C'est à partir de la lecture du livre de Michel Chaillou, Virginité,
que je me propose d'introduire la question de la place d'une femme au
regard du refoulement, ayant pu entre les lignes de ce livre, écrit à
partir du journal d'une jeune fille de la fin du XIXe siècle, née dans
le brouillard de la Vendée, rencontrer les éléments clés, autant ceux
pris dans le champ du langage (les arrangements des phrases, la force
des mots), que ceux articulés au travers des places qu'occupent les
personnages environnant son existence. Ce sont ces repérages qui vont
pouvoir, il me semble, rendre compte de la nature du sol, si je puis le
dire ainsi, sur lequel prend naissance une place côté femme ou alors
encore plus justement, sur lequel émerge le désir sexué de cette jeune
fille au lieu de l'Autre.
C'est à partir de la lecture du livre de Michel Chaillou, Virginité, que je me propose d'introduire la question de la place d'une femme au regard du refoulement, ayant pu entre les lignes de ce livre, écrit à partir du journal d'une jeune fille de la fin du XIXe siècle, née dans le brouillard de la Vendée, rencontrer les éléments clés, autant ceux pris dans le champ du langage (les arrangements des phrases, la force des mots), que ceux articulés au travers des places qu'occupent les personnages environnant son existence. Ce sont ces repérages qui vont pouvoir, il me semble, rendre compte de la nature du sol, si je puis le dire ainsi, sur lequel prend naissance une place côté femme ou alors encore plus justement, sur lequel émerge le désir sexué de cette jeune fille au lieu de l'Autre.
La lecture que je rapporte aujourd'hui essaiera d'éviter l'abord habituel à travers la confrontation féminin/masculin, puisque cette orientation risquerait en effet, pour ce que je souhaiterais faire entendre, de nous propulser dans un confort de pensée qui reposerait sur le couple plus/moins - avec/sans, même si cela reste néanmoins toujours fondé d'un certain point de vue. Également, je ne parlerai pas du réel, de l'impossible entre un homme et une femme, même si c'est à partir précisément de cet endroit que je me situe pour vous en parler, puisqu'il va s'agir de soulever l'insaisissable, voire l'inacceptable de cet être-ange occupation du lieu de l'Autre.
La place offerte à une femme est à situer dans le discours, dans l'inter-dit d'un énoncé, si ce n'est en dessous, voire même hors de cet énoncé. Elle est en quelque sorte objet dans la phrase, objet du désir de l'Autre comme tout parlêtre, mais également objet dans le désir de l'Autre. Nous pourrions dire qu'il n'y a existence de cette place qu'à la condition qu'elle puisse s'offrir au désir de l'Autre. C'est là déjà pour elle, une première prise sur quelque chose, dans cette aliénation à l'Autre, aliénation à l'incertain. Pourrait-elle en pâtir, en souffrir, dans ces moments d'égarements où la valeur du signe prévaudra souvent sur celle du signifiant, dans ses moments d'absence de fondement, quelque chose semble obligé de demeurer à cette place : mais pourquoi ? Voilà la question que j'aurais bien voulu ne pas laisser trop dans le lointain. L'auteur du livre dira d'ailleurs à propos de la jeune fille : « ...on croit la tenir un moment et de l'autre on la perd... ». C'est déjà rapidement repérer ce qui fonctionne pour elle sur être et n'être pas ou plus justement, sur l'illisible dans le registre des existences. N'est-ce pas aussi là, dans l'intervalle de ce qui est, et de ce qui n'est pas, indiquer la présence d'un lieu symbolique qu'une femme aura à maintenir pour circuler dans son désir ? Un discours sans paroles serait alors peut-être la seule façon de lui ménager un domicile, mais il se trouve que de surcroît on lui a donné la parole ! Le fallait-il vraiment ? Tandis que cette parole, elle l'a occupée avec grande facilité. Mais cette parole lui a-t-elle permis d'être inscrite dans le registre des existences ? Et ce don de parole, d'où lui viendrait-il et qui le lui aurait fait ? Serait-il seulement, la simple conséquence des effets d'une fonction symbolique première, celle impliquée dans la prise du langage par l'enfant dès son entrée dans le monde pour ne pas mourir ou tenter d'attraper une implication dans le discours de l'Autre ? Mais en ce point pas encore de distinction garçon, fille. Ou bien alors, ce don a-t-il été révélé dans la flamme sous-jacente du travail du poète, ou de l'homme interrogé par l'objet de son désir ? Cette femme ou plutôt cette place Autre, devait déjà se trouver quelque part prise en compte pour quelques-uns, située dans la musique des mots, évoquée tantôt à travers le divin de l'objet voix ou le mystère de la Beauté, cet inaccessible que met en tension l'objet regard, si ce n'est encore logé dans la blancheur et la pureté de l'objet sein. Donc, un lieu depuis longtemps a été désigné pour cet être-ange objet cause du désir. Mais, qui est ‘‘Elle'' ? Parlante, sans doute aussi pour dire combien elle ne saurait y être toute en cet endroit, voire parfois, grand malheur, qu'elle n'y serait plus du tout. C'est ce qui la sauvera. Muette, refusant d'entrer dans les galeries du langage, refusant d'ek-sister dans cette relation à l'Autre, c'est sa perte réelle qui surgit, parce qu'elle risquerait d'y rencontrer cette extrême pureté, qui n'est autre folie que sa disparition.
