Freud, dès son temps, a posé, avec une simple phrase, la base essentielle de cette ‘‘nouvelle'' manifestation de nos adolescents. Certains l'érigent en nouvelle pathologie. Alors que si nous partons de l'enseignement de notre maître à penser, sans oublier les outils que d'autres nous ont laissés à sa suite, nous pouvons tout à fait nous repérer dans la clinique de l'addiction aux jeux vidéos.
GÉNÉRALITÉS
« Le contraire du jeu n'est pas le sérieux, mais la réalité. En dépit de tout investissement d'affect, l'enfant distingue fort bien de la réalité le monde de ses jeux, il cherche volontiers un point d'appui aux objets et aux situations qu'il imagine dans les choses palpables et visibles du monde réel » (1). Cette petite note de Freud me semble une perle et un bon point de départ pour introduire mes interrogations au sujet de ce qui l'on nomme aujourd'hui le jeu pathologique ou l'addiction aux jeux. Que pouvons en dire de plus aujourd'hui sur les jeux, en particulier les jeux vidéo chez l'adolescent, à partir de cette affirmation ?
Venons en d'abord à la définition. L'étymologie fait dériver le mot jeu du latin jocus qui veut dire badinage, plaisanterie, ce qui a aussi donné jongleur ; la racine est la même dans toutes les langues romaines. Les Grecs utilisent deux termes : agôn pour les jeux de compétition et païdia pour les autres, d'où puéril.
Le Petit Robert (2) nous propose une définition assez longue et complète, classifié selon cinq domaines d'utilisation :
I. Action de jouer, de s'amuser. Action physique ou mentale purement gratuite, qui n'a dans la conscience de la personne qui s'y livre d'autres buts que le plaisir qu'elle procure : amusement, récréation, divertissement.
II. Activité ludique organisée selon des règles définissant un succès et un échec, un gain et une perte (autrement dit organisant deux lieux et un seul objet). (Jeux sportifs, jeux d'argent). Action de jouer : « suivre le jeu, entrer en jeu, entrer dans le jeu de quelqu'un, mettre sa vie en jeu, le jeu n'en vaut pas la chandelle, les jeux sont faits ». Chacune des parties d'un jeu : au tennis par exemple.
III. Ce qui sert à jouer : jeu de boules, jeu de cartes ; assemblage de cartes qu'un joueur a entre les mains ; série complète d'objets de même nature et emploi : jeu de clefs, jeu d'épreuve.
IV. Manière de jouer, de procéder. La manière dont on joue : jeu franc, jouer un double jeu ; façon de jouer un instrument ou une arme : jeu d'épée ; manière de jouer un rôle ; manière de mettre en œuvre : jeu de lumières, jeu de mains d'un pianiste.
V. Le fonctionnement. Mouvement aisé régulier d'un objet, d'un organe un mécanisme ; action : jeu d'offre et de la demande ; espace ménagé par un mouvement : avoir du jeu : un défaut ou donner du jeu à une fenêtre.
Couramment, nous parlons de jeux d'enfants, jeux d'argent, jeux de compétition, jeux de hasard, jeux de société, jeux relationnels. Nous pouvons également dire qu'ils ont lieu sur des espaces complètement différents : le théâtre, la table, le stade, les écrans. Nous pouvons être en deçà de la réalité : « c'est pour jouer », « ce n'est qu'un jeu » ; mais également au-delà : nous savons toutes les passions qui se réveillent dans les stades par exemple. Puis, quand nous parlons du jeu virtuel, il y a quelque part de la réalité puisque les émotions peuvent être ressenties par ceux qui jouent.
Tout cela pour en arriver à ce constat : il est impossible de définir le jeu d'une manière univoque. La définition du jeu établit un champ dont les limites sont assez difficiles à déterminer. C'est ainsi qu'au cours du temps, les études sur le jeu nous révèlent la même difficulté. Charles Melman (3), nous donne un certain nombre de repères. Par exemple Roger Callois dans Les jeux et les hommes, inclut les cérémonies chamanistes, les cérémonies masquées, des cérémonies où la présence des enfants et des femmes était passible de peine de mort. Marcel Granet dans La civilisation Chinoise, inclut dans la catégorie de jeux, la danse et la musique chinoise puisqu'elles sont un moyen d'aménager le monde et de dompter la nature. Margaret Mead dans l'étude des Arapesh ainsi que Malinowski avec l'étude des Trobriandais, en Nouvelle-Guinée, parlent de jouer quand ils décrivent leurs rites. Piaget lui, a souligné l'importance du jeu et du respect de ses règles pour la formation mentale de l'enfant.
