Le refoulement originaire ce n'est pas vraiment une part refoulée dans la subjectivité mais c'est la part qui a manqué ou qui manque toujours dans le discours de l'Autre et qui a eu pour résultat la production d'un enfant, autrement dit le sujet. Le sujet émerge de cette part dans le discours de l'Autre qui a été manquante, refoulée, tout ce que vous voulez. C'est un dispositif qui, dans notre doctrine, notre conceptualisation, peut être intéressant dans la mesure où il nous rappelle, à chacun de nous, que nous sommes issus d'un manque, ou de quelque chose de refoulé dans le discours de l'Autre.
On m'a demandé de conclure. Bien entendu je ne vais pas faire la conclusion de Charles Melman. D'abord cette réunion de ces deux jours a eu un grand intérêt, elle a été d'une grande utilité car elle nous a montré là où nous sommes un peu hésitants. Un peu hésitants face à un concept qui est déjà marqué par la tradition puisqu'il a déjà plus d'un siècle. Donc je pense que cette réunion est intéressante car elle nous a permis de prendre la mesure des difficultés pas seulement sur le concept mais aussi des difficultés, des résonances dans notre clinique. Donc intéressant. Et j'ajouterai que, même Bernard Vandermersch n'a pas été ennuyeux du tout avec son exposé, bien que j'aurai quand même une petite remarque, pas seulement à l'endroit de ton exposé mais en fonction d'un certain nombre d'interventions. Moi je ne sais pas, mais est-ce que vous en avez entendu un de refoulement originaire ? Non ! Alors déjà ça déplace le problème.
Je proposerai une interprétation du refoulement originaire. Le refoulement originaire ce n'est pas vraiment une part refoulée dans la subjectivité mais c'est la part qui a manqué ou qui manque toujours dans le discours de l'Autre et qui a eu pour résultat la production d'un enfant, autrement dit le sujet. Le sujet émerge de cette part dans le discours de l'Autre qui a été manquante, refoulée, tout ce que vous voulez. C'est un dispositif qui, dans notre doctrine, notre conceptualisation, peut être intéressant dans la mesure où il nous rappelle, à chacun de nous, que nous sommes issus d'un manque, ou de quelque chose de refoulé dans le discours de l'Autre. Et même, j'irai un peu plus loin, il me semble que c'est autour de cette problématique que nous devrions nous interroger sur les procréations médicalement assistées, au sens où ce qui va donner jour à un être est un dispositif qui est sans manque, sans béance parce qu'il appartient au discours de la science. Bien entendu, cet être qui vient de naître d'une technique peut parfaitement être rattrapé par le manque de ceux qui vont le nourrir, le chérir et l'élever. Donc on ne peut pas condamner comme ça brutalement la procréation médicalement assistée. En revanche ce qui est sans doute l'un des grands dangers qui nous attend à ce niveau-là c'est, non pas que ce soient des homosexuels qui soient les "parents" entre guillemets de cet enfant, mais que cet enfant à venir devienne dans notre culture, dans notre civilisation une marchandise et cela nous n'avons aucun moyen de barrer la route à une marchandisation de l'enfant.
Je ferai une petite remarque générale de tout ce que j'ai entendu dont je suis fort satisfait et qui m'a beaucoup intéressé et qui m'a apporté un certain nombre de questions. Il y a ce terme "d'aujourd'hui" que les organisateurs, que je félicite, ont introduit dans le titre et qui peut-être a été un peu oublié sous la masse des rappels théorico-cliniques. Quand Freud a mis en place le concept de refoulement il l'a tiré de la situation morale du moment de cette fin de siècle à Vienne. Cela ne veut pas dire que nous soyons obligés de transformer le refoulement comme un résultat du moralisme. C'est faux de ce côté-là. En revanche il y a quelque chose que Freud va toujours maintenir, je vais vous en lire un petit passage dans un texte de 1927 et je crois que la manière dont il formule la question est tout à fait intéressante.
