Dans nos dictionnaires, sont associées à la sagesse les notions de modération, de discernement, de prudence, de tranquillité, d'obéissance... Autant de vertus qui ne caractérisent pas vraiment l'être humain sauf d'avoir été « peigné » par une discipline rigoureuse. Comment se fait-il que l'humain soit dans de telles dispositions, qu'il soit toujours à quérir ce dont il est si éloigné ? La psychanalyse peut-elle l'aider à cheminer jusqu'à cet état de plénitude ? Constitue-t-elle une sagesse ? Est-ce là sa visée ? Pour éclairer ces questions, je vous propose une rapide plongée théorique dans ce qui constitue notre pratique et notre théorie
Cet exposé a été présenté lors du colloque « sagesse et santé » organisé par la fédération française de Viniyoga.
Il s'adressait à un public n'ayant pas de connaissance particulière de l'analyse.
Il avait pour but de présenter notre pratique de manière à savoir si elle constitue ou non une sagesse.
Les traités philosophiques et religieux nous donnent à lire différentes acceptations du terme « sagesse ». Je ne serai pas en mesure de faire un discours à ce sujet mais j'utiliserai quelques exemples pour illustrer mon propos.
Le trait commun à toutes les définitions, quelles que soient les civilisations et les époques, c'est que l'être humain mène une quête de savoir. Tout d'abord, il est à la recherche d'un salut qui l'aide à supporter l'idée de la mort et de l'au-delà. Les sagesses rejoignent sur ce point les religions. Ensuite, il aimerait parvenir à un état qui lui permette de vivre en harmonie avec ses propres aspirations, avec ceux qui l'entourent et avec son milieu naturel. Il souhaiterait également savoir comment préserver sa santé et prolonger sa vie. Cette tendance, nous la retrouvons dans de nombreuses disciplines, l'idéal « d'un esprit sain dans un corps sain » des anciens Latins, faisant écho avec le Taoïsme qui recommande un hygiénisme draconien, en revenant à Descartes pour qui la sagesse est l'acquisition de connaissances pour la conduite de sa vie et la conservation de sa santé.
Une Sagesse, c'est un discours répondant à cette quête. Ce discours fait toujours référence à un maître fondateur, il propose une voie, une conduite de vie, des techniques permettant d'accéder à un Bien Souverain : bien-être personnel qu'il soit mental et physique ; bien se conduire avec son prochain ; bien respecter son environnement. Ainsi une sagesse pourrait améliorer la condition humaine.
Dans nos dictionnaires, sont associées à la sagesse les notions de modération, de discernement, de prudence, de tranquillité, d'obéissance... Autant de vertus qui ne caractérisent pas vraiment l'être humain sauf d'avoir été « peigné » par une discipline rigoureuse. Comment se fait-il que l'humain soit dans de telles dispositions, qu'il soit toujours à quérir ce dont il est si éloigné ?
La psychanalyse peut-elle l'aider à cheminer jusqu'à cet état de plénitude ? Constitue-t-elle une sagesse ? Est-ce là sa visée ? Pour éclairer ces questions, je vous propose une rapide plongée théorique dans ce qui constitue notre pratique et notre théorie.
Ce qui caractérise notre condition humaine c'est que nous sommes tous des êtres de langage.
Le langage est une affaire particulière qui va bien au-delà de sa fonction de communication. Notons ici que la communication existe et fonctionne très bien dans le monde animal. Par exemple les abeilles sont capables de transmettre à leurs semblables une direction sans confondre leur droite de leur gauche et sans rencontrer en face de protestation, savoir si toutefois il n'existerait pas un plus joli chemin et qui soit un peu plus court...
Le propre du langage humain c'est qu'il nous permet la symbolisation. Par l'usage des mots, le langage nous donne la possibilité de représenter les choses, de formuler des concepts, et surtout de faire de l'art.
D'où provient cette faculté ?
Nous constatons que les signes fonctionnent de manière binaire, sans ambivalence, un signe = un objet. Pour les mots, c'est bien différent. Par exemple, un mot peut désigner plusieurs choses : « sens » signifie aussi bien la direction, la perception que la signification. Et plusieurs choses peuvent être désignées par un seul mot, « animal » par exemple. Comme dans les langues anciennes un mot peut signifier les deux sens opposés : « l'hôte » est autant celui qui reçoit que celui qui est reçu. Et de nombreux mots véhiculent avec eux leur opposé : « le beau » revoit automatiquement au « laid ». Ajoutons encore qu'avec le jeu de la métaphore et de la métonymie, n'importe quel mot peut représenter n'importe quelle chose.
La structure du langage nous autorise donc tout un jeu poétique avec la langue, mais sa physiologie, pourrait-on dire, est aussi source d'équivoque, de quiproquo et autres malentendus. Au fond, quand nous disons qu'« un chat, c'est un chat », nous aimerions bien. Ce mot ne représentera pas la même chose pour deux personnes différentes, pour un médecin par exemple, le chat peut aussi bien se situer... dans la gorge. Donc l'empreinte sonore d'un mot ou le « signifiant », pour reprendre une terminologie linguistique utilisée par Lacan, ne prend son sens, le « signifié », que par pure convention et lorsqu'il est associé à d'autres signifiants.
Le langage c'est ce qui nous permet de conceptualiser et de représenter la réalité qui nous entoure. Sauf que, cette saisie est imparfaite, incomplète, voire impossible car il existe tout un domaine qui nous échappe, que nous ne pouvons pas appréhender, que nous ne pouvons pas nommer, c'est que nous nommons le Réel. De plus et pour reprendre les mots d'Hegel : « le mot c'est le meurtre de la chose », dans notre exemple, le mot « chat » ne miaule pas. Mais le symbolique nous apporte aussi cette souplesse qui permet, grâce à la désignation d'un objet, de le faire exister alors même qu'il est absent. Donc nous pouvons dire que parler c'est une présence sur fond d'absence et réciproquement.