Venons-en au terme pathologique. Dans le Petit Robert, pathologique est relatif à l'état de maladie qui dénote un mauvais état de santé, qui s'écarte du type normal d'un organe ou d'une fonction.
Plus que d'un ludisme qui serait pathologique, nous pourrions alors parler d'une utilisation pathologique d'un ludisme naturel. Il y a à mon sens, deux avantages à poser la question de cette manière : nous pourrons questionner plutôt la place du jeu pathologique pour chacun et repérer le rôle de l'entourage autant dans son apparition que dans la manière dont il peut aider la personne concernée.
La politique de l'état en France voudrait aujourd'hui qu'anorexie, boulimie, toxicomanie, alcoolisme, tabagisme, jeux pathologiques se confondent dans une dénomination commune : l'addiction. Le terme addiction nous vient étymologiquement de la notion de contrainte par corps. Cette nomination commune a un intérêt à mes yeux, celui de nous permettre de nous décaler de ce qui nous est donné à voir, l'acte, et à inviter tout un chacun à prendre la parole d'une manière subjective. Proposition utile mais pas nécessaire quand on sait que la clinique du toxicomane et la psychanalyse nous ont déjà initiés à cet exercice.
QUELQUES POINTS EN COMMUN AVEC LA TOXICOMANIE
La dépendance
Elle n'est certes pas d'ordre physique ; le jeu en lui-même n'est pas à l'origine de la dépendance comme c'est le cas des produits, bien entendu. Mais nous entendons souvent les personnes dire « je ne pense qu'à ça », ou alors ceux qui l'entourent : « Il ne peut plus s'en passer ». Peut-être que ce qui peut expliquer ce qui apparaît comme une dépendance est à l'origine une attente du joueur à l'égard d'une instance inaccessible qui devrait lui donner une récompense, lui accorder un privilège. Les mathématiciens savent qu'il n'y a pas de probabilités qui déterminent les résultats ; dans les casinos par exemple, on observe que la personne joue sans cesse tant qu'elle perd, dès qu'elle gagne, au lieu de procéder à une épargne, ou à un investissement, elle va à nouveau rejouer et perdre ainsi son gain, en faisant augmenter à nouveau la dette, le trou. Mais qu'y a-t-il de spécifique aux jeux vidéo dont les adolescents semblent si « accros » ?
L'avidité.
Alors, de quoi s'agit-il ? Tout d'abord, je vous propose un petit tour de dictionnaire avec le Petit Robert. « Nom féminin, de 1382, du Latin aviditas de avidus, avide. Désir ardent, immodéré de quelque chose ; vivacité avec laquelle on le satisfait. Ex : manger avec avidité, appétit, faim, gloutonnerie, voracité ; vouloir quelque chose avec avidité : concupiscence, convoitise, soif : soif de pouvoir, soif d'argent »
Dans avide, il y a ce que l'on peut nommer une sagesse de la langue française. Je vous propose de décrocher le a et le vide : a-vide. Cela nous indique un vide à combler, à remplir. Mais comme on vient de le dire, ce vide ne peut jamais être comblé, le joueur le creuse de plus en plus. Avec quoi le cyberjoueur comblerait-il le vide ?
Le repli sur soi.
Tout comme pour les personnes toxicomanes, les personnes dépendantes des jeux laissent de côté tout autre intérêt, ont du mal à aller à la rencontre des autres autrement qu'à travers l'écran, avec les jeux en ligne. Les parents nous disent : « Il passe tout son temps tout seul, dans sa chambre ». Comme le toxicomane, au fur et à mesure que le jeu prend une place dans sa vie, les autres n'existent plus ou peu. Les parents nous disent combien dès qu'ils interviennent auprès de leur adolescent pour qu'ils viennent manger, travailler, il réagit violemment : l'intervention de l'autre est source de violence, comme s'il lui faisait effraction. Les réactions violentes sont des tentatives de se dégager de l'emprise des autres, pour l'adolescent. Le joueur tente peut-être de se débrouiller autrement avec l'autre tandis que le toxicomane s'en passe. L'espace subjectif du jeune semble n'être que virtuel.
QUELQUES POINTS SPÉCIFIQUES
Ces points que je vais nommer me paraissent présents particulièrement dans l'abus des jeux dits virtuels, c'est-à-dire à l'écran, sachant qu'il a à différencier les jeux d'argent tels que les jeux au casino (jeux de poker, à la roulette, etc.)
L'image, le regard
Il semblerait que ce qui capte les jeunes et les moins jeunes soit l'image. Ils sont dans une bulle, captés par les images. Comment une image peut-elle avoir un tel pouvoir de sidération ?
