Vendredi 16 Décembre 2011 - Claire Pouget
Ce texte est la retranscription d'une séance du séminaire d' Anne-Marie Dransart et Claire Pouget-Dompmartin intitulé Les 4/5 discours: de la formalisation à la clinique, et retour. Il porte sur une analyse de faits actuels éclairés par les éléments structuraux de la tragédie antique.
Ce texte est aussi le témoin du travail qui se fait dans nos séminaires, et nous souhaitons qu'il inaugure une série.
Bon, on va se réchauffer le cœur... et les os ! Je vais vous parler en cette veille de Noël de quelque chose qui va tourner autour de la tragédie.
Ce qui m'est venu dans la suite de ces deux premières rencontres que je vais tenter de résumer avant de commencer, c'est que j'avais envie de travailler sur la structure discursive et prendre, reprendre en tout cas une structure discursive particulière, que Freud et Lacan d'ailleurs reprennent longuement, qui est la structure discursive de la tragédie, pour vous parler de la catharsis et de l'abréaction - je vais m'expliquer.
Pour faire le lien avec les deux séances précédentes, je voudrais commencer par rappeler ce sur quoi nous avons insisté quand nous avons tenté de rendre compte de quelques aspects, de quelques questions relatives à la mise en place de ces discours, de leur écriture par Lacan. Je retiens pour aujourd'hui :
Premièrement l'irréductibilité du rapport S1/S2, irréductibilité qui est donc celle du rapport de signification ; cette irréductibilité est écrite dans le discours analytique je vous le rappelle, puisque S1 et S2 se trouvent en bas, à droite et à gauche, et cette irréductibilité écrite dans le discours analytique vient écrire l'impuissance de tous les autres discours. Ça c'est ce sur quoi j'avais insisté à la première séance.
Evidemment avec les discours, et en les mettant au travail ici cette année, nous nous trouvons d'emblée au joint de l'individuel et du collectif. Rappelons que ce n'est pas une lubie de la part de Lacan parce que déjà chez Freud on trouve ce questionnement sur l'individuel et le collectif, Malaise dans la culture ou dans la civilisation, Psychologie collective et analyse du moi, etc. Puis Lacan reprend longuement cette question, avec évidemment la formule « l'inconscient c'est le social », mais aussi dès qu'il aborde la question de l'éthique, c'est-à-dire que l'éthique ce n'est pas seulement une affaire privée.
Je vais faire quelques remarques en préalable à ce que je vais dire : L'écriture des discours revient à ordonner, à montrer comment s'organise dans un « espace » donné le champ de la jouissance. Je vais préciser, je vais donner quelques précisions sur ce mot espace, je vais lui donner une signification large parce que je pense que nous pouvons élargir. La semaine dernière à Paris il y a eu des journées sur la phobie, ce qui est revenu entre autres choses au cours de ces journées c'est que toute phobie - et ça c'est Lacan et puis Melman qui l'ont dit - est une phobie de l'espace. Bon, je ne veux pas reprendre ce qui a été dit sauf à un moment à ces journées.
Ce que j'entends par espace c'est d'abord un espace effectivement géographique : tout espace géographique est organisé - j'espère que ça vous paraît évident - par un ou par des discours. En principe. Exemples : les nœuds autoroutiers, la circulation dans nos rues, les structurations ou restructurations de nos architectures, il n'est qu'à voir comment se présente l'ancien palais de justice et le nouveau, je ne sais pas si vous êtes allés dans le nouveau palais de justice... eh bien c'est pas pareil que l'ancien !
Quand l'espace devient opaque ou illisible, ce qui n'est pas tout à fait la même chose, quand il y a difficulté pour repérer les structures discursives qui sous-tendent l'organisation d'un espace, on a des difficultés - c'est une hypothèse - à se mouvoir dans un espace qui est pour nous illisible, ça commence quand on ne peut pas lire les panneaux indicateurs, je pense qu'à Shanghai...
Juste une petite incursion encore dans les affaires de phobies : il a été question de phobies scolaires : on peut dire énormément de choses sur les phobies scolaires, je ne vais pas du tout m'engager là-dedans, mais tout de même, les bâtiments dans la phobie scolaire - ça a été dit - les bâtiments, le collège, le lycée, ne sont plus référés à une fonction mais à une pure fonctionnalité, il s'agit d'acquérir des compétences, et là ça devient phobogène, c'est pas une fonction comme une mairie, une église...
Alors l'espace peut être opaque ou illisible. Je dirai que l'espace peut nous être opaque quand il n'est pas exclu qu'une structure discursive advienne. Quand vous êtes à Shanghaï et que vous ne pouvez pas lire les panneaux, vous vous dites quand même que ces panneaux doivent être lisibles par quelques-uns. Donc après on essaye de se débrouiller.
En revanche il est illisible quand il n'y a pas de structure discursive. Quand il n'y a pas de structure discursive je fais l'hypothèse, je vous propose que ça fait une zone de non-droit. Exemple : le Bronx. Dans le Bronx, c'est très particulier de se promener je ne sais pas si certains d'entre vous l'ont fait, il y a énormément de pneus dans le Bronx, et beaucoup de poubelles. Mais on ne sait pas pourquoi les poubelles sont là ni pourquoi les pneus sont là. Alors zone de non-droit, ce qui revient au même, je vais dire la même chose : zone de tous les droits. Une circulation apaisée ou un peu apaisée y est quasi impossible parce que le projet est incohérent. C'est la raison pour laquelle, je pense, quand il y a des travaux dans les rues, dans nos rues, ils sont expliqués, on a un panneau nous disant « ici on fait tel truc ». Et une fois qu'on sait qu'on fait tel truc, c'est un peu moins périlleux. Donc pour qu'un espace soit vivable il doit être organisé comme l'est un discours, c'est-à-dire qu'on ne peut y circuler qu'à la condition d'une limite. Tout n'est pas possible. Toute circulation n'est pas possible. Condition d'une limite, j'ai écrit d'un interdit.