Tout cela nous illustre qu'il existera toujours une béance, un vide, un manque entre le mot et la chose. Nous considérons que la parole est à l'origine d'une perte primordiale, inévitable, à laquelle tous les êtres parlants sont confrontés : c'est ce que Freud avait repéré et nommé la castration. Et il en est ainsi pour nous-même : existe-t-il un mot qui représente totalement notre être ? Notre nom propre nous inscrit dans une filiation mais est-il suffisant pour nous définir ?
Le fait d'entrer dans le langage nous fait donc exister en tant qu'être humain et dans le même temps, il engendre une perte et un manque à être.
Comment les choses se passent-elles pour un bébé d'humain ?
L'enfant naît avec une grande et longue prématurité, il lui faudra plus de quatre ans pour pouvoir subvenir à ses besoins vitaux. Pendant ces longues années, il va lui falloir vagir, appeler, demander avec insistance pour qu'un « autre maternant » subvienne à ses besoins. Cet autre, bien souvent la mère mais pas exclusivement, sera un être parlant qui interprétera les cris comme un appel, une demande, comme une parole. Mais ces cris n'ayant pas de sens, cette personne réelle en donnera un en fonction de ses propres intentions pour l'enfant et aussi en fonction du discours social dans lequel elle vit. Pour l'une ce sera : « il a faim », pour l'autre ce sera : « il est fatigué » ou encore « il est sale ». Donc, dès ses premières heures, le bébé qui ne sait pas encore parler sera baigné dans le monde du langage et... du ratage. Car la réponse de l'autre ne sera pas toujours adéquate et si elle l'est, sera-t-elle suffisante ?
Nous constatons que, lorsque tout se passe bien, les tétés sont totalement satisfaisantes pour le nouveau-né. Il se retrouve totalement repu, sans aucun tonus, profondément endormi. Mais en grandissant, il va rester éveillé, redemandera, grognera, aura mal au ventre, etc. La demande du bébé d'humain va au-delà de l'objet de son besoin. Obligé d'en passer par la parole pour assurer ses besoins vitaux, il sera confronté au manque inhérent à la physiologie du langage, il souhaitera un petit quelque chose en plus : il attendra un regard, des câlins, des mots doux, c'est-à-dire de l'amour, une reconnaissance... Cela est vital pour lui. Il a été constaté que des bébés dont seul les besoins vitaux étaient satisfaits, se laissaient mourir s'ils n'avaient pas de lien affectif.
De son côté, le bébé va entendre des sons, des mots, des mots tendres, des mots d'amour mais aussi des mots durs, des cris. Il devra leur donner un sens en fonction du contexte et du climat affectif. Il conservera cette emprunte langagière inconsciente toute sa vie durant.
Alors, n'y aura-t-il pas toujours quelque chose entre l'enfant et sa mère, quelque chose qui lui rende impossible une entente parfaite, une relation adéquate, une satisfaction totale ? Ce quelque chose, que le père représente dans le mythe œdipien, nous considérons que c'est le langage. C'est cet élément tiers qui nous sépare radicalement d'une unité parfaite, idéale avec la mère ; qui nous empêche également d'avoir un rapport direct à nos objets (au sens large du terme), à la nature, et aussi à nous-même ; qui nous rend cette relation idéale et impossible à atteindre, ce rêve d'une communication parfaite, d'une vie harmonieuse telle que nous la voyons imaginée dans de nombreuses productions romancières (les Fourmis, etc.) ou cinématographiques (Avatar, etc.).
Notre physiologie s'en voit modifiée
Cela s'illustre par de nombreux exemples.
Commençons par ce qui fût à l'origine de la pratique psychanalytique : la conversion hystérique. Charcot et Freud avaient constaté qu'une paralysie et une anesthésie d'origine hystérique, non simulées, ne respectaient pas les trajets nerveux anatomiques et se résolvaient sous l'effet de la parole, grâce à l'hypnose. Par la suite, Freud entendit de ses patientes que les symptômes étaient à déchiffrer comme des rébus, qu'ils avaient un sens caché, qu'ils avaient une structure langagière.
Nous entendons bien par cet exemple à quel point le corps est pris dans le langage. En conséquence de cela et contrairement au monde animal, le langage nous met à distance de notre corps :
premièrement, nous constatons que l'accès à notre corps nous dépasse. Il échappe à notre maîtrise, à notre volonté même si, à force d'entraînement et de discipline, nous pouvons contrôler certaines de ses fonctions. Comme chez tous les êtres vivants, son bon fonctionnement peut être perturbé soit par le Réel d'une maladie soit par un traumatisme accidentel. À cette différence près, il semblerait que les êtres humains y soient plus sujets que les animaux. De plus comme l'illustre si bien l'hystérie, le corps peut être atteint dans son intégrité par l'effet de déterminants inconscients. Remarquons qu'il n'est pas toujours possible de faire la part des choses et bien souvent l'origine du trouble est mixte.
Deuxièmement, nous avons de notre corps une perception et une représentation qui passe par le discours. Elles dépendront donc de notre culture. Dans une telle nous privilégierons la souplesse alors que dans telle autre ce sera la force. Notre rapport à la douleur, lui aussi, sera différent selon le contexte. Nos attitudes, nos dispositions dépendent également de facteurs inconscients : un tel se tiendra voûté pendant qu'un autre ne sera jamais malade. De même, nos perceptions sensorielles en passent par des mots. L'odorat et le goût sont rapportés à des saveurs sur lesquelles il est possible de mettre un nom. Et si les amateurs de vin peuvent reconnaître des dizaines de parfums différents, c'est d'abord parce qu'ils ont appris à nommer chaque sensation.
