Intervention à Sainte Tulle (Alpes de Hte Provence) le 18 février 2012
...Je vous propose de partir d'une anecdote qui m'est arrivée il y a quelques jours et qui m'a tout à fait intéressé. J'avais invité une collègue qui s'appelle José Morel Cinq-Mars, qui vient d'écrire un petit ouvrage que je vous conseille d'ailleurs, qui s'appelle Psy de banlieue. Elle est psychologue clinicienne d'origine canadienne, et rend compte de comment elle travaille en référence à la psychanalyse, et je dirige moi-même depuis maintenant bientôt cinq ans un séminaire que j'appelle la clinique du quotidien. Je ne vais pas développer ça, mais c'est un travail avec des gens qui sont dans les situations les plus concrètes possibles, et avec l'idée de voir comment, éventuellement, ils pourraient tirer profit de se repérer un peu par les interventions des analystes, et de l'analyste que je suis, qui est présent à cette affaire, et qui les laissent parler des difficultés concrètes auxquelles ils ont affaire...
Bien bonjour à vous, merci à Claude Rivet et à tous ceux qui l'accompagnent, de m'avoir invité à venir vous parler des questions qui m'intéressent. Je vous propose de partir d'une anecdote qui m'est arrivée il y a quelques jours et qui m'a tout à fait intéressé. J'avais invité une collègue qui s'appelle José Morel Cinq-Mars, qui vient d'écrire un petit ouvrage que je vous conseille d'ailleurs, qui s'appelle Psy de banlieue. Elle est psychologue clinicienne d'origine canadienne, et rend compte de comment elle travaille en référence à la psychanalyse, et je dirige moi-même depuis maintenant bientôt cinq ans un séminaire que j'appelle la clinique du quotidien. Je ne vais pas développer ça, mais c'est un travail avec des gens qui sont dans les situations les plus concrètes possibles, et avec l'idée de voir comment, éventuellement, ils pourraient tirer profit de se repérer un peu par les interventions des analystes, et de l'analyste que je suis, qui est présent à cette affaire, et qui les laissent parler des difficultés concrètes auxquelles ils ont affaire. Comme nous fêtons le cinquième anniversaire de ce séminaire, j'avais invité cette collègue, et je lui ai évidemment proposé de donner un titre. Elle m'a donné un titre vraiment surprenant, qui m'a complètement... Elle y avait pensé, elle, bravo ! Elle me propose son titre : « la psychanalyse ne vaut que mise au service de tous ». Il fallait y penser à celle-là, moi ça m'a scotché !
Il y a là une part de vérité qu'elle tient et qui m'intéresse vivement. Je ne lui ai pas demandé ce qu'elle va dire mais il faut éliminer cette idée qu'elle allait nous mettre tous sur le divan ! Il ne s'agit absolument pas de cela, mais il s'agit sans doute de rappeler que si la psychanalyse est à la hauteur de sa prétention, elle ne peut quand même se satisfaire d'être pratiquée par un groupe d'initiés aussi brillants soient-ils. Elle ne peut non plus se satisfaire d'un jargon, qui aussitôt bien sûr la réserve aux dits initiés. Simplement parce que la psychanalyse s'adresse, la psychanalyse ça ne sert à rien d'autre qu'à s'adresser à l'humanité, à l'humain, à ce qu'est l'humain, à ce que sont ces choses banales, puisque nous en faisons tous partie, de notre commune humanité. Je profite aussi d'un terme que Lacan a aussi utilisé, puisqu'il caractérise le nom de la collection que je dirige aux éditions Érès depuis quelques années maintenant, que j'ai appelé Humus. Il y a une formule de Lacan où il dit que le savoir, c'est toujours Lacan avec son côté un peu ésotérique dans sa manière de parler, mais vous allez bien entendre parce que c'est bien de ça qu'il s'agit, « le savoir par Freud désigné de l'inconscient c'est ce qu'invente l'humus humain pour sa pérennité d'une génération à l'autre ». Autrement dit ce que Freud a découvert, l'inconscient, ça ne serait rien d'autre que ce qui s'avère nécessaire en quelque sorte, pour que l'humanité se transmette d'une génération à l'autre. Si donc vous admettez avec moi, ou si vous consentez à la thèse que je soutiendrai que la psychanalyse, ça ne parle de rien d'autre que de la spécificité de l'humain. Je pourrais quand même ajouter que sa spécificité c'est d'essayer de dire ce qu'il en est de l'humain. Elle n'est pas la seule à essayer de le dire, il me semble que l'art se trouve dans le même rapport, elle le conceptualise, elle essaie en tout cas de le dire avec une rigueur analogue à celle que l'exigence scientifique aujourd'hui promeut à juste titre, exige même à juste titre.
Que dit-elle cette psychanalyse, pour que j'aie la prétention de soutenir qu'elle s'adresse à l'humain, à ce qui est humain, ni plus ni moins ? Elle dit que la condition humaine n'est pas sans condition, et c'est une condition spécifique. On pourrait d'ailleurs dire, contrairement à mon titre donné au livre, que la condition humaine n'est pas sans une seule condition. Ça change un peu les choses. Au fond, il n'y a qu'une condition. Laquelle ? Cette condition, qui est par ailleurs tellement fondamentale qu'elle va aussitôt en enclencher toute une série d'autres, cette condition c'est l'interdit de l'inceste. C'est le seul invariant anthropologique que vous trouvez toujours dans toutes les sociétés humaines, peu importe comment, mais vous le retrouvez. Lévi-Strauss a organisé son travail pour distinguer le passage de la nature à la culture. Une anthropologue qui l'a suivi au Collège de France, Madame Françoise Héritier, reprend la question de l'inceste et elle trouve un autre type d'inceste, de deuxième type, comme elle dit. Il y a toujours cette condition qui semble bien nous caractériser, qui est qu'il faut dire non à l'inceste. Mais qu'est ce que l'inceste ? Au niveau anthropologique, il s'agit d'une série de liens que l'on interdit, qu'il faut interdire, qui en permettent d'autres - comme toujours quand on interdit quelque chose, ça permet dans le même mouvement de permettre d'autres choses - donc s'interdire les femmes du clan, cela oblige à aller voir dans le clan d'à côté. Mais ce n'est pas cela, que comme psychanalyste, j'appelle l'inceste. Ce n'est pas non plus ce que les juristes aujourd'hui appelleraient l'inceste et qui d'ailleurs, comme vous le savez, les embarrasse aujourd'hui puisqu'ils ont été questionnés par l'évolution de la société, au point de se demander s'il ne fallait pas introduire la loi de l'interdit de l'inceste dans la loi, ce qui entre nous soit dit devrait nous faire entendre qu'il y a quelque chose là qui est en train de chanceler, faute de quoi on ne se poserait pas des questions pareilles. Ce n'est pas encore cela non plus pour le psychanalyste. Comment dire l'interdit de l'inceste ? Je prends la définition d'une collègue qui dit que l'inceste, c'est la transgression de l'interdit. Elle met l'interdit avant l'inceste, or justement le problème, si je dis que c'est radical, que c'est un invariant anthropologique, il faut au moins accepter que l'inceste peut exister et qu'en principe, il faut le couvrir par un interdit. Donc vous voyez que cette définition ne convient pas du tout, de dire que c'est la transgression de l'interdit. Je dirais que c'est pour un psychanalyste déjà bien installé dans le langage, la parole et qu'il n'a plus affaire qu'aux symptômes, qui viennent rappeler que ça ne marche pas toujours vraiment bien mais en attendant il est déjà bien inscrit dans les choses.
