Un métier idéal, de John Berger, traduction de Michel Lederer, Paris, Editions de l'Olivier, 2009
Les éditions de l'Olivier viennent de rééditer un récit de l'auteur anglais John Berger, Un métier idéal, publié une première fois en 1967. Le récit est accompagné de photographies de Jean Mohr, qui loin d'illustrer le propos en soulignent plutôt le mystère, soit les silences insaisissables que pointe une narration sobre et sans effet. Dans ce récit l'auteur devient le personnage qu'il accompagne, qu'il a suivi durant plusieurs mois dans son activité professionnelle de médecin de campagne exerçant au cœur de la Forêt, laquelle on ne sait, mais située dans le cœur d'une Angleterre reculée, au climat difficile, aux terres rudes qui forgent le caractère des « forestiers », durcissent un tempérament. Le médecin de campagne a choisi d'exercer là.
Un métier idéal, de John Berger, traduction de Michel Lederer, Paris, Editions de l'Olivier, 2009
Les éditions de l'Olivier viennent de rééditer un récit de l'auteur anglais John Berger, Un métier idéal, publié une première fois en 1967. Le récit est accompagné de photographies de Jean Mohr, qui loin d'illustrer le propos en soulignent plutôt le mystère, soit les silences insaisissables que pointe une narration sobre et sans effet. Dans ce récit l'auteur devient le personnage qu'il accompagne, qu'il a suivi durant plusieurs mois dans son activité professionnelle de médecin de campagne exerçant au cœur de la Forêt, laquelle on ne sait, mais située dans le cœur d'une Angleterre reculée, au climat difficile, aux terres rudes qui forgent le caractère des « forestiers », durcissent un tempérament. Le médecin de campagne a choisi d'exercer là. L'écrivain note : « Après la guerre, il se maria et choisit d'exercer dans une campagne reculée en tant que médecin du National Health Service. Il devint le jeune associé d'un vieux médecin très aimé dans la région, mais qui détestait la vue du sang et croyait que le secret de la médecine était la foi. Ce qui fournit au jeune praticien de nombreuses occasions de sauver des vies ». Au fil du récit, l'auteur Berger devient ce jeune médecin dont nous ne connaissons que le patronyme, Sassall, qui au fil des ans « change », qui la trentaine bien entamée accepte « de se confronter à soi et de juger d'un nouveau point de vue ». Entendons-nous : il ne s'agit pas de juger ses patients, « sa » communauté villageoise en l'occurrence, celle qui l'a adopté, dont il est tout en n'étant pas tout à fait. Au bout de quelques années de pratique et de voisinage, le médecin a changé, les patients aussi. Berger écrit : « Comme il vivait tout le temps parmi les mêmes personnes et qu'il était souvent appelé plusieurs fois dans le même cottage pour des urgences différentes, il se mit à prêter attention à la façon dont les gens évoluaient. Une fille qu'il avait soignée trois ans plus tôt pour la rougeole s'était mariée et il l'avait accouchée de son premier enfant. Un homme qui n'avait jamais été malade s'était fait sauter la cervelle ».
Une phrase revient à plusieurs reprises sous la plume de Berger : « il prit conscience que ses patients pouvaient changer ». Il poursuit : « Et eux, tandis qu'ils s'habituaient à lui, ils se livraient parfois à des confessions pour lesquelles il n'existait, pour autant qu'il le sache, aucune référence médicale. Il commença à interpréter différemment le terme de ‘‘situation critique'' ».
Sassall est le dépositaire des secrets d'une communauté qui le reconnaît (il serait presque « un membre honoraire de la famille » écrit Berger), quand bien même il reste à part, quand bien même subsiste un écart irréductible. Sa « position » de médecin reconnu des membres de la communauté lui confère l'obligation de changer, d'être capable de projeter son imagination comme l'écrit Berger et de regarder ailleurs que dans le champ des prouesses accomplies en tant que jeune médecin, qui à ses débuts entendait surtout en découdre avec l'ennemi, qu'il croit être la maladie. Le premier enthousiasme consommé, Sassall prête une attention nouvelle à ces corps et patients qu'il « examine » et qui finalement, du dehors et au fil des saisons, l'examinent lui aussi. Berger écrit : « Il réalisa qu'il fallait à tous les niveaux vivre avec l'imagination : d'abord la sienne - sinon, son observation risquait de s'en trouver déformée -, et ensuite celle de ses patients ». Cette étape est déterminante dans le parcours de Sassall, qui coïncide avec le décès du vieux médecin. Seul, Sassall a dès lors beaucoup plus de travail. Il « s'observe » davantage, et se met aussi à observer les autres. Le récit de l'écrivain serre alors de plus près cette attention récente qui amène le praticien à opérer son propre examen, soit une forme « d'auto-analyse » dans la mesure du possible. Il connaît durant cette période critique un passage à vide dont il finit par émerger, le même mais transformé. Conquérant certes et plus que jamais, mais résolu dans sa volonté d'essayer de reconnaître le malade et de lui permettre de reconnaître le médecin comme