Conférence donnée dans le cadre du groupe de travail Psychanalyse dans le champ social, L’altérité : enjeux et difficultés

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L'altérité n'est pas une donnée simple qui se définirait par la présence de l'autre. Par exemple ce peut-être, pour un psychotique, un frisson ; pour l'aîné, une angoisse ; pour un candidat à un travail, un trac ; pour l'étranger, une inquiétude ou un désarroi et pour l'analyste, assurément un souci. On peut poser la question de la diversité de ces affects qui surgissent au moment de la rencontre avec cet autre, que cet autre soit concret, dans une réalité provisoirement énigmatique ou bien qu'il soit familier voire, encore plus avant, qu'il soit absent. De toute manière, cet autre fait toujours question dans la relation habituelle. Sur un autre versant, le sujet qui se sent interpellé devant l'autre dans ses habitudes et ses conventions, on va dire celles de sa propre névrose, au fond, à y regarder d'un peu plus près, on s'aperçoit très rapidement que le modèle habituel de l'altérité, celui du sujet en relation avec un objet, autant que celui du sujet à sujet sont également défectueux.

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En préparant mon propos, je me suis rendu compte rapidement que c'est un sujet extrêmement vaste et je vais vous donner très succinctement l'os de l'affaire puisque c'est un sujet qui, pour le situer un tout petit peu a préoccupé à partir de, on va dire, 1492. Vous savez ce que c'est 1492 ? La découverte de l'Amérique, c'est-à-dire que vraiment la culture européenne est allée à la rencontre de quelque chose d'énigmatique et c'est certainement dans la suite de ce qu'étaient les premières expéditions que sont venus se poser des problèmes, au moins à certaines personnes, sur l'altérité.

L'altérité n'est pas une donnée simple qui se définirait par la présence de l'autre. Par exemple ce peut-être, pour un psychotique, un frisson ; pour l'aîné, une angoisse ; pour un candidat à un travail, un trac ; pour l'étranger, une inquiétude ou un désarroi et pour l'analyste, assurément un souci. On peut poser la question de la diversité de ces affects qui surgissent au moment de la rencontre avec cet autre, que cet autre soit concret, dans une réalité provisoirement énigmatique ou bien qu'il soit familier voire, encore plus avant, qu'il soit absent. De toute manière, cet autre fait toujours question dans la relation habituelle. Sur un autre versant, le sujet qui se sent interpellé devant l'autre dans ses habitudes et ses conventions, on va dire celles de sa propre névrose, au fond, à y regarder d'un peu plus près, on s'aperçoit très rapidement que le modèle habituel de l'altérité, celui du sujet en relation avec un objet, autant que celui du sujet à sujet sont également défectueux. Que le dispositif conceptuel de type égalitaire est contraire à toute relation réelle. Comme on le constate très vite, il y a question sans qu'on sache exactement de quel côté cette question se pose véritablement. Lorsque vous avez l'occasion d'entendre, chacun de son côté, les deux protagonistes témoigner de leur rencontre, vous vous rendez compte qu'il y a d'emblée malentendu dans la façon qu'ils ont ressenti cet échange. Il y a donc une bonne raison pour que, nous analystes d'abord et avec vous, nous essayons d'en parler ensemble, puisque l'essentiel de notre activité réside justement dans l'échange avec cet autre.

Lyonel Trouillot dans sa conférence de l'autre soir énonçait comme ça « le mystère des autres ». C'est effectivement ce qui s'est passé lorsque les premiers bateaux sont arrivés en Amérique... mystère des autres ! Je profite de cet épisode d'Échirolles[1] pour poser la question : quel est le trait de vérité qui ressort non pas de ce qui est arrivé mais de cet échange qui s'est fait ? Ce déclenchement, semble-t-il provoqué par un regard, quelle est la logique là-dedans ? Pour reprendre l'expression d'un commentateur : « le nazillon produit par l'individualisme et le consumérisme, une logique du jouir de l'immédiat », sans doute... mais pour nous c'est tenter de dégager une règle de lecture dans ce type d'incident. En tout cas, devant cet épisode, il y a un moment de surprise, ce meurtre sans cause apparente fondée. Est-ce cela qui serait le modèle de l'autre imaginaire, énigmatique tel qu'habituellement nous ignorons ? Nous percevons de suite, si nous consentons à nous écarter de l'émotion, qu'un tel accident criminel pousse quasi automatiquement à une lecture paranoïaque de la condition de l'autre. Lecture paranoïaque qui enveloppe l'altérité justement, dans un halo de menaces, de haine, de méfiance, et vous allez de suite me dire que mon développement sur l'altérité démarre sous de mauvaises augures (mais notre honnêteté intellectuelle, s'il en est chez les analystes !) ne nous autorise pas à rejeter cet événement parce qu'il est exceptionnel car je vous ferai remarquer que ce fait divers nous révèle qu'ici l'altérité se montre sous son versant réel. Fait qui est notoirement éludé justement dans les considérations sur l'altérité.

On peut même pousser les choses plus loin en affirmant qu'il s'agit d'un refoulement foncier, collectif au sens où la culture chrétienne vous a, depuis vingt siècles, enseigné que l'autre doit être aimé comme soi-même. Formule du Lévitique, reprise dans l'Évangile selon Saint Mathieu, formule qui comme vous le savez avait révolté Freud en raison de son caractère de contre-vérité. En effet il n'est pas rare dans la clinique psychiatrique, pas psychanalytique, mais psychiatrique de rencontrer le crime passionnel et de façon encore plus fréquente les violences physiques à la limite de l'homicide, dans certaines circonstances.