Je préfère une autre définition, qui d'ailleurs est déjà évoquée par un terme que vous devez avoir entendu, parce qu'aujourd'hui, il faut donc reconnaître qu'on parle souvent non pas d'incestueux, mais ce que Récamier, qui est un post-freudien, a introduit avec le terme d'incestuel. Vous entendez souvent dans la clinique, des gens au quotidien qui disent que ce n'est pas incestueux, ils ne suspectent pas qu'il y a un inceste, la réalisation d'un acte sexuel entre des gens pour qui c'est prohibé, pas du tout, mais ça colle tout le temps, c'est incestueux, ou c'est incestuel. C'est un mot qu'on utilise aujourd'hui beaucoup, et je pense que c'est tout à fait à juste titre. Ceci m'amène à serrer la définition que je trouve personnellement la meilleure pour un psychanalyste de ce qu'est l'inceste, mais entendez qu'elle va supposer que c'est vraiment l'élément, la condition même de notre condition humaine. C'est une définition que donne une autre collègue qui s'appelle Irène Diamantis et qui dit : « Par incestueux il faut désigner ce qu'il y a de non séparé dans le psychisme du sujet ». Ce qu'il y a de non séparé. Vous avez là en principe, comme je vous vois tous et comme nous sommes tous séparés, nous ne sommes pas dans le fusionnel. Mais il pourrait très vite arriver qu'en allant dans le café du coin, en sortant, ce que je vous souhaite, au bistrot après, la discussion banale qui se passe autour de la table : bien, pas bien, etc., il se peut très bien qu'il y ait une sorte de consensus qui se dessine à propos de ce que vous racontez, on s'étripe là dessus, et puis on ne va pas chercher à savoir. Le non séparé, ça a rapport avec ça, c'est-à-dire tous ces moments où on n'assume pas entièrement la dimension de solitude radicale qui est la nôtre. Nous sommes malheureusement comme vous le savez, nés seuls, et nous mourrons seuls. La seule différence, c'est que quand on naît seul, c'est en principe avec quelqu'un, et après on est seul. Mais les actes les plus importants se font seuls. Autrement dit être séparés ça peut servir à ne pas faire l'impasse sur ce trait qui nous caractérise qui est la solitude, donc l'interdit de l'inceste en tant qu'il est nécessaire de mettre en place dans le psychisme une séparation d'avec l'autre.
Vous comprenez alors très bien, qu'une autre collègue qui fait une analyse tout à fait pertinente dans La loi de la mère, Geneviève Morel, qui a été une des premières à mon avis à dire tout haut ce que l'on savait mais qu'on ne savait pas vraiment, à savoir qu'il est toujours nécessaire de se séparer de la mère, pas parce que maman n'est pas bien, ce n'est pas parce que papa est mieux, c'est simplement parce que maman métaphorise en quelque sorte ce dont j'ai à me séparer, pour pouvoir fonctionner comme sujet. Je vous signale d'ailleurs que cela implique que la mère va même profiter, on espère d'ailleurs - si elle ne le fait pas ce n'est pas bon signe pour l'enfant, ce n'est pas les meilleures conditions - on espère qu'elle va se satisfaire, qu'elle va trouver une jouissance, la sienne propre, dans le rapport qu'elle a à son enfant, mais qu'elle va en même temps tolérer, accepter que cet enfant-là se sépare de cette jouissance, pour pouvoir trouver la voie qui lui permettra de frayer son désir propre. C'est tout simplement comme cela que ça marche. Vous entendez tout de suite, si vous suivez l'idée, que dans ce cas-là il y a quelqu'un qui intervient, qui est connu, c'est le papa qui aide à se séparer de la maman, etc. Ce n'est pas d'office le cas, voire même on pourrait dire aujourd'hui que ça, c'est la solution œdipienne classique à savoir celle où vous pouvez compter sur un autre que la mère pour aider l'enfant à se séparer de la mère. Mais si vous n'avez pas à disposition cet autre, cela ne change rien, il faut quand même vous séparer de la mère. Cela change un petit peu la donne, du coup vous semblez avoir perdu un appui, souvent important d'ailleurs, mais le fait que vous perdez cet appui ne change absolument rien au travail qui est à faire. Et quand je dis que cela ne change absolument rien, ce n'est pas tout à fait juste, car cela le rend un peu plus délicat, plus difficile. Cela va avoir un certain nombre de conséquences dont je dirais volontiers qu'elles sont aujourd'hui la caractéristique même de ce qui nous arrive, la spécificité de la clinique contemporaine. C'est une clinique qui émerge parce qu'elle doit éponger les effets de ce que la solution œdipienne classique, celle qui comptait sur un père pour se séparer de la mère, ne fonctionne plus pour des raisons sociales. C'est comme cela que je le dirais. On éponge vraiment les effets de ça, et on ne sait pas très bien ce que cela induit, c'est ce que je vais développer et élucider si vous le permettez.
