Je me propose de partir du séminaire de Lacan Les Écrits techniques de Freud : c'est en effet dans ce séminaire, centré sur la question de l'imaginaire, que Lacan aborde le texte de la Verneinung de Freud . Il invite Jean Hyppolite à intervenir, et lui répond par ses propres commentaires, qu'il reprendra dans les Écrits, avec quelques exemples cliniques : "l'oubli de Signorelli", l'hallucination du doigt coupé chez l'homme aux loups, et le fameux patient de Kris amateur de cervelles fraîches, cas sur lequel je reviendrai.

Je voudrais d'abord situer la démarche de Lacan dans son contexte. Dans les premières leçons des Écrits techniques, Lacan s'oppose à l'évolution de la psychanalyse chez les post-freudiens, centrée sur l'analyse du moi, et c'est précisément au titre de représentant éminent de ce courant qu'il se réfère à Kris. L'article d'Ernest Kris, daté de 1951 et intitulé "Psychologie du moi et interprétation dans la thérapie analytique(2)", donnera un second fil à mon intervention : il me semble en effet que la position de Kris est tout à fait actuelle, elle représente une forme de rationalité à laquelle nous sommes encore confrontés. Il vaut donc le coup de rappeler cette position.

Que dit en effet Kris dans son article ? Freud, dit-il, avec le tournant de la seconde topique, donne le primat à l'analyse des résistances et des défenses propres au moi : il s'agit de « partir de la surface », c'est-à-dire « d'analyser les résistances avant d'interpréter le contenu ». Ce centrage sur la « psychologie du moi » permettrait des modifications de la technique ainsi qu'un élargissement du champ de l'analyse : c'est tout un courant, dit-il, tentant « de rattacher la thérapie psychanalytique à la psychothérapie au sens large du terme ». J'ajouterai deux remarques :
a. Cette position s'appuie sur la primauté donnée à la technique sur la théorie - et selon Kris, c'est déjà la position de Freud.
b. Kris, par là, adopte une position, disons, résolument pragmatique et même progressiste (comme d'autres disciplines, la psychanalyse progresse par des échanges entre collègues chevronnés, par la confrontation de leur clinique, voire par la comparaison de résultats, etc.). C'est avec pas mal d'assurance que Kris oppose à la « technique d'autrefois » qui, selon lui, limitait l'interprétation au ça, la nouvelle méthode d'analyse « par la surface ». Il existe, ajoute-t-il, une situation qui permet d'évaluer la nouvelle méthode par rapport à l'ancienne : c'est « celle de patients faisant une deuxième tranche d'analyse avec un nouvel analyste ». C'était précisément le cas de son célèbre patient amateur « cervelles fraîches », auquel je reviendrai en conclusion.
Que répondre à ce type de position ? C'est aussi la question : qu'est-ce qui fait progrès dans le champ de la psychanalyse ? Mais que faisait Lacan ? On sait qu'il n'amenait pas de cas de sa propre clinique pour soutenir son discours. Sa démarche, c'était de recourir d'une part aux cas princeps, et d'autre part à la lettre de Freud. Recours à la lettre de Freud : « Que tout texte, qu'il se propose comme sacré ou profane, voit sa littéralité croître en prévalence de ce qu'il implique proprement d'affrontement à la vérité, c'est ce dont la découverte freudienne montre la raison de structure(3). » Référence aux cas princeps de Freud, ou bien à des cas de la littérature analytique, repris donc dans un après-coup.
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Revenons au séminaire des Écrits techniques. Pour Lacan, il y a chez les post-freudiens une confusion entre défenses et résistance. La résistance du patient est un effet de son discours ; elle est à considérer, non pas comme un mode de défense du moi, mais comme un effet du refoulé qui tente de se dire. Quand le patient atteint la limite de ce qu'il lui est possible de dire, à ce moment, dit Lacan, se produit un arrêt, et se manifeste le transfert. Alors le discours du patient bascule sur l'axe imaginaire, vers le pôle de l'analyste. La résistance s'incarne là dans le « système du moi et de l'autre » alors qu'elle vient d'ailleurs, de l'impossible à dire. Le discours devient discours du moi, méconnaissance. Cette bascule sur l'axe imaginaire peut se manifester sous la forme d'un oubli.
