’il explicite, il y parle de l’anatomie imaginaire qu’on peut repérer dans les conversions hystériques et précise : « tout se passe comme si l’image du corps avait une existence propre autonome et par autonomie, je veux dire indépendante d’une structure objective (…) cette image est sélectivement vulnérable selon ses lignes de clivage. Les fantasmes qui nous révèlent ce clivage semblent mériter d’être regroupés ensemble sous un vocable tel que « l’imago du corps morcelé », qui est d’un usage courant parmi les analystes français. De telles images apparaissent dans les rêves, aussi bien que dans les fantasmes. Elles peuvent montrer, par exemple, le corps de la mère ayant une structure en mosaïque comme un vitrail. Plus souvent, la ressemblance est celle d’un puzzle, avec les parties séparées du corps d’un homme ou d’un animal dans un arrangement désordonné ».
La littérature du XVIIIe siècle nous offre une belle illustration du corps morcelé incarné par le monstre du « Frankenstein » de Mary Shelley. Agencement de membres et d’organes faits de bric et de broc qui constituent une créature vivante produite à partir de cadavres. Pourtant le savant Frankenstein n’est pas l’égal de Dieu, car sa créature, bien que vivante, ne trouve pas d’unité corporelle, c’est un lieu vide, sans nom, sans possibilité d’identification. Que réclame-t-elle en effet à son concepteur ? Ce qu’elle déplore, ce n’est pas d’être rapiécée, couturée mais de ne pas avoir d’alter ego, de ne pas avoir de semblable à elle-même et sa fureur sera déclenchée par le refus de Frankenstein de lui faire un autre semblable, un double qui pourrait la constituer comme « je ».
Je vais reprendre cette question de l’identification différemment pour essayer de vous faire entendre quelque chose d’essentiel qui concerne le stade du miroir. J’ai longuement parlé du discours qui précède l’enfant, ce qu’on dit de lui avant qu’il advienne, mais on peut aussi présenter les choses différemment et parler de l’enfant comme d’un être regardé, on a déjà un regard sur lui avant sa naissance et ce regard, qui va l’accompagner, qu’il va très vite percevoir, c’est quelque chose de fondamental à savoir que ce regard témoigne du désir de l’Autre à son endroit. Nous savons tous d’expérience qu’il existe un lien entre le regard et le désir, à titre d’exemple une femme peut se désoler de n’être plus l’objet des regards de son homme. Le regard est donc un objet foncièrement érotique, l’image en soi n’est pas érotique ; d’ailleurs, sans même parler de photographies dites érotiques, si vous allez voir une exposition de photos, vous pouvez très bien repérer si ce sont des images avec ou sans regard, c'est-à-dire des images qui viennent ou non allumer quelque chose chez le visiteur de l’expo. Vous avez des photographes ou même des cinéastes qui ont un regard et d’autres qui n’en n’ont pas, et puis vous pouvez tous vous poser la question de savoir s’il existe un regard à la télévision, ou si, ce qui justement la caractérise, c’est qu’elle n’en n’a pas.
L’enfant tout petit – on l’a vu – est un être regardé, on a un regard sur lui, mais ce regard n’a de valeur qu’en tant qu’il est articulé avec des signifiants, sinon ce regard serait un regard vide, absent et cela a des conséquences sur le destin d’un sujet. Dans un article tout à fait intéressant de Christiane Lacôte, elle raconte comment elle a pu repérer chez certains enfants, incapables de se décoller de leur mère, comment ce qui faisait défaut à ces mères c’était un regard, un regard, il faut préciser, articulé à un désir : « elle le regarde ce petit garçon, très tendrement, mais comme une petite chose vivante étrangère (…), on sent qu’elle l’aime, mais elle ne sait pas très bien qui c’est… le regarde-t-elle comme son fils ? » (…) et elle ajoute « il y a une locution française tout à fait intéressante par rapport au regard : je te regarde comme mon fils, je te regarde comme ma fille, c'est-à-dire que le regard est chargé d’un pouvoir (…) » (Questions cliniques sur le regard).
Ce regard de l’Autre – qui est donc antérieur au stade du miroir – est quelque chose de tout à fait crucial dans la structuration de son moi, et d’ailleurs très vite l’enfant va veiller à ce que son image satisfasse au regard de l’Autre, au même titre que si le matin dans un miroir avec votre tenue vestimentaire vous allez satisfaire votre regard, c’est aussi le regard de l’Autre qui est impliqué ; la tyrannie de la mode a tout de même à voir avec cela. Les acteurs témoignent parfois de cette dépendance au regard, comment leur existence se soutien d’un regard. La chanteuse Dalida, qui s’est suicidée après l’échec de son film, pouvait d’ailleurs dire que ce qui allait décider de son humeur du jour, c’était ce qu’elle voyait dans son miroir le matin, encore un regard ! Vous l’entendez peut-être dans ce que je vous dis, de ce côté-là il n’y a absolument pas besoin de miroir réel.