Les pulsions, puisqu'il s'agit d'elles ici, et sous le règne desquelles s'établit la relation d'altérité, ces pulsions, Freud le souligne, sont d'une violence inouïe dans leur état primitif. La clinique de l'enfant, par exemple, nous montre que des bébés frappent leur mère. Normalement ces pulsions ont deux destins traditionnels, voire trois : c'est le refoulement, le retournement sur soi que nous reconnaissons souvent dans la clinique et effectivement, évidement aussi la sublimation. Le refoulement et le retournement sur soi, comme d'ailleurs la sublimation sont des effets liés à deux processus : celui de l'éducation, de l'éducation familiale et aussi de l'éducation sociale et un autre encore plus intime où l'enfant lui-même procède à une régulation dans le but bien reconnu qui est celui d'être aimé. Vous savez tous qu'un enfant qui se livre à ses pulsions devient difficilement tolérable, supportable par les adultes. Pour se faire aimer le prix en est le refoulement de la pulsion, des pulsions. Mais ce qu'il faut savoir c'est que dans ces procès, celui du refoulement et du retournement sur soi, cela crée une situation d'ambivalence où le fait d'aimer avec force ou de haïr avec force se trouvent associés et qu'ils s'exercent souvent sur le même objet, sur la même personne. Plus je t'aime, plus je suis susceptible d'être violent avec toi !

Freud signale à ce propos, en faisant cette remarque dans les années 1905 que le sentiment philanthropique compassionnel, celui qui est à l'ordre du jour aujourd'hui, comme d'ailleurs la démarche de protection des animaux, ne sont souvent que des inversions du sadisme et des petits bourreaux qui persécutent les animaux. Autrement dit la pulsion est tout à fait capable, toujours sur le même objet, de s'inverser. Ce qui était un penchant mauvais, socialement condamnable, se métamorphose en une recherche virulente du bien. Une telle observation éclaire évidemment bien les fanatismes religieux actuels.

Il y a un moment j'évoquais la culture chrétienne à laquelle nous appartenons forcément et du coup je pensais trouver quelques éléments intéressants dans la philosophie car elle reste très proche de la morale commune concernant spécifiquement l'autre, ne serait-ce que parce qu'il est un étranger, par exemple, étranger à notre culture, éventuellement étranger à notre croyance, à notre religion. J'ai exploré dans les textes de ceux sans doute les plus intelligents et les plus attachés à cette question et là la surprise et en même temps la déception car tous, presque sans exception, parlent du moi, du je, du soi, face à face avec l'autre, avec le semblable, le même, le prochain, etc., auquel on concède une certaine différence et où il est dès lors indiqué qu'il faut apprendre à le connaître et bien entendu après avoir soigneusement appris à se connaître soi-même préalablement. Je me demande bien comment ça peut se faire ? Apprendre à connaître le propre, au sens du moi, et l'étranger, en récusant bien entendu les données immédiates.

À proprement parler nous sommes conviés à une autre question en sous bassement, celle de l'identité - celle de l'identité non seulement de soi mais de l'autre et du savoir appropriable sur cet autre. Au fond c'est une démarche anthropologique à laquelle nous serions tous invités pour enfin connaître l'autre ! Et là il faut reconnaître que par exemple quelqu'un comme Ricœur est absolument intarissable dans ce champ mais aussi un penseur comme Max Scheler, qui est peut-être moins connu de vous, qui a fondé toute son élaboration à propos de l'autre sur le principe de la sympathie. Peut-être plus honnête et juste, Hegel qui a décrit la relation du maître et de l'esclave, plus juste, plus vraie certainement ou alors Marx sur la lutte des classes. Un Husserl par exemple reste prisonnier, comme il se doit, de la représentation et de la perception. Quant à Kant, il se fonde sur le respect et vous en connaissez sans doute la formule fameuse : « Agit de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse en même temps toujours valoir comme principe d'une législation universelle », formule qui, comme vous le savez sans doute, a été objectée par Lacan puisque si votre volonté est de baiser l'autre en tant que cet acte est élevé comme principe d'une législation universelle, c'est Sade. Et si vous, bons chrétiens, vous avez la volonté de vivre dans le péché... ça arrive !... pour donner à la divinité l'occasion de manifester son infinie bonté... vous voyez ce que ça donnera. Donc cette maxime nous ne pouvons pas la maintenir pour nous.

Ce rapide parcours pour vous rendre compte que notre tradition, parmi les plus éminents penseurs, est loin d'avoir résolu le problème de l'altérité puisque d'un côté vous entrez dans un dispositif paranoïaque : moi et l'autre, dispositif paranoïaque le plus commun, on va dire et dans l'autre direction, vous tombez dans l'excès sadien. Je dirais que même chez Lévinas qui a élevé l'autre au rang d'un statut éthique nous ne retrouvons pas une herméneutique qui soit sans le moi. Dans toutes ces considérations manquent deux termes. Deux termes que la psychanalyse a sans cesse mis en avant et ceci de Freud à Lacan, à savoir ces deux termes sont la fonction du Tiers Autre symbolique qui n'a rien à voir avec l'autre tout court et le deuxième terme est celui du sexe. C'est l'Autre, le grand Autre comme nous l'écrivons, en tant que Tiers inconscient, comme Freud l'a bien montré dans Le mot d'esprit, Tiers inconscient et symbolique, fonction du langage, fonction de la parole d'une part et d'autre part la fonction sexuelle. Ces deux-là dominent la dynamique de la relation d'altérité. Il est quand même remarquable que ce fait-là, c'est-à-dire la présence du sexe et du Tiers Autre dans la relation, soit refoulé dans notre tradition culturelle la plus élevée !