« Toute culture repose sur la contrainte au travail et au renoncement aux pulsions et par suite provoque inévitablement l'opposition de ceux que frappent ces exigences. Il paraît clairement que les ressources elles-mêmes et les moyens de les acquérir et de les répartir ne peuvent constituer l'essentiel ni le caractère unique de la civilisation. Nous désignons le fait qu'une pulsion ne soit pas satisfaite par le terme de frustration, le moyen par lequel cette frustration est imposée par le terme d'interdiction, l'état que produit l'interdiction par le terme de privation. - on ne peut pas être plus lacanien que ça - Il faut ensuite distinguer entre privation qui touche tout le monde et privation qui ne touche pas tout le monde mais seulement certains groupements, classes ou même individus. »
Et c'est à ce moment-là en ayant posé cette opposition entre le cours des pulsions et la civilisation qu'il rappelle qu'il y a trois désirs instinctifs qui sont ceux de l'inceste, de la cannibalisation et du meurtre, que ces trois pulsions son toujours présentes.
« La force des désirs incestueux se fait encore sentir derrière l'interdiction. » On comprend que l'interdiction a pour fonction, non seulement d'interdire, mais aussi de maintenir quelque chose qui ne peut pas être réalisé, quelque chose qui relèvera de l'impossible. C'est cela que l'interdiction continue, devrait continuer à maintenir. « Le degré d'intériorisation des interdictions varie beaucoup suivant les pulsions frappées par chacune de celles-ci. ». J'arrête là les citations.
Que veut dire ce passage de Freud tel qu'il construit et conceptualise le refoulement, c'est-à-dire comme étant le produit de cet antagonisme entre la satisfaction des pulsions et l'opposition du courant civilisateur, antagonisme qui est venu tisser notre civilisation, et la contrainte, chaque individu étant pour Freud soumis à cette contrainte civilisatrice ? C'est à ce propos que je parle d'aujourd'hui. Je crois qu'aujourd'hui cet antagonisme n'est plus compris, n'est plus saisi, et que ça va avoir des conséquences. J'en cite un exemple, la montée des droits individuels. Comment est-ce que vous pouvez imaginer un système de contraintes qui soit encore opérant dans notre culture avec à côté toute la montée des droits individuels c'est-à-dire la revendication, mais aussi l'obtention de satisfactions ? Nos démocraties modernes, le bouleversement qu'elles ont subi, et ça ce sont les études de Marcel Gauchet et je crois qu'il faut les lire, il faut les méditer, le bouleversement de nos démocraties c'est qu'elles ne sont plus réglées par un pouvoir qui aurait la possibilité de dicter à la collectivité ses finalités et ses buts. Aujourd'hui les démocraties sont soumises à satisfaire les droits individuels et Marcel Gauchet parle d'un renversement, d'un renversement dans nos démocraties. Comment voulez-vous que l'on puisse encore entendre ce dont il s'agit concernant le refoulement, je crois que les difficultés que nous avons eues ce week-end tiennent à ça, on ne voit pas comment dans une civilisation où il n'y a plus cet antagonisme entre les pulsions et les devoirs de notre civilité, de notre collectivité, on ne voit pas comment on peut encore comprendre quelque chose qui serait du registre du refoulement, je veux dire sur le plan conceptuel.
Qu'est-ce que devient, non plus le refoulement, mais le sexuel dans ce dispositif ? Eh bien comme ce dispositif est hypothétiquement la satisfaction de tous mes droits, le sexuel reste comme ce champ, cette entité, ce domaine où, à l'universalité de la jouissance hédoniste il manque quand même quelque chose. Le sexuel est le lieu qui fait donc exception à cette jouissance universelle. C'est-à-dire que c'est là où ça ne marche pas comme le voudrait cet hédonisme moderne. Quel est le but que Freud a assigné à l'analyse ? Vous le savez c'est pouvoir aimer et travailler. Lacan y a ajouté désirer. Je crois que dans cette dimension de cette finalité de l'analyse nous avons le droit de nous poser la question de savoir où viendrait donc s'exercer le refoulement. Je me suis permis ici à Chambéry d'évoquer ce problème en disant que l'objet du refoulement c'était le réel du non rapport. Je ne suis pas convaincu d'avoir persuadé l'auditoire mais pour moi c'est la traduction de ce que l'on me dit régulièrement. Il est bien évident que le sexuel en soit n'est plus l'objet du refoulement.
