Nous allons ce soir aborder cette question spécifique du communautarisme. J'avais donné comme titre la controverse libéralisme — communautarisme qui montre bien les enjeux qu'il y a au niveau de la philosophie politique à l'heure actuelle. Je vais essayer de montrer les lignes de force de ce débat qui traverse la philosophie politique et morale depuis trente ans avec une présentation des différents courants.
Je me suis appuyé sur le livre de Renaud et Mesure: Alter ego. Les paradoxes de l'identité démocratique. L'intérêt de ce livre est dans son avant-propos qui fait soixante pages. A la lecture du livre, on se rend compte à la fin notamment que les choses deviennent un peu plus compliquées. Pour cerner la question, je vais vous présenter l'axe en présentant succinctement les thèses des différents courants. Je vais essayer de montrer à chaque fois ce que peuvent proposer les libéraux et ceux qui se réclament du communautarisme avec quelques définitions de départ concernant le courant du libéralisme, la question de la définition de qu'est ce qu'une communauté et plus spécifiquement d'aborder la question du communautarisme en présentant leurs thèses. Cela pour tenter de réfléchir autour de ce fait à savoir pourquoi cela fait autant peur. En France notamment cette question du communautarisme fait dresser les cheveux à certains qui se réclament de la République.
Nous allons réfléchir en s'appuyant sur quelques signifiants. Pour poser la question du libéralisme, c'est une tradition de pensée qui peut être datée du XIXième siècle même si bien évidemment il y avait eu auparavant d'autres versions du temps de la renaissance, de l'humanisme. Le libéralisme va se distinguer de la question du républicanisme, ça je crois qu'il faut le distinguer si on veut avoir une lecture correcte des choses puisque le républicanisme date des origines de la Rome antique et repris par Machiavel à la renaissance. Les grandes figures du libéralisme au XIXième siècle sont Adam Smith, Benjamin Constant. Ces courants libéralisme et républicanisme vont s'opposer sur deux domaines qui me paraissent particulièrement importants. Le premier est la conception de la liberté et le deuxième qui en découle qui est le fonctionnement de la société démocratique.
Sur la question de la liberté, à partir des travaux des philosophes politiques modernes, on voit apparaître deux distinctions, notamment dans les travaux d'un philosophe politique qui s'appelle Berlin qui a distingué la liberté négative et la liberté positive. La liberté négative c'est de pouvoir faire ce que l'on veut sans contrainte. On pourrait caractériser cette distinction comme la liberté des modernes. La liberté positive serait de participer à l'autodétermination collective de la communauté et d'être libéré de la faiblesse et de l'ignorance. Le courant libéraliste politique qui domine à l'heure actuelle va s'orienter du côté de cette liberté négative avec la notion d'un état neutre qui intervient le moins possible. Il y a des débats extrêmement pointus sur ces questions-là.Autour de la question de la liberté va se déployer la question de l'absence d'ingérence ou de la non domination. Ces deux distinctions vont être particulièrement importantes. Autre élément essentiel à souligner la question de l'articulation de la liberté et de la loi. Pour les républicains, la loi offre une sécurité contre la question de l'arbitraire à la différence des libéraux, qui concernant la question de la loi, font confiance au droit civil. La loi pour ces derniers est vécue comme une ingérence. Pour les républicains, la loi permet la liberté et donc ce serait du côté de la non domination. Je reviendrais sur cette question à la fin de mon propos sur l'articulation entre libéralisme et communautarisme.Le débat entre libéraux et communautariens a débuté autour de l'ouvrage de Rawls La théorie de la justice. J'essayerai de vous présenter de manière synthétique les thèses de Rawls. A ce propos il faut souligner un point particulièrement important dans ses travaux et dans ceux qui ont suivi son courant à savoir la prédominance de la question de la justice sur la question du Bien. Je vais maintenant tenter de donner une définition de la communauté. Nous pouvons reprendre les choses à partir d'Aristote avec ce concept koinonia qui englobe toutes les formes de socialisation de l'être humain avec une distinction systématique entre les différentes tentatives d'homogénéisation et qui englobe tous les différents types d'unions entre les humains. Vous avez ces deux termes qui au départ étaient communs la sociétas et la communautas.Dans ce mouvement de l'articulation de l'évolution de notre ère, le changement va s'opérer à partir de Hobbes et de Spinoza qui vont progressivement modifier la notion où c'était la nature qui prenait son rôle explicatif dans la socialisation humaine. Ce n'est plus vécu comme quelque chose qui serait de l'ordre d'une substance ou d'un objectif mais de l'ordre d'une fonction.Des auteurs comme Locke remplacent l'idée aristotélicienne de perfection comme fin par la question d'une société liée par un contrat, par un pacte et par l'introduction du concept de sécurité. Vous entendez les déplacements qui s'opèrent progressivement avec la notion d'idée de droit, de contrat social (Kant, Rousseau).Plus proche de nous dans la philosophie du XIXième, vous avez un auteur comme Ferdinand Tonnies, social-démocrate, qui a écrit un ouvrage qui s'appelle Communauté et Société qui date de 1887. Ce livre tente de définir ce qu'il en est de la question de la communauté et de la société. Ainsi très succinctement pour donner une définition, la communauté serait une forme de socialisation où nous aurions les mêmes valeurs, la langue, la nation, l'histoire, nous serions de la même extraction avec des degrés d'accord tacite et une approbation sur ces valeurs-là. La société serait plutôt du côté de sphères de socialisation avec des considérations d'ordre rationnel et objectif et dont l'objectif est de maximiser de manière réciproque la question du profit individuel.Cette notion, et particulièrement en Allemagne, a pris beaucoup d'importance. Ainsi en allemand, vous avez Gemeinschaft c'est la communauté et Gesellschaft c'est la société. Il existe notamment un courant qui était contre les Lumières c'est l'idéal romantique, la destruction du lien avec un auteur comme Herder. C'était un mélange de deux courants les romantiques et les conservateurs. C'est issu de cette sorte de conception rétrograde de la question de communauté qu'apparaît le Volksgemeinschaft. la communauté du peuple, dont on connaît ensuite l'idéologie nationale-socialiste. Donc d'entrée de jeu la question de la communauté opposée à la société libérale.
