Argument :

Ce n'est pas un hasard si la notion de métissage, au-delà de son acception commune, résiste à une définition univoque et satisfaisante. Sans doute que la question du métissage porte en elle-même ses propres résistances dans la mesure où elle ouvre un champ paradoxal où l'équivocité bien souvent apparaît sous le mode de l'ambiguïté, à défaut d'être située dans la structure. L'un et l'autre, l'un ou l'autre, ni l'un ni l'autre, logiques inclusive ou exclusive qui s'avèrent là inopérantes. Mélange, mixité, rencontre, croisement, échanges, etc… toute une portée paradigmatique où ces termes ne sont pas forcément synonymes si l'on est attentif à leurs implications.

Mais il importe de situer d'abord la question dans ses incidences en articulation avec le thème du colloque à venir : Quête d'identité et relation d'altérité. Le métissage est une des questions qui se prêtent à articuler de façon pertinente le problème de la quête d'identité et le rapport à l'altérité. Il convient de le préciser, la question pour nous porte d'emblée au delà du biologique — c'est à dire le croisement des races — et a trait au croisement des cultures, des civilisations, des langues, des religions, des arts, etc…

Un rapide balayage du livre de Lévi-Strauss, Race et Histoire, dans le cadre de la contribution aux brochures de l'Unesco consacrées au problème du racisme en 1952 — à lire aussi le commentaire qui suit de Jean Pouillon — dégage des questions relatives à la disparité des cultures, à la rencontre et à la séparation des cultures. Et cela, dans des contextes très différents comme l'immigration, les conquêtes des peuples et des continents, la colonisation, la post-colonisation… Il convient aussi de préciser que la question de la colonisation, n'est là qu'une illustration d'un métissage impossible comme nous le verrons avec l'exposé de Maria Rougeon, qui concerne plus particulièrement ce positionnement subjectif par rapport à une culture dominante, par rapport à un S1 ou signifiant-maître, mais dans les conditions d'une logique de domination et de subordination de l'autre. (1)

Il semble que la question pour nous, porte au-delà, partant de ces deux constats, à savoir:

♦ l'opposition entre des entités culturelles qui auraient tendance à se dresser l'une contre l'autre et ce, jusque dans la communauté analytique, comme nous l'a souligné Jean-Paul Hiltenbrand. C'est-à-dire lorsque nous avons affaire à des rivalités qui mènent à l'exclusion, au rejet et nous avons là un dispositif imaginaire, en miroir.

♦ et puis les poussées identitaires, à savoir l'affirmation, voire l'exacerbation de plus en plus actuelle des identités au nom d'un idéal ou d'une religion ou de n'importe quel signifiant de ralliement.

Cette obsession identitaire n'est pas sans être accompagnée bien souvent d'une illusion de retour aux sources, de retour aux origines… bref un mythe de retrouvaille avec l'objet perdu, ce qui peut-être rapproché d'un dispositif quasi-incestueux.

Opposition entre des entités culturelles ou poussées identitaires, ce sont là deux « formations » en quelque sorte qui ont plutôt tendance à s'opposer à un certain métissage.


Alors, pourquoi de tels mouvements de différenciation d'avec l'autre aussi insistants…de telles affirmations identitaires jusqu'à l'obstination, poussant au fanatisme ou à l'attachement au traumatisme ? Faut-il y voir justement le défaut d'un trait — défaut d'identification, rabattu sur la question de l'identité ? — comme le suggérait Christine Gintz à la dernière réunion. Faut-il y voir également une carence, un défaut de ce qui va faire référence, ce qui va faire autorité dans la rencontre entre les langues et les cultures ? ou bien une carence de vectorisation phallique à l'intérieur de chaque culture ? De quel bord est-on, à quel mythe originaire va-t-on s'accrocher, lorsque vacille ce qui fait autorité pour tous ? Sans doute que la perte des repères phalliques, des repères symboliques, est tangible là où se rencontre cette forme d'errance, qui peut être partagée des deux côtés de ce qui s'affirme dans l'opposition des cultures.

