Dans la trajectoire d'un enfant, nous pouvons repérer plusieurs moments qui viennent faire acte : la naissance, le sevrage, la position debout, la propreté, le fait de se mettre à parler. On peut dire que ces franchissements lui sont imposés, on ne lui demande pas trop son avis, ils lui viennent d'un impératif biologique, et également de la demande de l'Autre, en tant qu'autre représentant de l'autorité pour lui. Je pointe au passage que ces franchissements engagent également ceux qui sont autour de l'enfant ; il en va de leur responsabilité de le solliciter de sorte que ces franchissements fassent acte pour lui. Il y a d'autres moments où la responsabilité de l'enfant apparaît plus clairement engagée : le moment où il renonce à la sucette, ou au doudou, le fait de se mettre à lire, l'obtention d'un diplôme, le mariage, etc.
Tout d'abord, faisons un petit tour de dictionnaire. Dans le Nouveau Petit Robert[i], nous trouvons ceci : « Acte : I-1338, du Latin Actum substitut d'agere : faire. Manifestation de volonté qui produit des effets de droit... Action humaine considérée dans son aspect objectif plutôt que subjectif... Manifester, donner une preuve de... II- 1553, du Latin actus. Chacune des grandes divisions d'une pièce de théâtre. » Pour le Dictionnaire Psychanalytique[ii], l'acte est considéré comme une « intervention du psychanalyste dans la cure en tant qu'elle constitue le cadre de travail et de franchissement ». Dans son séminaire sur l'acte analytique, Lacan[iii] parle de l'acte en tant qu'il inaugure une coupure signifiante, et que le sujet s'en trouve transformé, dans l'après-coup.
C'est ainsi que Lacan repère la traversée par César de la rivière Rubicon comme un acte qui va transformer le cours de l'histoire : après ses hésitations, Jules César décide de foncer vers Rome, sans se retourner vers ce qu'il laissait derrière lui. Christophe Colon lui, après avoir sollicité les autres pour gagner leur appui et avoir évalué les possibles, traverse l'Atlantique, ce que nous savons être un événement fondateur de notre monde d'aujourd'hui : la terre n'est pas limitée à l'Europe et le commerce international prend un autre visage. C'est certainement là un moment qui inaugure la mondialisation actuelle, mais je fais également l'hypothèse que le fait de la colonie est venu situer pour le monde européen du XVIIe siècle l'altérité en dehors de ses frontières, a constitué en soit une condition nécessaire, bien qu'insuffisante, pour que la notion d'égalité propre aux démocraties actuelle en Europe puisse émerger et s'enraciner à partir du XVIIIe siècle.
Un acte implique donc un franchissement, un avant et un après-coup tel qu'il n'y a pas de retour en arrière possible : nous n'avons pas de gomme à notre disposition pour effacer ce qui se trouve écrit sur le tableau, pas de bouton qui nous permette un « retour vers le passé », comme certains films nous le montrent. Serait-ce un fantasme de l'humanité ?
Dans la trajectoire d'un enfant, nous pouvons repérer plusieurs moments qui viennent faire acte : la naissance, le sevrage, la position debout, la propreté, le fait de se mettre à parler. On peut dire que ces franchissements lui sont imposés, on ne lui demande pas trop son avis, ils lui viennent d'un impératif biologique, et également de la demande de l'Autre, en tant qu'autre représentant de l'autorité pour lui. Je pointe au passage que ces franchissements engagent également ceux qui sont autour de l'enfant ; il en va de leur responsabilité de le solliciter de sorte que ces franchissements fassent acte pour lui. Il y a d'autres moments où la responsabilité de l'enfant apparaît plus clairement engagée : le moment où il renonce à la sucette, ou au doudou, le fait de se mettre à lire, l'obtention d'un diplôme, le mariage, etc.
Petit retour sur la définition de l'acte : nous y entendons une action, également une finalité et une adresse.
Un acte nécessite en lui-même un temps de préparation, d'hésitation, d'attente. C'est ces aspects-là qui peuvent nous faire entendre la finalité au sens où Jean Bergès[iv] nous parle de futur antérieur ; c'est-à-dire que le sujet perçoit dans l'avenir cela même qui a constitué son désir de sujet dans sa constitution et qui est venu déterminer son identité symbolique. Il s'agit là d'une autre lecture possible du stade du miroir tel que Lacan[v] nous le propose. L'enfant, entre son neuvième et son dix-huitième mois d'existence, se reconnaissant dans le miroir, perçoit d'une part l'unité et l'individualité de son corps, il parvient à se percevoir comme étant, à la fois, entier, unique et distinct de sa mère. Avant il n'était qu'une bouche et la mère faisait partie de lui. Il se retourne vers elle d'ailleurs pour avoir sa confirmation, qui lui revient sous forme de « mais oui, bien sûr, c'est bien toi, tu es... ». Un écart, un vide creusé entre l'autre et le soi. Il s'agit là de la dimension de son existence en dehors de celle, de celui qui le porte dans le bras. D'autre part, il perçoit dans le regard de la mère ce qu'il interprétera comme étant sa destinée, moment jubilatoire qui constitue cette projection vers le futur. Qui n'a pas dit, en parlant de son produit : « Il sera roi, elle sera reine ».