L'espace est congruent avec le discours dans la mesure où il n'obéit pas moins que le discours aux lois de la parole et du langage. L'exemple le plus typique me semble-t-il c'est l'histoire de la route commune. Melman a passé énormément de temps à évoquer la question du mur mitoyen, qu'il articule en relation avec la paranoïa. La route commune c'est autre chose. Vous savez, vous êtes avec votre voisin, il y a deux ou trois maisons, et la route d'accès est la même, elle est commune. Evidemment cette route est commune à une condition, c'est que personne ne s'imagine que parce qu'il en a la propriété il en aurait toute la jouissance, c'est-à-dire qu'il pourrait en tant que copropriétaire la bloquer, c'est commun de ce que ce n'est à personne.
Je m'approche très lentement de mon propos central aujourd'hui. J'ai parlé d'espace géographique, mais on peut évidemment aussi évoquer l'espace historique, là encore au sens large c'est-à-dire tout ce qui a trait à la civilisation et à la culture. La civilisation, c'est Melman le dit quelque part, ce sont les lois de la parole et du langage. La culture, ce n'est pas tout à fait ça. C'est la façon qu'ont les humains à un endroit et à un temps donné de tenter... disons, de méconnaître l'impossible que ces lois impliquent.
Et vous voyez que l'écriture des discours par Lacan est au joint de la civilisation et de la culture, et nous nous trouvons là dans les effets sociaux du signifiant. Ces effets sociaux du signifiant ont leur traduction en termes d'affects, tout en ordonnant le champ de la jouissance. Traduction en termes d'affects parce que nous sommes évidemment chacun d'entre nous éminemment soumis aux discours qui nous entourent. Nous y sommes sensibles dans tous les champs, et le catalogue des symptômes réagit et interagit fortement avec les discours sociaux, au point même que quelquefois le symptôme est dans le diagnostic.
Quelques autres remarques: la place d'agent en haut et à gauche des discours, nous pouvons tout aussi bien dire que c'est la place du Réel. Pourquoi ? Parce que le S1 part du Réel.
Deuxième remarque - ça paraît un peu abstrait mais je vais essayer de le rendre plus concret tout à l'heure : ce qui ordonne les discours qui partent tous à partir d'un point de Réel, ce qui met en branle la ronde des discours c'est la fonction phallique, tout aussi bien le Nom-du-Père. Je vais le dire autrement : la place de l'agent c'est la place du semblant, c'est la fonction phallique qui nous met dans le semblant.
Tout ceci n'est pas sans relation avec ce à quoi je vais venir maintenant. Je voulais vous faire part de la façon dont j'ai été questionnée, je vais dire affectée par deux textes, et tout de suite je vous dis que suivant la façon dont je vais les nommer, ça va orienter tout mon propos. Alors pour l'instant, comme je suis bien obligée de parler, de trouver un signifiant, je vais vous dire qu'il s'agit de faits divers sociaux. Donc faits sociaux, faits individuels... Bon. On a deux textes, alors c'est l'avantage parce que je vais pouvoir essayer de les comparer. Cela a présenté pour moi cet attrait d'être au joint de l'individuel et du collectif, et en plus ces deux textes évoquent un même contexte événementiel, emprunté à notre actualité récente, et ce dont il est question suscite en nous des affects.
Ils posent la question de la mise en discours, de la mise en mots d'un problème ou d'un fait. Et cela nous permet, enfin moi cela m'a permis de mettre à l'épreuve, d'éprouver ce que dans nos groupes certains appellent la mutation des discours dans le champ collectif. Je ne sais pas si mutation est le terme que j'aurais pris.
Il y a un texte dont il a été beaucoup question ces derniers temps parce qu'il a obtenu un prix, qui le rend intéressant, qui s'appelle Tout tout de suite, de Sportès, il a eu le prix je ne sais pas quoi, « Interallié » et l'autre, je vais vous en parler un moment, qui s'appelle Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte de Thierry Jonquet. Voilà, le Jonquet est en poche et le Sportès c'est chez Fayard. Alors on peut appeler ça des romans : pourquoi pas ? Mais vous allez voir, on peut le prendre autrement que par cette classification formaliste.
Je vais vous parler un peu des auteurs. Sportès a dit : « j'ai écrit un conte de faits ». Thierry Jonquet a écrit son roman et c'est « roman noir » - vous voyez comme je suis prudente avec les signifiants que j'apporte.
Ma démonstration va consister à vous montrer que ces deux romans qui parlent à peu près de la même chose n'ont pas du tout la même structure discursive et je vais essayer de soutenir le fait que celui de Jonquet est une tragédie.
Ma question est la suivante: comment un conte de faits mute en « tragédie » ou comment une tragédie peut être un « conte de faits » ? Et surtout, parce que quand même nous ne sommes pas réunis ici pour faire le club de lecture, qu'est-ce que cela change ? Pour paraphraser Lacan, non pas qu'est-ce que cela implique, mais qu'est-ce qu'implique qu'une tragédie opère, puisque c'est ce qu'il soutient ? Nous sommes dans les discours donc qu'est-ce qui fait qu'un discours, qu'une construction discursive opère, et qu'est-ce qu'implique un conte de faits ?
Cela a des incidences cliniques considérables ; ce que le patient vient dire sur le divan, c'est construit comment ? Est-ce que c'est construit ? Est-ce que ça n'est pas construit ? Et si, comme dans la plupart des cas, au moins au début cela ne l'est pas, comment et de quelle manière dans une cure quelque chose va pouvoir se construire ?
Peut-être y reviendrai-je, indépendamment - puisque j'ai évoqué la question de l'affect - indépendamment de la question du pathos qui a donné pathétique comme vous le savez, c'est-à-dire qu'il va y avoir une purification du pathos, ce qui ne veut pas dire disparition.
Lacan s'est énormément intéressé à la tragédie, notamment quand il a élaboré la question de l'éthique de la psychanalyse et dans son séminaire sur l'éthique. Et il fait, Lacan, de la tragédie le modèle de la reconnaissance et de l'assomption du désir humain - alors ça peut nous intéresser quand même ! Lacan fait donc de la tragédie un modèle, en qualité, en valeur dirai-je, de discours construit. Je prends aujourd'hui le terme de discours au sens large mais en me référant quand même au premier discours, à celui de la structure. C'est un modèle poétique mais c'est aussi le modèle de la structure elle-même.