Alors évidemment ça vient poser la question : qu'est ce que le sexuel chez le parlêtre ? Ce n'est pas quelque chose qui est simplement finalisé par ou pour une copulation comme chez l'animal. La propriété du sexe est d'instituer le partenaire en place de grand Autre. Pour l'exprimer plus exactement c'est l'inconscient du sujet désirant qui le met à cette place et lui attribue cette fonction éminente et enivrante en même temps, déréalisante aussi, et qui subvertit toutes les valeurs dont le petit autre serait éventuellement porteur. Parce que l'une des faiblesses - cela, je ne vous l'ai pas dit - de tous ces raisonnements sur moi et l'autre est de se référer à un système de valeurs, de normes ; d'ailleurs ce sont celles que vous voyez se présenter dans les publicités. Cet autre, objet désirable, que l'on vous montre sur les publicités de revues, c'est parce que notre modernité lui attribue des valeurs, la valeur en sus d'être l'objet de la norme.

Eh bien ce que nous apprenons nous, c'est que ce registre des valeurs n'a pas cours dans la sexualité du parlêtre, je parle bien du parlêtre, pas dans la sexualité de l'homme en tant qu'être sexué. Or justement c'est là qu'est l'objet de la pulsion, à savoir cet objet est élu dans le lieu Autre, à savoir la fonction de cet objet est de satisfaire quelque chose dans l'inconscient, fusse dans le champ du non-rapport, fusse dans le champ de la déception, voire de la frustration ou de l'insatisfaction qui lui est foncièrement lié. C'est tout à fait exceptionnel dans notre clinique que, par exemple, un jeune adolescent qui a une première relation sexuelle, parfois gravement ratée, n'y retourne pas ! C'est exceptionnel que nous rencontrions quelqu'un qui s'arrête à cette déception première, c'est bien montrer que cet objet est inscrit, inscrit dans l'Autre, dans le grand Autre.

Je dirais que cette disposition, que j'évoque là pour vous est un fait remarquable, est identique dans la relation hétérosexuelle et homosexuelle également, masculine ou féminine. Même dans la quête d'un sexe identique, de nature phallique ou pas, même dans cette quête-là, il est nécessaire que la ou le partenaire soit Autre pour être désirable. Cela n'invalide pas la description qu'en a faite Freud dans un premier temps où il nous dit que l'homosexualité est commandée par l'image narcissique du même, il existe effectivement cela et ce que nous rencontrons aussi dans l'homosexualité, c'est cette nécessité que le partenaire soit Autre. L'intérêt pour l'autre découle pour une grande partie, de cette dialectique que je viens de vous détailler. Étant entendu que dans la relation habituelle et dans l'altruisme en général, cette dialectique est le lieu éventuellement, possible d'une opération de sublimation, laquelle est certainement plus intense dans l'homosexualité inconsciente. C'est un peu paradoxal, mais c'est comme ça.

Le second dispositif qui entre en jeu dans la relation d'altérité et dont je souhaite vous dire quelques mots est celui de la pulsion, des pulsions en général. Vous avez peut-être entendu lors du meurtre d'Échirolles que tout avait débuté par cet échange du regard, qui est l'un des objets découvert par Lacan. Voilà déjà un objet pulsionnel suffisant, dans un contexte d'hostilité et paranoïaque, tout à fait capable de déterminer la suite, c'est-à-dire la pulsion meurtrière. Je vais aller un peu au-delà, toujours dans le cadre de cet examen de l'altérité. Vous savez qu'après avoir décrit en détail les pulsions, Freud, dans un article ultérieur qui est celui qui s'intitule Pour introduire le narcissisme, a séparé les pulsions sexuelles des pulsions narcissiques ou pulsions du moi, celles donc qui sont consécutives du moi idéal, de l'idéal du moi également. Ces dernières pulsions, donc narcissiques, sont exactement celles dans lesquelles la spéculation philosophique, dont je parlais tout à l'heure, a logé ses considérations, distinguant avec peine le moi et l'autre. Pourquoi ? Parce que c'est évidemment quelque chose qui se dessine sur l'axe a-a' du schéma lambda de Lacan. Autrement dit, c'est un point imaginaire qui est tout à fait capable, comme je vous l'avais montré je crois l'an dernier, de se dédoubler dans un dispositif symbolique puisque le Moi idéal est une instance imaginaire alors que l'Idéal du moi est une instance symbolique. Mais le passage de l'un à l'autre se fait de l'image au signifiant, c'est-à-dire de la représentation à son statut dans le langage.