L'enfant, dans ses dix-huit, vingt-quatre premiers mois de sa vie, est à l'affût de tout ce qui se passe autour de lui et cela ne peut qu'émerveiller les adultes. Il s'agit bien sûr de son éveil. Observons de plus près. Lacan (4) a élaboré le stade du miroir comme un moment constituant de la subjectivité. Dans cette captation du regard de l'autre il va se produire un double mouvement. D'une part il va chercher à repérer ce qu'il vaut pour elle, sa mère : est-il celui qui la fait jouir ? Est-il tout pour elle, a-t-elle quelqu'un ou quelque chose d'autre dans sa vie ? Dans ce regard il va constituer son premier lieu, son premier ‘‘chez lui'', son premier toit, avec toute l'équivocité que la langue française nous permet avec ce mot. Puis d'autre part, il va dégager un trait, une encoche, qu'il interprétera comme étant ce qui intéresse sa mère, c'est-à-dire qu'il va faire une interprétation à partir des données réelles ou pas, sur ce qu'il faut qu'il fasse ou qu'il soit pour faire plaisir à sa mère. Exemple : « je ne suis qu'un emmerdeur » « je suis sage comme une image ». Et ce trait va constituer ce qui va le définir auprès des autres, sa marque de fabrique. Il va le distinguer de tous les autres, il va constituer son mode de rapport au monde, aux autres, et aussi son symptôme, de sorte qu'il va le faire surgir, ce trait, dans sa relation aux autres, dans les événements qui émailleront sa vie. Nous disons souvent : « ça, c'est tout toi, je te reconnais ». C'est-à-dire que tout le long de sa vie le sujet va répéter ce trait qui le définit, à la manière d'une boucle qui repart sans cesse.
En effet, la première identification se joue entre une image unifiée de soi et le regard d'un autre : c'est le socle des autres identifications dites secondaires, celles qui viennent se mettre en place à partir d'un dire.
Pour un adolescent qui est en pleine période de remaniement identitaire justement, le fait de se laisser happer par l'image n'est-ce pas pour lui un moyen de retrouver ce moment initial, constituant de son être ? Face à l'écran, l'adolescent se trouve devant une fuite infinie d'image, une image renvoyant à une autre image, hors chaîne signifiante, hors symbolique donc. C'est ainsi que le processus qui doit le mener de la privation à la castration symbolique peut se trouver barré, puisque cette fuite d'une image à l'autre semble se loger en lieu et place de la chaîne qui le représenterait lui en tant que signifiant pour un autre signifiant. Nous serions alors du côté de l'être. Nous serions là devant un phénomène qui indique un mouvement de régression ; régression soutenue elle-même par le discours social, dominé par la techno-science, qui donne l'illusion de pouvoir se passer de la castration et tous ses avatars.
Le corps
Qu'est-ce que le corps ? Nous avons du mal à en dire quelque chose, nous ne pouvons l'attraper que par des signifiants ou alors par des bouts. Nous pouvons parler de son fonctionnement, mais difficilement de lui ; nous pouvons être dans une relation ambiguë avec lui, il nous échappe sans cesse même si nous tentons de le maîtriser. De plus, le corps est troué par les orifices qui déterminent les objets cause du désir de chacun.
Françoise Dolto parlait du corps comme d'une carapace que l'on traîne jusqu'à la mort, celle-ci venant nous en libérer. Le corps de l'enfant s'unifie entre neuf et dix-huit mois devant le miroir ou dans le regard de sa mère. Il va pouvoir percevoir le corps unifié qui est le sien : un et différent de la mère. Jusque-là l'enfant se considérait faisant partie d'elle. Est-ce que ces jeux vidéo sur l'écran, ne viennent pas lui permettre de s'alléger de son corps tout en lui donnant la possibilité d'en avoir plusieurs, à travers les différents personnages qu'il se crée ? Il n'y a pas de face à face avec un pair, semblable et différent à la fois. Être devant l'écran sans témoin incarné, ne serait-ce pas une manière de se passer du regard de l'autre ?
L'effacement de limites
Dans certains jeux en ligne, le joueur peut se fabriquer plusieurs personnages différents et également passer d'une vie à une autre, d'un monde à un autre, dès qu'il est confronté à une limite, à un impossible tel que la mort. L'homme a été depuis toujours à la quête d'un remède, d'une solution qui viendrait le libérer de la mort, mais également de toute la réalité qui nous dérange dans la vie. La science nous permet de pousser les limites, nous sommes actuellement dans les jeux para-olympiques ; l'espérance de vie des hommes et des femmes est de plus en plus longue, son terme est donc repoussé : il n'y a pas longtemps encore que vivre jusqu'à à cent ans était un exploit, aujourd'hui nous comptons par centaines les centenaires en France ; la mort est de moins en moins présente dans notre quotidien. Ces jeux vidéo donnent l'illusion d'avoir plusieurs vies, de pousser au plus loin la limite marquée par la mort. Serions-nous devant une tentative d'auto-engendrement ?