Je suis obligée d'en passer par ce que c'est que la tragédie pour qu'il n'y ait pas trop de malentendus.
La tragédie qui a été codifiée - je vais y revenir - c'est le genre Maître dans l'Antiquité. Il a été théorisé, codifié, par Aristote principalement dans ce texte qui est Poétique d'Aristote, qui est un texte très court, je pense qu'on ne peut pas en shunter la lecture, il n'y a même pas cent pages. Mais Aristote le reprend aussi dans Politique et dans Rhétorique.
Je dis « genre Maître » parce que comme vous le savez mais je vous le rappelle, les tragédies, comme les comédies d'ailleurs, se donnaient dans l'Antiquité à l'occasion de fêtes sacrées et donnaient lieu à des concours : il y avait des concours de tragédies. Il se jouait deux comédies en général, et une tragédie.
Je vous rappelle que poiein [ποιεῖν] en grec veut dire faire. Donc on attendait du spectacle de la tragédie que cela fasse quelque chose, que cela ait des effets, vous voyez nous sommes ici avec la tragédie dans la question des effets attendus d'un discours mis en scène, d'un semblant qui se déroule ante oculos, devant les yeux du spectateur. Alors ce n'est pas du tout n'importe quoi ! Les règles, il n'y en a pas énormément :
- Une action simple, c'est-à-dire pas vingt-cinq intrigues à la fois. Alors vous voyez le drame du XIXe ce n'est pas de la tragédie, parce que vous prenez je sais pas quoi, Ruy Blas, ce n'est pas une action simple.
- Unité de temps : il faut que cela commence au lever du soleil et que cela finisse, Aristote dit : une seule révolution du soleil.
- Unité de lieu, donc à l'intérieur d'une culture.
- L'action doit être noble. Racine a repris le truc en disant : le malheur frappe d'autant plus fort qu'il frappe plus haut, donc il vaut mieux que ça se passe chez les princes et princesses. Mais vous voyez on vit encore là-dessus : quand vous achetez Voici et Gala, qu'est-ce que vous cherchez sinon... ? Sinon je n'achète pas !
Une action noble, conduite jusqu'à la fin.
- Les caractères, autrement dit la question des personnages, sont conçus à travers les actions, je compte les paroles dans les actions bien sûr, tout aussi bien les paroles, c'est le principe du théâtre.
Quel est l'agencement ? La représentation d'une tragédie doit former un enchaînement nécessaire et vraisemblable ; Aristote dit qu'il y faut nécessité et vraisemblance. Vous le savez, vous le savez parce que vous êtes aristotéliciens, dans une comédie, au début du début du dernier acte, il y a un gars qui rentre sur scène et qui dit : « Oh, j't'avais pas reconnu mais t'es mon oncle, en fait ! », Un nouvel élément arrive, et tout s'arrange ; cela s'appelle le deus ex machina, cette intervention extérieure de dernière minute qui arrange tout. Le jeune premier qui était pauvre hérite ! Pas de deus ex machina dans la tragédie. L'enchainement doit être absolument prévisible.
Lorsque la tragédie commence, c'est in medias res, comprenez au milieu des choses. Trivialement, je vous dirais que ce que la tragédie va montrer sur scène c'est comment, alors que les carottes étaient presque cuites, elles vont être cuites. Et la tragédie s'étend jusqu'au malheur final. Vous entendez là quand même comment la question de l'aliénation se présente : vous avez un enchaînement signifiant que vous voyez se dérouler.
Si on suit le texte d'Aristote à la lettre, on trouve ceci : « l'étendue de la tragédie c'est non pas ce qui a réellement lieu mais ce à quoi on peut s'attendre ». On ne peut pas être plus dans nos affaires de signifiants. « Ce à quoi on peut s'attendre », alors les grecs avaient un nom pour ça que vous allez reconnaître, je vous le dis en latin, ça s'appelle le fatum, le destin. Un enchainement nécessaire, vraisemblable qui se présente comme attendu. Vous entendez bien qu'il y a là quelque chose à l'intérieur d'un discours codifié qui est de l'ordre de la mise à nu d'un enchainement signifiant avec, dans toute sa dimension d'aliénation signifiante et dans son aspect nécessaire ou fatal.
Je poursuis. La tragédie doit concerner les liens entre les hommes. Je cite Aristote : les liens, les alliances et les évènements sont funestes.
Ce terme de « funeste » est vraiment important parce que j'en reviens à la question des affects associés. Effets funestes : il faut bien entendre que la question du pathos depuis des siècles nous anime, mais il y a eu des sommets, le XIXe siècle était le siècle du pathos, ça n'est pas du tout la question qui anime Aristote là-dedans, lui, sa question c'est une question structurale. Et cependant de l'affect il y en a puisque dans la tragédie il est question de deux affects.
Les deux affects que touche la tragédie, c'est premièrement la terreur et deuxièmement la pitié, et ce sont ces affects là qui sont en jeu dans la représentation tragique.
L'effet attendu, Aristote lui donne un nom, c'est la catharsis. Il y a eu énormément de débats sur ce terme. Je voudrais en venir au fait que cette question de la catharsis a vivement intéressé Freud et Lacan, et plus tard Cathelineau - je vous renvoie pour ceux que ça intéresse au chapitre 4 de la thèse de Cathelineau Lacan lecteur d'Aristote. Je vais prendre les choses un peu différemment du développement dans ce chapitre. Cathelineau a appelé ce chapitre : catharsis et désir : de la poétique à la politique, vous voyez, c'est intéressant, cela concerne quand même ce dont nous parlons aujourd'hui.
Alors Freud s'est intéressé vous le savez peut-être, aux écrits d'un érudit qui était son beau-frère, qui s'appelait Jacob Bernays, et Bernays lui s'est intéressé au versant médical, au sens médical qu'on donnait à ce mot. La catharsis, dit Bernays, aurait, ce serait un effet qu'il va qualifier de thérapeutique ; c'est un moyen de traitement ; ça s'inscrit dans les effets iatrogènes - c'est intéressant aussi de le dire comme ça.
