Parmi les fréquentes critiques faites à la psychanalyse, deux lui reviennent, plus particulièrement des neuro-sciences, à savoir que la psychanalyse ne prendrait pas en compte l'organique, le corps, et d'autre part qu'elle n'aurait pas le souci du thérapeutique ni de la souffrance des patients. Ces critiques, fondées sur une certaine conception du soin, dans laquelle le corps, le biologique, occupe une position centrale, ignore le plus souvent la place que la psychanalyse donne au corps, comment elle prend en compte la souffrance de ceux qui s'engagent dans une cure psychanalytique, et la voie qu'elle leur propose pour s'en dégager.
Pour prendre la mesure des divergences que ces critiques mettent en exergue entre les positions de la psychanalyse et de la psychiatrie biologique, intéressons nous à ce qui joue un rôle majeur dans la souffrance psychique, à savoir l'angoisse. Tant qu'il s'agit de la définir, psychanalystes et psychiatres s'entendent pour en faire une souffrance psychique, malaise diffus, crainte sans objet précis, hypervigilance, et une souffrance physique avec ses sensations de striction, de tension et d'excitation qui viennent contrarier le fonctionnement, la physiologie de tous les appareils vitaux de l'organisme. Même si du côté de la psychiatrie il est plus souvent question d'anxiété que d'angoisse, ce qui dans la langue française minore le phénomène, un accord existe avec la psychanalyse pour reconnaître à cette entité clinique son importance et sa gravité potentielle dans la pathologie mentale, tant sur son versant psychique que physique.
L'anxiété du côté de la psychiatrie bio-psycho-sociale
Mais les divergences arrivent vite dès qu'il s'agit d'attribuer une place à l'angoisse dans les manifestations tant normales que pathologiques de notre vie psychique, et sur les moyens à déployer pour nous en soulager. Prenons dans un premier temps l'élaboration proposée par la psychiatrie biologique, ou plus précisément bio-psycho-sociale. Comme nous le savons, elle prône depuis de nombreuses années maintenant une classification multi-axiale dans laquelle l'anxiété est très présente, voire même trop. En effet, l'anxiété y est présentée sur un premier axe soit comme une maladie : trouble d'anxiété généralisé, phobie sociale — dans laquelle phobie et angoisse sont rarement distinguées —, soit comme syndrome : syndrome de stress post-traumatique, soit comme troubles associés — il y a beaucoup de « trouble » dans cette nosographie — dans les troubles obsessionnels compulsifs, les dépressions, l'alcoolisme, les affections psychotiques aiguës et chroniques, et bien d'autres encore puisqu'il est communément spécifié que l'anxiété fait partie intégrante de notre vie psychique normale comme pathologique. Sur un autre axe classificatoire, l'anxiété est présente comme un trait de personnalité, et sur un autre encore elle est présente dans la classification des facteurs de stress. C'est là un point à retenir puisque l'angoisse est souvent confondue avec le stress qui désigne aussi bien le facteur anxiogène, événement traumatique ou situation source de tension psychique, que son effet, l'angoisse.
Ces travaux classificatoires, comme nous pouvons le constater, prennent largement en compte l'anxiété, plutôt deux fois qu'une, mais pour en faire quoi ? Quelle place donnent-ils à l'angoisse dans les diverses pathologies mentales, et dans notre vie psychique en général ? La réponse est rendue malaisée, voire impossible, tant les confusions de plans, de registres sont fréquentes, que ce soit dans l'imprécision des définitions qui amalgament sans précaution phobie, anxiété et stress, ou encore dans le statut de l'anxiété qui est tour à tour une maladie, un trouble associé, un trait de personnalité, ou encore la réaction à une agression du milieu extérieur ; c'est-à-dire que l'angoisse est tantôt un trouble en lui-même, tantôt une cause, tantôt une conséquence.
Qu'est-ce qui peut faire le lien entre des éléments aussi disparates ? L'un des maître mots est la co-morbidité. Ce qui associe ces éléments, c'est leur occurrence, relevée statistiquement, dans la clinique des pathologies mentales. Ainsi cette méthode permet de relever des concordances statistiques entre divers termes, par exemple : anxiété, alcoolisme et chômage. Mais même si la méthode de l'étude permettant d'établir une telle concordance de termes obéit aux critères scientifiques les plus rigoureux, comment pouvons-nous exploiter ces résultats ? C'est là que nous nous attendons, selon une tradition psychiatrique déjà ancienne, à lire un chapitre psychopathologie pour rendre compte d'une telle occurrence. Mais, devons-nous constater, la psycho-pathologie se fait de plus en plus rare dans la littérature psychiatrique contemporaine. Nous trouvons plus fréquemment, à sa place, un chapitre neuro-psychologie qui nous informe largement sur les neuro-médiateurs, les circuits neuronaux en cause dans l'anxiété, les modèles animaux de l'anxiété — en fait du stress —, mais rien qui nous rende compte au-delà de la co-morbidité des rapports qui existent entre les termes pris en compte dans ces diverses études. Si bien que ces classifications pourraient paraître sans théorie, sans hiérarchie, s'il n'apparaissait pas avec la place donnée à la neuro-psychologie, que le trait d'union est à chaque fois la lésion organique, le dysfonctionnement physiologique, et qu'ils valent pour explication de tout le reste de la clinique, comme ils orientent les grandes lignes de la thérapeutique.