CONCLUSION
Ce qui semble quand même particulier du côté des jeux à l'écran c'est qu'ils sont une pure invention de la science et qu'ils viennent prendre une place tout à fait particulière dans la dynamique familiale. Comme plusieurs parents ont pu le dire, ces objets sont à l'origine des cadeaux offerts par eux-mêmes, en toute légalité et dans une perspective de plaisir, souvent partagé, au moins au début.
Il me semble que les jeux virtuels viennent là confirmer cette affirmation de Freud que j'ai cité précédemment. Mais continuons à nous interroger sur ce qui se joue de spécifique. « Arrêtons-nous un moment encore à l'opposition entre la réalité et le jeu. Quand l'enfant a grandi et qu'il a cessé de jouer, quand il s'est pendant des années psychiquement efforcé de saisir la réalité avec le sérieux voulu, il peut arriver qu'il tombe un bon jour dans une disposition psychique qui efface à nouveau cette opposition entre réalité et le jeu. [...] Aussi l'adolescent, en grandissant, ne renonce-t-il, lorsqu'il cesse de jouer, à rien d'autre qu'à chercher un point d'appui dans les objets réels ; au lieu de jouer il s'adonne maintenaient à sa fantaisie ».(5) Le danger se trouverait dans l'usage excessif de jeux à une époque où chacun est invité à prendre en compte la réalité dans la vie. La relation aux autres, le corps, la vie et la mort, le sexuel sont bien des éléments qui travaillent un adolescent psychiquement. Les jeux peuvent venir le soulager de ces lourdeurs. Le jeu est utilisé par l'enfant comme un moyen d'apprivoiser la réalité de la présence des autres, les autres enfants mais également les adultes. Il s'essaie à travers les jeux dans la catégorie du semblant. Freud a repéré avec le fort-da de la bobine comment l'enfant se débrouille face à l'absence. Face à l'absence de sa mère, l'enfant observé par Freud a utilisé le jeu de la bobine, tout en y ajoutant des signifiants fort, da. Alors que ces jeux vidéo sont pour les adolescents une manière de s'affranchir des contraintes du monde et un évitement de l'engagement de leur propre désir.
Si nous revenons sur l'une des définitions du jeu : « activité ludique organisée selon des règles définissant un succès et un échec, un gain et une perte », nous repérons que le jeu définit de fait deux places : un gagnant et un perdant, mais également un objet : le gain. Nous pouvons ainsi faire l'hypothèse selon laquelle les jeux vidéos mettent l'adolescent devant une double illusion : il peut se passer de l'altérité à laquelle nous sommes tous confrontés dans la réalité face aux autres ; il y a ici à distinguer les jeux en ligne avec d'autres joueurs virtuels, où la dimension imaginaire de l'autre prévaut, des jeux vidéo où la présence même des autres est évacuée. Puis, l'autre illusion serait que l'objet cause du désir est à sa portée, sous la forme de ce gain, métonymie de son objet cause du désir dont il semble ne pas vouloir savoir qu'il est perdu à tout jamais. Si le gain est clairement présentifié dans les jeux dits d'argent, où se trouve-t-il dans les jeux vidéo ? Est-ce que le gain serait du côté de ce regard de l'autre (avec un petit ou un grand A ?) que représenterait l'écran même ? Il serait alors face à un regard sans sujet, acéphale.
Terminons sur cette remarque, à reprendre à une autre occasion. Nous disons une ou un toxicomane, mais par contre nous parlons de joueur ou d'addict aux jeux. Cette fois-ci nous sommes parvenus à nous passer de contraintes imposées par la fonction phallique qui vient partager l'humanité en deux : les semblants d'hommes et les semblants de femmes. Est-ce une manière de produire du Un ?
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
1 Sigmund Freud, Essais de psychanalyse appliquée Idées, Gallimard, Paris, 1980, P. 70
2 Dictionnaire Le Nouveau Petit Robert 2007 de la langue Française. 40e Édition. Paris 2006
3 Charles Melman, Christian Bucher, Jeu, dette et répétition, Édition de l'Association Lacanienne Internationale, Paris, février 2008
4. Jacques Lacan. Le Stade du Miroir Théorie d'un moment structurant et génétique de la constitution de la réalité, conçu en relation avec l'expérience et la doctrine psychanalytique. Communication du 14e congrès de Psychanalyse international. Marienbad, 1937
5. Sigmund Freud, ibid, P. 72