Je ne vais pas développer cela, mais simplement Freud s'y intéresse vivement. A partir de la lecture qu'il fait de Bernays, il va élaborer une notion que vous connaissez sans doute, qui est une notion pas si facile qui est la notion d'abréaction. Et Freud nous dit : l'abréaction, c'est la décharge d'affect d'une émotion jusque là suspendue.
Il dit exactement : l'aveu de l'origine du déplaisir apporte le soulagement. Je trouve cette phrase assez complexe et un peu ambiguë parce que l'on pourrait croire que je vais dire ce truc et puis après ça ira mieux. C'est plus compliqué que ça, et Lacan va reprendre les choses en disant que c'est beaucoup plus compliqué. Il va garder l'équivoque du mot catharsis ou en tout cas la pluralité des sens et il va nous donner comme définition, les deux traductions possibles :
- purgation de la terreur et de la pitié. Vous comprenez purgation, sens médical, même chose que purge.
- Mais aussi il va garder purification.
J'ai oublié quand même de vous dire que la tragédie se caractérise quand même par ce que les grecs appellent l'ubris c'est-à-dire l'excès et la démesure. Cela pose quand même un problème éthique parce qu'Aristote écrit l'Ethique à Nicomaque qui est une éthique de la juste mesure : il n'en faut pas trop, il n'en faut pas trop peu. Voyez que la question de la jouissance est là. Et puis après il codifie la tragédie qui montre la démesure humaine, les excès qui nous intéressent quand même dans nos pratiques.
Pour Lacan la tragédie montre l'incidence d'un désir qui est plus forte que la droite règle. « Il vaudrait mieux que je ne fasse pas ça, mais bon... ». Vous voyez que la question éthique est là posée tout à fait. Et elle est posée aussi dans une dimension collective. Alors qu'Aristote prend l'exemple de Médée, Lacan va prendre l'exemple d'Œdipe et d'Antigone je crois aussi, Lacan va se concentrer sur Antigone, Je vous propose vraiment d'aller voir le texte de Lacan directement pour que l'on ne fasse pas ici du chewing-gum remâché. Il est très clair sur son étude d'Antigone, c'est dans le séminaire l'Ethique de la psychanalyse. Je vous y renvoie. Mais c'est de l'étude de la tragédie d'Antigone que sort la formule que nous mâchons tous : « Ne pas céder sur son désir ». Alors qu'est-ce que ça veut dire, je veux dire si l'on arrête de mastiquer, qu'est-ce que ça veut dire ? A quoi nous mène une cure quand même !?
Lacan nous dit que nous sommes tous concernés par la question de la tragédie, parce que c'est la question du désir. Mais qu'est-ce que ça veut dire que ne pas céder sur son désir comme l'éthique de la psychanalyse parce que très honnêtement je ne suis pas absolument sûre que Lacan distribue à Antigone un bon point de conduite et qu'à Créon, il lui en enlève trois. Ce n'est pas si simple que ça. Alors ce qui est très intéressant dans ce que nous dit Lacan, enfin ! que je retiens pour mon propos d'aujourd'hui, c'est le lien que montre cet ubris, cette démesure humaine avec la Chose, ce que Freud appelle « la Chose », qu'il écrit avec une majuscule énorme. La Chose, je vous fais observer ici que c'est différent de l'objet a, complètement différent de l'objet a et que dans l'écriture des discours, si je prends le discours du maître, en bas à droite, on n'a pas la Chose, on a écrit objet a.
Vous savez que l'objet a, c'est tout sauf une chose.
Ce que montre la tragédie, c'est cette espèce de traversée ou d'aspiration au-delà du Réel de la Chose, et aspiration mortelle. Alors on ne va pas se prosterner devant cette chère Antigone, ce n'est pas le personnage d'Antigone, c'est sa position dont Lacan parle. Donc qu'est-ce que l'on peut attendre d'une cure ? Eh bien peut-être reconnaître entre autres ce qu'un choix implique. Je vous renvoie au texte de Sophocle et au commentaire qu'en fait Lacan.
Illustration clinique, donc, avec Tout, tout de suite et Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte, rien que les deux titres qui sont écrits au tableau. Je vous rappelle que « Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte » est un vers de Victor Hugo extrait d'un poème qui a été dédié par lui aux morts de la Commune, poème écrit en 1872. Et je vais vous lire quelques vers parce que ça vaut le coup quand même...
Je défends l'égaré, le faible, et cette foule
Qui, n'ayant jamais eu de point d'appui, s'écroule
Et tombe folle au fond des noirs événements ;
Etant les ignorants, ils sont les incléments ;
Hélas ! Combien de temps faudra-t-il vous redire
A vous tous, que c'était à vous de les conduire,
Qu'il fallait leur donner leur part de la cité ;
[Que votre aveuglement produit leur cécité ;]
D'une tutelle avare on recueille les suites,
Et le mal qu'ils vous font, c'est vous qui le leur fîtes.
Vous ne les avez pas guidés, pris par la main,
Et renseignés sur l'ombre et sur le vrai chemin ;
Vous les avez laissés en proie au labyrinthe.
Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte.
Alors vous enlevez le pathétique Hugolien, mais vous entendez comment il y a...comment vous dire ? Il y a une intention. Evidemment, Tout, tout de suite... J'espère vous avoir fait entendre la différence. Donc conte de faits d'un côté et tragédie sensible dès le titre.
Les auteurs sont de la même génération, il y en a un qui est né en 47, l'autre en 54. Sportès est né à Alger, il a quitté Alger en 62. Son père est juif, sa mère a sombré dans la folie très tôt. Elle était en hôpital psychiatrique presque toute sa vie. Il a été un ami de Guy Debord, ça vous dit quelque chose ? Les situationnistes, c'est une organisation révolutionnaire de l'extrême gauche, un peu nihiliste.
Jonquet, qui lui est mort en 2009, est né en 54, il a été instituteur, il a travaillé en neuropsychiatrie infantile, puis il a été de nouveau instit en section éducative spécialisée et il a travaillé des années en banlieue.