Je reviens à ce point, le point essentiel, fondamental de la condition humaine, ce désasujettissement de l'Autre, de l'Autre maternel en l'occurrence, le premier Autre, qui soutient, nécessairement, obligatoirement. Comme disait Winnicott il n'y a pas de nourrisson tout seul, ça n'existe pas, il meurt tout de suite. Donc il faut un Autre qui lui donne des soins, qui va même y trouver une satisfaction, une jouissance, qui va en parler, qui va parler de lui, qui va s'adresser à cet enfant-là, et à partir de là les choses vont se mettre en place. Mais il faut que du point de vue du sujet, si on veut endosser la condition humaine, eh bien il faut que le sujet, comme on dit en termes de vélo, il faut qu'il fasse le trou, qu'il fasse une distance. Pourquoi est ce que je vous embête avec la question de l'inceste, comme étant ce qui est fondamental ? Eh bien, peut-être bien que vous ne vous en êtes jamais aperçus, mais cette capacité qui nous est propre, il n'y a que les humains qui soient des êtres parlants. Je ne vais pas vous parler de la parole chez les bonobos, on va y venir si vous le voulez, mais en fait tout le monde est bien d'accord pour dire que le langage humain, ce n'est pas le langage animal, ce n'est pas la même chose. Il y a quelque chose de caractéristique au fait de parler. Cela permet pleins de choses, entre autre de nous retrouver ici à Ste Tulle un samedi matin, alors qu'il fait beau dehors. S'il n'y avait pas la parole on ne serait pas là. Donc, cette parole qui nous caractérise, que nous soyons d'ailleurs capables de parler ou que nous soyons sourds, muets, cela ne change rien à l'affaire, il y a toujours cette capacité de parole, d'être parlant. Le parlêtre, comme disait Lacan, c'est cela qui spécifie l'humanité, eh bien figurez-vous que c'est tout à fait corrélé à cet interdit de l'inceste. C'est pour cela que c'est fondamental. Autrement dit la capacité de faire le trou, de se désasujettir de l'autre, de ne pas être scotché, ne pas lui être collé, ne pas lui être collabé, ne pas être enfermé dans sa jouissance, tout cela va exactement dans le même mouvement que le fait d'assumer sa capacité de parole. Ceci est bien sûr physiologiquement tout à fait, virtuellement repérable chez chaque enfant, sauf anomalie, mais qui a besoin d'un trajet, un trajet plutôt long d'ailleurs, parce que je vous signale que cela prend à peu près le tiers de l'existence pour arriver à faire qu'à un moment donné, un sujet puisse endosser sa parole, c'est-à-dire profiter du trajet qu'il a fait pour pouvoir soutenir une parole qui ne se légitime de rien. Les seules vraies paroles que vous prononcez sont celles qui ne se légitiment en fin de compte de rien, sauf du fait que vous les dites. Si vous dites « je t'aime » à quelqu'un, vous aurez beau faire la liste des choses pour lesquelles vous avez bien raison de l'aimer, cela ne suffira pas. Il faudra quand même reconnaître que c'est parce que vous lui avez dit : « je t'aime » que la phrase tout à coup vous a fait complètement chaviré et que cela a pris une autre tournure. Se légitimer de rien, c'est se légitimer du trou, c'est se légitimer de l'absence, c'est se légitimer du vide. Nous ne les faisons pas tous les jours, nous nous limitons en général parce que ce n'est pas sans angoisse avant, et ce n'est pas sans angoisse après.
Le seul savoir qui est un savoir analogue, c'est le savoir analytique ; le savoir de Freud est un savoir, moi ça me fascine toujours, c'est un savoir qu'il a tiré d'où ? De lui, de sa tête, vous vous rendez compte qu'on est là, un siècle et demi après, en train de travailler les questions qu'un médecin viennois tout à coup a dit c'est comme ça. Il n'y a rien qui justifie l'inconscient nulle part, il ne peut pas le prouver et pourtant c'est un savoir à partir de rien. Il y a parfois des choses que vous savez, du fond de vous ou que vous avez l'impression que vous ne les lâcherez pas parce que c'est fondamental pour vous, c'est un petit bout de Réel que vous avez attrapé avec votre organisation, vous l'avez attrapé, et ça vous ne le lâcherez pas. Cela peut se réduire à des choses parfois simplistes, du type de : « moi je veux vivre à Ste Tulle et je reste à Sainte Tulle ». Le psychanalyste est un petit peu comme cela, malheureusement pour lui. Il n'y a que Freud qui a inventé et depuis on répète. Il y a un corollaire à ce que je dis, c'est que l'interdit de l'inceste, ça fait du vide, et le langage a besoin du vide, on ne parle pas la bouche pleine. Vous savez que dans toutes les langues du monde on dit maman avec mmmm, parce que maman, le premier mot, est la seule chose qu'on peut dire la bouche pleine, mais papa ça ne va pas. Il faut faire du trou pour dire papa, et maman mmm, ça peut marcher. Il y a un trajet, il y a quelque chose, il faut installer le trou, il faut qu'il y ait du creux, il faut qu'il y ait du vide. Autrement dit il faut qu'il y ait l'absence au cœur du système, et pas la présence. C'est l'absence qui est au cœur du système. Ça peut être intéressant de repérer ça. Cela veut dire que le langage n'est rien d'autre qu'organiser la dialectique de la présence et de l'absence. Vous faites venir ici Monsieur Sarkozy si ça vous plaît, ou bien Monsieur Hollande, si vous préférez, il suffit que je l'évoque pour qu'ils soient ici. C'est un truc fantastique de pouvoir, par la parole, faire venir des gens, les rendre présents à nos esprits alors qu'ils sont absents. Ça se paye d'un prix et le prix que nous payons, c'est que si vous avez affaire à quelque chose qui est présent, eh bien ce sera toujours frappé d'absence. Autrement dit vous avez un ou une copine, ou un mari, ou une femme, ou tout ce que vous voudrez, enfin un autre qui est là tout le temps présent, eh bien il faudra bien vous y faire, la présence que vous aurez de sa part sera truffée d'absences. Autrement il ne sera pas exactement, il ne répondra pas exactement à vos attentes, et le malentendu est d'emblée là, autrement dit le non-rapport est là. Sauf à être amoureux, et comme on sait ça tombe très vite, après il faut faire avec les moyens du bord, c'est-à-dire avec le fait que l'autre n'est jamais là où vous l'attendez exactement. Il n'y a que les gens qui sont addictés qui pensent que l'objet va les tenir entièrement, les satisfaire, mais les autres savent bien que même si ça vous intéresse d'avoir un objet, je ne sais lequel, la voiture la plus mirobolante, le dernier appareil, je ne sais lequel, eh bien cet appareil-là de toute façon une fois que vous l'aurez, ou vous ne l'aurez peut-être même pas encore que vous aurez déjà envie d'un autre. C'est cela être frappés d'absence.
L'absence il faut la mettre au cœur du système puisqu'au départ on part de la présence, la mère est présente, et il faut mettre l'absence au cœur du système. C'est pour cela d'ailleurs que très longtemps, et encore toujours aujourd'hui mais d'une autre façon, que père et mère faisaient entendre, pôle de l'absence le père, pôle de la présence la mère. Il ne fallait pas être psychanalyste pour avoir découvert cela.