Nous disions donc métissage. Mais alors qu'est-ce qui se métisse ? et à quelles conditions ? Métisser est autre chose que mélanger… Nous n'avons pas fini avec un certain nombre de mythologies qui habitent le discours du métissage  aussi bien passé qu'actuel. Parce qu'à l'inverse, lorsque le métissage est posé comme un impératif ou comme un idéal de fraternité et de solidarité — bref, un idéal de communication entre les peuples — ce métissage a du mal à se dégager de l'idéologie et des mythes qui le traversent dans son histoire et dans son actualité. Soit, l'impact de l'idéologie relative au libéralisme économique, et qui pousse à l'uniformisation et à la globalisation. A savoir aussi un certain mythe de fusion entre les peuples et les cultures au-delà de toute frontière — qui n'est pas sans porter tout le poids d'une certaine culpabilité, avec cette visée de réconciliation dernière, comme par exemple entre l'Ancien Monde et le Nouveau Monde. Et puis ce mythe aussi, qu'il pourrait y avoir au fond un signifiant-maître qui serait le même pour tous et qui vaudrait pour tous, qui tiendrait lieu de référent universel. On reconnaîtra ce qui tient du mythe de Babel, ou l'émergence d'une forme de totalitarisme. Au point où nous en sommes, il importe donc de prendre ses distances par rapport à des lieux communs — c'est le cas de le dire — par rapport à toute une mythologie, par rapport à tout un registre sémantique où pullulent dans une oscillation vertigineuse, des mots comme intégration, assimilation, spécificité, diversité etc… qui sont, pour chacun couplés à leurs contraires.

C'est-à-dire que chacun de ces termes se ramène en fin de compte à une dénégation de l'altérité, et les discours qui les véhiculent, culminent précisément dans des moments où s'accusent les fractures sociales et subjectives.

Que dire par exemple d'un brillant homme de lettres — Aimé Césaire — avec le parcours qu'on lui connaît, qui va récuser l'assimilation culturelle en vertu d'une spécificité nègre ? On l'apprécie davantage comme poète et on le retrouve mieux quand il dit « ma poésie parle pour moi (…) c'est là que je suis » p.47. Mais alors pourquoi va -t-il chercher du côté d'une culture de la Négritude qui retrouverait les racines du Nègre Fondamental ? p.27. Si ce n'est qu'il laisse entendre là son attachement à l'histoire, au traumatisme de l'esclavage (p.29). Le signifiant « nègre » a à voir bien entendu avec les  « négriers ». Ce traumatisme de l'esclavage peut-il venir en place d'un refoulement originaire entendu comme condition du parlêtre ? Ce traumatisme est-il à même de déterminer et de définir une essence nègre ? Il ne semble pas, à ce titre, que l'on doive rester serf de l'histoire… Pourtant, Aimé Césaire a, par ailleurs, repoussé l'idée d'une essence de l'âme noire, mais pour retenir l'idée d'une « spécificité nègre »… Il y a là sans aucun doute un refus du métissage. En outre, cela pourrait nous poser question autour de ce que serait plutôt une identification qui prendrait en compte le défaut de l'origine, voire l'identification au défaut même qui nous semble autrement prévalente.

Mais peut-être que tout ce qui nous apparaît là sous les traits de l'ambivalence, de l'ambiguïté, de la duplicité, n'est autre qu'un paradoxe inhérent à la structure, et dont la reconnaissance — la prise en compte de l'Autre inconscient — serait à même de ménager quelque peu, sinon apaiser le lien social. Un paradoxe qui semble d'ailleurs lisible depuis que nous avons des réunions de préparation où se profile une certaine perplexité.

♦ D'un côté, l'identité est posée comme une quête illusoire, mythique, au sens d'une identité originelle ou dernière, au fond inaccessible.

♦ D'un autre côté, l'identité insiste en quelque sorte, et en appelle à une sorte de nécessité de s'accrocher à quelque chose de familier ou à des repères auxquels chacun peut se fier.

Autrement dit une identité, ici à l'extérieur de soi.

Et ce paradoxe semble irréductible dans son double mouvement. Ne faudrait-il pas partir d'une lisibilité de la structure pour poser de façon juste la question du métissage, comme étant celle d'une position subjective impliquant une disposition singulière en même temps qu'une exposition à l'altérité ? La question du métissage apparaît alors comme quelque chose qui intéresse éminemment le lien social jusque dans son actualité sociale et politique — c'est la question d'un lien social pouvant se supporter de l'altérité, non sans être articulée celle-ci au désir de l'Autre, et non sans prendre en compte la présence d'un réel — c'est à dire ce qui fait limite au métissage, l'impossibilité qu'il peut rencontrer, c'est à dire là où l'écart ne peut être comblé. Ainsi approché, le métissage est ce qui nous éloigne le plus d'une identité composite, d'un mythe originel ou d'un syncrétisme idéologique. Et c'est une question politique au sens où elle intéresse la Cité, ses possibilités pour accueillir des métissages, et la capacité des uns et des autres à vivre ensemble. Comment faire tenir ce qui tient lieu de repères et accueillir l'hétérogène à la fois ?  Ou comment préserver cet écart différentiel  dont parle Lévi-Strauss — ce jeu des différences dans la différence, ou ladifférance selon Derrida — tout en veillant à la question du lien, un lien qui ne serait pas religieux mais qui impliquerait un nouage. Comment les choses en effet se dialectisent dans cette «  double et contradictoire expérience de l'étrangeté et de la familiarité » ?