Jonquet produit son roman en 2006 et quand il publie son roman, l'affaire racontée par Sportès commence réellement. En 2006 se déroulent donc les faits rapportés dans le roman Sportès. Les faits, c'est ce que l'on a appelé l'histoire du « gang des barbares ». Voici le texte de la quatrième de couverture :
En 2006 après des mois de coups tordus et d'opérations avortées, une petite bande de banlieue enlève un jeune homme. La rançon exigée ne correspond en rien au milieu plutôt modeste dont ce dernier est issu. Mais le choix des agresseurs s'est porté sur lui parce que, en tant que juif, il est supposé riche. Séquestré 24 jours, soumis à des brutalités, il est finalement assassiné. Les auteurs de ce forfait sont chômeur, livreur de pizza, lycéen, délinquant. Certains ont des enfants, d'autres sont encore mineurs. Mais la bande est soudée par cette obsession morbide : « Tout, tout de suite. »
Ça s'est passé à Sainte-Geneviève-des-Bois en banlieue parisienne. Seuls les noms ont été changés et encore très peu. Le principal personnage est un certain Fofana et il est entouré d'une vingtaine de jeunes et le jeune enlevé, c'est Halimi qu'il s'appelle. Sportès a fait comme Zola. Zola descendait dans la mine et Sportès est allé aux comparutions immédiates du palais de justice de Bobigny. Il a parlé aux policiers, il a parlé aux avocats, il a eu accès à tous les comptes-rendus. Et voici ce qu'il nous dit et qui est quand même très intéressant:
« Gang des barbares n'est pas le mot qui convient. »
Gang ? non. Il n'y a pas d'organisation. Dans un gang, il y a une organisation. On n'est peut-être pas d'accord avec le discours soutenu, mais il y en a un.
Barbares... Dans les multiples avocats de la défense qu'a eu Fofana, il y avait un noir américain spécialiste de ces affaires. Et il a bien ri quand il a entendu « barbares », parce que pour être barbare, il faut être extérieur. Le barbare, c'est celui qui est étranger. Or ils ne sont pas du tout étrangers. Ils sont Français, scolarisés en France, ils regardent la télévision française, ils ont leurs papiers, etc. Donc ils ne sont pas du tout barbares.
« Halimi est mort (nous dit Sportès dans les interviews qu'il a données) parce qu'il est tombé sur des voyous incompétents. Le problème de ces gosses nous dit-il, certains sont mineurs, c'est leur manque de culture. » Culture dont je vous rappelle qu'on a dit tout à l'heure que c'était un discours. « Ils n'ont pas de mots à leur disposition, alors ils passent aux actes ».
Vous savez ce que dit Balbo : Le toxicomane ne parle pas, il j'acte.
« Ce ne sont même pas des voyous mais des gosses immatures qui se révoltent. » « Ils ne font pas la distinction entre le cinéma et la réalité ».
Et qu'est-ce qu'on en a fait dans les médias ? Une histoire de guerre religieuse. Absolument pas ! Quand Fofana s'aperçoit qu'il ne tirera rien de la famille Halimi comme rançon, eh bien il se tourne vers la communauté juive toute entière via le premier rabbin venu. Et vous savez ce qu'il dit ? Parce que Sportès a eu accès à tous leurs SMS... Eh bien il dit : « Je change ma stratégie de com. » Et Fofana quand on écoute les enregistrements de ses messages téléphoniques, affirme : « Je fais des investissements, je gère. »
Alors l'écriture de Sportès s'inscrit dans ce que l'on appelle le « non fiction novel . Littéralement traduit, c'est « roman de non-fiction », roman de faits, - sur le modèle du roman de Truman Capote, De sang-froid, pour ceux qui connaissent.
Et il nous dit : « Voilà comment j'écris, j'écris ras les pâquerettes, pavlovien, hyper réaliste, c'est de la narration brute ». Bref, le texte mime son objet. J'acte. Et il ajoute : « J'ai été frappé par la pauvreté du langage de ces jeunes. Ces jeunes ne verbalisent pas, ils ne possèdent ni grammaire, ni orthographe pour construire une pensée, c'est le vide. J'ai lu toutes leurs correspondances, mails, SMS, courriers, elles dénotent un niveau de langage extrêmement faible. » Par exemple Fofana écrit : « J'ai avec la religion des relations spiritueux ». Et il parle de « l'escale de la violence ».
Vous voyez que même les mots sont tronqués. Alors on le lit tout à fait, c'est un langage qui a perdu son pouvoir métaphorique, complètement, il ne livre que des informations, des faits et des affects, les affects étant la haine et le ressentiment. Plus le signifiant perd de sa valeur métaphorique, plus il gagne en crudité et ce qu'on a, ce sont des nominations de choses, comme la Chose de Freud. Je vous en propose deux parce qu'elles dominent toute l'histoire : feuj et beur.
Il y a deux choses dans ce roman, il y a feuj et il y a beur
On ne va même pas le mettre à l'endroit, parce que ce n'est même pas... c'est des choses, alors comme c'est du verlan, rebeu : juif et beur. Mais on ne va pas dire juif, parce que si on dit juif, on part dans un discours où le S1 va être religieux ou culturel. Il n'est pas question de religion et de culture, il est question de feuj et de beur. On a des nominations qui font S1 comme ça, mais il n'y a jamais de S2. Ce ne sont pas des signifiants qu'ils rencontrent. On entend feuj et cela fait comme un signal. Ce sont des signes. Donc on a un Réel qui n'est pas noué et qui n'est croisé par aucun Symbolique. Il est non discursif, il est indéchiffrable.
Evidemment Sportès n'échappe pas aux discours parce qu'heureusement on n'échappe pas aux discours comme ça. Mais dans son roman, il y échappe. Il n'y échappe pas, je vous lis quand même la citation qu'il a choisi de mettre en exergue :
« Quand le citoyen écologiste prétend poser la question la plus dérangeante en demandant : ‘‘Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ?'', il évite de poser la question autre réellement inquiétante : ‘‘à quels enfants allons-nous laisser le monde ?'' ».