On pourrait considérer que c'est pour l'Europe puisque aux Etats-Unis au même temps, les choses se posent de manière différente. La question pour eux est de savoir jusqu'à quel point la société dotée d'une constitution démocratique pouvait perdre tout lien avec les communautés locales sans perdre les conditions d'existence, c'est-à-dire une tentative de co-existence. Il faut là aussi séparer les choses: En Europe, et notamment en Allemagne, il y avait cette conception rétrograde dont il me semble que nous en avons les traces dès que l'on parle à l'heure actuelle de communauté alors qu'aux Etats-Unis les choses ne sont pas vécues de la même manière, ni appréhendées pareillement par exemple dans les courants pragmatiques.Donc pour la question de la communauté, vous pouvez avoir trois utilisations de ce concept. Du côté de la philosophie morale, la communauté est à entendre comme les strates de valeur communes; du côté de la sociologie, la communauté est à entendre comme la constitution d'un groupe qui permet d'échapper à l'isolement social, besoin d'un groupe pour former justement une sorte d'identité, une identité collective. Au niveau politique c'est la question de la participation à la vie démocratique. Le pragmatisme américain c'est que plus l'attachement aux valeurs est fort plus on participe; voilà dans les grandes lignes la question de la communauté en tant que telle.
Le débat a vraiment pris forme en 1971 avec la parution du texte de Rawls The theory of justice. Rawls est un libéral de gauche. Auparavant dans tous ces textes la notion de justice, ou plus justement comme le rappelait Jean-Paul Hiltenbrand la notion d'équité, puisque déjà en 1967 la justice devait être comprise comme le résultat d'un processus de négociation au cours duquel les individus soucieux de leur propre intérêt établissent un accord sur un principe de base. Pour Rawls la théorie de la justice, c'est de définir les principes de justice qui devraient gouverner la structure de base d'une société juste.Il y a bien évidemment la question de la liberté qui est à l'œuvre et la priorité de la justice sur la question de l'efficacité et du bien-être. Il me semble que dans l'évolution de la philosophie il y a un point de bascule autour de la notion du Bien, comme l'avait indiqué Jean-Paul Hiltenbrand aux journées de Paris sur le phallus, avec cette modification du souverain Bien vers un bien qui serait plutôt du côté de la jouissance, ce point de bascule étant à situer chez Hobbes.On peut donner quelques principes de Rawls autour desquels la discussion va se jouer. Un des principes est que chaque personne a un droit égal, alors là j'insiste sur l'égalité puisque c'est un signifiant qui va intervenir de manière très importante. Il y a trois signifiants majeurs justice, bien et égalité — chaque personne a un droit égal au système total le plus étendu de base égale pour tous compatible avec un même système pour tous. Les égalités économiques et sociales doivent être telles qu'elles soient au plus grand bénéfice des plus désavantagés dans la limite d'une justice et attachés à des fonctions et à des positions ouvertes. C'est le principe de la justice et de l'égalité des chances avec aussi cette notion qui pose des questions qu'on retrouve chez Rawls qui est celle du voile d'ignorance. Il part du principe que les individus ne connaissent ni leur identité, ni leur talent, ni leur goût.