Ainsi, ce n'est qu'en tant que pas-toute à ces tentatives, qu'elle circule sur cette marge libre, sur laquelle l'écriture semble arriver souvent, suppléant à cette vacuité sans borne, sans bord, recouvrant en partie, pour un temps, ce rapport à l'Autre qui lui arrive de façon directe. Ne pas cesser d'écrire l'indicible pour l'inscrire en travers, comme venant couper l'axe de cette relation d'urgence nouée à cet Autre délité. Recouvrir son périlleux appel, celui précisément pris dans le présent de ce trou par lequel se propulse la question de l'être. Qui suis-je ? Où suis-je ? Pour qui ? Énigmatique désir porté en ce lieu de l'Autre, celui qui en appelle à être quelque chose ou à être aimée, car nous savons que porté au plus haut, cet appel d'être peut emmener avec lui l'impossible en procès.
Elle ne l'a pas, puis elle ne l'est pas, ce redoublement de la perte de cet objet pris au sein de la mère, va rester en suspend au côté de l'Autre maternel, premier. C'est sur ce réel primordial, cet en dessous de la ligne d'horizon où la mère devient réelle, évidée même, du seul objet d'amour, c'est en ce lieu de la détresse que provoque cette rencontre que va se produire l'objet perdu. De cet objet perdu y adviendra-t-il un sujet, tel un point constructif à l'horizon de la ligne, susceptible de pouvoir refouler cette figure de l'objet premier qui sinon l'exclut du principe normal ? Pour la jeune fille, ce point n'a pas de semblant. Va-t-il s'agir plutôt de composer désormais avec ce reste en puissance, en essayant de le déplacer par toutes les inventions, pour qu'il reçoive un peu de la lumière de l'Autre ? Est-ce un chemin possible que de se pencher sur la métamorphose en quelque sorte de cet objet premier, mais au risque à chaque instant d'y voir apparaître de plus belle, l'empreinte ou la figure diabolique de l'objet premier ? Ou bien alors y aurait-il un petit autre sur le chemin qui par sa seule présence permettrait que se déplace ce trou laissé ouvert, trou ou trop-plein de perte réelle ? C'est que rien n'est simple pour elle, ni naturel, même si cet objet est la conséquence du lieu de sa réserve naturelle. Peut-être aurait-il fallu attendre qu'il y ait un jour des fleurs, ou l'apparence de fleurs dans le vase pour que l'Autre puisse se présenter sur fond d'absence, par là même désirant ? Ne serait-ce pas une première étape à partir de laquelle dans ce défaut de l'être pourrait se loger une forme de savoir, et non plus une figure, représentant de façon voilée cette vérité qui n'a en ce point, point de langage. Cette première forme, n'est ni de géométrie, ni de matérialité, elle est l'ambassadrice du don d'amour lui-même réponse du don de l'Autre et se déploie tel un reflet qui aurait cette particularité d'être surface d'un support du signifiant du manque dans l'Autre. Le moteur de la représentation porterait donc sur cette fonction de l'Amour, ce supposé, en tant qu'il est ce désir adressé à l'Autre, cet ultime recours. De là, le petit être débutant pourra sans doute se constituer un corps à partir duquel pourra se mouvoir l'horizon de l'être. Ce corps ainsi formé, corps de l'Autre, sera un premier temps symbolique, un pari sur cet objet d'amour glissé dans la boîte aux lettres du grand Autre. Suffira-t-il pour constituer un désir ou alors un sens, une direction dans l'existence ?