Le métissage est dans l'histoire des civilisations et des cultures — au travers de multiples échanges — comme un principe d'instabilité dynamique, un long processus de transformation dans le temps. Ce que l'on appelle la civilisation, passe justement par la coexistence et le dialogue entre les cultures, et non par l'anéantissement de l'une par l'autre. Métissage, tissage, tressage, avons-nous évoqué dans notre groupe de travail… Faut-il rechercher une référence commune — comme une…en deux mots ? cf. l'exposé de  Dominique Janin Duc. Par exemple, la raison peut-elle constituer cette référence commune — du moins en ce qui concerne les cultures relevant du monothéisme — les trois monothéismes peuvent-ils partager cette référence ? A moins de l'écrire avec un l'a, « l' a-raison »…

Il semblerait cependant qu'il y ait un pont de passage entre les cultures, à partir de la question de la langue. Que le métissage ici en passerait par la reconnaissance de la langue de l'autre — vecteur essentiel en tant qu'expérience vivante de l'Autre de la langue, une langue donc partagée, et qui circule. Mais cela est-il suffisant ? L'expérience d'Aimé Césaire — alors même qu'il est habile à déployer des possibilités propres à la langue dans son œuvre littéraire et poétique — vient montrer que cela n'est pas suffisant.

Pour autant qu'il subsiste un réel à l'intérieur de chaque langue ainsi qu'un réel dans le passage d'une langue à une autre langue, il reste à prendre la mesure de l'expérience du langage et des discours qu'il véhicule, d'où résultent un certain nombre de déterminations. C'est qu'il y a à prendre la mesure de cette dimension de la fiction dans la langue et dans le langage — création de « réalités fictives » auxquelles le sujet reste suspendu. Cette part de fiction a trait aux déterminations langagières propres à la langue et au discours et pose la question d'un réel dont le langage ne peut rendre compte. Car ce n'est pas seulement la langue de l'autre qui est impliquée, mais c'est aussi l'Autre comme lieu du langage.

Pour illustrer autrement le problème qui se pose ainsi, nous pourrions évoquer deux positions subjectives fort différentes quant à leurs conséquences :

♦ l'une en référence au passé, lorsque Christophe Colomb accoste en Amérique, à Haïti — à l'occasion de son deuxième voyage ? — il ne peut même pas concevoir, tant il est pris dans une négation de l'altérité, que l'autre puisse parler une autre langue, différente : Il pense que les indiens parlent en fait la même langue que lui, mais qu'ils en déforment les mots. Alors, il croit les comprendre en corrigeant leur supposée prononciation erronée des mots qu'il croit reconnaître ! Ainsi, l'incompréhension, résulterait non pas d'une différence de langues, mais de ce qui serait selon lui une déformation d'une même langue, la sienne en l'occurrence.

♦ l'autre position, c'est en référence à l'actualité, suite au problème dit des banlieues, dans une émission à la télévision, une jeune femme, professeur de lettres, recevait des conseils bien mal avisés d'un homme politique sur la nature des textes au programme et qu'il y aurait lieu de les remplacer par je ne sais quoi de jugé plus accessible, sous prétexte que ses jeunes-là, dans les collèges de ZEP, n'avaient rien à faire des classiques, de Molière, de Racine… alors qu'elle avait encore le désir de faire passer une certaine culture, disons de base, et qu'elle était plutôt satisfaite de son expérience, à l'instar de ce que montre le film « L'esquive ». Voilà deux positions subjectives à l'égard du métissage, à partir de la manière de se situer à l'intérieur de sa propre langue, non sans rapport avec la façon de se situer par rapport à la langue de l'autre. C'est-à-dire, pour le moins, cette reconnaissance de la dimension de l'Autre dans la langue, présente à l'intérieur de chaque langue. Christophe Colomb a affaire à une langue en quelque sorte auto-référencée, qu'il présente comme un système de signes, un code, un système fermé et unique : clôturé en lui même et par rapport aux langues étrangères qu'il méconnaît — assez pauvre pour un explorateur ! L'enseignante, elle, ouvre la langue à  une certaine culture, à cette dimension de l'Autre, ce « dépôt » ou sédiment que transporte la langue à travers les siècles. Nous avons affaire là à Lalangue, en un seul mot — affaire de bain de langage, de texture — mais en tant qu'elle peut aussi interagir avec, trouver quelque résonance  dans la langue de l'autre.