Je vous lis une petite phrase de Marcel Proust, qui à cet égard est terrible parce qu'il a tout compris : « Comme tous ceux qui possèdent une chose, pour savoir ce qui arriverait s'ils cessaient un moment de la posséder, il avait ôté cette chose de son esprit, en y laissant tout le reste dans le même état que quand elle était là. Or l'absence d'une chose ce n'est pas que ça, ce n'est pas un simple manque partiel, c'est un bouleversement de tout le reste, c'est un état nouveau, qu'on ne peut pas prévoir dans l'ancien ». Une fois que vous mettez l'absence au creux de la psyché, tout le système va être remanié, et du coup, vous pouvez lire une série de conséquences à cette condition, la seule condition qui est l'interdit de l'inceste. Faire du trou, mettre l'absence au cœur du système et toute une série de conséquences s'ensuivent, qui sont aussi les conditions de la condition humaine.
Exemple, la certitude qui est la vôtre que vous n'en avez pas, elle ne sera jamais que division, elle ne sera jamais qu'incertitude.
Exemple, il y aura des places différentes, en l'occurrence c'est moi qui parle, c'est vous qui vous taisez, mais tout à l'heure peut-être qu'on va changer, il y aura des places différentes.
Exemple, il y aura de la coupure. S'il y a de l'absence, il y a de la coupure, vous ne pouvez pas tout le temps être là dans la continuité, il y a bien des moments où vous devez accepter que ça coupe.
Exemple vous allez devoir en passer par la contrainte de comment la langue fonctionne, sinon vous en resterez au babil que vous aviez avec papa maman. Il faudra bien à un moment donné que vous acceptiez d'entrer dans une langue qui vient d'ailleurs. Personne ici n'a la prétention, j'imagine, d'avoir inventé le français, la langue vient du dessus, et comme je rappelais ce que disait Lacan tout à l'heure à propos de l'humus humain, l'inconscient est un savoir humain universel, c'est ce qui passe d'une génération à l'autre, eh bien la langue passe d'une génération à l'autre. On est dans le même mouvement de transmission.
Voilà comment on peut dire que la présence, jusqu'il y a peu, semble avoir été identifiée culturellement à la mère, et c'est logique puisque l'enfant est dans un corps à corps avec la mère, bien sûr, et la dimension de l'absence est plutôt prise culturellement par la polarité du père. Cela semble avoir été vrai depuis vingt-cinq siècles, et il semble bien que cela ne soit plus le cas. Que s'est-il passé ? Il y a vingt-cinq siècles effectivement, on a décidé, vous pouvez en trouver les traces dans une tragédie grecque, qui s'appelle l'Orestie, il a été décidé que l'enfant était d'abord l'enfant du père, que la mère n'était que le réceptacle, je suis désolé, Mesdames, mais c'est ainsi que les anciens grecs pensaient la chose. En lisant bien les textes, si vous avez l'occasion de le faire, vous verrez que l'intérêt n'était pas du tout de discréditer la mère, l'intérêt de l'opération était de faire entendre par le biais de la prévalence du père sur la mère, qu'il fallait asseoir la prévalence de l'absence sur la présence, autrement dit la prévalence du langage, c'est-à-dire la prévalence de ce qu'est notre condition humaine. C'est noir sur blanc dans les écrits de l'Orestie, d'Eschyle, tragédie où on va installer d'ailleurs les lois de la parole, mettre la démocratie en place, tragédie aussi repérée comme la première fois que l'on met en place la justice humaine. La justice humaine et la démocratie, figurez-vous ont été mises en place dans le même mouvement, que la reconnaissance nécessaire de la prévalence du père sur la mère, non pas parce que papa est mieux que maman, mais simplement parce qu'il s'agissait que l'enfant devienne un enfant inscrit dans le langage et que c'était cette capacité langagière-là qui le caractérisait, et qui nécessitait que l'enfant ne reste pas collé à la mère, ne lui reste pas assujetti. Il fallait à un moment donné que le système social prenne cet enfant, l'enlève de sa mère, et le fasse aller trouver sa place dans le social.
C'est d'ailleurs aussi ce qui se passe dans les tribus africaines où vous avez des enfants qui restent jusqu'à huit, dix ans accrochés à la mère, mais à un moment donné il y aura des rites d'initiation, il y aura des choses prévues dans la culture qui vont faire que c'est terminé maintenant là. Attention ce n'est pas du tout la même chose que ce qui se passe aujourd'hui, parce que précisément dans ce contexte-là, même si l'enfant veut rester très longtemps lové dans, près du corps maternel, il est déjà prévu au départ qu'il va falloir à un moment donné y renoncer.
Que se passe-t-il aujourd'hui ? Eh bien, ce n'est pas compliqué à comprendre. Nous avons une évolution sociale dont je ne vais pas citer tous les éléments, parce que sinon on n'en sort pas, mais une des choses qu'il faut retenir, fondamentale, est que nous avons quitté un monde organisé, un lien social organisé sur le modèle d'une pyramide, quitté un monde organisé sur le modèle d'une prévalence reconnue au sommet de la pyramide, quitté un monde social où l'on parle du désenchantement du monde, quitté un monde social où c'est Dieu qui est celui dont le roi vient à soutenir la représentation. Bref, on a quitté ce monde organisé sur le modèle de la religion c'est-à-dire avec la reconnaissance comme allant de soi de quelqu'un qui est en légitimité d'imposer quelque chose à l'autre, sans que ce ne soit pour autant de l'autoritarisme, ce qui ne veut pas dire pour autant que certains n'en ont pas abusé et profité de la légitimité qu'ils avaient pour imposer non pas ce qui est nécessaire, mais pour asseoir et assurer leur propre jouissance. C'est toujours le risque, mais il n'empêche que le modèle de ce qui avait été mis en place, c'est une prévalence de cette place-là qui équivaut à la prévalence du collectif sur le sujet et sur l'individu et qui va donc s'imposer à lui d'une manière tranchée, d'une manière nette parce qu'il n'aura pas d'autre issue que de devoir faire sa place à l'exigence de celui-ci, celui qui est à cette place de légitimité. Il intronisait, introjectait, assumait en quelque sorte les exigences de la génération d'avant, et cela transmettait un système.