Mais l'exemple de l'oubli de Signorelli chez Freud montre autre chose : la censure de sa parole en la présence du voyageur inconnu produit des effets de refoulement - refoulement des pensées tournant chez lui autour de la mort. « Mais peut-on ici se contenter de parler de refoulement ? » demande Lacan. La négativité qui se manifeste par cet oubli est d'un autre ordre.
« Ainsi la mort nous apporte la question de ce qui nie le discours, mais aussi de savoir si c'est elle qui y introduit la négation. Car la négativité du discours, en tant qu'elle y fait être ce qui n'est pas, nous renvoie à la question de savoir ce que le non-être, qui se manifeste dans l'ordre symbolique, doit à la réalité de la mort(4). »
C'est ainsi que Lacan, dans les Écrits, introduit au commentaire par Jean Hyppolite du texte de la Verneinung.
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« Là, dit tel patient, vous allez penser que je veux dire quelque chose d'offensant, mais je n'ai vraiment pas cette intention » : c'est, commente Hyppolite, le « refus de ce qui est en train d'émerger au moyen de la projection ». « Maintenant il m'est venu quelque chose, mais manifestement vous me le faites dire(5). » La dénégation apparaît dans une tension entre et le sujet et l'analyste, effet de division de la parole en tant qu'adressée. La dénégation, dit J. Hyppolite, c'est « présenter ce qu'on est sur le mode de ne l'être pas ». « Je vais vous dire ce que je ne suis pas ; attention, c'est précisément ce que je suis (6) » On perçoit le lien entre l'énonciation et la négation. Le sujet reçoit son message de l'Autre mais en l'affectant de la négation. Citons Freud :
« Un contenu refoulé de représentation ou de pensée peut donc se frayer un passage jusqu'à la conscience, à condition de se faire nier. La dénégation est une façon de prendre connaissance du refoulé, elle est à proprement parler déjà une levée (Aufhebung) du refoulement mais certainement pas une acceptation du refoulé(7). »
« Même si nous réussissons à vaincre la dénégation, ajoute-t-il, et à obtenir la pleine acceptation intellectuelle du refoulé - le processus lui-même du refoulement n'en est pas pour autant encore levé. » C'est de ce point que part Kris. La nouvelle méthode d'analyse par la surface qu'il promeut vise en effet à éviter l'intellectualisation.
« Nier quelque chose dans le jugement, au fond, dit Freud, cela veut dire : c'est quelque chose que j'aimerais mieux refouler », c'est-à-dire dont je ne veux pas. « Le jugement de condamnation est le substitut intellectuel du refoulement. » À partir de là, Freud vise à dégager ce qu'il appelle « l'origine psychologique » de la fonction du jugement. Il pose - rappelons-le - l'antériorité du jugement d'attribution sur le jugement d'existence.
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À un premier niveau donc, le jugement d'attribution : attribuer ou refuser une propriété à une chose (Ding), propriété bonne ou mauvaise.
Le jugement d'attribution opère une première séparation entre dehors et dedans, entre ce qui, par Bejahung, est admis dans le moi, et ce qui, par Ausstossung, en est rejeté(8) - mangé ou craché -, cela renvoyant, dit Freud, à la polarité Eros/Thanatos, pulsion d'unification/pulsion de destruction, deux forces opposées mais entremêlées : pas d'admission sans rejet. Nous sommes là au niveau du principe de plaisir. Le dehors, commentera Lacan, ce n'est pas le vaste monde extérieur, c'est une part du moi, cette part qui, étant de l'ordre du déplaisir, « s'inscrit dans le moi comme non-moi, négation, écornage du moi ».
Le champ de la Bejahung est évidé, creusé : exclusion de la Chose, béance du vide. Mais ce qui est rejeté par jugement d'attribution, cette Chose intime et étrangère - ce reste qui n'est rien -, c'est néanmoins cela qui orientera pour le sujet tout son mouvement de retrouvaille.
La déception que la représentation par elle-même n'apporte pas la satisfaction attendue, que la jouissance obtenue n'est pas celle attendue - ce n'est pas ça -, ce cri constitue le premier pas vers ce qui se constituera comme moi-réel.
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À ce second niveau donc, le jugement d'existence : accorder ou contester à une représentation l'existence dans la réalité.