Bien que l'on puisse dans certaines rencontres, comme dans la musique par exemple, se passer de la langue, la langue comme expérience vivante reste, sinon un minimum requis, du moins un vecteur essentiel d'un certain métissage qui redonnerait au langage toute sa consistance et réhabiliterait jusqu'à sa fonction poétique, tout en ménageant la place d'un réel.

Une logique du métissage pourrait être une logique de l' « inter », de ce qui circule entre, de l'un à l'autre, d'un signifiant à l'autre — et non de ce qui se fige dans l'entre-deux — une logique en mouvement, en filigrane entre les lignes. Et le problème est d'autant plus vif ici quand le sujet ne peut pas faire le pont, et qu'il pose notamment une culture donnée en critique par rapport à une autre. Notons aussi que la revendication identitaire est d'autant plus virulente quand il y a ignorance de la culture dite d'origine… Nous dirons pour terminer, que le métissage au fond, c'est ce qui produirait une brèche dans l'illusion d'un « soi » en introduisant le discours de l'Autre : il est ainsi référé à un troisième terme. Cette disposition de structure, à la fois particulière et universelle, nous semble déterminante dans la relation à l'autre et conditionne de possibles échanges.


Je vais m'arrêter sur ces quelques lignes à venir de Jorge Luis Borgès dont le parcours très riche ainsi qu'une grande culture, s'associent à une prédisposition subjective qui donne lieu  à une œuvre littéraire aux reflets variés. Une œuvre avec un certain relief si tant est que le paradoxe puisse se définir non pas de l'exclusion des contraires, mais de la coexistence d'éléments hétérogènes. Ceci, bien qu'il ait été tenté par un certain universalisme comme peut en témoigner par exemple La bibliothèque de Babel dans Fictions ou le fait qu'il voulait « écrire une page, un paragraphe, un livre qui soit pour tout le monde  » Dans ce recueil de textes l'Auteur et autres textes qu'il considère comme le plus personnel, quelques passages de la nouvelle intitulée Borgès et moi — traduit de l'espagnol par Roger Caillois, Ed.Gallimard — Citation Borges p .103 et 104 :

« C'est à l'autre, à Borgès, que les choses arrivent. Moi, je marche dans Buenos Aires, je m'attarde peut-être machinalement, pour regarder la voûte d'un vestibule et la grille d'un patio. J'ai des nouvelles de Borgès par la poste et je vois son nom proposé pour une chaire ou dans un dictionnaire biographique. J'aime les sabliers, les planisphères, la typographie du XVIII siècle, le goût du café et la prose de Stevenson ; l'autre partage ces préférences, mais non sans complaisance et d'une manière qui en fait des attributs d'acteur. Il serait exagéré de prétendre que nos relations sont mauvaises. Je vis et me laisse vivre, pour que Borges puisse ourdir sa littérature et cette littérature me justifie. Je confesse volontiers qu'il a réussi quelques pages de valeur, mais ces pages ne peuvent rien pour moi, sans doute parce que ce qui est bon n'appartient à personne, pas même à lui, l'autre, mais au langage et à la tradition.[…]

[…] Mais moi je dois persévérer en Borgès, non en moi (pour autant que je sois quelqu'un). Pourtant je me reconnais moins dans ses livres qu'en beaucoup d'autres ou que dans le raclement laborieux d'une guitare. […]

[…] Je ne sais pas lequel des deux écrit cette page ».

Borgès disait que les « opinions d'un écrivain sont ce qui est le moins important en lui »

Comme dans beaucoup de nouvelles de Borgès, quelque chose vient se constituer ou s'écrire autour d'un trou, d'un hiatus, ou d'une vacuité — autre chose là que la plénitude identitaire. Borgès a beaucoup voyagé, et il parlait plusieurs langues — c'était aussi un traducteur.

Serait-ce un métissage réussi celui-là — dans le sens où il implique aussi son propre ratage ou sa propre limite — qui relèverait d'une position énigmatique, esquisse d'une position subjective paradoxale, qui prendrait en compte une altérité intrinsèque, une subjectivité toujours un peu décalée, sans cesse en redéfinition et en mouvement ?

Eléments de bibliographie :

Tzvetan TODOROV : “La conquête de l'Amérique — La question de l'autre”. Ed. Seuil, 1982

Aimé CESAIRE :  “Nègre je suis, nègre je resterai”. Ed. Albin Michel, 2005

Jorge Luis BORGES : “L'auteur et autres textes” Ed. Gallimard collection l'Imaginaire, trad.fr.1965