Troisièmement, du fait de parler, nous avons perdu tout instinct animal. Par exemple l'instinct de survie ne se rencontre pas lors des grandes catastrophes : les réactions des individus peuvent être tout à fait anarchiques et inadaptées à la situation mais aussi d'un exceptionnel altruisme. Il en est de même en ce qui concerne la pratique des sports à haut risque, aucun animal ne mettrait sa vie en danger pour son simple plaisir.
Nous devons en passer par une éducation, par un apprentissage y compris pour savoir comment répondre à nos besoins les plus vitaux. Prenons pour exemple la nourriture : tout le monde connaît les pathologies qui y sont associées (anorexie et boulimie), et sait souvent ce qui se passe autour de l'alimentation des enfants qui refusent un aliment sans même l'avoir goûté... Le simple fait de respirer convenablement en passe aussi par un apprentissage, n'est-ce pas ce qui est enseigné dans le Yoga ? Il en est de même pour le maternage qui dépend plus de la culture ambiante que de l'instinct.
Nous pouvons conclure de tout cela que nous sommes des animaux « dénaturés » par le langage, ou encore que nous sommes « pollués » par le langage. C'est-à-dire mis à distance de notre nature animale et que cela est sans remède.
Confronté à cette harmonie impossible, l'être humain, tout du moins de culture occidentale, a une tendance paradoxale : il part dans l'excès inverse en méconnaissant, en méprisant les lois physiques et physiologiques qui le gouvernent, mettant ainsi sa santé en jeu. Par exemple, il préférera prendre sa voiture pour aller faire une heure intensive de stepping plutôt que d'emprunter tous les jours ses escaliers ; il sera plus tenté de s'adonner à des plaisirs faciles pour oublier ses soucis ou encore de se laisser aller à la morosité plutôt que de pratiquer une demi-heure de Yoga... Est-ce que le fait indéniable qu'une parfaite adéquation ne puisse s'atteindre justifie qu'il y aurait lieu de se laisser aller et de ne rien entreprendre pour avoir une meilleure appréhension de ce corps qui nous échappe ? Rappelons que cette tendance à contourner le Réel de la physiologie se retrouve également dans notre monde scientifique. Un pédiatre disait : « nous fabriquerons bientôt un lait de meilleure qualité que le lait maternel... »
Contrairement à ce qui se passe dans le monde sauvage, nous n'avons aucune certitude sur la façon dont nous devons mener et conduire notre vie. Quelles sont les limites à ne pas franchir pour ne pas mettre notre santé en danger ? Nous avons sans cesse à nous référer à une norme, quitte à la contrarier, ou à inventer notre propre parcours. Si les animaux ne choisissent pas, nous autres avons cette faculté de pouvoir décider et d'avoir à renoncer.
Être parlant implique que beaucoup de choses nous échappent...
Nous venons de voir que le langage est à l'origine d'un hiatus, d'une inadéquation à plusieurs niveaux. Nous voilà donc confrontés à une immense zone obscure constituée d'inconnus, d'incertitudes concernant notre être, concernant notre rapport aux autres et au monde qui nous entoure. Cette zone obscure, c'est ce que Freud appela l'autre scène, ou encore l'inconscient. Ce lieu est organisé comme un langage, il est constitué par les mots refoulés qui dépendent du social dans lequel nous vivons et par des éléments inconscients propres à chacun des membres de l'entourage de l'enfant. Chaque individu aura donc sa propre batterie de signifiants conscients et inconscients. Ils sont recélés en un lieu que Lacan appela le « grand Autre ». L'articulation des signifiants les uns avec les autres est singulière à chaque individu. Elle constitue la spécificité de chaque sujet, que nous appelons « sujet de l'inconscient ».
Concrètement, nous avons trace de ce discours inconscient à travers nos rêves, nos lapsus, nos mots d'esprit, nos actes manqués, etc. Toutes ces productions nous échappent et nous questionnent, mais nous savons tous à quel point elles véhiculent une vérité. Nous avons également une appréhension de ce discours Autre qui est en nous par cette impression de cogiter sans cesse, d'avoir des pensées qui nous dépassent, qui nous semblent étrangères et parfois même immorales...
Cette articulation des signifiants les uns avec les autres se fait autour d'un manque primordial qui engendre un courant que nous nommons le désir. Ce manque étant de nature langagière, nous distinguons radicalement désir et besoin :
Le besoin est d'origine organique. C'est manger, boire, etc. Dans ces deux exemples, il correspond au manque réel d'une substance spécifique, un objet venant rendre opérante une fonction vitale. Il génère un mouvement adapté pour obtenir l'objet adéquat. Cet objet vient satisfaire le besoin, le réduisant au silence, un temps donné, avant qu'il ne réapparaisse à l'identique.
Le désir, lui, est d'origine symbolique. Son objet nous échappe, il ne peut être saisi, il est considéré comme perdu définitivement. Et si nous avons à en faire le deuil, il n'y a pas lieu de se lamenter car c'est ce vide qui nous fait avancer dans la vie. Contrairement à ce qui se passe avec le besoin, le mouvement engendré par le désir nous fait avancer mais sans savoir précisément où. Notre désir nous dépasse et peut nous sembler étranger, Autre, du fait qu'il se situe dans un lieu inconscient et qu'il ne soit accessible ni à notre raison, ni à notre volonté.
