C'est par ce mot forgé tout récemment, supposons-nous, car nous n'avons pas retrouvé la date de sa mise en circulation, mot dont la définition habituelle est « ce qui a le caractère spécifique de l'étrangeté » et qui pour nous fait, bien entendu, écho à « L'inquiétante étrangeté » freudienne, c'est par ce mot qu'Akira Mazubayashi qualifie sa place de sujet soumise à un « entre-deux » déterminé par ses deux langues, l'une maternelle, le japonais, et l'autre « paternelle » encouragée par le désir du père, le français.
C'est très précisément à l'âge de dix-huit ans et sept mois qu'il tomba sous « l'attrait vocal » de cette langue venue d'ailleurs lors d'une émission radiophonique consacrée à son apprentissage. C'est par cette « matérialité sonore » (comme il le dit lui-même I chapitre 4) qu'il voulut « fixer » à tout jamais qu'il entra dans la langue de Molière sachant à ce moment-là quel serait le sens de son existence, sens au sens de création de sens métaphorique où l'une (langue) viendrait refouler l'autre, orientation toute trouvée pour un jeune homme qui se cherche. Mais n'est-ce pas ainsi qu'un nouveau-né entre dans ce « bain de langage », dans cette « dit-mansion » (voir J. Lacan dans le séminaire R.S.I. 1974-1975. Éditions ALI. Nous citons le passage, leçon du 15 Avril 1975 : « ...j'aimerais un peu vous faire saisir... que pour vous la structure du monde consiste à vous payer de mots. Et que c'est même en quoi le monde est plus futile, je veux dire qu'il fuit, est plus futile que ce Réel, ce Réel que j'essaie de vous suggérer, dans sa dit-mansion, dit d i t, mansion, demeure du dit, que j'essaie de vous faire saisir par ce dit qui est le mien, à savoir par mon dire. ») où il devra y trouver sa place, l'habiter. Cette « matérialité sonore », il va s'employer à la graver par un travail assidu de lecture à haute voix et d'écriture tant et si bien qu'on lui dira « qu'il parle comme un livre » avec cette difficulté d'user « d'expressions appellatives » (Voir II chapitre 12) qui rendent compte du versant affectif complètement refoulé dans sa culture d'origine. Ne nous fait-il pas part par ailleurs de lapsus significatifs lorsqu'il arrive en France et qu'il s'adresse à une jeune femme ! (« Merci beaucoup, Monsieur » alors qu'il s'adresse à une demoiselle ou bien en parlant de cette couleur « kon » qui en japonais signifie bleu marine dans une conversation de proximité avec une amie. II Chapitre 2).
Nous pourrions nous étonner de la fascination, de l'engouement du futur professeur de littérature française pour Rousseau (I chapitre 12) et Mozart : « Dans les mots de Jean-Jacques, j'entendais la musique de Wolfgang ; dans la musique de Wolfgang qui porte les paroles énoncées par les personnages des Noces, je lisais les mots de Jean-Jacques ». Cette dénonciation de « l'être et du paraître » par Rousseau, cette tentative de mettre en continuité le Réel, le Symbolique et l'Imaginaire sous la topologie du nœud de trèfle en abolissant la division subjective, n'est-ce pas cela qui va fasciner le jeune lecteur enthousiaste de littérature française d'autant que son propre père avait souffert du régime fanatique politico-religieux de l'avant-guerre et qu'il était enclin à un régime démocratique et révolutionnaire loin de la pensée politique d'un Yukio Mishima qui voulait rétablir l'ordre ancien de l'empereur. Pourrions-nous retrouver ici la « passion » de certains de nos contemporains pour la cause animale voyant dans l'organisation sociale des fourmis un régime politique idéal ou bien dans l'abolition du hiatus entre espèces une continuité naturelle entre notre cousin le chimpanzé et l'homo sapiens ? Mais, ce que démontre notre auteur, c'est, tout au contraire, l'implacable division du sujet redoublée pour lui, nous semble-t-il, par ce bilinguisme acquis à la force « des maux de langue », réaction salutaire à la « langue de bois » parlée dans les années 70 dans son environnement social. Fascination d'un côté pour cette abolition chez Rousseau et recherche d'une Autre langue avec toute son épaisseur pour l'éprouver corps et âme dans sa division subjective. C'est dans le « je et le tu » en français si insolite et dépaysant pour un Japonais dont le « je » est démultiplié par le statut de la langue et soumis aux règles de politesse qu'il est sensible à cette division ; même si partout le sujet est divisé par le signifiant nous rappelle Lacan dans Lituraterre : « En d'autres termes, le sujet est divisé comme partout par le langage, mais un de ces registres peut se satisfaire de la référence à l'écriture et l'autre de l'exercice de la parole. » Le sujet japonais s'en accorde par son système d'écriture en « on yomi et kun yomi ». Pourquoi alors la rééprouver (cette division) dans une Autre langue si ce n'est par le désir du père épris de recherche, de musique et de démocratie ? Voici notre homme dans cette « étrangéité », jamais totalement français devenu étranger dans sa langue maternelle, soumis à cet « entre-deux » redoublant le S1 et S2 de la division première, là où se situent le a et le fantasme. Rappelons ici que c'est « la voix » radiophonique qui l'avait subjugué dans ses premières rencontres avec le Français, l'objet « voix » porteuse des signifiants de l'Autre et qui ne va pas sans « l'oralité » de l'objet oral des toutes premières demandes. Cet écho, c'est le cas de le dire, dans la caverne platonicienne nous tire de notre mansuétude pour nous animer et arrimer vers d'autres rivages sans jamais atteindre la terre promise (imaginaire), toujours et contre tout fixés à cette extranéité. Ce bilinguisme pour lui semble faire symptôme, symptôme dont il s'accorde apparemment sans grande difficulté « en se servant du Nom-du-Père pour mieux s'en passer ». J. Lacan. Leçon du 13 Avril 1976. Séminaire Le sinthome, p. 180. Édition ALI. Pour lui, « l'étrangéité » paraît plus se situer côté étranger que côté étrangeté.
Nous le citerons en guise de conclusion : « Je revendique sans honte ni tristesse mon étrangéité : ce double statut d'étranger que je porte en moi, qui me permet de tendre sans cesse vers une perspective sur le réel qui est celle de l'Autre, et donc de conserver le désir brûlant de sortir de moi comme une machine thermodynamique alimentant en énergie le nécessaire mouvement migratoire de la pensée. Je ne peux pas ne pas croire à la force salutaire de l'étrangéité ».
Bibliographie :
- Arika Mizubayashi, Une Langue venue d'ailleurs, Éditions Folio
- Jacques Lacan, RSI, Séminaire de 1974-1975, Éditions ALI
- Jacques Lacan, Le Sinthome, Séminaire de 1975-1976, Éditions A.L.I
- Jacques Lacan, « Lituraterre », Autres Écrits, Seuil.