« Il ne s'agit plus maintenant de savoir si quelque chose de perçu (une chose) doit être ou non admis dans le moi, mais si quelque chose qui se trouve dans le moi en tant que représentation peut être également retrouvé dans la perception (réalité). »
L'objectif n'est pas, ajoute Freud, « de trouver un objet correspondant au représenté dans la perception réelle, mais de le retrouver, de se convaincre qu'il est encore présent ».
Car toute représentation est issue d'une perception, elle en est une répétition. La représentation rend présent à nouveau ce qui a été une fois perçu. Il n'est pas besoin que l'objet soit là pour qu'il soit jugé existant : c'est le retour de la représentation qui implique l'existence. Le jugement d'existence juge présent, encore présent, ce qui n'est plus là. Il l'inscrit dans la réalité du sujet : il s'agit là de la réalité psychique, c'est-à-dire de la constitution du lieu de l'inconscient(9).
Mais la représentation a fait l'objet des transpositions (Entstellungen), fusions, omissions qu'opère le refoulement (secondaire). L'objet est perdu.
Ce que Freud appelle « épreuve de réalité » est la tension vers l'impossible retrouvaille, par les circuits de la répétition. Impossible dont le premier pas - nous l'avons vu - est la marque.
La Verneinung est l'opérateur du jugement d'existence. C'est à ce niveau qu'intervient le principe de réalité. Alors que le refoulement porte sur la chaîne signifiante, la Verneinung se situe au niveau du discours - discours par lequel le sujet tente de faire reconnaître son désir, discours organisé par le symbole de la négation.
Ce que Lacan retient de plus essentiel dans le commentaire d'Hyppolite, c'est d'avoir marqué « la différence de niveau dans le sujet, de la création symbolique de la négation par rapport à la Bejahung(10) ». Au premier niveau, il y a admission dans le champ du signifiant ou rejet dans le Réel ; au second niveau, la création du symbole de la négation permet à la fonction du jugement de s'exercer. Le non s'origine de la pulsion de destruction, de l'Ausstossung, mais il porte sur ce qui a été admis par Bejahung. En tant que symbole, il permet de s'affranchir quelque peu du refoulement et de parvenir à une reconnaissance de l'inconscient.
Affirmation et négation ne sont pas symétriques : il n'y a pas de symbole de l'affirmation, et le symbole se constitue à un autre niveau, comme négativité. Sur le plan du discours, affirmer, c'est donc nier la négation.
Cette différence de niveau, Lacan la qualifie de « sorte de haut col ». Un haut col séparant ce qui relève du refoulement (rêve, oubli...) - champ de la Verneinung - de ce qui relève d'une autre modalité, une modalité dans laquelle le retour se fait dans le réel - de façon subie pour l'homme aux loups, agie dans le cas de l'homme aux cervelles fraîches.
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Rappelons qu'il s'agit d'un universitaire brillant qui ne peut poursuivre sa progression ni publier ses importantes recherches. Il en est empêché, étant « en permanence assailli par la compulsion à prendre les idées des autres », en particulier celles d'un jeune collègue, un ami intime - jusqu'au jour où il tombe sur une publication développant la thèse qu'il était sur le point de publier.
« Il me semble alors, dit Kris, si bizarrement enjoué et si excité que je crois bon de l'interroger en détail sur ce texte qu'il craignait plagier. » Rien ne semble justifier les craintes du patient. « Notre patient, poursuit Kris, avait fait dire à l'auteur exactement ce que lui, en fait, avait voulu dire. » Cela amène Kris à faire cette interprétation : « Il n'y a que les idées des autres qui sont intéressantes, ce sont les seules bonnes à prendre : s'en emparer est une question de savoir s'y prendre. » On connaît la réaction du patient, son silence suivi de l'aveu - mais est-ce un aveu ? - de l'habitude qu'il a depuis quelque temps d'aller après les séances au restaurant manger des cervelles fraîches.
Ce qui est surprenant est que Kris ne commente aucunement cette réaction de son patient. Mais que dit Lacan ?
1. Dans le séminaire des Écrits techniques d'abord : « Incontestablement, dit-il, l'interprétation est valable(11). » Il ajoute même que la réponse du patient confirme l'interprétation. Son erreur est que, par sa méthode d'analyse par la surface, il méconnaît le niveau du discours.