Or là dessus nous sommes en difficultés à partir de deux choses fondamentales. La première est l'évolution démocratique qui aujourd'hui a privilégié de manière radicale, l'égalité des conditions, comme doctrine, c'est-à-dire que nous sommes tous sur le même pied. Il n'y a donc plus de légitimité à avoir cette différence de places. Mais s'il n'y a plus de légitimité à avoir cette différence de places, il n'y a plus non plus de légitimité à avoir autorité, il n'y a plus non plus de légitimité à vouloir imposer à quelqu'un qui reste proche de la mère, ou plus proche de la présence, à lui imposer l'absence. Nous sommes dans ce contexte-là aujourd'hui. Je voudrais que vous entendiez le trait concret de cette affaire. Il y a un sociologue qui a participé au Conseil constitutionnel en France, et qui a fait un exposé l'année passée à Montpellier tout à fait intéressant où il disait que ce qui l'affligeait beaucoup c'était la position de méfiance généralisée aujourd'hui. Nous nous méfions de quiconque serait dans une position d'autorité, nous nous méfions de quiconque occupe une place différente. Nous nous en méfions, car s'il occupe cette place-là, il pourrait bien s'en servir pour... Vous avez là quelque chose d'extrêmement puissant qui est en train de fonctionner. Le nouveau modèle social démocratique qui est mis en place a toute sa légitimité évidemment. Mais il est difficile, ou compliqué de ne pas se satisfaire uniquement de débusquer celui qui s'autorise de la place qu'il occupe pour abuser. Désormais il faut bien se demander comment on va faire prévaloir quelque chose qui relève du collectif, puisque dès qu'il y a quelqu'un qui se prévaut d'une place différente des autres, il est dans une position antagoniste avec l'égalité des conditions qui a été décrétée.
C'est une vraie difficulté. La mutation sociale, la mutation du lien social dans lequel nous sommes pris, a comme logique de rendre de plus en plus difficile pour certains sujets, d'occuper une place différente des autres parce que d'emblée ils vont être suspectés de revenir au modèle ancien. Il faut donc qu'on se débarrasse aussitôt de ces gens-là. Ce n'est pas possible, on doit aussitôt les surveiller.
Dans les faits concrets, ça va très loin. Il ne faut pas s'étonner que l'élève à qui on dit qu'il faut aller au tableau pourrait très bien répondre à l'enseignant : « tu n'as pas à m'obliger. Pourquoi est ce que tu me forces ? » Là où avant vous aviez de la contestation, vous avez aujourd'hui, et ce n'est pas la même chose, la récusation. L'adolescent a aujourd'hui la légitimité de récuser quiconque viendrait lui ‘‘demander'', ‘‘l'obliger'', le ‘‘contraindre''. Il a la légitimité de venir récuser ça.
J'ai vu hier par hasard l'histoire du maire et de la gifle. C'est quand même très embêtant pour moi la façon dont est formulé le propos du père, que j'ai entendu hier soir à la télévision. Le propos du père est de dire : « il n'avait pas à être au-dessus des lois ». Mais son fils non plus ! Alors qu'est ce qu'on fait, comment on s'en débrouille ? On aurait quand même pu dire : « Monsieur le maire vous avez été un peu excessif, on ne fout pas une gifle à un enfant parce qu'il vous conteste un peu méchamment, mais vous vous n'avez pas non plus à le contester de la sorte ». Il y aurait pu avoir un propos un peu nuancé, un peu plus fin.
Vous voyez bien ce que ça veut dire, ça veut dire que le père de famille aujourd'hui, les parents aujourd'hui vont se précipiter, dès qu'on a touché à quelque chose de leur enfant, dès qu'on leur a dit qu'il a une mauvaise note. Moyennant quoi il y a une légitimité de plus en plus grande à récuser toute intervention qui devrait en principe devrait aider, aider parce que contraignante. C'est ça qui est paradoxal. Pour aider aujourd'hui tout le monde est là pour ça, vraiment si c'est dans l'amour, mais pour contraindre, pour exiger, là vous allez devoir vous lever un peu plus tôt et vous allez surtout très vite être mis à mal par quelqu'un qui va vous dire : « mais de quel droit est-ce que tu exiges cela ? Qu'est ce que c'est que cette histoire ? » Et vous allez vous trouver acculé à mon trou de tout à l'heure si vous n'avez pas en vous les ressources suffisamment costaudes, pour dire : « écoute, moi je suis enseignant je ne suis pas là pour t'imposer quoi que ce soit, la question n'a rien à voir avec ça. Mais ma tâche est que tu saches lire et calculer, et avec ce que tu fabriques là, ça ne marchera pas ». Si vous ne pouvez pas soutenir ça très sereinement, alors qu'il a essayé de vous faire sortir de votre rôle, si vous vous emportez alors vous êtes foutu. Évidemment, cette jouissance à imposer, c'est scandaleux, mais ça devient très compliqué, cette inversion de légitimité, c'est quelque chose de très grave dont les effets sont anodins, mais ils se répandent de manière extraordinaire.
On est là avec une grande difficulté. Ce que je dis là, je le vérifie de temps en temps dans les réactions parmi vous parce que forcément, je suis en train de dire que le vieux modèle est le bon et le seul bon. Ce n'est pas cela du tout que je dis. Je dis que nous avons quitté un modèle, nous n'avons même plus aujourd'hui chez les parents, le fait de pouvoir se soutenir de mère et père comme figures culturelles, de ce qu'il y a à faire dans la dialectique présence/absence. Cela n'est même plus là puisque le premier Autre, ce peut très bien être un homme, alors vous allez l'appeler mère peut-être, mais quand même ce n'est pas si simple. Autrement dit, le grand changement qui a opéré, c'est qu'aujourd'hui homme/femme, mère/père se sont mis du même côté, à savoir aider l'enfant à grandir. La tâche de devoir limiter, de devoir introduire l'absence, c'est là qu'on espère bien que l'enfant va pouvoir la découvrir par lui-même, plus personne ne veut être celui qui va endosser l'effet que cela va avoir sur lui, le fait de le marquer de l'absence. Ce qu'on constate évidemment c'est que dans ce contexte, l'enfant évite soigneusement de se consacrer à l'absence. On constate que dans ce cadre-là, la génération supérieure, la génération du dessus, se décharge d'une tâche pourtant essentielle qui est de soutenir la haine qui ne peut que surgir au moment où vous allez lui témoigner que dans la présence que vous êtes pour lui, il y a de l'absence qui est inscrite et que c'est bien de ce côté-là aussi qu'il faudra qu'il assume la tâche qui est la sienne.