C'est en ce point de distinction justement fait par Freud entre pulsions sexuelles, pulsions narcissiques, que Lacan est intervenu dans le début de son enseignement, à savoir qu'il a défini la structure de l'Imaginaire, dans ses articles du stade du miroir et de la causalité psychique, spécialement dans le chapitre III de la causalité psychique. Alors quel est l'intérêt pour nous à propos de l'altérité ? C'est déjà de vous apercevoir que la dimension narcissique de l'intérêt pour l'autre n'est pas sans le sexe et réciproquement. Si l'on s'intéresse à la dimension sexuée de l'autre c'est aussi pour des raisons narcissiques, les deux que nous maintenons distincts vont cependant la main dans la main. Vous savez par exemple que dans une rencontre amoureuse c'est précisément une grande satisfaction sexuelle associée à une considérable satisfaction narcissique en même temps. Il y a accord dans l'Autre, le grand Autre et pas seulement avec le petit autre. Autrement dit, dans cette élation, dans cette phase un peu fofolle, on l'observe, il y a accord du registre imaginaire et symbolique, là ça marche bien ! C'est formidable ! Freud a eu à ce sujet une très jolie formule, il nous dit : dans maintes formes d'élection amoureuse, il devient évident même que l'objet, c'est-à-dire l'objet que j'ai rencontré, sert à remplacer mon idéal du moi propre. Autrement dit, cet objet imaginaire que j'ai entrevu dans une période quand même relativement brève, l'objet représenté, l'objet imaginaire par définition va devenir un temps cet idéal du moi symbolique et il ne faut pas s'étonner que dans cette phase, chacun a l'impression d'être véritablement dans son assiette ! Comme on dit : « C'est toi que j'ai attendu depuis toujours, tu m'as donné une assise », c'est-à-dire cette élection au Symbolique, mais ça, c'est parce que cette élection se fait dans l'Autre inconscient aussi, pas seulement dans sa façade imaginaire. Cet accord, entre Symbolique et Imaginaire, où le sujet trouve par ce biais une assise, c'est la raison pour laquelle certains, dans ces cas-là, évoquent un processus d'identification qui a eu lieu, que Freud dans son texte de Massenpsychologie, va développer. Vous savez qu'il y a un chapitre qui est consacré dans Massenpsychologie à l'identification, dont le modèle restera toujours l'élation amoureuse et dont il va décrire le même processus dans la constitution des masses où il dit clairement que ce qui se réalise au niveau individuel dans l'élation amoureuse se retrouve d'une façon collective dans la constitution des masses.

J'ai émis à ce sujet une réserve moderne, pas une réserve sur la réflexion de Freud, une réserve actuelle, à savoir que nous avons aujourd'hui des masses diffuses grâce à internet. Sur internet ce ne sont pas des masses qui sont matérialisées mais qui se constituent très rapidement comme on l'a vu dans les printemps arabes, etc., où certains considèrent qu'internet a beaucoup contribué à l'incendie mais aussi, ce que nous savons aujourd'hui, à propos du nouveau djihadisme, c'est-à-dire un djihadisme qui ne se fait plus par l'instruction, par la fréquentation des groupes au Proche-Orient ou plus loin mais qui se fait instantanément dans des relations d'internet et à titre strictement individuel. Ce qui fait quand même problème pour la police, pour les services spéciaux et la surveillance, à savoir que maintenant on n'a plus des groupuscules constitués qui préparent un coup mais des individus isolés qui passent par une identification probablement massive et qui se fabriquent entièrement sur internet individuellement. C'est bien dire que ce processus, décrit par Freud, appartient à notre relation d'altérité et il crée, comme vous pouvez vous en douter un peu, des communautés, pas forcément des masses mais des communautés, sans doute telle que la nôtre.

Pour revenir à la psychanalyse, dans les années 1920-1930, il y a eu un débat extrêmement vif entre les praticiens, autour de Freud, qui était d'ailleurs induit par la position, la pratique de Ferenczi. Ferenczi, comme vous le savez peut-être, avait une méthode qui était bien à lui, qui était de fonctionner dans une très grande sympathie avec ses patientes et aussi avec ses patients, ce qui lui a amené pas mal d'ennuis, et donc la question s'est posée d'une manière théorique, vous en avez des échos dans les lettres entre Ferenczi et Freud, parce qu'à certains moments Ferenczi ne savait plus comment faire, sans doute ! La discussion était finalement : est-ce que dans la cure on devait privilégier d'abord l'observation clinique ou bien est-ce qu'on devait se laisser aller au ressenti comme forme de participation affective aux malheurs, aux difficultés des patients ? Comme il arrivait à Ferenczi de prendre la pleureuse dans ses bras sur le pas de la porte dans l'espoir de la guérir de ses pleurs, peut-être, je ne sais pas. Il y a eu un débat là-dessus, parce que la doctrine n'était pas fixée. On ne savait pas ce qu'était la bonne voie : ou l'observation clinique ou l'échange affectif ? Ce débat, qui a eu lieu, n'a jamais été véritablement tranché doctrinalement. On a su que les pratiques de Ferenczi, mon Dieu ! apportaient plus de complications que de solutions, mais enfin il arrivait à résoudre des problèmes que Freud dans sa rigueur rationnelle ne parvenait pas à résoudre, et donc le débat ne s'est pas véritablement clos, il y a toujours eu un certain penchant qui s'est continué dans la pratique freudienne de ce côté-là, pas avec les excès de Ferenczi bien sûr, mais quand même il fallait avoir un peu de feeling avec nos patients et que la froide observation clinique n'était pas bonne. Eh bien on n'a jamais tranché là-dedans, sauf que Lacan, en portant et en faisant porter l'intérêt sur le discours, sur la parole, sur le langage, évitait évidemment ce double écueil qu'était la clinique froide ou la commisération affective.