Pour l'angoisse, la thérapeutique obéit à deux grands principes, l'un pharmacologique qui vise à diminuer cette hyper-réactivité, cette hypersensibilité du système nerveux central, et l'autre psychothérapeutique qui vise à déconditionner, à désensibiliser de cette réaction inappropriée qu'est l'anxiété. Si ces schémas thérapeutiques rendent de nombreux services dans le traitement des crises anxieuses, l'action au long cours des traitements chimiothérapiques se voit non seulement amoindrie par des phénomènes d'accoutumance, mais aussi devenir pathogène par des phénomènes de dépendance qui aggravent la chronicisation de la maladie.
L'angoisse du côté de la psychanalyse
Avec l'angoisse, nous pouvons rendre compte de cette formulation de Lacan qui continue on ne sait pourquoi à faire scandale, à savoir qu'avec l'analyse la guérison ne vient que de surcroît. L'angoisse est en effet à la fois une souffrance, qui est à l'origine de nombre de demandes d'analyse, et elle est une fidèle compagne du symptôme. Si bien que sa réémergence périodique au cours de la cure nous est un signal fiable que le symptôme continue à jouer ses tours. Ce n'est donc qu'après un long parcours à travers les arcanes du symptôme et les chicanes de l'angoisse que la cure peut permettre un rapport pacifié avec ce qui en était la cause sous-jacente.
Par ce parcours, chaque cure analytique nous apprend beaucoup sur la survenue de l'angoisse dans la vie psychique, et les conséquences qu'elle a pour un sujet. L'angoisse est un affect. C'est dans le corps qu'elle est ressentie, dans le corps libidinal. Pour Freud, elle est un quantum d'énergie libidinale qui n'a pu parvenir à la décharge faute d'avoir pu trouver une voie libératrice. A défaut de pouvoir se lier à une représentation acceptable pour se frayer un passage vers la satisfaction, cette énergie s'accumule et procure un désagrément ressenti dans le corps. Un investissement sexuel sur une représentation interdite, comme un sentiment agressif à l'égard d'une personne respectée, peuvent conduire à un déplacement, un changement de représentation, qui ne permettra pas la libération de ces quantités d'énergie libidinale. Ce qui fait de l'angoisse une question de liaison-déliaison entre ces quantités d'énergie libidinale et des représentations symboliques, qui s'exercent dans un corps qui est une substance jouissante, d'une jouissance dont la cause est le signifiant.
C'est à ce niveau que la psychanalyse va situer son champ d'action, qui va consister notamment à retrouver les représentations refoulées, déplacées, dont la libido s'était libérée. L'interprétation freudienne repère que l'angoisse intervient à deux niveaux : une angoisse de séparation liée à la détresse originelle du nourrisson qui n'a pas les moyens de répondre seul aux besoins les plus élémentaires, et dépend de l'Autre maternel pour cela. Et l'angoisse de castration par laquelle cette détresse originelle se trouve réactivée par la nécessité de la reproduction sexuée qui implique la mort de l'individu. L'angoisse est dans cette interprétation corrélée à un manque fondamental, vital, qui dans les suites de son passage par le complexe de castration devient un manque sexuel.
Mais dire que l'angoisse serait la crainte de la survenue d'un manque n'est que partiellement juste. Si nous nous référons à certains faits cliniques, l'angoisse est bien liée à diverses situations de séparation, mais elle survient en fait lorsque cette séparation ne s'est pas effectuée et que l'objet reste présent dans la vie psychique. L'appareil psychique a les moyens de produire une satisfaction hallucinatoire. Le jeune enfant qui rencontre des difficultés de séparation au moment du coucher sera volontiers phobique du noir, puis connaîtra des rêves agités qui vont jusqu'au cauchemar. Dans cette activité hallucinatoire vont surgir les objets dont il ne peut se séparer : le regard dont il cherche à capter l'attention dans ses activités diurnes, la bouche qu'il craint de nourrir avec son corps. Ces objets, parce qu'ils sont là présents dans la réalité psychique, font que le manque du sujet, le manque dont il se soutient, vient à manquer. L'angoisse survient quand le manque vient à manquer, selon la formulation de Lacan qui vient renverser complètement l'abord que nous pouvons avoir de l'angoisse, et par là même de la pathologie mentale dans laquelle l'angoisse est en place de carrefour. Elle est à l'intersection des pathologies mentales, auxquelles elle participe toujours à un moment ou à un autre, comme elle est un carrefour dans le cours de toute maladie mentale du fait qu'elle est obligatoirement présente dans les moments de crise qui s'accompagnent de remaniement dans la structure, telle l'éclosion d'un symptôme, d'un délire, d'une dépression, ou encore la réalisation d'un passage à l'acte.