C'est ça qui va lui être reproché par les communautariens (et ceci est le premier . point de controverse) qui disent: mais non! les gens sont inscrits déjà dans une société avec des valeurs, ils ne sont pas dénués de ce voile d'ignorance. Point extrêmement vif donc. Il part du postulat théorique que pour mener une bonne vie, il faut avoir les biens premiers c'est-à-dire la liberté, le respect de soi, la richesse et l'égalité effectivement à entendre comme équité. Ceci est le point de départ.Si vous vous plongez dans la littérature qui est énorme, bien évidemment les choses ne sont pas aussi tranchées. Vous avez d'un côté des libéraux tel que Rawls, Dvorkine qui sont les plus connus, d'autres comme Nagel et Stanlon qui ne sont probablement pas traduits en français et du côté des communautariens vous avez Sandel, Mac Intyre et Walser. Taylor dit deux teams. C'est toutefois difficile car chacun y va de sa propre thèse.Chez les communautariens, le problème qu'ils ont n'est pas du côté de la justice mais c'est la critique de l'individualisme. Ils pensent que la théorie de l'individu et du sujet, telle que je vous l'ai rappelée qui ne sont pas définis par leurs appartenances qu'elles soient économiques, sociales, ethniques, sexuelles (ça c'est la question des libéraux), cette conception du sujet ne tient pas compte des conditions réelles de la formation de l'identité. Ils disent que cette conception du sujet attribuerait à l'individu une faculté d'agir désengagée, libre, rationnelle qui rendrait impossible tout raisonnement pratique, tout jugement de ce qui peut et doit être fait dans un contexte donné.C'est un point particulièrement important dans la controverse. Taylor va même dire que cela vient provoquer la déliaison sociale, cet idéal individualiste poussé à son extrême. Pour les communautariens, il y a la notion de bien commun propre à la communauté. C'est d'ailleurs tout l'enjeu de la critique qui va être faite par les libéraux sur ces notions. C'est-à-dire: est-ce qu'on peut sortir de la communauté ou pas ? La communauté du fait de ses valeurs et des prescriptions qui sont faites autour de ce bien commun, si quelqu'un veut en sortir, comment doit-il faire?Vous avez aussi une notion importante qui est la question du moi enchâssée dans les pratiques sociales, c'est-à-dire inscrite de manière importante. Je vous cite Sandel : « notre identité est définie par certaines fins que nous n'avons pas choisies mais plutôt découvertes du fait que nous nous inscrivons dans un contexte social commun. » Voilà aussi quelque chose qui peut mériter de nous intéresser.Cela va aussi tourner autour de la notion de culture notamment si vous avez lu le livre de Renaud et Mesure. Ils tentent sur la fin de leur ouvrage une nouvelle façon, du côté libéral, d'exprimer les choses qui vont tourner autour de la question des politiques culturelles, du droit des minorités qu'on retrouve chez quelqu'un comme Kymlicka connoté communautarien mais libéral qui a écrit un livre sur le droit des minorités. Pour les communautariens, un état libéral est socialement non viable et destructeur des identités individuelles et collectives.
Il faut revenir sur ces oppositions sur la question du juste et du bien. C'est un point important puisqu'il semblerait que cela fait une ligne de partage entre les Anciens et les Modernes. La question de la priorité entre juste et bien est issue de Kant. Nous n'allons pas bien évidemment reprendre ça maintenant. Les choses sont complexes, mais il nous faut entendre que pour les communautariens la notion d'identité est associée aux notions des valeurs, de l'histoire, aux conditions socio-historiques.Je crois que cela nous intéresse, nous questionne particulièrement puisqu'on peut aussi se poser la question, en tout cas question que je me pose, sommes-nous, du côté de l'analyse, à défendre certaines valeurs? Il y a là une sorte de hiatus et si on lit Mesure sur la question de l'identité, la question de la définition de l'identité est très complexe puisqu'il va jusqu'à dire que l'identité est une notion vide. Ceci pose beaucoup de questions si on considère justement cette question de la quête d'identité. Il nous faudrait entrer dans le détail des différents courants, mais si on reprend le livre de Renaud et Mesure, il y a des notions sur ce qui nous intéresse particulièrement sur la quête d'identité puisqu'il semblerait que dans notre époque actuelle l'affirmation d'une identité commune, quelque chose qui serait inscrit et qu'on n'aurait pas à faire valoir, apparaît comme insuffisante. C'est un trait qu'ils remarquent.
Je vais m'arrêter là-dessus, je m'interrogeais en relisant mes notes sur l'intervention de Jean-Paul Hiltenbrand à Paris pour la présentation de son livre lors des journées sur le phallus, concernant la coexistence de deux types de discours, on l'a entendu samedi lors de la présentation du livre de Porge, le discours du maître ancien avec cette question du souverain bien et un nouveau type de discours du maître moderne pour le coup. Je me demandais si cette question de la quête d'identité ne venait pas à se loger à cet endroit-là dans cette confrontation, dans cette sorte de superposition qui n'est jamais totale, de ces deux types de discours.