Dans certains textes qui traitent du stade du miroir il est précisé que lors de ce moment du miroir, l’enfant est désigné par celui qui le porte par son nom, certains auteurs parlent du pouvoir de nomination, du regard de l’adulte qui va entériner cette rencontre scopique, d’autres soulignent que c’est une méprise du parent de désigner cette image comme étant l’enfant, etc. Dans une conférence donnée à Manosque, Jean-Paul Hiltenbrand par exemple précise les choses ainsi : « Cet autre, d’abord témoin de cette apparition en miroir, puis acquiesçant, venant sanctionner cette image et l’élever à la force d’un symbole – c’est la matrice dont parle Lacan – dans ce procès tout en images, c’est le symbolique qui devient organisateur du destin du sujet : « tu es ma fille, tu es mon garçon », nomination qui est de l’ordre du langage (…) le témoin au miroir « décide » d’inscrire l’enfant dans le langage ». Pourtant, que l’enfant soit nommé ou pas à ce moment-là, qu’un adulte le regarde ou pas n’a aucune espèce d’importance, ce moment au miroir n’est que la conséquence de ce qui s’est déjà mis en place avant, du côté du symbolique, autrement dit, le regard de l’Autre dont on parle durant cette expérience du miroir, ce n’est pas une personne incarnée, c’est l’Autre symbolique. Ce qui est donc essentiel c’est de saisir que chez le parlêtre, la mise en place de la structure imaginaire s’inscrit dans le symbolique et pas l’inverse.
« Quelqu’un avait posé la question à Lacan : un aveugle traverse-t-il le stade du miroir ? Lacan avait répondu qu’évidement, le stade du miroir est fabriqué dans le champ du langage et pas chez le miroitier du coin. Le miroir dont parle Lacan est instauré d’emblée dans le champ du langage » (Hiltenbrand - Regard et imaginaire du corps). Une opération antécède donc au stade du miroir et cette opération ne relève pas de l’imaginaire mais du symbolique, « que l’enfant traverse le miroir, qu’il ne le traverse pas, ou qu’il le traverse de telle ou telle façon, ceci est dépendant de la relation primitive qu’il a déjà eue à cette fonction de la parole. C’est ça qui va faire que dans le miroir, il va y entrer d’une manière tordue ou d’une manière légitime. C’est dans le miroir que va se confirmer s’il est légitimement reçu parmi les êtres humains ou pas (…), dès lors que l’enfant est dans un rapport à la parole ou il s’y trouve inscrit d’emblée, ou il ne s’y trouve pas dans cette parole » (idem).
J’ai évoqué tout à l’heure le premier texte de Lacan sur Le stade du miroir et sa reprise dans son article sur Les complexes familiaux en 1936. Deux choses apparaissent à la lecture de ce texte, la première c’est que Lacan y privilégie la dimension imaginaire dans l’expérience au miroir et ses conséquences dans la constitution de la subjectivité, par identification à une image donc. Si l’on s’en tient spécifiquement au chapitre qui développe cet épisode, la « matrice symbolique » y est totalement absente.
Néanmoins, les premières pages de l’article lui-même soulignent que dès 1936 Lacan prenait néanmoins la mesure de l’ordre symbolique comme constitutif de l’univers du parlêtre, sans pour autant le nommer comme tel : « La structure culturelle de la famille humaine est-elle entièrement accessible aux méthodes de la psychologie concrète : observation et analyse ? Sans doute ces méthodes suffisent-elles à mettre en évidence des traits essentiels, comme la structure hiérarchique de la famille, et à reconnaître en elle l’organe privilégié de cette contrainte de l’adulte sur l’enfant, contrainte à laquelle l’homme doit une étape originale et les bases archaïques de sa formation morale. Mais d’autres traits objectifs : les modes d’organisation de cette autorité familiale, les lois de la transmission, les concepts de descendance et de parenté qui lui sont joints, les lois de l’héritage et de la succession qui s’y combinent, enfin ses rapports intimes avec les lois du mariage, obscurcissent en les enchevêtrant les relations psychologiques ».