J'ai choisi un court extrait qui illustre, me semble-t-il, ce que c'est qu'un espace phobogène , dans un discours... qui n'est pas un discours ! Peut-être allez-vous l'entendre :
Il doit y avoir bien plusieurs centaines de boutiques au centre commercial Belle Epine : Starbucks coffee, McDonald's, scoop burger, Bistro romain, Buffalo grill, Häagen dazs, Sephora, Swatch, Afflelou, Nike, Puma, Converse, Darty, Société Général, (il n'y a que la respiration qui nous manque) Etam, Marionnaud, Lacoste. Elles aiment s'y promener lorsqu'elles ont une heure de libre. Elles s'asseyent dans les vastes allées éclairées par des verrières au plafond d'où filtre le soleil. Tout au long des allées, dans des pots des arbustes aux feuillages en plastique vert. Autour du centre commercial, d'immenses parkings où les clients se garent, (Il y a une petite note : 6000 places à belle étoile) venant par dizaines de milliers de tous les coins de la région. Vues de la terrasse du centre commercial, leurs voitures innombrables, rangées en lignes parallèles ou croisées semblent dessiner un idéogramme géant indéchiffrable.
Voilà, un espace de contiguïté, ce n'est même pas la métonymie, parce qu'avec la métonymie on est déjà dans un système métaphorique, dans le jeu du signifiant. C'est contigu, c'est commutatif, vous remplacez Starbucks, d'ailleurs Starbucks ferme et vous mettez n'importe quoi... Du coup, ce qui se passe avec ce Fofana, c'est qu'il n'a pas d'identité, parce que beur, ça ne fait pas identité. Et vous voyez on lui demande... juste la dernière ligne :
Au premier procès en 2009 Yiaceff, (il s'appelle Youceff) comprenant instinctivement le fonctionnement des médias semble... (etc). Il est : noir, issu du tiers monde, musulman, enfant des cités, il enfile les habits neufs du dernier rôle que tous conspirent à lui offrir pour un éphémère tour de piste sous projecteur, terroriste islamique.
Interrogé par la présidente de la cour d'assise de Paris sur son identité et ses lieu et date de naissance, il déclare : « je suis né à Sainte Geneviève des bois, le 13 février 2006. »
Endroit et jour où Halimi fût brûlé vif. C'est-à-dire que son identité, il est nommé pour la première fois le jour où il tue.
Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte. C'est une fiction, mais dans laquelle on va trouver toute l'actualité du moment, et la fiction s'achève sur la réalité de Sportès qui est tout à fait étonnante. Formellement bien entendu ce n'est pas une tragédie, ce n'est pas du théâtre. Mais le récit dans son déroulement élève le texte à la dimension structurale de la tragédie.
Ici nous avons une intrigue tout à fait nouée. Vous savez qu'on dit le nœud tragique. Et qui s'achemine inexorablement vers son dénouement, dénouement dont le lecteur jusqu'au bout craint qu'il ait lieu : terreur, et espère qu'il n'aura pas lieu : pitié. Le rapprochement que je me suis permis de faire est lié au fait que donc le contexte collectif est exactement le même.
L'histoire se déroule à Certigny, ville (mythique) du 9.3. A Certigny, il y a trois quartiers, il y en a deux qui sont tenus par des bandes arabes. Il y a le quartier qui est tenu par le gars qui est spécialisé par le vol et le trafic des voitures et l'autre qui est spécialisé dans la prostitution. Ils vivent en bonne intelligence, ils ont aussi des restaus, il n'y a pas trop de problèmes parce que chacun connait son territoire. Et puis un troisième quartier se développe sous la houlette d'un français et c'est un gang de trafic de drogues, là, c'est plus dangereux. Chacun sait, la police, les services, tout le monde que c'est une poudrière, ce quartier de trafic de drogues, mais au lever du rideau, personne ne bouge trop, les choses sont à peu près posées. Mais à Certigny, il y a un ilot plus bourgeois, de petites maisons, et cet ilot un peu plus bourgeois est depuis peu investi par une communauté juive pratiquante. Ils se sont cotisés, ils ont construit une synagogue et il y a un projet d'école talmudique. Ce quartier, juste collé à Certigny, c'est Verneuil. Evidemment c'est un espace précaire, et l'endroit privilégié pour montrer cette précarité, Jonquet le met là où il est, c'est-à-dire au collège. J'ai oublié de dire qu'à Verneuil, il y a quelque chose de la folie qui rode. Une folie personnelle.
Alors au collège qui va être au centre de l'action, le malheur comme dans toute tragédie va frapper au plus haut, c'est-à-dire qu'il s'abat sur les meilleurs. Qui sont les meilleurs ? Les plus vertueux, les héros tragiques. Le premier héros tragique, c'est Lakdar, il a 14 ans. Lui, il a des mots, il tente de s'inscrire, il est vertueux, il est courageux, il fait tout ce qu'il peut. Il est très fort en dessin. Le récit nous donne accès à son dossier. Son père fait le ménage à l'hôpital psychiatrique du coin, et sa mère a été renvoyée par le mari au bled parce qu'elle a fait une dépression très très grave, et elle a sombré dans la folie et le père dit qu'il vaut mieux qu'elle reste au bled. Donc il n'a pas sa mère. Voilà le premier héros de cette histoire. Le deuxième, c'est mademoiselle Doblinsky. Mlle Doblinski est prof de Lettres, c'est sa première rentrée après l'IUFM. C'est son premier poste. Son métier est une vocation, son père est prof de Lettres dans une classe préparatoire prestigieuse à Paris. La famille ne pratique pas, sauf l'oncle et la tante qui vivent en Israël. Alors ça fait des disputes familiales quand ils viennent en visite en France. Alors vous voyez les deux familles maudites, la famille Doblinski et la famille de Lakdar. Lorsque l'action commence, le malheur est déjà là parce qu'on sent qu'il va se passer un truc... Le texte le dit, textuellement : La fatalité.