Nous venons de voir que le sujet se constitue sur une scène inconsciente. La scène consciente quant à elle, est occupée par le moi. Le moi s'origine dans la petite enfance à partir d'une image en miroir, tant celle de l'individu que celle des autres qui l'entourent. Mais cette image est par nature inversée, incomplète et autre. Ajoutons à cela que le moi se constitue d'une façon synchrone avec le discours des autres : par exemple, des mots comme « Oh !!! le beau bébé... » ou encore « Tu ressembles à ton père !!! », auront des incidences différentes sur l'image qu'un individu aura de lui même, tout au long de sa vie.
Le moi fonctionne dans le registre de l'Imaginaire, il est source d'illusion et d'aveuglement. En dehors des infractions du Réel, nous vivons donc dans un monde de semblant et de représentation. Freud avait attribué une place importante à la fonction du moi repérant que c'est à son niveau que se situe tout ce qui est de l'ordre de la maîtrise, de la volonté, du jugement, etc. Dès le début de son enseignement, Lacan attribue au moi une fonction de méconnaissance mais il ne minimise pas son importance car c'est lui qui conditionne et qui permet nos relations avec les autres, dans ce qu'elles ont de meilleur et aussi dans le registre de l'envie, de la rivalité. Pour terminer ajoutons que c'est à cette place que le désir est mis en scène.
L'être humain se voit donc partagé entre son sujet inconscient et son moi conscient.
Nous pouvons ici nous poser la question de savoir qui est le soi profond sur lequel le yoga invite à se recentrer ?
Il ne s'agit certainement pas du moi car l'individu se retrouve dans un état de conscience modifiée et que la doctrine n'invite pas au narcissisme. Ça n'est probablement pas le sujet non plus, puisqu'il s'agit d'un moment de suspension de désir et d'absence de soi-même. Je proposerais l'hypothèse d'une confrontation au Réel du corps, à une appréhension de sa propre physiologie. Cela permettrait ainsi la remise en jeu de certaines fonctions inhibées dans une vie humanisée, civilisée, adulte, cela permettrait leur repérage et pourquoi pas, inviterait à les respecter ultérieurement.
Quels sont les effets du désir sur notre subjectivité ?
Ce qui se joue sur la scène inconsciente vient parfois contrarier ce qui se joue sur la scène consciente. En effet, ce que je désire n'est pas toujours compatible avec ce que le moi veut. Ce que le moi demande n'est pas non plus ce que je désire. Et l'objet qu'il obtient, va bien souvent laisser une triste impression d'insatisfaction, d'inintérêt. Prenons l'exemple d'un enfant, il veut et demande à tout prix une petite voiture rouge et, une fois son jouet obtenu, le casse, le perd ou s'en désintéresse totalement. Cette situation peut, bien évidemment, perdurer dans sa vie adulte.
En dehors de tout trouble pathologique, l'être humain aura cette drôle d'impression que « je est un autre que moi-même ». Pour peu qu'il y soit attentif, il aura ce pénible sentiment que sa vie est dirigée, surdéterminée par un discours qui lui échappe, qui n'est autre que son propre discours inconscient. Il trouvera que ses choix sont limités à un champ de possibilités réduites. Qu'au fond, il n'est pas « libre » de faire tout ce qu'il veut.
Cela n'est pas sans faire évoquer le Karma : « Des éléments du passé conditionnent notre futur ». Mais il est également dit qu'il est possible de modifier le karma. Si un sujet n'a pas le choix de son inconscient ou de son Karma, il a toutefois la possibilité de décider de ses actes et de modifier sa trajectoire.
Par ailleurs, le désir aura tendance à orienter les individus dans des directions qui ne sont pas toujours compatibles avec la raison, la morale ou la belle image qu'ils ont d'eux-mêmes. Car le moins que l'on puisse dire, c'est que notre désir ne nous pousse pas vraiment vers la sagesse...
Nous avons vu que le désir nous renvoie inévitablement à cette dimension intolérable qu'est la perte. L'être humain aura donc ce double mouvement synchrone : d'un côté, il cherchera à faire entendre son désir pour se faire reconnaître comme sujet. De l'autre, il se défendra de son désir pour éviter d'avoir à se confronter à ce manque qui ne peut être comblé, et tendre ainsi vers une absence de tension.
Les conflits et les contradictions sont inévitables, puisqu'ils sont liés à notre rapport au langage. Ils existent chez chacun de nous en dehors de toute pathologie ainsi que nous l'a révélé Freud. Ils sont à l'origine de nos petits symptômes de tous les jours.
Les analystes ne considèrent pas le symptôme ainsi que le corps médical le fait, à savoir comme une maladie ou comme un dysfonctionnement organique. Ils l'entendent, en prenant en compte le sujet, comme le fruit d'un conflit inconscient, comme une formation qui serait un compromis (tout du moins dans l'hystérie) : une façon pour le sujet de manifester son désir, de chercher à l'accomplir et dans le même temps, une façon de s'en défendre.
Parfois, dans certaines conditions défavorables, vont naître des troubles majeurs beaucoup plus embarrassants et invalidants, nous entrons alors dans le cadre de la pathologie. Paradoxalement et même dans de telles conditions, nous entendons pourquoi un individu pourra tenir à son symptôme aussi douloureux soit-il. Et pourquoi l'analyste ne cherchera ni à l'éradiquer, ni à le faire taire. Il s'appliquera à le déchiffrer et à entendre quel désir se cache derrière. Précisons tout de même que respecter un symptôme ne signifie pas pour autant l'entretenir mais faire en sorte qu'il puisse se modifier de façon à ce que le désir reste possible.