De considérer que c'est le manque qui vient à manquer en de telles occasions nous sort de toutes les théories physio ou psychopathologiques qui attribuent la maladie à un déficit, une lésion, un dysfonctionnement, et renverse également le schéma thérapeutique qui vise le plus communément à corriger le dysfonctionnement, à combler le déficit, à réparer l'erreur.
Posons nous une question simple quoique brûlante qui laisse la plupart des psychiatres français sans repos : comment se fait-il que les habitants de notre beau pays arrivent régulièrement en tête, montent sur les plus haute marches du podium mondial pour ce qui concerne la consommation de produits anxiolytiques, qu'il s'agisse de ceux délivrés en pharmacie, des produits alcoolisés ou des stupéfiants ? Les explications de ce phénomène des plus préoccupants ne manquent pas — elles non plus —, qu'elles soient biologiques, psychologiques ou sociologiques. Mais ne sont-elles pas toutes tournées vers un manque, un dysfonctionnement ; manque d'une molécule psychotrope, manque de père ou manque de repères, que l'on va s'atteler à combler. Mais pour réaliser cette tâche immense, nous manquons de moyens.
Alors posons une question de plus : comment se fait-il que ce soit dans notre société à la fois d'abondance et de liberté, c'est-à-dire là où les objets sont les plus faciles d'accès, que ce double phénomène de la montée de l'angoisse et de la consommation d'anxiolytiques soit si sensible ? En chœur, nous y répondons le plus souvent que c'est pour répondre à un manque. Mais est-ce que cette réponse-là ne participe pas elle-même au comblement de ce manque qui vient à manquer ? Il faut dire que les tentatives de comblement sont nombreuses, non pas tant par ce que nous appelons les objets de consommation que par le rapport que nous avons instauré avec les divers objets pulsionnels que les psychanalystes ont repérés dans les faillites du refoulement et les manifestations d'angoisses qui les accompagnent. Un exemple des plus parlants de ce type de rapport à l'objet est à trouver dans le spectacle-réalité, qu'il soit télévisuel, théâtral ou événementiel, dans lequel nous voyons que nombre des limites du refoulement, des règles morales qui régissent notre vie sociale sont franchies, que ce soit par la présentification verbale ou scopique de divers objets sales, dégoûtants, effrayants, excitants, ou par l'invitation, la tentation de rompre un pacte, de trahir une parole donnée, ou encore par bien d'autres moyens qui immanquablement suscitent l'appétence et la jouissance d'un grand nombre, et génèrent invariablement de l'angoisse. Si bien que celui qui se met devant son émission de télé-réalité avec sa bière ou son joint, se trouve en un circuit serré excité par l'objet anxiogène et calmé par l'anxiolytique.
Sans prendre en compte ce circuit pulsionnel, toute intervention à ce niveau risque de participer, voire d'aggraver son cycle infernal.
L'ouverture d'un manque
C'est ce que, dans la cure psychanalytique, nous nous efforçons d'éviter, dès la première séance où l'angoisse est rarement absente. Les patients qui arrivent en situation de crise, souvent angoissés, chez un « psy » — un certain nombre ne sont pas très regardants sur le suffixe à ce moment-là —, y amènent à la fois leur symptôme et quelques éléments biographiques. Il est rare qu'en cette occasion, ils demandent spontanément un anxiolytique. Leur demande, et cela même s'ils n'ont aucune idée de ce qu'est la psychanalyse, est d'abord de parler de ce qui ne va pas, de leur symptôme. Ce qu'ils vont continuer à faire dans bon nombre de cas, avec cet effet qui mérite d'être noté ici, que l'angoisse, même quand elle pouvait être intense dans les premiers temps de la crise, va devenir supportable et supportée, pour devenir ce qu'elle est pour tout un chacun, un signal. Elle va devenir le signal qu'ils s'approchent de leur zone de vérité, de ce savoir qu'ils refusent qui concerne cet objet pulsionnel dont la présence dans la réalité est indue et anxiogène. Le signal de l'angoisse est donc un signal irremplaçable pour la menée de la cure, et un bon indicateur de son évolution. Cela tient à ce que l'angoisse survienne et disparaisse au rythme des progrès de la subjectivation de ce savoir inconscient initialement refusé.