Aujourd'hui, au fond, la famille protège l'enfant de la vie hostile qu'il va rencontrer. Vous allez me dire c'est normal, c'est vrai mais ça ne va pas l'aider de le laisser croire qu'il y aurait moyen d'éviter l'hostilité. Ce passage à la récusation va être quelque chose qui va rendre difficile le fait de soutenir cela pour la génération du dessous. Ce n'est pas tout. Il y a une deuxième force terrible qui est en jeu. C'est que si je viens de vous dire que l'interdit de l'inceste est ce qui va faire trou, ce qui va organiser l'appareil psychique, c'est ça qui est fondamental, c'est la condition même. Mais l'ensemble du discours néolibéral, et même hyperlibéral, ne vous fait absolument pas entendre que ce trou, cette absence est au programme, c'est l'inverse. Mettre l'absence au centre est un trait caractéristique de notre humanité, à savoir que pour ce qui est de l'immédiat vous repasserez. Plus jamais un être humain ne sera dans le Réel brut, plus jamais, il ne sera confronté à une immédiateté totale. Autrement dit l'immédiateté est frappée d'un impossible, puisqu'elle ne peut passer que par cette dimension langagière, et dans cette dimension langagière, elle s'organise selon certaines formalisations. L'impossible immédiateté c'est un autre mot pour désigner ce que le psychanalyste appelle la castration symbolique. C'est la même chose. Vous n'allez pas me dire qu'aujourd'hui, ce n'est pas le tout tout de suite qui est valorisé. Vous ne pouvez pas dire qu'aujourd'hui, l'impossible est sans arrêt contourné. On va exiger de vous une communication franche directe et totale. À tous les niveaux on va, non pas aller dans le sens d'introduire cette dimension de consentement à la perte de l'immédiat, mais au contraire, on va vous laisser croire que l'immédiateté peut être accessible, et que cette nécessaire médiation que vous impose le langage, il y a moyen de l'escamoter. Vous avez donc tout un discours social, qui ne présentifie plus au sujet la castration. Il ne présentifie plus au sujet que la condition humaine, c'est comme ça. L'effet de cela, c'est que l'enfant, le jeune, l'adolescent, n'est plus obligé d'intérioriser ce qui devrait être présentifié par le discours social. Il peut se contenter de glisser, de zapper, d'être, ce que j'appelle moi, absent à lui-même, il est là sans être là, ce que les enseignants connaissent bien chez certains élèves, à savoir ils sont là, mais ils sont complètement ailleurs, ça ne les intéresse pas vraiment, ils ne veulent pas vraiment endosser. C'est comme si on leur disait ce n'est pas nécessaire. Alors si ce n'est pas nécessaire pourquoi le feraient-ils ? Ils sont plutôt invités à une position de déni. Ils sont plutôt invités à dire, oui je sais bien que c'est comme ça que ça devrait marcher mais en même temps...
La possibilité de faire prévaloir ce qui est frappé par la dimension de l'absence est à la fois rendue difficile parce qu'il n'y a plus la légitimité de la place pour en témoigner, et en même temps c'est subverti par le fonctionnement même du discours social qui vient à tout moment donner des moyens pour contourner, éviter de prendre en compte cette dimension. Le portable, c'est magnifique le portable si vous voulez éviter la coupure, si vous voulez éviter de faire le travail de séparation, il y a le portable. Il paraît qu'il y a plus de portable que de brosses à dents ! C'est extraordinaire ! Vous connaissez bien, les parents, les enseignants qui veulent lutter, pour faire en sorte qu'au moins les jeunes ne puissent pas répondre pendant la scolarité. Autrement dit aujourd'hui l'immédiateté est au programme social. On est sous la tyrannie de l'immédiat.
On a aussi d'autres espoirs illusoires, comme par exemple le fait que le collectif pourrait être la somme de toutes nos singularités. C'est vraiment l'idéologie ambiante la plus extraordinaire ! La dimension du collectif, ça ne serait rien d'autre que la somme de tous vos desideratas mis les uns à côté des autres. Comme si ça n'allait pas susciter des conflits, comme si c'était possible, comme si en fin de compte le collectif n'avait d'autres fonctions que de pourvoir aux appétits de notre volonté propre, chacun y est pris. Surtout dans les démocraties, le sujet, il est bien obligé d'endosser, à la fois ce qu'il veut lui, et à la fois la dimension du collectif. Faute de quoi c'est impossible. Vous voyez bien comment on est dans une sorte de déni ou de démesure. Le déni aujourd'hui est une figure extrêmement puissante parce que, vous le savez sans doute aussi, c'est souvent ce qui est utilisé lorsque la mort se rapproche. Qui ne connaît pas quelqu'un qui, au moment où tout le monde sait qu'il a un cancer, et qu'il n'en a plus pour longtemps, va vous parler de n'importe quoi sauf de ça. Il va faire comme si ça n'existait pas. Donc le déni a une fonction, c'est une défense inefficace pour la réussite de l'opération, mais c'est une défense très efficace pour la psyché, malheureusement à long terme c'est une défense tout à fait inefficace. Il me semble que le discours social aujourd'hui au fond est piégé parce qu'il est privé de cette place de légitimité pour pouvoir imposer quelque chose au nom du collectif. Et il n'a d'autre issue que d'inventer des systèmes par lesquels il va quand même faire fonctionner le collectif, mais en masquant qu'il continue à tirer les rennes, à tirer les ficelles.
Lacan avait dit à un moment donné qu'il n'y avait pas du Nom-du-Père, mais qu'il y avait du « nommé à ». C'est une formule que j'aime bien chez Lacan. Je vous dis ce que cela veut dire : quand vous avez quelque chose qui est soumis au Nom-du-Père, cela veut dire que vous l'avez fait vôtre, d'une certaine manière, vous avez la possibilité de le faire vôtre, vous avez à en endosser les conséquences, tandis qu'avec le « nommé à » vous n'êtes pas obligé. Il suffit que vous soyez en ordre, que vous donniez l'apparence que ça marche, c'est bien, et ça suffit. Eh bien c'est ce qui se passe au niveau de ce qu'exige le social aujourd'hui, qui n'arrive plus à exiger une normativation, mais qui veut par contre une normalisation, une normalisation sans normativation. Il veut que ça soit normal, il veut que les comportements soient corrects, mais il n'a pas besoin d'exiger que le sujet introjecte cette affaire. L'interdit du meurtre ça ne l'intéresse plus, ce qui compte c'est qu'on ne tue pas. Quand même cela ne se fait pas, là dessus on est d'accord et tout le monde est d'accord, on va tous se serrer les coudes. On va être sévère là, et il y a toute une stratégie extrêmement fine.