Nous avons vu que, ce qui fait se mouvoir l'humain, ce qui motive ses échanges, c'est un vide lié au fait de parler. Il sera donc en perpétuel mouvement pour trouver un objet qui puisse pallier à son manque.
Cet objet satisfaisant n'existe pas, mais il pourra en trouver des substituts, des représentants, à commencer par... son conjoint. Les objets matériels peuvent aussi donner l'illusion d'être comblants, mais nous l'avons tous expérimenté, il n'en est rien. La relation aux objets (toujours pris au sens large du terme) peut prendre des allures exclusives, compulsives, voire addictives. Reprenons notre enfant de tout à l'heure, s'il rencontre un objet qu'il ne casse pas et qui le satisfasse pleinement, comme sa console de jeu par exemple, la situation risque de devenir problématique si les parents n'instaurent pas une limitation... Ce type de relation d'objet tend à mettre en danger l'individu, tend à altérer son corps et sa santé. Par exemple, cela peut concerner la consommation de produits divers (de la nourriture aux drogues), les relations aux semblables (comme les mauvaises fréquentations), le sport (traumatismes répétés), etc. C'est ce que Freud avait repéré comme étant « la pulsion de mort » ou, comme l'a nommée Lacan plus tard, la « jouissance ».
La jouissance ne doit pas être confondue avec le plaisir ou la satisfaction. Elle concerne les effets attendus ou engendrés dans le rapport entre le sujet et l'objet désiré. Avec certains objets de substitution venant représenter cet « objet cause du désir », elle peut engendrer du plaisir mais, du fait de ce manque, il y aura toujours ce sentiment d'incomplétude, d'insatisfaction qui va pousser à aller au-delà : et d'une « chatouille », la jouissance peut conduire à se brûler...
La pulsion de mort dont nous parle Freud concerne avant tout le sujet inconscient : en effet si nous rencontrions l'objet du désir, l'objet comblant, l'objet totalement satisfaisant, notre désir s'éteindrait radicalement. Et si notre désir venait à chuter, s'il s'éteignait définitivement, qu'elle qu'en soit la cause, le sujet disparaîtrait. C'est ce que nous appelons la mort subjective. Mais attention, il nous faut distinguer cet état dramatique, que nous rencontrons dans les mélancolies par exemple, de la mise à l'écart du désir, un instant donné, où le sujet ne fait que s'évanouir pour se retrouver dans l'instant suivant.
Par exemple, dans la pratique du Yoga : Shavasana ou la posture du Cadavre, est un état de relaxation et d'apaisement total lors duquel disparaissent momentanément toutes tensions et toutes pensées. N'est-il pas un moment d'éclipse du désir, un temps où le sujet s'absente de lui-même avant d'y revenir enrichi de cette expérience, d'un nouveau savoir ? Ne retrouve-t-on pas également ce phénomène lors de cet état particulier où le Yogi disparaît à force de se concentrer pleinement sur un objet ?
Nous entendons bien qu'il n'y a pas à condamner la jouissance car il n'est pas de désir sans jouissance. Par contre s'engager dans la voie exclusive de la jouissance va à l'encontre du désir. Il y a donc un équilibrage permanent à réaliser entre désir et jouissance. Tache difficile car tout humain a en lui cette grosse voix qui lui dit, « vas-y, jouis ! jusqu'au bout ! », qui le pousse à aller trop loin, sur une voie où il ne faudrait pas aller. Ceci à l'encontre de toute sagesse également.
Nous pouvons conclure de tout cela, que, en dehors de toute pathologie, du fait même de notre rapport au langage, tout humain voit sa santé mise en jeu :
soit à cause de conflits inconscients liés à son désir et engendrant des symptômes s'exprimant bien souvent dans le corps.
Soit parce qu'il emprunte de façon exclusive la voie de Thanatos.
Pourquoi l'être humain est-il en quête de sagesse ?
Nous venons de le voir, la physiologie du langage a pour conséquence que l'être humain ne sait pas qui est son être, pas plus qu'il ne sait ce qu'il doit faire de sa vie. Comme nous venons de le voir il ignore quel est l'objet de son désir. Et ceux qu'il obtient le déçoivent le plus souvent. Il ne sait pas comment se comporter avec ses semblables et tend spontanément à entrer en conflit tant avec ses proches qu'avec ceux qui lui sont étrangers. Il a ce sentiment que sa vie est surdéterminée, déjà tracée sans qu'il puisse l'infléchir. Qu'elle est dictée par un Autre qui peut être son inconscient s'il a lu Freud mais aussi bien Dieu, la société, le voisin, etc. N'est-ce pas ce qui est dit d'une autre façon dans le Yoga : « Il y a un maître en nous » ? De plus, ce qui constitue son fondement, c'est-à-dire son désir inconscient et sa jouissance, le font tendre vers de nombreux embarras et peuvent mettre en jeu sa santé.
Les humains ont cherché de tout temps à travers les philosophies et les religions, une voie qui mettrait leur santé à l'abri et qui les ferait tendre vers le souverain bien. Ils peuvent chercher cela y compris chez l'analyste : « moi, j'ai besoin d'un guide... », « J'aimerais que vous me donniez des pistes... »
La connaissance du bien et du mal, le respect des règles est-il suffisant pour nous éviter les ennuis ? Nous savons, hélas, que lorsqu'il y a un obstacle, plus on le regarde, plus on fonce droit dedans. L'expérience des autres n'a jamais évité à qui que ce soit de se mettre en danger. Les interdits n'ont jamais empêché de dépasser les limites autorisées, bien au contraire. Ne pouvons-nous pas conclure que la voie de la sagesse n'est ni du côté de la connaissance, ni dans le respect des règles tel que dans la tradition, les Grecs l'espéraient ?