Si la cure psychanalytique a une action sur l'angoisse, une action sédative, ce n'est pas en apportant à l'analysant un savoir exogène, un savoir "plus", mais bien au contraire en ouvrant l'espace d'un manque, par la mise à l'écart de tous les savoirs explicatifs à disposition, qu'ils soient historiques, psychologiques, sociologiques ou corporels. C'est par l'ouverture de ce manque que la jouissance d'un objet ignoré mais présent dans la réalité va pouvoir se dire, accéder au savoir, et que l'angoisse pourra être dépassée par l'accès au désir.
Ainsi le progrès de la cure est dépendant du repérage de cette béance, de cet impossible, cause du sujet, dont la suture a pour conséquence l'émission d'un signal, l'angoisse. L'angoisse est donc à prendre comme l'annonce d'une mort du sujet possible dont les effets vont de la dépression au passage à l'acte et au délire. Ceci implique que l'angoisse ne soit pas traitée comme un banal symptôme, mais au contraire qu'elle soit prise en compte avec tout le respect que nécessite cette mort du sujet qu'elle signale. Aussi, le traitement de la crise anxieuse, même s'il doit dans certains cas où le sujet est aboli, passer par un traitement anxiolytique et une hospitalisation, il ne doit en aucun cas renforcer cette suture de la béance subjective, mais bien au contraire permettre un repérage après-coup de la donne symbolique qui a été en jeu dans le raptus anxieux.
Si les neuro-sciences, en tant que science fondamentale, n'impliquent pas dans leur théorie cette suture du sujet, c'est leur utilisation dans la psychiatrie bio-psycho-sociale qui s'en fait l'agent. Prenons, non pas la maladie bi-polaire, qui demanderait bien d'autres développements, mais la fibromyalgie, jeune maladie introduite dans la nosographie en 1980. Cette maladie, dans laquelle l'angoisse joue un rôle majeur, est presque entièrement ramenée à un trouble organique quasiment incurable, que l'on peut au mieux soulager par diverses médications, dont les anxiolytiques. A ces malades, qui connaissent fréquemment une évolution vers la chronicité de leurs troubles et vers l'invalidité, il est d'ores et déjà conseillé par les médecins de se joindre à des associations de malades, de fibromyalgiques pour supporter collectivement leur douloureuse existence et faire valoir les droits que leur ouvre leur handicap. Or, cette mystérieuse maladie, toute nouvelle, n'est pas le résultat d'un mauvais génie épidémique, mais bien la métamorphose d'une vieille maladie, la plus ancienne peut-être, l'hystérie. Il n'y a pas un symptôme de la fibromyalgie qui n'ait pas été répertorié dans la lignée des névroses hystériques, dont le diagnostic a de tout autres effets. Nous connaissons les malentendus qui ont existé et existent toujours entre l'hystérique et le médecin, mais gardons en mémoire que le nom d'hystérie, par son étymologie, pointe d'emblée la béance où le sujet malade trouve sa cause, le sexe. En s'intéressant à ces malentendus, Freud a permis aux patients une lecture de leur symptôme et de troquer leur misère hystérique pour un malheur banal, comme il le dit avec son optimisme légendaire. C'est là la guérison de surcroît. Cette guérison, au-delà de l'angoisse, est le résultat contingent d'un parcours raisonné, articulé dans la structure, la cure psychanalytique.
De cette raison-là, nous ne trouvons nulle trace dans ce que nous propose la psychiatrie bio-psycho-sociale qui faute de s'intéresser au savoir qui, au-delà de l'angoisse, existe dans le symptôme, propose une gestion du handicap, en deçà. La fibromyalgie en est paradigmatique, avec son verrouillage du diagnostic dans l'organicité, et la suture bio-psycho-sociale de la thérapeutique, bio-médicament, psychothérapie compassionnelle ou rééducative, et sociothérapie d'accompagnement et d'indemnisation du handicap. Outre ce que cette invalidation peut avoir de désespérant, par l'affirmation erronée de la chronicité et de l'incurabilité de cette maladie, comme de bien d'autres, nous constatons déjà que cet abord de la maladie psychique a un coût économique énorme, et qui ne peut que croître compte tenu des perspectives offertes. Surcoût, c'est-à-dire manque, qui nous échappe du fait qu'il y a transfert de budget, de la santé à la solidarité sociale.
De quoi susciter bien des angoisses, non ?