ou quelques remarques sur le dernier roman de Michel Houellebecq La carte et le territoire
De « La possibilité d'une île », d'un « ça cesse de s'écrire », Michel Houellebecq nous transporte dans son nouveau roman au cœur du territoire, la France, bien entendu celle que l'on dit ‘‘profonde'', où « ça ne cesse pas de s'écrire ». Pourtant, l'auteur lui-même, qui se met en scène dans son propre roman va cesser d'écrire, assassiné dans le Loiret dans la maison héritée de sa famille où il réside nouvellement après un séjour de plusieurs années en Irlande. Que veut nous dire Michel Houellebecq dans la fiction de sa propre mort ? Certes, elle peut nous évoquer celle de Socrate (le chien de l'écrivain dans le roman s'appelle « Platon ») qui va le rendre immortel. Est-ce un subterfuge de l'auteur pour nous dire « la mort de la littérature » avec cette tentative paradoxale de l'immortaliser en se faisant assassiner ? Et pas d'une façon habituelle, mais par un chirurgien esthétique qui va produire avec son bistouri-laser un morcellement pictural de son corps : « ça ressemble à un Pollock » dira Jed Martin, le personnage principal du roman qui n'est pas écrivain mais peintre et qui a peint l'écrivain lui-même, tableau terminant toute une série de personnages ayant rapport avec l'industrie et la finance. Ce dernier tableau a été volé par l'assassin-chirurgien, unité imaginaire de son corps morcelé. Certes, peut-on penser que Michel Houellebecq s'interroge sur la relation entre peinture et littérature faisant du découpage de son propre corps la source possible d'une œuvre d'art ? Mais laquelle ? Un tableau ou un roman ? L'écrivain ne puise-t-il pas à corps ouvert les lettres de l'Autre pour en faire un récit ? Nous entendons-là le cri du héros sadien qui cherche... « la peau du con », l'objet introuvable, la lettre volée de Dupin dissimulée entre les jambages de la cheminée. (Écrits, Seuil, p. 36)
Michel Houellebecq, dans son roman ne nous épargne pas notre contemporanéité, notre post-modernité : Jed Martin, fils à papa, s'inscrit dans la lignée paternelle en tant qu'artiste-peintre, reprenant à son compte le désir caché du père, architecte raté ayant réussi dans les affaires, pour produire une œuvre originale et variée selon les périodes de sa vie. De formation académique, il va se servir d'abord de la photographie en fixant par l'objectif des produits industriels jusqu'à sa découverte de cartes Michelin qui occasionnent alors une exposition importante et la rencontre d'une femme, Olga, être de passage, sans accroche pour lui, évanescent. La sexualité ne semble pas préoccuper Jed Martin : elle apparaît comme secondaire, sans énigme, sans importance ; à prendre et à laisser comme il laisse Olga sans état d'âme. Ce qui lui importe, par contre, est le domaine de la création et on peut se demander qu'est-ce qui la cause, la fait surgir ? Ce sont des créations en série sur un thème déterminé qui va se tarir et passer à un autre tout différent. Ainsi avons-nous chronologiquement « les objets manufacturés du monde », les cartes Michelin puis les portraits de hauts personnages de l'économie de marché (celui de l'auteur, lui-même, faisant exception dans cette série), la végétation filmée par un camescope ordinaire couplé à un logiciel spécifique et, pour finir, à la fin de son existence, des photographies délavées par l'usure du « temps » (à entendre : des intempéries) et de l'acide sulfurique. La technique de ses créations utilise les moyens de la techno-science exceptée la série des portraits qui sont d'ordre académique. Nous nous demandons, en nous inspirant de l'article de Jean-Paul Hiltenbrand (Considérations préliminaires sur la techno-science, Revue Lacanienne N°7, p. 117 et suivantes) la portée des effets subjectifs sur l'artiste (ou l'homme contemporain) de ce genre d'appareillage technologique, Jean-Paul Hiltenbrand nous suggérant que cette techno-science bouleverse le clivage classique de l'écrit et de la parole, de la science et de la civilisation pour ne se situer que dans un entre-deux et va tendre à « suturer le Réel ». N'est-ce pas d'ailleurs, ce qui donne au peintre cet engouement passionnel pour une technique de création qui va s'épuiser au fil du temps pour passer, métonymiquement, à une autre, la momentanée suture du Réel faisant émerger l'état passionnel et de création ? Une femme n'est plus là inspiratrice du projet créateur mais c'est l'instrument technologique lui-même qui en serait la cause. Ce personnage de roman qui passe une grande partie de sa vie sans sexualité ou qui la met au second plan et qui ne paraît pas déterminante tant dans son existence que dans son œuvre créatrice, se présente à nous comme énigmatique, sublime aussi par le nom qu'il s'est fait. Pourrions-nous dire que pour Jed Martin, le désir n'est pas orienté phalliquement, que sa sexualité est un élément parmi d'autres et que sa « vraie vie » est hors phallique ce qui nous rend le personnage difficile à saisir, jouissance organisée par la techno-science impossible à situer mais malgré tout demeurant sympathique car il est notre contemporain?
Certes, on nous objectera que le procédé technique n'enlève en rien le regard de l'artiste et que c'est lui qui importe en dernière analyse. On a beau avoir le plus perfectionné des appareils photos, n'est-ce pas le regard de l'opérateur qui compte ? N'oublions pas cependant les leçons de Roland Barthes dans La Chambre Claire, le « studium » et le « punctum », ce dernier point mettant en branle le désir, qui signe sans doute un manque dans l'image pleine et unitaire, celui de l'image virtuelle pour se référer au stade du miroir. Cet objet regard dont la chute est égal à zéro nous dit Lacan dans les Quatre Concepts de la Psychanalyse (séminaire XI), nous le retrouvons à la fin du roman pour la lecture des clichés délavés par les intempéries et l'acide sulfurique, ravinés ajouterons-nous telles les plaines de Sibérie aperçues par Lacan de l'avion qui le ramenait du Japon en France dans son article Lituraterre. N'est-ce pas ce ravinement qui fait notre ravissement, lettre non marquée par le signifiant phallique ?
Michel Houellebecq s'entend bien à nous questionner malgré un style somme toute assez banal mais qui creuse au-delà du regard ce désir de l'Autre pour le faire exister sous cette forme romanesque, désir de l'Autre, propre à la littérature et non pas désir à l'Autre, propre au regard et à l'art pictural.
Merci à l'auteur pour sa grande perspicacité : nous apprenons d'ailleurs qu'il a obtenu le prix prestigieux du Goncourt.