On pourrait peut-être donc dire que si, dès les années 30, Lacan prenait la mesure de l’importance de l’ordre symbolique comme constitutif de notre humanité, il lui faudra quelques années de plus pour en souligner sa prévalence dans la constitution même de la subjectivité.
Alors, la question qui peut enfin se poser c’est pourquoi cette image au miroir polarise le narcissisme ? Pourquoi, on peut le dire comme cela, ce n’est pas exagéré : pourquoi cette rencontre avec cette image, « illuminative » est un évènement dont le sujet ne se remet pas ? Dans le texte, Lacan parle de « narcissisme primaire par quoi la doctrine désigne l’investissement libidinal ». Il évoque alors le débat entre libido d’objet et libido du moi et le fait que la pulsion de mort est liée « à la fonction aliénante du je ».
Comment expliciter tout cela ?
Le miroir ne désigne pas l’être mais une image, l’image d’un corps, et c’est dans la mesure où l’être est inaccessible et Lacan parle de « négativité existentielle », que du côté de cette image, du corps comme surface de projection, que le sujet va fixer son dévolu : c’est le narcissisme. Le narcissisme ce n’est pas l’amour de l’image du corps du côté de l’être, mais la solution au défaut d’être dans cette fascination pour l’illusion d’une complétude dans le miroir. Ce qui se trouve dans le regard de l’Autre, c’est la part perdue du sujet, celle dont il aspire de toutes ses fibres.
Dans son texte, Lacan fait un lien entre narcissisme et pulsion de mort, c’est du côté du mythe de narcisse que j’en ai vu l’illustration, ce mythe, on le trouve chez plusieurs auteurs (Plotin, Pausanias, Pline…), mais la version la plus connue est celle d’Ovide dans Les Métamorphoses. Narcisse est le fils d’une nymphe et d’un fleuve et à la fin de la légende, il se transformera en fleur, le narcisse, qui est traditionnellement une fleur utilisée dans les rites funéraires, ce qui n’est pas sans intérêt. Le mythe commence ainsi, Narcisse est parti chasser et il est fourbu, alors il va se reposer. Il arrive près d’une mare qui possède une caractéristique, c’est qu’elle est vierge de toute intrusion, rien ne l’a jamais troublé, même pas une branche. Narcisse se penche au-dessus de la mare pour y boire et là, ce qu’il voit il ne le reconnaît pas, dans son reflet il voit un autre et il en tombe amoureux, « il est dupe » dit Ovide. Soudain il se rend compte que c’est lui, il est sidéré et il brûle d’amour pour lui-même. C’est le déchirement parce qu’en réalisant cela il réalise qu’il ne pourra jamais séparer cette image de son corps pour l’aimer et faire du deux, ne pouvant faire du deux il fera alors du UN dans la mort.
J’ai voulu vous rappeler la dimension mortifère qui est à l’œuvre dans ce mythe, c’est pour cela que je l’ai repris. Mais je voudrai vous faire remarquer un paradoxe, c’est que contrairement au mythe, le Narcisse de la réalité ne se satisfait pas de son image, car c’est bien son malheur, il lui faut toujours un autre (petit a ou A) pour pouvoir jouir de lui-même, le narcissisme est pris dans une adresse, il a toujours besoin d’un témoin, c'est-à-dire qu’il a toujours besoin d’être certifié par un regard, certifié de quoi ? Certifié d’être signifié par l’Autre, « obtenir un début de réponse sur cet x du désir de l’Autre à son endroit » (Jean-Paul Hiltenbrand 22/4/09). C’est ce qui le rend extrêmement dépendant et donc – c’est son paradoxe – peu assuré, puisque ce dispositif se déploie sur un axe imaginaire. Cette demande du sujet à être signifié par l’autre a une autre conséquence, c’est qu’elle le féminise.
Le stade du miroir de Lacan ne traite donc pas du rapport du sujet à son image dans un miroir, cela, les psychologues l’avaient déjà fait ; mais plutôt de la dialectique du sujet à l’Autre primordial. C’est le moment où la béance primordiale du sujet, son manque originaire lié à sa prématurité, va être suturé par cette image, c’est le moment où va s’inscrire un lien libidinal avec l’image du corps, flash narcissique dont certains ne parviennent pas à renoncer tout au long de leur vie. Il existe donc une disparité entre la constitution du moi chez Lacan et chez Freud. Si chez ce dernier, le moi advient à l’existence grâce à l’amour, aux soins qui sont portés au nourrisson, chez Lacan, il se constitue à partir du stade du miroir, lieu de cristallisation du regard et du discours de l’Autre.