Alors je vais le reprendre avec ce qui a été évoqué ce matin par Jean-Luc Cacciali et dit hier par Bernard Vandermersch à partir de la chaîne de Markov. Cette chaîne de Markov décrit ce fait que, dans une série de propositions, on peut aussi le mettre dans une série naturelle, il y a un certain nombre d'endroits, de lieux, de postes, de lettres qui sont interdites, impossibles donc à tenir comme tels. Cette chaîne nous fait entendre qu'il y a forcément un trou et que ce trou nous le nommons un impossible en tant que réel. Mais ce qui est là à l'entrée des Écrits de Lacan c'est énorme, c'est aussi un renversement. Parce que si jusqu'à présent en suivant la pensée de Freud et tout ce qu'il a élaboré et ce que je viens de vous citer, la pièce refoulée reste toujours inscrite dans le registre du symbolique eh bien oui, comme l'évoquait aussi Jean-Luc ce matin, nous sommes dans la religion puisqu'on va toujours pouvoir la récupérer, bon à un horizon lointain dans un paradis, mais on va pouvoir arranger ça. Avec la chaîne de Markov, si vous la prenez au pied de la lettre, c'est impossible, vous ne pouvez pas réinstituer ou lever le refoulement, ce refoulement, ce réel va rester, persister à sa place. Donc s'il y a une opération de refoulement dans la subjectivité aujourd'hui c'est au regard de ce réel c'est-à-dire de cette pièce qui manque pour que la chaîne de Markov puisse être totale, remplie. Dans notre relation au non rapport nous sommes à peu prés dans le même processus, dans la même opération, c'est-à-dire que quelque chose ne pourra jamais être atteint.
Alors comment est-ce que nous arrivons nous là dans notre social, je veux dire à cette sorte d'élision, je ne dis pas exclusion, d'élision du refoulement dans notre social ? C'est d'abord parce que notre social est commandé par le discours de la science. On ne va pas dire que le discours de la science forclos, il ne peut pas le forclore ce réel du non rapport, mais il peut nous proposer des remèdes, c'est la technoscience. Et puis dans le discours social, le réel, ça peut, ça doit s'arranger parce que quand même on a fait de sacrés progrès avec le discours de la science. Il y a quelque chose qui met en place une idée que, au fond si ce n'est pas maintenant ça va être un peu plus tard. C'est presque du niveau de ce que nous propose aussi la religion et beaucoup d'auteurs nous ont signalé que la providence a été substituée par l'idée de progrès. L'idée de progrès porte un certain élément de la providence qui avait cours auparavant. Mais les choses sont encore un peu plus complexes. On ne peut pas s'arrêter à ça, on ne vit pas seulement avec des idées, on vit aussi avec des signifiants.
Hier soir nous discutions entre collègues sur le cataclysme financier. Voilà un exemple qui me tombe vraiment bien dans la main. D'où vient ce cataclysme financier. Je vais vous le dire quand même : Monsieur John Rawls. Il a introduit une théorie de la justice en tant que équité. Mais est-ce que vous vous rendez compte ? Mais la justice n'a jamais été juste, ce n'est pas vrai tout le monde le sait. Voilà quelqu'un qui construit une théorie d'une justice qui ne serait non pas juste mais équitable. Alors qu'est-ce que c'est que cette équité ? C'est tout simplement la chose suivante, c'est que le réel, le réel qui occupe notre social, on va pouvoir le réglementer. Alors quel rapport avec le cataclysme financier ? Eh bien cette théorie de la justice en tant que équité a commandé et continue à commander toutes les réformes sociales, toutes les réformes de notre société, y compris notre gouvernement socialiste précédent, à appliquer les règles de la théorie de John Rawls. Le gouvernement de Bush, vous vous étonnez que l'on arrive plus à distinguer droite et gauche, c'est évident, puisque tout le monde applique la théorie de John Rawls, et les réformes actuelles c'est pareil, ça va toujours dans le même sens. Quand je dis aux analystes qu'il faut lire ce texte. C'est effrayant ! Le droit d'intervention international c'est-à-dire l'Irak, c'est écrit chez John Rawls, pas l'Irak mais le droit d'intervention, autrement dit le droit de provoquer un malheur sur un autre malheur. Formidable ! Le gouvernement américain a décidé justement au nom de l'équité de permettre aux gens modestes d'acquérir une maison, de devenir propriétaires, et à cette fin ils ont créé deux organismes dont vous avez entendu parler, garantis par l'État, et qui ont fait chacun une dette monstrueuses en espérant qu'il n'y aurait pas à solder le compte à la sortie mais que ce serait d'autres États qui achèteraient des obligations américaines qui permettraient de fermer le trou. Hélas ! Hélas, ça s'appelait les subprimes. Chacun voulait acheter des subprimes parce que c'était une façon de s'enrichir facilement, c'était des papiers qui promettaient beaucoup de pourcentage de bénéfice. Donc vous voyez où le principe d'équité est allé. Autrement dit voilà, on change un signifiant, justice pour équité, et on le met en application.