A la malédiction des origines va s'ajouter la fatalité. Et la fatalité, c'est une vilaine fracture, une histoire médicale. Lakdar... T'as vu sa main au gamin, une vraie connerie. Au mois de mai dernier, il s'est fracturé le coude en tombant dans l'escalier de son immeuble. Rien de grave, sauf que le plâtre, qu'on lui a confectionné en urgence à Bobigny, était trop serré ou mal posé. En rentrant de l'hôpital, personne ne s'est sérieusement occupé de lui. Il a pleuré de douleur tout seul dans son coin pendant plus de 24 heures. Ses doigts étaient devenus violets. C'était le week-end, son père travaille comme agent technique et au moment où Lakdar a commencé à souffrir, il était de service. Trop crevé pour s'occuper de quoi que ce soit en rentrant du boulot, bref un voisin a fini par reconduire Lakdar aux urgences le dimanche en pleine nuit mais c'était déjà mal parti. Quand on lui a desserré le plâtre, sa main ne réagissait plus.
Voilà. C'est irréversible, mais Lakdar ne le sait pas, et il va l'apprendre dans le cours du récit. A partir de là, les faits vont s'enchaîner inéluctablement jusqu'à une fin que je vous laisse lire.
Tous les discours traversent cette histoire : vous avez le nœud tragique qui s'inscrit dans un contexte discursif, on a le discours médical, le discours pédagogique, le discours des psys, le discours des journalistes, le discours des politiques, le discours de l'endoctrinement religieux, le discours des policiers. Et tous ces discours, qu'ils soient de bonne ou de mauvaise foi buttent sur leur propre impuissance. Les actions vont s'enchaîner : gang, guerre des gangs, brigade anti gang, émeute, l'histoire du bus enflammé, elle y est, l'histoire du transformateur EDF, elle y est aussi, les interventions, les paroles sur le nettoyage, etc. Et qu'est-ce que ça raconte ? Eh bien ça amène à l'enlèvement d'un jeune juif du quartier bourgeois, un gamin qui n'y est absolument pour rien. Le gamin est roué de coups, et ce qu'il y a de fou, c'est que c'est la même histoire que celle qui va se produire après. Et cet enlèvement qui n'a rien à voir avec une histoire politique est revendiquée et décrite dans les médias comme un acte politique.
Dans ce bouquin, les références aux grands textes, c'est-à-dire à tous les discours sont omniprésentes. Je n'ai pas tout relevé, mais Marx est cité, Adorno, Anna Arendt, Jaurès, Soljenitsyne, il y a une référence à l'exposition « Mélancolie - Génie et folie en Occident » qui avait eu lieu. Mais il y a une impuissance à modifier ce qui est là en train de se jouer. Et sous nos yeux, ça se dénoue et se défait...
Dans l'organisation de ce spectacle tragique ou du spectacle tragique en général, il y a une instance que vous connaissez sans doute très importante, et qui est évidemment totalement absente du texte de Sportès qui est le chœur.
Que fait le chœur tragique ? Le cœur a une mission : de temps en temps, il intervient dans un coin de la scène et il parle. Il commente, il soupire, il témoigne de l'affect de pitié. Il le montre. Il commente, et aussi il ponctue, il interprète si vous voulez : « Voyez à quoi nous mène la démesure, ça va mal aller, comment faire ? », etc. C'est tout à fait important le rôle du chœur. Parce que le rôle du chœur donne une dimension Autre en fournissant en quelque sorte un guide d'interprétation, une grille de lecture.
Dans le texte de Jonquet, le chœur, cette voix du chœur se fait constamment entendre, grâce à des artifices. Par exemple le discours intérieur du père de mademoiselle Doblinsky, la jeune prof de lettres :
Rien à voir avec les joyeux chahuts des potaches qu'il avait lui-même connus lors de sa jeunesse. A se montrer cruel, voire sadique vis à vis de tel ou tel prof, on n'en perdait pas moins les repères essentiels, la culture si précieuse que dispensait l'institution, le code des valeurs avec lequel il était autorisé de louvoyer, mais que le plus ardent des déconneurs n'aurait jamais remis en cause sur le fond. Dans la fastueuse année soixante-dix, nombre de ses amis ne s'étaient pas privés de crier haro sur la culture bourgeoise mais tous sortaient de normal sup.
Vous voyez ce que rappelle le chœur... je vais vous donner un autre exemple : c'est un jeune, Moussa, la caricature du gamin à moitié déscolarisé, etc. Voici son discours intérieur :
L'exemple de Lakdar lui renvoyait comme un miroir l'image de son incapacité à nouer des relations sociales autres que celles basées que sur l'exercice de la force. La preuve, il était parvenu, lui Lakdar, à établir une complicité immédiate avec mademoiselle Doblinsky. Dès les premières minutes de cours, un simple échange de regard, un sourire partagé, il n'en fallait pas plus. Moussa n'avait pas oublié. La prof, c'est vrai, elle était super bonne et Moussa se la serait bien faite (Etc. je vous passe...). Il aurait surtout bien voulu que mademoiselle Doblinsky le regarde comme elle avait regardé Lakdar. Rien qu'une fois, avec bienveillance et tendresse. Tout ce dont il avait toujours été privé. Pas la peine de rêver, ça n'arriverait jamais. Moussa, il était tout juste bon à faire le guignol ou à semer la terreur. Au choix, rien d'autre.
Voyez, il y a un texte qui nous permet face à cette terreur de nous décaler, premièrement de la reconnaître. Quand nous voyons ça, quand nous lisons ceci, quiconque a passé quelque temps dans cet environnement, dans ce contexte, et quiconque s'y est trouvé confronté ne peut qu'être attrapé par ce texte. Ce qui métabolise, ce qui « catharsise » c'est premièrement la reconnaissance de quelque chose, et deuxièmement l'effet d'apaisement parce que ça s'inscrit dans un certain nombre de discours et ça incite à faire les tourner.
Dans une cure, il y a bien invitation à ce que quelque chose se construise et entre autres pour dégager ce qu'il en est de la question du désir, de sa gangue de jouissance. Je vais vous faire un aveu : le roman de Sportès, j'ai essayé de l'attraper par tous les bouts possible, je n'ai pas pu le lire, sinon par bribes. Ce n'est pas du tout un jugement sur la qualité du roman, simplement personnellement je ne peux pas lire cela. Peut-être vous, vous pourrez. Celui de Jonquet porte et laisse trace. Ce texte invite en dépit de son issue fatale à s'essayer à autre chose qu'à une contiguité.
Alors le chœur, la voix du chœur ?