Alors, pourrait-on parvenir à un état de sagesse grâce à l'analyse ?
L'éthique de l'analyse c'est qu'un sujet puisse advenir à son désir, qu'il puisse le reconnaître et lui donner son cours. Cela ne signifie pas pour autant que le sujet inconscient sera révélé à lui-même ni que son désir se réalisera. En effet, la fonction de l'analyste n'est pas de révéler la vérité inconsciente du sujet, l'objet caché de son désir. Il ne lui donnera pas un code de bonne conduite pour avancer de façon harmonieuse dans la vie. Il ne lui désignera pas La Voie à suivre. La Voie qui le mènerait à la lumière, à l'état de bien-être suprême. Une analyse ne visera pas non plus un état de stabilité, un état d'équilibre. Lacan ne considérait pas la vie comme une route tracée entre la vie et la mort mais comme une succession d'incidents et de coupures. Il y aura sans cesse confrontation à des impossibles, à des imprévus.
Donc nous ne pouvons pas dire que l'analyse constitue une sagesse.
À la différence du Yoga qui prescrit une discipline de vie avec soi-même et avec son prochain : être honnête, bienveillant, respectueux des autres et aussi prendre soin de son corps, etc.
Et par exemple, si quelqu'un de « canaille », pour reprendre les termes de Lacan, fait une analyse, la visée de sa cure ne pourra pas être de lui apprendre le bien puis de le mettre sur le droit chemin...
Mais alors que peut-on attendre d'une analyse si elle ne nous guérit pas, si elle ne nous amène pas à un état de stabilité, si elle n'est pas une sagesse ? Comment intervient l'analyste, quelle est donc sa fonction ?
Tout d'abord précisons que la fonction de l'analyste est d'analyser le transfert et d'interpréter ce que l'analysant sait inconsciemment de son propre discours mais qu'il n'entend pas parce que refoulé. À titre d'illustration, un patient pourra répéter un lapsus trois fois sans l'avoir entendu. Ou encore une vérité qui sera énoncée de façon détachée, prendra toute son ampleur et son versant douloureux lorsqu'elle sera validée par l'analyste. Ajoutons ici que l'interprétation ne porte pas sur le sens ou la compréhension mais relève d'un jeu d'équivoque sur le signifiant. D'une certaine façon, nous pourrions dire qu'un analyste aidera son analysant à naviguer dans la vie en lui permettant de repérer, par petites touches, les coordonnées de son désir inconscient. En effet ce savoir ne s'appréhende pas directement, il n'est pas saisissable. Et lorsque nous semblons pouvoir y accéder, le sujet s'absente. Pour le dire très simplement, lors d'une analyse il s'agit d'apprendre à déchiffrer, d'apprendre à lire les productions énigmatiques de son désir inconscient.
Avoir dans notre inconscient des coordonnées surdéterminées qui nous vectorisent, c'est bien différent que d'avoir un chemin tracé à l'avance sur lequel nous n'aurions aucune latitude de changement, sur lequel « nous n'aurions pas le choix ». Une analyse permet d'avancer en cherchant quelles sont les directions qui sont en accord avec notre désir, en repérant quels sont les possibles et les impossibles, en distinguant ce qui relève du désir ou de la jouissance, puis nous donne une certaine latitude pour décider du trajet et pour le modifier le cas échéant. Cela élargit donc le nombre de chemins et permet de repérer les voies d'impasses. Nous pourrions peut-être user de cette métaphore : il ne s'agit pas dans l'analyse de révéler un sentier balisé et prédéterminé mais d'apprendre à se servir d'une boussole.
Ensuite nous pouvons ajouter que l'analyste invitera son analysant à prendre en compte la fonction humanisante du manque, à composer avec. Mais en aucun cas, il ne le guidera dans la voie de l'acceptation, ni dans celle du renoncement.
Pour terminer ce chapitre, notons qu'une analyse est un parcours où les affects se rejouent réellement et qu'ils sont bien souvent douloureusement vécus. Nous ne pouvons pas dire qu'« une séance » fait toujours du bien... Ce n'est pas une démarche purement intellectuelle, à l'instar d'un travail permettant d'acquérir des connaissances sur soi. Les connaissances s'acquièrent dans les livres, mais le savoir par « infusion ». Elle nous donne une appréhension parcellaire, lacunaire de notre propre savoir inconscient qui reste voilé. Il n'est donc pas possible de recevoir une demande d'analyse « pour mieux se connaître ». Une analyse débute nécessairement par un point de buté, à l'instant où il est impossible d'avancer tant le symptôme est douloureux à supporter ou qu'il empêche d'avancer dans la vie.
Nous pouvons conclure en disant que c'est une démarche par laquelle un sujet pourra expérimenter sa propre parole et entendre ce que parler veut dire. Nous pouvons en attendre qu'elle nous amène à une position plus juste par rapport au langage. Entendons par juste « qui est conforme à la vérité », vérité du sujet bien sûr.
Donc si l'analyse tend vers un bien, ce serait vers le bien parler.
Que dire de la Sagesse Chinoise après tout ça ?
Bien que cela constitue deux registres hétérogènes, que pouvons-nous entendre, à la lumière de ce que nous venons de dire, des recommandations de la tradition Asiatique ? Car au fond, si nos conceptualisations sont bien différentes, nous parlons de la même chose : de nos difficultés à être humain.