Je vous renvoie à un livre que je trouve tout à fait sympathique à cet égard Petit traité de la bêtise contemporaine suivi de Comment redevenir intelligent de Marilia Amorim qui est une psychologue sociale, qui n'est pas une psychanalyste, bien qu'elle soit attentive, elle prend d'autres appuis. Elle étudie des choses très simples, comme les notices de médicaments, comme ce qui est écrit sur les boîtes de consommation, comme ce qui est écrit dans le métro. Je vous donne l'histoire du métro parce que je la trouve très bonne. Il y a quelque temps sur les vitres des portes de la ligne 13, du métro parisien ont été déposés des autocollants colorés portant des messages adressés aux voyageurs avec des consignes de sécurité habituelles. Avant on entendait la voix du conducteur qui disait : « Faites attention à la fermeture des portières, s'il vous plaît ». Ensuite pendant quelques mois, chaque voyageur a pu lire sur la porte, « les portes s'ouvrent, je laisse descendre ». Cela paraît anodin, mais c'est essentiel. Qu'est-ce que la différence entre un conducteur qui vous rappelle, par son énonciation, qu'il faut bien faire attention, et un énoncé construit comme celui-là : « Les portes s'ouvrent, je laisse descendre » ? Elle appelle ça les énoncés fusionnels, c'est-à-dire un énoncé qui vaut pour tous et dont on suppose qu'immédiatement vous allez y adhérer. Vous voyez bien que dans ce contexte-là on ne demande plus que vous respectiez quelque chose, que vous assumiez quelque chose d'un ordre une exigence, une énonciation du conducteur de la rame qui prévient : faites attention. C'est une voix qui vous dit que c'est vous qui devez faire attention. Ici nous sommes d'emblée pris dans l'ensemble et ce qu'on ne vous dit pas c'est qu'on se fiche carrément de vous, on n'en a plus rien à cirer, on veut simplement que vous passiez au bon moment par la porte. C'est tout ! Moi j'appelle cela l'entousement dans la perversion ordinaire. Il s'agit d'obtenir un sentiment collectif, uniquement par une horizontalité, en croyant qu'on peut complètement se débarrasser de la dimension de la verticalité.
Les conséquences de tout ça au niveau du collectif, sont très impressionnantes. Dans un contexte pareil, le sujet n'a plus à disposition de pouvoir supporter un conflit. Il est pris dans une sorte d'obligation, c'est l'exagération du politiquement correct dont on parle aujourd'hui. Il est complètement noyé, il n'est pas séparé. (On revient à la question d'être séparé). Il n'est pas séparé, il est entousé. Il n'a pas pu assumer la séparation d'avec l'Autre pour pouvoir être dans la ligne de ce qu'il faut. Dans ce cas-là, il ne sait pas comment traiter la violence. C'est pour cela d'ailleurs qu'aujourd'hui comme vous le savez, on interdit plus, mais on empêche. Ce n'est pas la même chose. Interdire cela demande de nouveau que vous introjectiez l'interdit, tandis qu'empêcher, ça veut dire que je vais être là, ou bien que je mets l'équivalent de ce que je suis là, pour faire en sorte que vous n'alliez pas plus vite qu'il ne faut. Vous pouvez donc aujourd'hui à force de casse-vitesse et d'appareils nouveaux finir par rouler dans les limites des vitesses prévues. Mais entre-temps, vous avez pu complètement laissé tomber le processus introjecté qui dit non, il faut quand même tenir compte de cette limite. Autrement dit cela veut dire que le discours social aujourd'hui espère obtenir par un supplément de présence, ce qu'il ne peut en fait obtenir, ce qu'il ne va jamais savoir obtenir par le traitement de l'absence. Il faut être plus présent, de plus en plus présent. Et le terme d'absence ne l'intéresse pas parce qu'il va introduire la séparation.
Les conséquences sur le sujet de la parole sont terribles. La compétition intrapsychique, qui est notre lot à tous, se joue entre une modalité de jouissance où nous sommes happés par l'autre, et une autre dimension qui est l'installation d'un désir. Voilà quelque chose qui aujourd'hui fait que le sujet est abandonné à cette compétition intrapsychique. Le travail de la culture, qui passait d'une génération à une autre, avait comme objectif d'essayer d'inscrire davantage le sujet du côté du désir, à donner l'avantage au désir plutôt qu'à la jouissance. Mais comme la génération qui doit faire ce travail-là, se trouve complètement mise à mal, est chancelante, elle ne sait plus très bien comment elle doit assumer cette affaire, au nom de quelle légitimité elle peut encore le faire. Cela laisse probablement toute une génération en train de se trouver à devoir régler elle-même cette compétition intrapsychique. Quand vous demandez aux enseignants aujourd'hui ce qu'ils voient qui caractérise comme évolution dans les quelques années, la plupart vous répondent la diminution du temps de la capacité d'attention. Pourquoi ? Ce qui n'est pas mis en place au moment d'empreinte, vous le rattrapez très difficilement. C'est dans le moment précisément de la petite enfance que vient se mettre en place là cette manière de venir donner avantage à la question du désir pour autant qu'on respecte le renoncement à l'immédiat, tout ce que j'ai dit, que j'ai résumé finalement sur le terme d'interdit de l'inceste. C'est dans la mesure où c'est soutenu par la génération du dessus, que l'enfant se trouve favorisé dans ses capacités, qui seront celles d'écrire, de lire et de calculer. Mais si à ce moment-là, il est laissé livré à lui-même, le temps d'empreinte étant dépassé, il va se retrouver avec un appareil psychique qui pourrait peut-être vraiment être modifié.
Nous discutions hier de l'influence des neurosciences dans l'affaire, eh bien cela ne m'étonnerait pas, et cela n'étonnerait pas non plus les neuroscientifiques un peu sérieux, de se dire mais qu'il y a des neurones qui fonctionnent un peu différemment. On va mettre des voies privilégiées qui vont précisément faire l'économie de ce travail. Et une fois que c'est mis en place ainsi, c'est difficile à rattraper. C'est bon pour les psychothérapeutes, mais pour le reste c'est autre chose.