un semblable, c'est-à-dire « comme un homme à qui se comparer ». Berger précise que « cela exige de la part du médecin un véritable effort d'imagination et une connaissance de soi précise ». Sassall « veille à rester bien informé », se passionne plus que jamais pour la médecine tout en acceptant d'être « confronté à des forces qui ne se situent pas tout à fait dans un cadre répondant à des explications antérieures, parce qu'elles reposent sur la personnalité propre du malade ». Bon médecin, au fait de sa science et surtout capable d'endosser le rôle de « L'homme médecine primitif », selon l'expression de l'écrivain, Sassall est reconnu. Non qu'il soit l'ami des « forestiers », non qu'il invoque ou use d'une fraternité qui lui permettrait de rompre la distance requise pour l'exercice de sa médecine. Il occupe une place à part et désire ardemment l'occuper. Berger écrit : « Il faut donner au patient la possibilité de reconnaître, en dépit de sa conscience de soi exacerbée, des aspects de lui-même chez le médecin, mais de telle façon que celui-ci paraisse être M. Tout-le-Monde. Cette possibilité est sans doute rarement le fruit d'un simple échange de propos, et davantage le résultat d'une atmosphère générale que de paroles particulières ». D'une certaine manière dit l'écrivain, le médecin guérit les autres pour se guérir lui-même. Cela signifie que l'examen opéré par Sassal sur lui-même lui a permis d'ouvrir un champ. Avant, c'était lui le héros, le guerrier faisant « face aux urgences ». Désormais, « c'est le malade qui est le personnage central ». Berger parle alors du « motif » de Sassall, devenir chaque malade en lui offrant son propre exemple. C'est au sein d'une communauté « culturellement déshéritée » que l'écrivain contextualise son propos, adoptant le ton d'une narration sans fard, sans effets, sans fioritures. Berger s'efface au profit d'un propos raconté, narré au scalpel tout en ne cessant d'intervenir et de mettre en place une dialectique de narrateur philosophe visant à faire émerger l'objet même qui motive ce récit : quelle place occupe le médecin de campagne au sein de cette communauté forestière dont les membres partagent des savoirs, des connaissances techniques, des peurs et des croyances, des rêves et des ancêtres ? Sassall participe aux travaux du village, il est accepté et reconnu : « c'est seulement après avoir travaillé avec nombre des hommes du village et commencé à comprendre un peu de leurs techniques qu'il a pu participer à leurs conversations. Ils ont alors usé d'un langage commun, métaphore pour le reste de leur expérience partagée ». Le médecin est accepté dit Berger comme un homme qui vit avec eux, « dans toute l'acception du terme ». Néanmoins, il n'est pas un égal. « Ils ne sont pas sur un pied d'égalité » et ne le seront jamais. Le mode de pensée du médecin, à l'instar de celui de « l'intellectuel » ou de « l'écrivain », thème récurrent chez Berger, reste foncièrement étranger aux villageois : ceux de la Forêt décrite dans ce récit, ceux du village de Haute-Savoie où Berger vit depuis 1969. Ce qui compte dans ce texte, ce qui frappe c'est la façon dont l'auteur se saisit d'un regard, - celui du médecin en l'occurrence qu'il transpose à demi-mot dans une narration objective, c'est-à-dire indemne de tout artifice romanesque et de toute égologie auctoriale. Nous avons affaire à l'un de ces récits dont Walter Benjamin dirait que l'auteur a rincé son propos de tout psychologisme afin de donner à lire une histoire, une véritable narration qui transmet par excellence une expérience inénarrable - l'impossible à dire étant ici cette forme particulière d'attention qu'un médecin porte à ses patients dans un contexte objectivement identifié par l'auteur. Cette forme particulière d'attention relève d'une éthique et l'incite à préciser, parlant du médecin : « son attitude vis-à-vis du patient, loin d'être fondée sur une autorité explicite, repose sur une réponse à une demande de fraternité non formulée, mais ladite fraternité n'est en aucun cas mutuelle ; c'est une position imaginaire de la part de Sassall, aussi vraie mais aussi artificielle qu'une œuvre d'art : personne ne reconnaît Sassall fraternellement, ce qui fait de lui le capitaine. Sa position d'« employé chargé de tenir les dossiers » implique non seulement que, plus que quiconque, il connaît au jour le jour l'histoire de la région, mais de surcroît elle lui confère le pouvoir de comprendre et de réaliser au nom de la communauté. D'une certaine façon, il pense et exprime ce que la communauté ressent et sait de manière incohérente. De même qu'il est la force grandissante (quoiqu'avec une extrême lenteur) de leur conscience de soi ».
Réédité quarante ans après sa première publication, cet ouvrage réveille chez le lecteur des années 2000 la sensation d'un temps révolu. Me vient alors le souvenir d'une phrase du Président du comité national d'éthique Didier Sicard qui disait haut et fort il y a deux ou trois ans : « Le corps et la parole du malade se sont volatilisés, j'ai honte d'être médecin ».