Nous entendons dans cette définition également une adresse. Un pas de plus que Lacan a franchi dans son œuvre par rapport à Freud, c'est bien la dimension du grand Autre, lieu du trésor des signifiants, mais également lieu où le sujet repère son propre désir. Ce grand Autre est en premier lieu représenté par la mère, le père et ensuite tout adulte en position d'Autorité. Jean Paul Hiltenbrand[vi], lors de son séminaire Encore, qu'en est-il aujourd'hui ? de 2007-2008, dans les leçons du 26 mars et du 4 avril 2008, pose l'hypothèse de l'existence de deux grands Autres, l'un n'étant pas négation de l'autre et n'étant pas de la même tablature, ils sont des passages obligés dans la constitution de l'être parlant. Le premier, le primitif, constituerait le symbole unifiant, nécessaire pour l'instauration du second, trésor des signifiants. Par le biais du langage, et donc de la fonction phallique, la mère, logeant son enfant en place de sujet désirant et non plus d'objet ou de phallus imaginaire, va permettre que le signifiant mère advienne à la place de la Chose (Das Ding).
Nous savons tous qu'il faut considérer ce qui se joue au moment de l'adolescence comme un franchissement où l'enfant est convié à poser, à faire des choix qui vont faire acte dans sa vie ; il est invité à franchir un précipice car il s'agit pour lui de lâcher ce qu'il connaît depuis toujours, ce qui l'a bercé depuis des années, pour se lancer vers l'inconnu. Nous savons combien ce vide est source d'angoisse pour tout un chacun. Freud[vii] parle de l'étrangeté, comme étant la source de l'angoisse. Unheimlich, l'étrangeté en allemand, est un terme proche de celui de maison. Devant cette étrangeté qui représente pour lui l'inconnu qui l'attend, l'enfant revit certainement un sentiment qui lui est familier. Je fais l'hypothèse qu'il s'agit là de ce moment constituant de la subjectivité du petit d'homme, quand il va céder son objet cause du désir et se mettre à parler, quand il va opérer un écart qui le fait passer du désir de la mère au désir du grand Autre en tant qu'instance phallique. Lacan[viii] dans son séminaire sur l'angoisse insiste pour dire qu'elle est la voie médiane entre le désir et la jouissance. L'angoisse pointe le désir et la jouissance en même temps. Le sujet, à chaque fois qu'il est confronté à son propre désir, est soumis à l'angoisse. Nous-mêmes en tant qu'adultes, nous n'échappons pas à ce Réel. Dès que notre désir est en jeu, il s'agit de faire un choix qui nous engage et donc de lâcher quelque chose où notre jouissance est impliquée. Ce sont des moments de vérité pour tout un chacun : nous tentons de trouver toutes les raisons du monde pour nous en abstenir, pour rester en dehors ; nous comptons sur les autres pour trancher à notre place, nous attendons qu'il puisse exister un grand Autre pour répondre à notre place.
Ce que je tente d'avancer, c'est qu'au moment de l'adolescence, à partir du moment où se pointe la puberté avec sa poussée libidinale, avec les modifications physiques qui font que l'enfant devient un homme ou une femme, lui revient également la promesse qui lui a été faite par les adultes qui en sont responsables : « Quand tu seras grand... » Il est dans l'attente de ce moment où il va pouvoir jouir de sa liberté, de son sexe. Mais le voile qui se déchire sur la réalité lui fait voir que finalement ce paradis perdu ne reviendra plus ; qu'il pourra jouir, certes, puisqu'il a tout ce qu'il faut pour, mais qu'il va falloir attendre encore, attendre de finir ses études, etc. Et quand bien même il pourra jouir, il sera déçu puisque ce ne sera jamais tout à fait cela, ce ne sera que par moments et pas en continu. L'adolescent va se trouver face à la privation, et le chemin qu'il a à parcourir doit le mener vers la castration symbolique. Autrement dit, là où il perçoit qu'il lui manque quelque chose qui l'empêche d'avancer et que c'est de la faute de l'autre (parce que l'autre paternel n'est pas aussi fort, aussi efficace qu'il ne le croyait, parce que l'autre maternel n'est pas aussi belle et jeune qu'il le pensait), il va falloir qu'il repère et intègre qu'il est finalement confronté à un réel, à un impossible, lot commun de tout être humain, et que ce n'est qu'à partir de là qu'il va pouvoir engager sa petite différence. Venir pointer ce mouvement de la privation vers la castration est une manière de dire deux choses. D'une part, l'adolescent va devoir s'appuyer sur ses propres marques inconscientes pour réaliser ce franchissement, et d'autre part, il va avoir besoin de s'appuyer sur, voire même contre (avec l'équivocité que porte ce mot dans la langue française) les autres chargés d'autorité à son égard. Même s'il donne l'impression d'aller contre tout ce que l'on peut lui dire, il peut s'appuyer contre un mur pour mieux se tenir, et en absence de celui-ci, il peut être confronté à l'angoisse. C'est bien de la capacité qu'ont les autres à être ce mur, sans qu'il s'effondre, que dépend ce qui va se jouer par la suite pour chacun. Nous pouvons supposer que ce « s'appuyer contre » au moment de l'adolescence, est un passage nécessaire, mais pas suffisant. Il aura à prendre à son compte ses propres repères, au risque de rester sur un registre imaginaire.