J'avais trouvé très intéressant en son temps le travail de Serge Leclaire qui avait écrit un livre Démasquer le Réel où il racontait l'histoire de trois cas cliniques, de sujets qui pour des raisons familiales, s'étaient retrouvés sans l'interdit de l'inceste. Il a des formules et des pages superbes sur ce que doit mettre en place la mère, la mère étant la première qui, à partir d'une absence de limites, doit mettre des limites. C'est elle qui va faire ce boulot-là, qui doit être bien sûr soutenu par le père, mais c'est surtout son travail à elle. Lorsque ce n'est pas fait, comme le dit Serge Leclaire, ces sujets sont condamnés leur vie durant à inventer la limite, à la mettre sans arrêt sur pied d'une manière qui ne tiendra jamais puisque c'est eux-mêmes qui l'ont mise. La difficulté est là, c'est que si vous devez la mettre vous-mêmes elle n'a pas vraiment d'assise. L'assise de la limite doit être dans un ailleurs pour que cela tienne dans la langue. Je crois qu'on peut aujourd'hui étendre au social cette hypothèse de Serge Leclaire. On peut dire que ce n'est plus pour des raisons familiales que certains n'ont pas les capacités à poser des limites et à s'en soutenir, mais qu'ils sont condamnés sans arrêt devoir l'installer. Aujourd'hui c'est pour une raison non plus familiale, mais sociale que cela pourrait se passer. J'aime vraiment beaucoup avoir trouvé dans un texte de Lacan, où il écrit à Jenny Aubry pour lui dire ce qu'au fond les psychanalystes d'enfants doivent attendre de la psychanalyse Et il commence par rappeler qu'il y a deux sortes de symptômes. Il dit que le symptôme peut représenter la vérité du couple familial, c'est le cas le plus complexe et le plus ouvert à nos interventions dit-il. L'articulation se réduit beaucoup quand le symptôme qui vient à dominer ressortit de la subjectivité de la mère. Ici c'est comme corrélatif d'un fantasme que l'enfant est intéressé. En fait Lacan fait une distinction entre le symptôme de l'enfant qui relève du couple familial et le symptôme de l'enfant qui relève seulement de la subjectivité de la mère.
Tout ce que je vous dis doit vous rendre facilement pensable que nous faisons de plus en plus des enfants seulement de la mère, enfants qui n'ont plus justement référence à un couple, la structure de la famille monoparentale n'est pas qu'une notion sociologique. Au fond nous avons affaire aujourd'hui pour à l'émergence de la clinique du monoparental, une clinique de la famille que j'appelle bi-monoparentale même s'ils sont deux mais qu'ils sont deux non articulés, ils sont deux fois un.
J'en reviens à ce que je disais au début, la mise en place de l'écart, l'inscription de l'interdit de l'inceste, se fait alors sans l'appui de cette référence paternelle. N'en faites pas tout de suite quelque chose de dramatique d'office. J'insiste simplement pour dire que le sujet n'a plus qu'une solution, c'est de mettre lui-même la barre sur l'Autre, de prendre lui-même la mesure de ce que l'Autre n'est pas le non castré qu'il pourrait penser. C'est un travail qui pour certains sujets est très difficile à faire. D'autres, qui ont l'impression d'être aussi dépendants de l'Autre sans cette possibilité de pouvoir s'en dégager, y arrivent en se construisant dans cette absence à soi-même, qui leur permet de trouver une défense efficace, dans le fait de ne plus être assujetti à l'Autre. Mais, il y a le prix de cette absence à eux-mêmes qui ne leur donne pas de sens pour trouver leur propre désir. C'est la difficulté. Je trouve beaucoup de jeunes aujourd'hui qui ont des difficultés de cet ordre. Ils n'ont pas vraiment les modalités pour inscrire ce qu'ils doivent faire, ils ne savent d'ailleurs pas ce qu'ils veulent, mais ils sont dans un état qui les rend - parce que c'est ça la caractéristique d'être soumis uniquement à la mère, vous êtes dans un rapport uniquement à la mère, mais entendez non pas comme la méchante maman, mais comme le premier Autre auquel ils ont affaire, et dont ils n'ont pas pu se dégager, pas encore séparés de ce premier Autre - eh bien dans ce contexte-là, ils se trouvent dans une très grande passivité. D'une certaine manière, ils ont récusé la dimension de l'activité, qui est un engagement phallique, on peut dire qu'ils allaient y trouver une issue, mais ils sont complètement noyés dans une position où ils ont un très grand avantage parce que ils n'ont même pas à faire un effort pour être ce qui comble l'Autre, il suffit qu'ils soient là. S'installe alors comme ça une passivité assez conséquente, et vous en voyez des traces tout le temps.
Je ne sais pas si vous avez déjà repéré par exemple que notre discours social aujourd'hui récuse le terme de père ou le terme de mère pour parler sans arrêt de papa et de maman. C'est la maman de Monsieur Sarkozy. C'est le papa de celui-là. Cela veut donc dire que le social est en train aujourd'hui de se tromper, c'est comme s'il devenait l'extension du privé, qu'il n'était que l'extension du privé. Or le social c'est une rupture avec le privé. Mon petit-fils qui avait quatre ou cinq ans, en se promenant dans la rue rencontre un petit copain, et il lui dit en montrant sa maman : « voilà ma mère » ! Boum !! Le coup a été dur pour la maman en question, elle a pris un coup, mais voilà c'est ça le truc et c'est un coup heureux. Elle savait bien ce que cela signifiait. Il avait déjà pigé quelque chose. Eh bien aujourd'hui, vous voyez que même dans le discours social, c'est maman qui triomphe, c'est-à-dire les propos d'enfants. On évoque beaucoup aujourd'hui la difficulté des enfants qui parlent mal. Mais ce n'est pas autre chose que l'extension du parler privé dans le parler public. Cette génération va devoir travailler à restituer la manière de devoir parler public, c'est drôle, on est vraiment dans un monde où c'est le privé qui va finir par devenir le public par inflation comme la grenouille qui fait le bœuf, et non le public qui vient faire rupture. Néanmoins, si vous n'avez pas cette possibilité d'accéder à cette structure qui est reconnue, vous n'arriverez pas à avoir accès à quelque chose qui est de l'ordre public. D'où l'intérêt de ce que dit Lacan de la langue, de la lalangue.
Je voudrais simplement ajouter que vous voyez pourquoi, si vous voulez supporter ce que je vais dire sans vous offusquer trop, nous sommes dans une crise de l'humanisation. N'entendez pas crise comme catastrophe, mais crise comme le gouvernement belge qui met 545 jours à se constituer, c'est ça que je veux dire comme crise. Nous ne savons plus comment il faut humaniser, parce que nous avons perdu tout une série de repères, et nous ne nous mettons pas à la hauteur de ce qui est exigé pour l'humanisation. En revanche nous dénions la démesure du social dans lequel nous sommes et nous risquons donc beaucoup de ne pas aider les gens et la génération d'après, à s'humaniser, et ça donnerait à ce moment-là une terrible vérité à ce que Morgan Sportès a mis dans son roman Tout, tout de suite, qui raconte littéralement l'histoire du gang des barbares. Il a mis en exergue cette phrase de Jorge Semprun que je vous cite de mémoire où il dit que les écologistes ont le grave souci de savoir quelle terre nous allons laisser à nos enfants, mais il ajoute qu'il y a une question encore beaucoup plus grave, qui est de savoir quels enfants nous allons laisser à la planète.
Je vous remercie.