Espérant avoir dégagé pour vous l'éventuel chemin à prendre afin de rejoindre le lieu de mon questionnement, je vais en quelques mots vous parler de cette jeune fille âgée de vingt ans qui s'appelle Marie de son prénom et Logeais de son nom. « Pourquoi j'ai décidé de parler, c'est qu'on veut me marier ». Elle écrit ce journal du fin fond de sa Vendée natale, fort éloignée de tout. Vivant seule avec sa mère qui lui amène la question du mariage. Mais « Pourquoi se marier ? », s'interroge Marie. Avec son journal elle entretiendra une relation marquée d'une certaine pudeur, puisque ce sera bien plus loin dans le livre qu'elle osera lui confier son profond désir. Ce désir qu'elle éprouva pour un homme venu d'ailleurs, passant par là au hasard, un étranger qui repartira sans elle.
Marie Logeais s'appelle-t-elle. La question est posée : où loger Marie dans le désir de l'Autre ? Telle est au fond la trame essentielle de son texte car c'est bien entendu cette question du lieu, si présente, qui se rencontre d'emblée mise en évidence dans ce livre, seul chemin à emprunter pour rendre compte de l'existence de Marie, « Marie noire ou Marie blanche » comme la désignait sa mère à propos de l'étrangeté que lui présentait sa fille. Marie se cache ? Ou bien est-ce son singulier rapport aux choses qui la cache ?
La nature court vers elle, l'air, le ciel, les ruisseaux, la forêt. Elle a : « ses voix du jardin... Faudra d'ailleurs qu'un jour je m'en explique ». Puis elle se rend parfois vers cet autre endroit où, allongée sur un banc oublié, elle s'adresse au « Très Haut » comme elle l'appelle. Cette très haute adresse en quelque sorte, qu'elle cherchera par delà le brouillard et l'opacité des bocages.
Notez également la présence du grenier, qui se dessine comme la ligne d'horizon de la maison maternelle, cet intérieur replié sur lui-même. C'est une bibliothèque des guerres de Vendée que son oncle lui a léguée. De ces lectures émergera la révélation de l'esprit de finesse de la jeune fille, son désir de savoir, savoir sur les guerres, la révolution, une façon d'ouvrir les portes sur le monde des hommes, aussi sur celui des femmes avec les hommes, un lieu de l'Autre porteur d'humanité. À travers ses lectures ce sera une façon de distinguer la place du S1, ce vecteur qui unit et sépare. Rencontrer les injustices, les causes oubliées, les idéaux, les symboles, c'est-à-dire ce qui construit l'Histoire.
Existerait-il une histoire à raconter sans la vectorisation du S1 ? Enfin, en arrière-plan de son journal, se cache un endroit plus énigmatique encore, celui déterminé par l'existence d'une grand-tante portant le même nom qu'elle, Marie Logeais et qui aurait un jour tout quitté pour partir vivre vers une autre contrée. Cette autre femme, ce i(a), dont elle ne sait rien sinon qu'il est essentiellement porté par le regard de sa mère lorsqu'elle accepte de se laisser interroger, prendra figure de relation manquée, laquelle aurait pourtant pu vêtir la nudité de cet objet qui cause tous ses déplacements.
Marie navigue, flotte en ces lieux, d'un lieu à l'autre, attendrie par les choses qui l'entourent, tantôt bien logée, tantôt délogée : « la pluie vengeresse [...] le ciel qui l'effraie [...] ces paysages cernés de ronces » (entendons celles de la pulsion), avec face à elle, cette contrainte qui lui vient comme du dehors : elle doit se marier ! Ayant peur des hommes, de leurs regards qui « nous détaillent comme des bêtes de foires », à la question des enfants, qui surgit, elle finira par dire : « si seulement on pouvait les faire par les oreilles ». C'est d'abord dans la crudité du sexuel que bien sûr Marie reçoit l'impératif du mariage. De sorte que dès qu'un homme lui adressait un tant soit peu sa courtoisie, il lui fallait vite courir retrouver « le loquet familier ». Y aurait-il chez elle si peu de distance entre le charme de la séduction et l'objet sexuel qui le sous-tend ? Fallait-il comme Lise son amie, rejoindre « le couvent des filles de la Sagesse » et par trop de refoulement, offrir une âme charitable à Dieu, ce réservoir d'objet d'amour, afin de clore la question du sexuel ? D'ailleurs, Lise confira à Marie : « surtout réfléchis bien à deux fois avant de sauter la haie ». Mais Marie se demande si Dieu existe. Ainsi, Lise préféra se faire bonne sœur de la chaîne signifiante alors que Marie, debout sur ce sol incertain, finira-t-elle par parvenir à se décider à : « sauter la haie » ?