Reprenons la deuxième signification du mot acte : dans le théâtre, il s'agit d'une scène. L'adolescence est bien ce moment où l'enfant est invité à passer sur le devant de la scène, à prendre part à la vie à sa manière, selon son désir. Dans notre social actuel, surtout en Europe, nous sommes confrontés au fait qu'il n'y a plus de rite ou de marque que vienne marquer, c'est bien le cas de le dire, ce passage, alors que certaines cultures gardent encore une manière d'accompagner ce franchissement. Chez les Indiens Guajiros du Nord de la Colombie, par exemple, quand une jeune fille a ses premières règles, elle reçoit le nécessaire pour fabriquer son « Chichorro », son hamac. Une fois qu'elle l'a fini - elle peut mettre plus ou moins longtemps peut-être en fonction de son propre désir - elle peut choisir un homme. C'est ainsi qu'elle est reconnue comme femme par sa communauté. En Colombie également, dans la société bourgeoise actuelle, les quinze ans d'une jeune fille sont l'occasion d'une fête traditionnelle que l'on nomme « présentation en société ». C'est bien là une manière d'inviter ces jeunes femmes à passer sur le devant de la scène. En France, ces rites de passages n'ont plus lieu ; même le service militaire qui marquait la vie d'un homme a été supprimé. Dans les textes, la maturité sexuelle d'une femme est fixée à quinze ans et à seize pour l'homme, mais est-ce que ça vient vraiment marquer ce passage ? Au contraire, il me semble que nous assistons à une espèce de rabattement, d'unification. Les enfants sont habillés comme les adultes, et le téléphone portable, qui a été le privilège des lycéens pendant plusieurs années, a fait sa rentrée à l'école primaire, voire avant... Il n'est pas rare que je reçoive des appels au cabinet pour me consulter au sujet « de mon enfant qui est préadolescent ». À la question : « Quel âge a-t-il ? », la réponse peut être facilement, « neuf ans ». Je pense à une mère qui, venant me consulter au sujet de sa fille aînée alors adolescente, que je nommerai Émilie, et qui lui posait quelques difficultés : soit elle se murait dans le silence et ne manifestait pas de désir, soit elle s'opposait à toute proposition et, me disait-elle, « je n'arrive plus à en faire ce que je veux ». J'ai tenté de lui faire entendre l'espace subjectif que sa fille lui réclamait. Quelques séances après, cette mère me disait qu'elle avait décidé de donner les clefs de la maison à sa fille... et a profité pour en faire autant avec les autres qui étaient plus jeunes. Cet acte de la mère est venu annuler la portée signifiante qu'il pouvait avoir auprès de son aînée et a déclenché évidemment des mises en actes plus violentes. Qu'avons-nous fait de cette latence que Freud nous décrivait comme étant une époque riche et nécessaire pour la construction de la vie psychique de l'enfant ? Cette négation des différences entre âges commence bien plus tôt. Il n'est pas rare, dans nos contrées, d'entendre une mère chercher désespérément une place en crèche pour son bébé « afin de le préparer à l'école primaire ». Une fois que nous mettons de côté les difficultés propres à notre organisation sociale d'aujourd'hui, nous entendons là une tendance à l'effacement de la différence entre générations, des groupes d'âges et du tempo qui marque le temps qui passe.