Mais ce qui m'intéresse ici n'est pas l'erreur de Kris, c'est ce que Lacan dit du cas en relation à la Verneinung. Chez ce patient, dit-il, la dénégation prend la forme de l'inversion :
« ... la relation à l'autre, pour autant que tende à s'y manifester le désir primitif du sujet, contient toujours en elle-même [...] cet élément fondamental originel de dénégation, qui prend ici la forme de l'inversion.(12) »
2. Au contraire, dans la reprise des Écrits, Lacan critique durement Kris : celui-ci - d'avoir posé à la réalité du sujet, « à son monde, les questions auxquelles il devrait répondre lui-même (13) » - a procédé à un forçage ayant mené le patient à un acting-out - acting-out en ce que cet agir n'est pas subjectivé. Cet acting-out témoigne, ajoute Lacan, de l'« émergence d'une relation orale primordialement ‘retranchée'(14) ».
Kris apparaît avoir méconnu que la constitution de la réalité se fait sur la base d'une « première bipartition »(15), de ce premier partage qu'opère le jugement d'attribution.
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En contrepoint de la présentation de la Verneinung, j'ai voulu mettre en valeur la démarche de Lacan telle qu'elle s'illustre dans son commentaire, et en l'opposant à la position des tenants du courant post-freudien. Lacan ne part pas, comme ceux-ci, de cas particuliers dans un empirisme qui conduit à s'éloigner du texte freudien ; au contraire il revient à celui-ci, en en repérant du même coup, dans le mouvement psychanalytique même, les effets de refoulement et de méconnaissance. Mais sa position vis-à-vis des auteurs auxquels il se réfère est plus nuancée qu'on ne le pense souvent, et non pas systématiquement critique - du moins dans ses premières années d'enseignement.
C'est ainsi qu'il progresse, en revenant régulièrement sur les mêmes exemples cliniques pour les lire à nouveau et les agencer à chaque fois autrement par rapport à ce qu'il est en train d'élaborer, et dans une confrontation à ceux qui l'ont précédé, mais une confrontation de plus en plus conflictuelle, « position conflictuelle - dira-t-il - nécessaire à l'existence même de l'analyse(16) ».
Cette démarche de Lacan, on peut la qualifier de dialectique au sens plein, en ce qu'elle met au travail cette dimension de la négativité qu'il a repérée, avec Freud, comme constitutive du discours même.
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(1) La présente intervention doit beaucoup aux deux années du Collège d’enseignement de l’ALI consacrées au thème du refoulement.
(2) “Ego psychology and interpretation in psychoanalytic therapy”, The Psychoanalytic Quarterly, vol. XX, n°1, janv. 1951 (trad. fr. in Ornicar ?, n°46, juill.-sept. 1988, p. 5-20).
(3) “D’un dessein”, Écrits, p. 364. (C’est avec ce petit texte que Lacan introduit la reprise, dans les Écrits, de ses commentaires de l’intervention d’Hyppolite.)
(4) “Introduction au commentaire de Jean Hyppolite sur la Verneinung de Freud”, Écrits, p. 379.
(5) Études sur l’hystérie, PUF, p. 226  (Freud a donc repéré très tôt la fonction de la dénégation dans la cure).
(6) J. Hyppolite, “Commentaire parlé sur la Verneinung de Freud”, in Écrits, p. 880.
(7)“La dénégation”, trad. EPEL. Quelques lignes plus loin : “… une sorte d’acceptation intellectuelle du refoulé tandis qu’en concerne le refoulement l’essentiel continue d’exister.”
(8) Ce que Lacan reformulera comme admission dans le « champ du signifiant primordial » ou rejet (Ausstossung) hors du Symbolique, non-symbolisation (Sém. III, Les psychoses, éd. Seuil, p. 176).
(9) Cf. le commentaire de la Verneinung par P. Thèves et B. This, Le Coq-Héron n°8, 1982.
(10) “Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la Verneinung de Freud”, Écrits, p. 382.
(11)  Ed. ALI, p. 116, Seuil, p. 72.
(12)  Ed. ALI, p. 117.
(13)  “Réponse au commentaire…”, in Écrits, p. 399. Cf. aussi “La direction de la cure…”, in Écrits, p. 598-600.
(14)  Ibid., p. 398.
(15)  Cf. Séminaire III, Les psychoses, éd. Seuil, p. 171.
(16) Séminaire XI, Les quatre concepts…, éd. Seuil, p. 116.