Elle parlera des paysages avec réserve et équivoque mettant en avant non pas des représentations mais des signifiants, des représentants. Ainsi, évoquant ses douze ans, elle remarquera : « à l'époque je n'avais pas tous ces mots » et après avoir un jour rendu visite pour la première fois à « la mer à Noirmoutier », elle soulignera « qu'elle a besoin d'un panorama mais d'un qui ne se livre pas à vous d'un seul coup, comme cette mer à Noir Moutier », où elle avait alors jugé « la hauteur des vagues obscènes [...] cette furie [...] cet horizon qui ouvrait grand les yeux ne me disait rien qui ne vaille [...] au bocage on a les haies qui nous protègent des colères de l'absolu [...] or soudain, ici à Noirmoutier cette vastitude... ». À la vue de la mer qui se déchaîne, devant ce paysage de pulsions archaïques, la jeune fille préféra retrouver une chaîne, celle-là signifiante, seule susceptible de vêtir la nudité de ce réel, sans pour autant trop le cacher. Mais jusqu'ici, vous pouvez encore me dire que rien ne fait certitude quant à la naissance de Marie Logeais. Pourrait-elle trouver moyen d'aménager une vie tranquille au « bord de la mère », le devoir de se marier, qui lui vient comme commandement ne la laisse pas en paix et l'appelle à faire coupure, à inaugurer ce passage vers la prise en compte d'un Autre social.
Alors elle décidera de s'approcher de cet homme qu'elle remarqua plusieurs fois passant dans son village. Cet homme l'intrigue, un étranger signalera-t-elle, étranger il me semble, en tant qu'il représente pour elle ce qui demeure radicalement coupé de l'Autre maternel. Mais, est-ce tellement la séparation d'avec l'Autre maternel, ce champ continu, monocorde, qu'elle ne parvient pas à mettre en œuvre ? Ou bien, est-ce plutôt la réalisation même de cette séparation qui aurait chez elle cette particularité de se contenter de rester sans suite, ou de ne pouvoir faire autrement que rester sans suite ?
À travers la lecture de ce livre, se dessine ainsi d'un côté, une Marie repliée sous la voûte maternelle, d'un autre côté, une Marie invoquant, par-delà cette voûte, un ciel, un supposé lieu bienveillant qui pourrait recevoir son appel, lequel se formule dans la question ramassée : où me loger dans le désir de l'Autre ? Mais de ce ciel, la chaîne maternelle n'est encore pas très loin, Marie y retrouve encore cette poussée inconditionnelle vers le « Très Haut », lui-même désignant rien, c'est-à-dire ce que l'on pourrait qualifier à la fois de Virginité pour reprendre le titre du livre, et aussi ce rien, métaphore du « non advenu ». Enfin, troisième côté chez elle, il s'agit de l'entendre suivre ce qu'elle vient sans cesse par l'énonciation de son dire mettre en mouvement, mettre en relief dans son journal et ses déplacements, seule façon de reconnaître sa tentative d'inventer sa propre route, d'essayer de mettre en place dans sa vie, un peu de refoulement sur ce petit quelque chose qui la ramènerait toujours au logis. Mais, son désir celui de réaliser cette séparation, ce détachement, reste pour ainsi dire sans césure, ne lui procure aucune assise au regard de cet Autre qui l'engagerait et qui lui apparaît directement sexué (A barré).
Ainsi pour une femme, l'arrachement de cet objet premier ne pouvant recevoir le blanc-seing peut rester en l'état, simple figure de repli naturel, inflexible aux diverses tentatives de la jeune fille. Figure aliénante, redondante, à laquelle ne peut être associée aucun plaisir ni jouissance. Serait-ce là une figure de défaite pour la jeune fille, ou plutôt de défaillance liée à la trop proche rencontre avec le résidu réel de la perte de l'objet premier ? Perte également confondue du même coup à celle de l'horizon de l'être, c'est-à-dire à la perception même d'un possible devenir. Pourrions-nous dire que la jeune fille viendrait coller là, à cette l'être perdue ?
Il se pourrait parfois que ce lieu de repli devienne dépôt d'un refus, lui-même lié de plain-pied au champ du réel. Ce refus serait alors la conséquence de la mise en service d'un affect à l'endroit de ce « sans recours au lieu de l'Autre ». Pour Marie, comme pour une femme, ce n'est pas toute sur l'axe de la demande d'être aimé, ni toute sur le supposé qu'elle représenterait quelque chose pour quelqu'un, que se joue les cartes de son devenir. Elle sait sans le savoir que son inscription dans le registre des naissances sera dépendante du tour que prendra sa rencontre avec l'autre sexué. Pourrions-nous dire que son « cœur balance » entre d'un côté un grand Autre qui pèse de la puissance du réel de son objet et de l'autre côté un grand Autre barré qui par la seule force de sa barre devra contrebalancer le poids de la perte réelle ? Devra-t-elle prendre place dans le désir de l'Autre à l'endroit de cet intervalle ?