La Voie proposée par certains courants du taoïsme et du bouddhisme consiste, par une discipline physique et mentale, à extirper de soi la cause de ses douleurs. Cette cause fut repérée comme étant le désir : « Il n'y a d'autre désir que d'être sans désir ». Mais nous l'avons vu, le désir est ce qui caractérise l'humain. Sans désir, pas de mouvement, pas d'échange : « Le saint homme n'agit pas, n'échoue pas, ne prend pas, ne perd pas ». Une Voie dont le but est d'occulter son désir et qui tend vers cet état idéal de stabilité nous ferait donc perdre l'essence même de notre humanité. Voila qui est cher payé l'absence de conflit interne ou de conflit avec les autres. Nous devons distinguer cette démarche de celle des yogistes qui utilisent le fait de s'absenter de soi et de son désir de façon passagère. C'est-à-dire non pas comme une finalité idéale mais comme moyen permettant, grâce à un état Autre, d'accéder à un savoir habituellement occulté.
Dans le même esprit que le taoïsme, des courants du zen nous invitent à : « atteindre la pureté de l'âme et à se garder hors des troubles de la vie humaine ». Pour ce faire, il convient de se débarrasser de notre moi par une discipline des sens et des passions, pour préserver « l'unité de l'âme », pour être enfin UN. Mais là aussi, les effets viennent toucher à notre humanité puisque nous l'avons vu, c'est le moi qui entre en jeu dans nos relations avec les autres, et qui est également le théâtre où peut se jouer notre désir. Nous en débarrasser nous couperait effectivement de tout conflit mais aussi de toutes nos relations à autrui et de notre désir.
Probablement en réaction au Confucianisme, la Voie tend vers un quiétisme naturaliste : un idéal d'insouciance, de liberté individuelle et de refus des rigueurs de la vie sociale... Une retraite solitaire en pleine nature s'impose alors : « Se retirer dans les montagnes, faire le vide en soi pour se laisser emporter dans le courant de la vie ».
Remarquons toutefois que s'absenter de son désir ne le fait pas disparaître : pour autant, il conserve ses effets. Tout comme se taire ne fait pas disparaître le manque lié au langage. Nous entendons bien que certains courants du Taoïsme sont une tentative de se défendre ou de fuir cette difficile condition humaine : éviter les passions et le désir qui nous compliquent tant l'existence ; ne plus être divisé et accéder à cet idéal qui serait de « faire Un » ; repousser le Réel de la mort et de la maladie par une hygiène de vie rigoureuse ; obtenir la grâce et le salut par une conduite vertueuse.
Pour autant il ne faudrait pas tirer des conclusions trop hâtives ni généraliser, car tout dépend des transcriptions (entre idéogrammes anciens et modernes) et des traductions qui sont faites : est-ce l'auteur ou le traducteur qui se défend ? De plus, nous trouvons de très nombreuses citations anonymes. À cela s'ajoute notre propre interprétation des textes, gardons-nous bien de les prendre au pied de la lettre. En particulier, il est très différent de tendre vers un état de stabilité terminal où seraient absents tous désirs et toutes tensions, que de s'absenter de soi et de son désir durant quelques heures, le temps de souffler... Cela aura évidement des conséquences bien différentes. Il est donc bien facile de corrompre le plus altruiste des discours soit en l'institutionnalisant et alors, entre autre exemple, « la générosité devient charité », soit en le mettant au service la jouissance. Bien évidemment le discours analytique n'est pas à l'abri de cela et parfois, au nom de l'amour ou du désir, tous les coups sont permis.
Autre exemple concernant le yin et le yang.
Ils sont bien souvent interprétés à tort comme deux éléments contradictoires et complémentaires, comme l'extérieur/l'intérieur, le chaud/le froid, ou pire le masculin/le féminin, etc. C'est-à-dire de façon duelle, binaire. Or François Cheng nous rappelle que ce ne sont pas deux états opposés mais qu'ils se constituent l'un et l'autre dans une alternance, une continuité telle le mouvement des saisons qui échappe à toute maîtrise. Ce mouvement fonctionne grâce à un troisième élément : « Le souffle vital » ou le « Vide médian ». Ce Vide, n'est représenté ni par le néant ni par la négation. C'est le vide comme source de vie, comme tiers !
Voilà quelque chose qui ne va pas de soi : déjà prendre en compte la place d'un tiers, ce n'est pas une affaire facile, mais qu'en plus ce tiers soit immatériel, n'est-ce pas là quelque chose de déconcertant ? En effet nous avons tendance à positiver le tiers : par exemple le père de la réalité s'interposant entre l'enfant et sa mère, ou encore donner une incarnation à Dieu, etc. Or nous avons vu que ce tiers c'est le langage, que c'est lui qui s'interpose, mais pas de façon matérielle. Il s'interpose par le manque qu'il engendre. De ce manque naît également un souffle vital que nous nommons autrement : le désir... Remarquons encore cela : contrairement à l'interprétation courante des textes de Freud, Lacan nous a montré que, à l'instar d'une bande de Möbius, le « conscient » et l'« inconscient » ne sont pas deux états opposés, ils se trouvent également être en continuité.
Pour terminer ce point nous avons vu que l'analyse nous mettait dans un état de vigilance accrue pour entendre les productions de notre désir. Le Yoga au contraire cherche à s'en absenter pour entendre Autre chose et pour mieux revenir à soi dans l'instant qui suivra. Malgré l'apparente opposition, voilà donc deux pratiques qui ne se contredisent pas.
De quête de sagesse Taoïste, nous pouvons retirer bien d'autres enseignements précieux, tout à fait cohérents avec notre pratique et trop souvent oubliés de nos sociétés occidentales.