Je vais dire encore un petit mot. Il y a chez Freud un terme que pour ma part je considère comme regrettable, c'est le terme de Einfühlung qu'on traduit en général par sympathie, empathie, etc. Il est certain que voilà un terme qui semble venir d'un certain Lipps qui ne va pas permettre de trancher dans la cure et qui est justement à mi-chemin entre la technique freudienne orthodoxe et le dispositif de Ferenczi, d'autant plus qu'en français comme en allemand ce terme est un peu flou. Il ne dit pas beaucoup ce que nous entendons là-dedans, parce qu'il y a quelque chose que je ne vais pas vous évoquer mais que vous sentez probablement présent dans mon propos c'est la question du transfert, évidemment ! Mais je ne vous en parlerai pas sous la forme de transfert parce que ce n'est pas tout à fait ça. Ce qu'on appelle la relation d'altérité ce n'est pas exactement le transfert et l'Einfühlung, c'est-à-dire la sympathie, pas non plus. On rentre de nouveau dans l'alternative de l'ambivalence amour/haine. Je ne saurais que trop vous inviter à éviter cet écueil.

Alors pourquoi ce déplacement finalement avec Lacan de notre lecture, et pourquoi est-il aussi fondamental concernant la cure et notre propos de la relation d'altérité ? La réponse est relativement simple. Si l'on s'appuie sur la sympathie ou le ressenti, automatiquement on va rencontrer son opposé, c'est-à-dire l'antipathie, c'est inévitable ! Si vous fondez tout sur la sympathie, un jour vous rencontrerez l'antipathie et le sentiment négatif qui l'accompagne, la haine et le rejet de l'autre, et c'est encore une fois entrer dans le pathétique et non pas dans le discours. Si vous êtes dans le pathétique avec votre patient, vous devenez sourd ! Il y a là quelque chose qui est tout à fait sensible dans notre expérience. Nous le savons. Alors pourquoi nous tenir comme ça à la question fondamentale de la fonction signifiante ? Parce que certains symptômes ne trouvent pas leur résolution tant que n'a pas été levée l'équivoque verbale des termes qui ont noué le symptôme. Le symptôme est un compromis entre une situation insoluble et une autre voie. Le symptôme c'est du neuf, c'est du nouveau, c'est le compromis par excellence. Or, et là je vous parle du symptôme traditionnel, classique, le symptôme dans la névrose, tant qu'on n'a pas trouvé le signifiant équivoque qui est à l'origine de ce cancer, parce que la névrose est un cancer ! Ça va métastaser dans tous les champs ! La résolution, on va dire la levée du symptôme est évidemment liée à la découverte de l'équivoque verbale qui est à l'origine. Ce n'est donc pas le ressenti qui commande dans notre subjectivité, ni notre connaissance de l'autre, ni la perception de la différence avec l'autre, ni l'affirmation de ses spécificités, et pour que cet autre ne soit pas notre symptôme, il faut bien rester dans le registre de la parole, du langage, etc. 

Qu'est cet autre ? Eh bien, c'est ce que l'expérience de l'analyse nous apporte, l'autre est un discours. On ne peut pas donner une définition plus précise et plus concrète. L'autre c'est d'abord un discours, un langage, une parole. Alors si vous voulez ajouter singulière, moi je veux bien, ça ne changera rien à notre réflexion mais l'essentiel ce n'est pas le singulier, l'essentiel c'est que c'est un discours ! Il est un discours sexué inscrit dans son fantasme entre demande et désir comme tout Autre. Et autant nous pouvons parler, à la suite de Lacan, de non-rapport sexuel, c'est-à-dire l'impossibilité d'écrire un rapport sexuel, eh bien dans le social c'est la difficulté que nous rencontrons avec ce terme d'altérité, dans le social la question est exactement la même, c'est le non-rapport avec l'autre, le non-rapport avec le discours de ce petit autre et qui va nous rester partiellement étranger ou carrément Autre au sens alors moral du terme. Ce discours est Autre par rapport à nous, à notre façon de parler, d'écouter, de débattre, etc.

Cette altérité, je conclus là-dessus, est une altérité discursive. Et on comprend fort bien dans certains cas, certains ou certaines vont se tourner vers un étranger au sens culturel ou national parce que c'est cette nécessité qui le pousse ou qui la pousse à rencontrer un autre, un Autre forcément du discours, et avec lequel ou avec laquelle il y aura justement cette confirmation du non-rapport de ce discours au non-rapport sexuel, c'est-à-dire une possibilité d'une entente Autre avec celui-là ou celle-là, c'est ça l'altérité. Et je crois que dans nos cultures modernes cette expérience de vivre avec quelqu'un d'une autre culture n'est pas du tout parce qu'on est envahi d'immigrés, ce n'est pas ça du tout qui est en jeu ! Ce qui est en jeu c'est véritablement cette rencontre avec l'Autre, cette rencontre d'altérité. C'est ce que disait Trouillot, je reviens à mon point de départ, lorsqu'il nous parlait du « mystère de l'autre », même si c'est son voisin de rue.

Je vais m'arrêter là, mais notre travail, c'est de tenir compte de tout cela. Là, je ne vous ai tracé que l'essentiel, que la charpente pour vous orienter mais nous ne pouvons pas fonctionner autrement, pas hors sexe et pas hors discours, et pas hors de ce tiers Autre inconscient. Et notre expérience, dans la mesure où sans doute la plupart d'entre vous, comme l'analyste, se donne pour fonction de prendre soin, non pas de l'autre justement mais prendre soin de son discours, eh bien je pense qu'en procédant de cette manière et en partant de cette maxime, nous pourrions changer considérablement notre façon de travailler. Autrement dit, je vous invite à une psychanalyse pratique et non pas doctrinale mais tout en sachant, parce que c'est nécessaire, que nous sachions quels sont les repères qui nous permettent de nous orienter là-dedans, bien entendu. Une psychanalyse pratique, non pas qui passe son temps à interpréter sur la tête des autres, mais une psychanalyse qui nous conduit à ce non-rapport, pas seulement avec l'étranger mais avec l'autre, en tant qu'il est organisé par un discours qui n'est pas le mien assurément. Voilà ce que je peux vous apporter, du grain à moudre peut-être, je ne sais pas.