Il lui faudra donc pour ainsi dire cette volonté de le décider, pour s'engager vers l'Autre. Et cette mesure à prendre pour une femme est un point particulier, puisque ce sera en quelque sorte au prix de dévoiler aux yeux de l'autre sa nudité, nue du signifiant, celui-là même qui inaugure l'instance subjective et retient la chute avec l'objet. Honte et pudeur, voici en somme le premier vêtement qu'elle portera au regard de l'Autre. Invitée à circuler dans ce lieu du fantasme inconnu d'elle, reconnue à cette place énigmatique, c'est pourtant à partir de là que son désir prendra sens.
Marie rencontre cet homme qui lui demandera dans un premier temps, aide, nourriture et logis et elle déploiera pour lui, comme elle le met en exergue : « sa bonne âme charitable ». C'est aussi dans ce temps préalable du don, don maternel ou don d'amour, que pourra s'éveiller un désir chez Marie pour cet homme et l'on entend bien dans son parcours que quelque chose reste en suspend à l'endroit de ce passage de l'objet d'amour à l'objet du désir. Ce quelque chose qui laisse en suspend son devenir n'est autre que la place particulière de la jeune fille au regard du désir de l'Autre. Désir ou amour de l'Autre ? Marie saura justement remarquer qu'il ne regardait chez elle seulement que l'âme charitable et non le désir qui de son côté à elle commençait à s'insinuer, bien que le trajet de ce désir ne puisse se réduire à un : désires-tu à l'endroit où tu aimes ? À ce moment de dialectique entre ces deux voies, amour et désir, Marie reste en plan. Dans le désert où la propulse son message, chercherait-elle un signe du désir de cet homme susceptible de pouvoir inaugurer le sien ? Nous savons combien la recherche du signe à tout prix peut renvoyer le sujet dans le cadre précis d'un fantasme celui où s'érige le mur de la blessure narcissique lequel ne fait que couper le sujet du monde.
Ce point de structure particulier chez une femme de se situer d'emblée au lieu de la béance qu'ouvre la question du désir de l'Autre, va la propulser dans les lagunes de la problématique de l'être. À cette jonction de la confrontation entre désir de l'Autre et désir de cet homme s'ouvre pour Marie un espace sans borne et c'est en ce sens que nous pourrions dire que cet objet d'amour, également constitutif de la subjectivité, cet i(a) qu'elle osera déployer pour lui, pourrait s'entendre comme une opération nécessaire de mise en place d'un refoulement en lieu et place de ce « sans bord ». Refoulement à partir duquel prendrait marque signifiante l'impossible mise en rapport d'un homme et d'une femme.
N'est-il point d'autre vêtement possible qu'une femme puisse porter, que celui qui aurait cette façon singulière, de revêtir la béance sur laquelle prend appui la rencontre entre un homme et une femme, c'est-à-dire ce quelque chose qui chez lui comme chez elle conserve cet unique statut d'être seulement indélogeable et insaisissable ?
Janine Marchioni-Eppe : C'est un peu dommage que tu ne nous en dises pas un peu plus.
Marianne Amiel-Dal'bo : Justement, il ne faut pas tout dévoiler. Il me semble que pour une femme, ce lieu de l'Autre, c'est un lieu à protéger, il faut laisser un voile. Elle ne fera partie du registre des existences qu'au moment où elle aura reçu cette coupure d'un autre extérieur à cet autre qu'elle habite trop bien. Ce ne sera pas une coupure à tout jamais, c'est toujours une coupure à rechercher. C'est vrai qu'il y a ce passage du signifiant de ce grand Autre puissant, premier, à ce signifiant du grand Autre barré, ce passage à faire pour devenir un sujet désirant. Mais pour une femme, il n'y a pas de coupure nette, pour toujours. C'est ce qui fait parfois sa déshumanité de rester logée entre ces deux lieux parce que l'un en appelle à l'autre. Je n'ai pas parlé de la jouissance autre, j'ai préféré partir de la question du lieu de l'Autre puisque c'est bien de celui-là qu'elle vient toujours, à partir duquel elle essaie de circuler. On voit bien les femmes avec les fleurs, ces petites choses qui les entourent, elles sont tout attendries par ça. En même temps, il y a l'objet premier à côté de ça, comme dans ces tableaux hollandais où il y a de beaux fruits et ces petits insectes, de petites choses incestueuses dessus. Elle est située entre les deux. À l'horizon pour elle, il n'y a pas de point, ce point supposé du sujet. C'est plutôt un semblant qui ne tient pas.