Je me disais, c'est une question que nous avons peut-être un peu plus qu'avant affaire maintenant à des discours ou des propos de gens qui ont affaire cliniquement avec du non- discursif, cliniquement. Ils ne s'inscrivent pas dans un discours, et sont pris dans quelque chose d'une contiguïté. Ils parlent un conte de faits. Je me disais que cela nous oblige d'une certaine façon, et pour un certain moment, à un style d'intervention (pas forcément bavarde d'ailleurs) qui fait surgir quelque chose que la voix du chœur présentifie, une présence Autre, et pour inviter l'autre par cette présence à soutenir quelque chose d'une démarche. Voyez la position de Sportès, il est extérieur, il rapporte, ce qui n'est pas du tout la position de Jonquet, qui est d'une certaine façon pris dedans.
On dit beaucoup de choses sur la nouvelle clinique à l'heure actuelle. Nous avons affaire à des gens pour lesquels, y compris pour la question de l'affect, il y aurait quelque chose à faire pour les aider à rentrer dans un discours. Ce n'est pas par hasard que je vous ai lu le petit Moussa. Le petit Moussa qui finalement dit: « et si la maîtresse me regardait ». Voyez qu'on revient à de l'individuel, avec cet espèce d'abandon dans lequel il est, etc. Si quelqu'un juste témoigne d'une présence, ça modifie la donne. Donc celui-là : oui, celui-ci... Voilà l'incidence du discours formalisé. Je m'arrête là.
¶ ¶ ¶
Anne Marie : Merci beaucoup. Il y a cette question de construction : je trouve ça très intéressant qu'il y ait quelque chose qui puisse se construire parce jusqu'à présent, dans une cure normalement névrosée, la question de sortir le désir de sa gangue de jouissance pour reprendre ta phrase, est de l'ordre d'une déconstruction. La cure amène justement à quelque chose qui serait de sortir de cette jouissance qui a été répétée et entretenue par le symptôme. Alors que là, à partir du moment où un symptôme n'est pas vraiment constitué, puisqu'on est dans ce désert au niveau symbolique, eh bien effectivement il y a un premier pas qui est celui d'une construction. C'est tout à fait important dans le contexte des travailleurs sociaux en général : on entend bien comment une application un peu systématique d'éléments ou de concepts psychanalytiques tombe à plat, ne veut rien dire parce que justement qu'est-ce que ça veut dire de proposer une lecture alors qu'il n'y a pas de texte !
[Intervention inaudible]
Anne Marie : Mais oui. C'est tout ce travail très intéressant.
Claire : c'est une précision essentielle. L'écart entre un discours qu'il faut absolument déconstruire et quelque chose qui permette une interprétation. Le discours de la structure n'est pas un discours qui se parle. C'est quelque chose d'une permutation entre quatre places et quatre termes dont une circulation qui est en grande partie inconsciente. Sinon, ce dont tu viens de donner l'exemple, deux lignes, je ne résiste pas, le discours de l'IUFM pour arranger les affaires :
Ils sont là pour construire leur propre savoir. Ils évoluent dans l'espace classe sans aucune contrainte, alors on vient avec un tambourin qui scande la danse du groupe classe. Il faut savoir interpréter sans dogmatisme. Ça, c'est le discours pédagogique.
Il faut prêter la plus extrême attention à tous les signes. L'élève se situe... Le professeur doit-il se situer près du tableau, loin du tableau ? Cela n'a rien d'anodin, etc. l'apprenant dominant s'installe préférentiellement dans les premiers rangs, près du tableau pour marquer par sa proximité une sorte de défi, de refus de toute soumission vis-à-vis du pédagogue.
Vous voyez, ça c'est à déconstruire à coup de bazooka.
ANNEXE
A CEUX QU'ON FOULE AUX PIEDS
Oh ! je suis avec vous ! j'ai cette sombre joie.
Ceux qu'on accable, ceux qu'on frappe et qu'on foudroie
M'attirent ; je me sens leur frère ; je défends
Terrassés ceux que j'ai combattus triomphants ;
Je veux, car ce qui fait la nuit sur tous m'éclaire,
Oublier leur injure, oublier leur colère,
Et de quels noms de haine ils m'appelaient entre eux.
Je n'ai plus d'ennemis quand ils sont malheureux.
Mais surtout c'est le peuple, attendant son salaire,
Le peuple, qui parfois devient impopulaire,
C'est lui, famille triste, hommes, femmes, enfants
Droit, avenir, travaux, douleurs, que je défends ;
Je défends l'égaré, le faible, et cette foule
Qui, n'ayant jamais eu de point d'appui, s'écroule
Et tombe folle au fond des noirs événements ;
Etant les ignorants, ils sont les incléments ;
Hélas ! combien de temps faudra-t-il vous redire
A vous tous, que c'était à vous de les conduire,
Qu'il fallait leur donner leur part de la cité ;
Que votre aveuglement produit leur cécité ;
D'une tutelle avare on recueille les suites,
Et le mal qu'ils vous font, c'est vous qui le leur fîtes.
Vous ne les avez pas guidés, pris par la main,
Et renseignés sur l'ombre et sur le vrai chemin ;
Vous les avez laissés en proie au labyrinthe.
Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte ;
C'est qu'ils n'ont pas senti votre fraternité.
Ils errent ; l'instinct bon se nourrit de clarté ;
Ils n'ont rien dont leur âme obscure se repaisse ;
Ils cherchent des lueurs dans la nuit, plus épaisse
Et plus morne là-haut que les branches des bois ;
Pas un phare. A tâtons, en détresse, aux abois,
Comment peut-il penser celui qui ne peut vivre ?
En tournant dans un cercle horrible, on devient ivre ;
La misère, âpre roue, étourdit Ixion.
Et c'est pourquoi j'ai pris la résolution
De demander pour tous le pain et la lumière.....
Début du poème « A ceux qu'on foule aux pieds », écrit en 1872, tiré des œuvres complètes
de Victor Hugo, Poésie. XII, L'année terrible, Paris : J. Hetzel, A. Quantin, 1883.
Texte intégral accessible sur Gallica (la bibliothèque numérique de la BNF) de la page 323 à 330.