 

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Jérôme Lebaud : Comme on peut le voir dans les institutions sociales où il y a des procédures qui sont mises en œuvre, est-ce que ça n'a pas comme effet d'effacer la question du Tiers Autre ? Autre remarque, on vous remercie vraiment de ce déplacement, de faire entendre la question, d'abord de l'altérité comme quelque chose d'une relation et d'autre part, comme quelque chose de très important pour notre travail dans les institutions.

Odile Fombonne : L'altérité dans le discours, comment on peut le dire, le signifier par rapport à l'altérité de la langue, l'écart entre les deux ?

Jean-Paul Hiltenbrand : L'écart, si ce n'est que les mots que nous prononçons, je dirais, n'ont quasiment pas d'importance puisqu'ils sont organisés selon une chaîne et que cette chaîne est la propriété de chacun. C'est exactement comme quand nous entrons dans un texte écrit, dans un roman, un livre, vous avez cette expérience d'une certaine facilité, vous avez l'impression d'être chez vous dans un livre et puis dans d'autres non, parce que le discours... c'est ça le discours de l'altérité. Je vais vous en citer un exemple tout à fait commun. Prenez des textes du XVIIIe et puis vous verrez ce que c'est que l'altérité : ils sont dans une langue française tout à fait parfaite, tellement parfaite que ce n'est même plus notre langue. Donc, voilà, il y a même des phrases que vous n'arrivez pas à comprendre, il faut y revenir plusieurs fois parce qu'ils emboîtent des propositions et puis vous n'y comprenez plus rien, une fois la logique des propositions finie. Or c'est du très beau français ! Voilà la différence entre mon discours et ce que dit l'autre. Et effectivement dans la cure c'est terrible parce qu'il n'y a pas un discours qui se ressemble, autrement dit, il faut accommoder, il faut entrer, c'est ce que j'explique souvent quand on n'entre pas dans le discours de l'autre, mais lorsque vraiment vous y pénétrez, vous rentrez dedans, vous vous installez dedans, vous pouvez soigner. Vous ne pourrez jamais prendre soin de quelqu'un, c'est absolument décisif dans le cas inverse. C'est une règle que nous n'avons jamais émise dans l'analyse mais qui me paraît décisive, à savoir qu'il faut accepter de rentrer dans le discours de l'autre, une même chose peut s'énoncer cent fois différemment et c'est cette propriété qui est justement la propriété de l'altérité.

Par exemple, vous avez encore un autre exemple : le texte du rêve. Régulièrement, je suis obligé de donner du poing sur la table et de réclamer à celui qui vient me rapporter un cas, de lui demander le texte du rêve et non pas déjà la semi-interprétation mais le texte du rêve et le texte de son commentaire ! Comme je râle régulièrement quand on me parle d'une hallucination, je réclame le texte, eh bien oui ! Ou nous fonctionnons comme des bêtas ou nous utilisons, nous prenons la suite de ce que nous a enseigné Lacan. Une hallucination, le texte d'abord. Après il y a d'autres propriétés qu'il faut évidemment préciser, mais d'abord le texte. Je veux dire que ce n'est pas la même chose une voix qui vous dit : « salope ! » et puis une voix qui vous explique que vous êtes une salope, ce n'est pas pareil. C'est évident, quand nous le disons, c'est la raison pour laquelle je dis qu'il faut rentrer dans le texte ! Et avec vos jeunes dans les institutions, évidemment que c'est un énorme travail, nonobstant l'ordinateur qu'il faut aussi nourrir (...) il ne faut quand même pas charrier ! Vous savez ce qui est arrivé au KGB ? Ils avaient tellement d'informations, que quand il se présentait un problème, ils ne pouvaient pas le résoudre à cause de l'avalanche d'informations sur un fait. Ils ne savaient plus ce qui avait une grande valeur et ce qui n'en avait pas. D'ailleurs aux Américains, c'est également arrivé. Ça, c'est la maladie de l'ordinateur. L'ordinateur c'est un imbécile, je vous le dis comme ça parce qu'il a toute la mémoire.

Quand vous rencontrez quelqu'un dans votre clinique qui est malade de sa mémoire, c'est tout à fait impressionnant. Toutes les dates, les couleurs, les parfums, tout, tout inscrit, c'est désolant vous ne pouvez plus travailler ? Donc cette question de l'ordinateur, mettez quelque chose dedans et allez ouste ! Il faut quand même rappeler aux instances que nous sommes concernés par des gens qui souffrent, des gens qui sont dans la peine, des gens qui ont des symptômes, des gens qui ont besoin pas seulement de notre écoute. Et vous voyez quand je vous dis qu'il faut entrer dans le discours et ses spécificités, ce n'est pas l'empathie de Ferenczi. Ferenczi, lui, il rentrait dans le sentiment et la viande de son patient, évidemment ça faisait des complications terribles. Il raconte ça dans les lettres à Freud, vous verrez c'est tout à fait exhaustif.