À propos de notre Ego, Freud nous a fait découvrir avec la mise en évidence de l'inconscient, que le moi n'est pas le maître absolu de notre destinée. Il serait donc bienvenu de relativiser tout ce qui a une origine moïque, tout ce qui est de l'ordre de l'envie, de la volonté, de la rationalité consciente et d'accorder un peu plus de place à cette autre scène, la scène inconsciente.
Concernant notre relation aux objets, rappelons que notre désir est produit par un manque... il serait cohérent avec notre condition d'humain d'accorder un peu plus de place au vide, de respecter le rien. N'y aurait-il pas à tolérer l'absence plutôt que de chercher à la combler par des objets matériels ou par des activités, comme nous y invite notre social ?
Le taoïsme recommande « l'inaction active », c'est-à-dire accompagner les processus vitaux sans les forcer, « on ne fait pas pousser du riz en lui tirant dessus ». Mais, au fond, n'est-ce pas proche de la position qu'un analyste est censé tenir ? Assis dans son fauteuil, d'une grande attention pour son analysant, s'efforçant de l'entendre mais dans l'impossibilité de forcer les choses, de pouvoir agir concrètement, matériellement pour l'aider...
Selon Zhuangzi : « L'humain est le seul être à s'éloigner du cours naturel des choses en imposant son action et son discours ». Voilà qui est cohérent avec l'enseignement de Lacan, vivre en harmonie avec notre milieu naturel est bien compromis du fait que nous parlions. Et aussi : « Le discours découpe la réalité, il n'est pas approprié pour acquérir les connaissances certaines ». Là aussi nous avons vu que notre discours nous permet d'acquérir de nombreuses connaissances mais nous laisse à distance de tout un savoir. Alors, est-ce que, sous prétexte que nous sommes « dénaturés » par le langage, il faudrait, de façon fataliste, se comporter sans tenir compte de ce qui nous entoure ? « L'Homme est invité à se débarrasser de son égocentrisme et de sa volonté à plier la réalité à ses fantasmes ». Visiblement cette tendance humaine qui cherche à repousser ou à nier les impossibles grâce à la technologie n'est pas une disposition moderne... Les impossibles, nous les avons tous rencontrés dans le monde qui nous entoure, le fait qu'il soit « fini » par exemple ou qu'il soit régit par des lois qui lui sont propres (physiques, écosystème, etc.). Nous les avons également expérimentés dans nos relations avec nos semblables, comme par exemple notre incapacité à nous faire parfaitement comprendre. L'éthique de l'analyse n'est pas d'inviter le sujet à accepter ces impossibles, ni de l'amener à renoncer à la jouissance totale de son monde et de ses objets. L'analyse en permet le repérage. Après, c'est au sujet de décider s'il en tiendra compte et comment.
Pour conclure...
Je reprendrai exactement les conclusions de l'exposé de Claude Maréchal. Elles s'appliquent tout aussi bien à la pratique du Yoga qu'à celle l'analyse.
Que pouvons nous en attendre :
- Un soin et une prévention.
Certainement mais les effets auront toujours lieu à des endroits inattendus et dans une démarche échappant à toute volonté. Nous entendons bien la différence qu'il y a entre « je pratique ET il y a des effets » et « Je pratique POUR qu'il y ait des effets ». Quant à la dissolution du symptôme, ce sera toujours de surcroît qu'elle aura lieu.
- Un pouvoir.
Pouvoir parler dans le cas de l'analyse, avec tous les risques que cela engendre et les responsabilités qui vont avec.
- Un travail et une transmission.
Ces deux pratiques se déroulent dans une certaine intimité mais ne s'arrêtent ni à une pratique limitée au temps d'une séance, ni à une relation privilégiée entre deux personnes. Il y a aussi tout un travail de lecture, d'élaboration et de transmission à mettre en place avec les autres. Ce colloque atteste et réussit doublement cette démarche.
- Se faire une idée sur un savoir qui nous échappe.
Un savoir sur notre discours inconscient dans le cas de l'analyse, un savoir sur le Réel du corps dans le cas du Yoga ? Dans les deux cas, il n'y aura pas pour autant d'illumination ni de révélation consciente d'une vérité cachée. Les repérages se feront par éclairs, resteront toujours voilés et ils se feront à des instants qui nous échappent, lorsque le sujet et le moi seront absents de la scène où cela se passe... Pour autant, il sera peut-être possible de faire usage de ce savoir.
Comment parvenir à cela ? Comment faut-il pratiquer ?
- Il faut pratiquer tous les jours.
Évidemment cela ne signifie pas qu'il faut s'allonger tous les jours sur le divan mais conserver cette attention à ce que peut produire et manifester notre sujet inconscient. Et bien évidemment, à l'instar des Sages Grecques, appliquer dans notre vie de tous les jours ce qui constitue notre éthique.
- Il faut avoir foi en cette démarche.
Cela ne signifie surtout pas qu'il faille l'idéaliser ou pire, la sacraliser. Il convient de renoncer à en faire une démarche utilitariste, c'est-à-dire de la considérer comme un outil qui nous serait étranger. Avoir foi pourrait signifier « lui faire crédit » et pour cela il est nécessaire de s'y plonger, de la vivre vraiment de l'intérieur.
- Il faut voir son analyste.
Je traduirai cela en disant que seule l'instauration de ce lien fort que nous nommons le transfert, permet de mobiliser les choses.
Certes nous ne pouvons pas dire que l'analyse nous conduise à un état de sagesse. Par contre, l'analysant qui saura tenir compte de son savoir inconscient aura tout un champ pour prendre de sages décisions, et puis d'autres qui le seront beaucoup moins, car en définitive, l'analyse nous laisse vraiment... humain !