Ça ne s'arrête pas là le truc de John Rawls, j'ai sur ma table un livre d'une certaine Susan Moller Okin Justice, gender, and the family, élève de John Rawls et qui a remarqué que chez Rawls il n'y avait pas d'équité entre les hommes et les femmes. Maintenant, la théorie de la justice en tant qu'équité va donc animer un nouveau féminisme Nord Américain, qui n'est pas le féminisme que nous avions connu d'outre atlantique, mais qui est un féminisme réputé doux, plus souple et qui s'intéresse plus à la notion de famille et non pas simplement à l'émergence des femmes dans la société. C'est un féminisme plus intelligent. C'est une élève de Rawls qui a donc élaboré une nouvelle théorie évidemment qui également emprunte également le terme de genre que nous avons déjà évoqué dans notre revue.
Autrement dit, vous voyez la progression, un signifiant, un autre signifiant, etc., mais enfin il y a eu un cataclysme qui fait retour. Et puis de refoulement on n'en parle plus dans cette affaire, ni même de censure ni de mise à l'écart d'un terme, tout s'ajoute, théorie de la justice, équité, équité féminine. Nous allons là comme ça, nous avançons là progressivement. Il y aura bien quelqu'un qui va argumenter sur la théorie de Rawls en ce qui concerne la sexualité. Parce que qu'est-ce qu'il fait finalement Rawls, qu'est-ce qu'elle fait cette théorie ? Elle pousse le réel qui est le nôtre, que ça soit le réel entre les gens dans les relations entre hommes et femmes ou le réel social, il le met dehors. Il le met dehors au nom d'une construction, d'une construction scientifique tout à fait bien faite, sans faille. Donc c'est dans ce glissement que vient à disparaître l'idée même d'avoir à refouler quelque chose, l'idée même de notre réel, puisque tout notre monde va être organisé sans réel. On nous le promet. Sauf qu'il y a ces retours et on va être affecté d'une autre manière que ce qui a été refoulé. Je pense que notre situation doit être prise en compte, notre clinique doit être prise en compte, que ce qui était le dernier échec, la dernière chose qui nous manquait véritablement c'est-à-dire le non rapport, va se trouver grignoté petit à petit par cette entreprise gigantesque que je ne condamne pas, qui consiste à résoudre, à tenter de suturer ce réel. Alors est-ce qu'il s'agit d'un simple refoulement, est-ce que ce réel va être effectivement, je dirais réduit comme la science le montre ? La science nous le montre ; le nouvel anneau du C.E.R.N on va donc approcher un peu plus le réel du savoir scientifique, on va pouvoir résoudre certaines choses. On va peut-être un jour faire exploser le machin, ça on ne sait pas. En tous les cas quand on sera arrivé à l'antimatière ça sera pas mal, je pense, nos problèmes seront instantanément résolus en un millionième de seconde. Parce que les scientifiques ont tremblé en bombardant leur cible, ils ne savaient pas si le processus qu'ils allaient enclencher serait limité ou pas. Parce que vous savez, on prend des risques. Il n'y a pas que les gens qui font du surf qui prennent des risques. Notre société, notre civilisation est furieusement orientée vers cet extrémisme de faire disparaître le réel. Soyons rassurés en ce qui concerne nos patientes et patients ils en sont pour eux, pour l'instant, simplement à essayer de le refouler. Mais, le mouvement imprimé par le discours de la science tendrait à nous faire penser qu'on pourrait aussi pas seulement l'écrire, mais carrément le forclore, forclore les effets de ce réel et le réel lui-même.