Entrer dans son discours, c'est ça la question qui s'était posée dans l'entourage de Freud. Est-ce qu'il faut faire une observation clinique froide, rigoureuse ou est-ce qu'il faut renter dans les problèmes de la chérie-là qui vient deux fois par semaine. Je dirais que c'est comme ça dans tous les métiers. Vous savez, il m'arrive de temps à autre de recevoir pendant les vacances des lettres, eh bien il y en a qui oublient de signer, ils mettent juste la date, même que ça m'est adressé pas signé, ce n'est pas un problème pour moi parce que je lis la moitié d'une page je sais qui c'est qui m'écrit. Quand c'est dactylographié c'est plus embêtant. Vous rigolez, pourquoi ? Parce que quand c'est sur ordinateur, on perd facilement les spécificités de son discours. Les bouquins qui sont écrits sur ordinateur, pardonnez-moi, mais c'est chiant comme la pluie, c'est emmerdant ! Je pourrais vous citer de grands auteurs, les bouquins me sont tombés des mains, à la dixième page je savais que c'était la machine, sans intérêt. Alors je peux vous dire que l'ordinateur justement il n'a aucune connaissance de l'altérité. C'est du bla-bla ordinaire quand c'est écrit à l'ordinateur. Et puis alors quand les analystes écrivent à l'ordinateur alors là je dis bien... c'est comme ça malheureusement, voyez, on est condamné à la plume.

Alexis Chiari : Rentrer dans le discours de l'autre et ses spécificités

R. - même un psychotique

Q. - tout à fait, mais pendant longtemps avant l'adage de l'explorateur était : « Il faut parler la langue de l'autre, il faut parler la langue des gens dont on se... »

R. - Non !, c'est exactement l'inverse

Q. - C'est tout à fait à l'opposé, ou même de l'invention d'un espéranto médico-social, une manière de reformuler de façon extrêmement précise et pratique ; dans le travail plus on travaille par rapport à tout ce qu'on peut voir aujourd'hui même dans les écoles de psychiatrie, chez les travailleurs sociaux ou autres, il faut arriver à parler la langue du patient, de l'assuré, de la cible.

Jean-Paul Hiltenbrand : Il ne s'agit pas de rentrer dans la langue de l'autre puisque si on entre dans la langue de l'autre, on ne va pas lui apporter du neuf, ce n'est pas la peine de faire des analyses à ce moment-là. Quand on a un étranger qui vient faire une analyse, c'est quand même assez fréquent, quelqu'un qui est d'une autre langue européenne, etc., voilà, même si j'entends l'allemand ou l'italien je vais lui demander de parler en français, c'est là que j'entends la langue de l'Autre. Si moi-même je pratique en italien je n'entends pas la langue de l'Autre, ce n'est pas possible, parce que je n'ai pas la finesse, le raffinement linguistique, même si c'est une langue presque maternelle, on n'a pas la finesse. Vous vous rendez compte la différence qu'il y a par exemple entre le russe et le français, la différence syntaxique même si vous êtes russophone, un excellent russophone vous n'aurez pas les nuances qu'a le citoyen russe. Vous êtes germanophone, vous n'aurez pas les nuances de l'allemand... 

Q. : On ne peut pas dire qu'il y ait de l'altérité entre deux langues étrangères ? Vous donnez l'exemple du français du XVIIIe siècle comme étant de l'altérité radicale, dans une même langue.

R. : Oui, oui.

Q. : Donc deux langues étrangères qui s'adressent l'une à l'autre, est-ce qu'on peut dire qu'il y a de l'altérité, du coup ?

R. : Est-ce qu'il y a de l'altérité ? Mais bien sûr.

Q. : Ou est-ce que c'est de la pure étrangeté ?

R. : Je vous assure que vous ne pouvez pas écrire comme Rousseau.

Q. : Ce que je voulais dire, c'est, est-ce que la dimension de l'altérité se pointe dans une même langue, et pas dans deux langues étrangères ?

R. : Oui, oui, tout à fait, ça, c'est l'altérité, ce n'est pas forcément la langue étrangère.

Q. : On ne peut pas entendre l'altérité dans deux langues, c'est juste des signes.

Jean-Paul Hiltenbrand : Bien oui ! L'altérité ce n'est pas forcément une langue étrangère. On ne peut pas entendre l'altérité dans une autre langue que la sienne propre. C'est ça qui est important, et puis quand on a quelqu'un d'une langue étrangère et qu'il n'a pas d'autres termes pour s'exprimer dans notre langue, on lui demande d'expliciter le terme de sa langue dans la nôtre. Je me souviens que j'avais un allemand qui me disait que sa mère était un personnage dévorant et il utilisait le terme de Friest-mich, espèce de terme presque vulgaire : « ma mère me bouffe » mais enfin pour lui ça avait une connotation tellement spécifique, même sachant qu'il pouvait me dire « ma mère me bouffe », fressen c'était quand même mieux, ça lui emportait mieux les tripes que « sa mère le bouffe », bouffer vulgairement c'était animal, et donc pour exprimer l'animalité de sa mère il fallait qu'il utilise ce terme, parce que « bouffer » ça ne lui parlait pas assez, bien qu'il sache, bien qu'il connaisse parfaitement. Voilà ça, c'est un fait d'altérité, c'est entre deux langues, l'intraduisible, voilà.

Q. : Comment comprendre ou entendre le fait que souvent, je trouve que ça arrive souvent, quand deux personnes se disputent ou s'expliquent, la question n'est pas justement sur le texte, sur ce qui a été dit, mais le reproche est souvent sur le ton qui ne convient pas, c'est le ton et non pas le texte, c'est très souvent ça.

Jean-Paul Hiltenbrand : Ça appartient à la maladie narcissique le ton ! Quelqu'un qui privilégie le ton sur ce qui est dit, je dirais à la limite c'est un problème d'affect, le ton c'est l'affect ce n'est pas le discours. Le discours n'est pas le discours du président de la République, le discours dans notre définition est une structure, mais plus que ça, c'est une écriture, il y a quatre lettres qui définissent le discours. Que ce soit une écriture, c'est quelque chose de très important. Puisque dans le discours vous avez la place du sujet, la place de la vérité, la place de l'Autre et le produit disons plus-de-jouir. Je ne vante pas cette formalisation de Lacan, je pense qu'elle est susceptible de nous faire dire beaucoup de sottises mais quand même c'est essentiel qu'on reconnaisse que Lacan a pu organiser cette chose étrange, de systématiser le discours de l'hystérique, le discours du maître, le discours de l'universitaire, et le discours de l'analyste ! Je vais vous dire pourquoi j'ai oublié, c'est un bon lapsus, parce que nous sommes dans l'obligation, justement en raison de cette altérité discursive, nous sommes obligés de changer de place. Nous ne pouvons pas rester là en ce lieu de l'objet petit a. Attendez, si vous restez du matin au soir à la place de l'objet, je vous assure que vous allez faire une bouffée délirante, ce n'est pas possible, ce n'est pas tenable, alors on circule, on circule peut-être entre les quatre discours ou les cinq avec le discours capitaliste, etc. Et puis rester à cette place de l'objet petit a, je vous prie de croire que c'est rester étranger à l'altérité, vous ne pouvez pas rester là-dedans.

 Q. : Est-ce que du coup, en prenant en considération le discours, c'est prendre en compte la question du Réel ?

Jean-Paul Hiltenbrand : Dans chaque discours il y a un Réel, je veux dire que dans les quatre discours de Lacan, dans la structure, l'écriture de Lacan il y a à chaque fois un Réel qu'il a qualifié pour deux discours d'un impossible et pour deux autres discours d'une impuissance. En même temps, cette relation au discours de l'autre, du petit autre, de l'altérité, est aussi un Réel, il y a du Réel contenu là-dedans. Peut-être que d'une certaine manière, nous serions dans l'obligation collective, les psychanalystes et les travailleurs sociaux, de réformer un tout petit peu notre doctrine : je veux dire notre conception doctrinale des choses. Parce que je ne crois pas qu'on puisse continuer comme ça. Vous voyez le travail de Jean-Pierre Lebrun, le travail de Melman, je pense que dans tout cela : dans l'homme sans gravité, la modernité est mal nommée, c'est dommage, il y a un contenu là-dedans. L'altérité telle que nous nous la sommes construite culturellement depuis 1492, cette altérité a changé, notre rapport à l'altérité s'est profondément métamorphosé. Vous vous rendez compte que quelqu'un comme Trouillot, vous ne l'ameniez pas ici en 1950, ce n'est pas vrai ! Vous ne pouviez pas amener un nègre ici, ce n'était pas possible. Nous avons été des colonisateurs, nous avons un certain schéma de l'altérité. Il faut bien penser que si nous avons de telles difficultés à parler de l'altérité, à la définir, à lui donner un statut, c'est parce que aussi culturellement nous ne sommes pas préparés. Quand Fanon a dit : « Je ne veux pas être esclave de l'idée de l'esclavage ! », eh bien voilà qui était extraordinaire et qui était une métamorphose du rapport à l'altérité. Cette métamorphose est en cours, tout le temps, et de façon de plus en plus accélérée, puisque le brassage, l'immigration est absolument un phénomène qu'on ne va pas pouvoir maîtriser.

Q. - Donc il n'y a pas de crainte à ce qu'un dispositif comme celui proposé par Melman : le discours du maître avec la barre verticale, il n'y a pas de crainte qu'il s'installe et que, comme il en a parlé...

Jean-Paul Hiltenbrand : Oui, sur le Brésil, sur la colonisation ? Je crois que c'est un vieux schéma qui ne peut plus accrocher. On a le droit de mettre la barre verticale, peut-être était-ce une expérience ancienne entre les Portugais et les Indiens ; il suffit de lire, j'ai oublié son nom, les anthropologues qui ont décrit les populations guaranis, ils l'ont très bien repéré, ça. Oui, Clastres, il y en a d'autres aussi, ils ont bien montré que certains se sont soumis à la structure théologico-politique qu'ont importée les Espagnols avec leurs prêtres, leurs Jésuites, tout ce qu'on veut, et puis il y a des populations qui ont refusé. Mais tout ça est un travail que, bien évidemment, si nous avions encore un Empire et que nous entrions encore dans un pays étranger. La disparition, c'est aussi, la disparition de la guerre et de l'altérité. Et quand vous avez, toujours dans le secteur éducatif, quand vous avez des jeunes, il faut essayer de les entendre, parce que, ces jeunes ne sont pas simplement des jeunes en difficulté, ce ne sont pas seulement des personnes d'une autre culture, ce sont des jeunes, et le jeune ne parle pas comme un vieux, si vous permettez cette expression ; c'est fondamental ! On ne va pas lire ce qu'ils disent comme s'ils étaient nous. Et puis il faut accepter de ne pas comprendre, parce qu'on ne comprend pas tout ce qu'ils nous disent, ça fait partie de la relation d'altérité : on ne comprend pas. C'est comme le mot de mon Allemand : je ne comprends pas le mot, je ne comprends pas ce qu'il voulait me dire. Voilà, on arrête là pour aujourd'hui.


[1] Rappel : des garçons se croisent en se dévisageant ce qui provoque une dispute qui finit par un meurtre.

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