Mais ce franchissement ne se réalise pas d'un seul coup, et de moins en moins dans nos sociétés actuelles, du fait de la réalité économique en particulier, et de la prolongation de la scolarité. Je vais reprendre le travail de J.M. Forget[ix], et vous proposer avec lui quatre mises en actes auxquelles l'adolescent a recours. Je dirais qu'elles peuvent être perçues comme des montées en crescendo, comme des appels à l'autre (grand et petit), de plus en plus fort. Elles peuvent constituer à un moment donné le mode privilégié de l'adolescent en fonction de sa structure psychique, mais également en fonction de la manière dont il est entendu, reçu, accueilli, logé, auprès de son entourage proche. Il y a là une manière justement de pouvoir établir la ligne de partage entre ce qui constitue la révélation d'une structure (psychose, névrose, perversion), et ce qui appartient strictement à la dynamique de l'adolescence. Je ne rentrerai pas dans les détails, ce serait trop long, je vous renvoie à la lecture du livre de J.M. Forget[x]. Mais je peux tout de même préciser que la répétition et la force de la manifestation ainsi que la possibilité qu'a l'entourage d'entendre sont des indicateurs précieux. Les quatre mises en actes proposées sont donc : l'inhibition, l'opposition, l'acting-out et le passage à l'acte.
L'inhibition est, pour le moins, ce temps d'hésitation propre à une prise de décision, à un acte. Il peut constituer un acte en négatif, dans le sens où l'adolescent s'en abstient. Il peut également être un mode de défense névrotique ou psychotique. Souvent, les parents viennent nous consulter, avec ou sans l'adolescent, pour nous faire part de leur inquiétude devant un jeune qui lâche ses points d'intérêt, qui ne sait jamais ce qu'il veut, qui ne manifeste aucun désir. Je pense à ce jeune homme de seize ans qui venait me parler sous l'injonction de sa mère. Au fur et à mesure des séances, et non sans tentatives d'ouvertures de questions de ma part, il vient à m'expliciter sa difficulté. En effet, enfant issu d'une union furtive, la mère aurait quitté son homme quand Stephan n'avait même pas un an. Il a donc grandi entre sa mère et sa grand-mère maternelle. Au moment où il devient un jeune homme, il demande à rencontrer son père, et à chaque fois que cela se produit, il doit faire face à la rage de sa mère. Pour apaiser son angoisse, il consomme depuis un an du haschich, comme sa mère, et répond de moins en moins aux sollicitations du père et de l'école. Alors qu'il est un élève brillant, il se trouve en échec scolaire et a redoublé deux années de suite. Nous entendons là comment son retrait est son mode à lui de ne pas engager la question : qu'est-ce qu'un homme ? D'autant plus qu'avec cette interpellation, il vient ébranler sa mère qui a déjà suffisamment à faire avec la maladie de sa propre mère.
L'opposition intervient en un second temps par rapport à une proposition des autres ; nous l'avons vu dans la situation de la mère d'Émilie. L'opposition est également un acte par soustraction, comme l'inhibition, mais qui intervient en un deuxième temps. J'ai reçu une femme récemment qui est venue me consulter au sujet de son fils aîné de quatorze ans, que je nommerai Marc. Celui-ci ne cesse pas de lui dire « non » à tout ce qu'elle demande, et commence à avoir également des attitudes d'opposition au collège. Au cours des entretiens, cette mère dit tout son désarroi. Elle lui parle pourtant beaucoup, elle lui explique tout, elle fouille son cartable pour voir s'il n'oublie rien, elle sollicite son mari sans cesse pour qu'il intervienne comme elle. À partir de mes questions et de mes interpellations, elle a pu repérer qu'elle est prise dans une tentative de réaliser ce que ses parents n'ont jamais fait avec elle, ce qu'elle leur reproche : s'occuper de leur enfant. Elle veut donc leur prouver qu'elle s'y prendra mieux qu'eux. Sans entrer dans les détails, il a suffi de quelques entretiens pour qu'elle se mette un peu à l'écart et qu'elle fasse confiance à son homme sur la manière dont il pensait pouvoir opérer auprès de son fils, à partir de son propre savoir à lui. Comme par hasard, la tension a chuté. Marc exprime plus clairement ses pensées et se met à travailler au collège sans chercher à s'opposer à ce que les professeurs lui transmettent.
Avant de poursuivre, je voudrais faire quelques remarques particulières à propos de ces deux types de mises en acte. Premièrement, il me semble qu'elles sont d'emblée constitutives de ce temps de transition, de changement que constitue l'adolescence : elles sont un passage obligé. Un temps d'hésitation et d'évaluation pour l'adolescent de ses propres moyens et de ceux qui l'entourent. Deuxièmement, il revient aux parents en particulier de prendre la mesure entre l'espace dont l'adolescent peut avoir besoin pour inscrire sa subjectivité et ce que je nommerai sa capacité à assumer de nouvelles expériences, de nouvelles rencontres. C'est-à-dire que le rôle des parents constitue essentiellement à remanier leur propre fonctionnement, leurs propres attentes, tout en restant discrètement attentif. Si les mises en actes persistent, il y a lieu de les inviter à consulter. Il n'est pas nécessaire que l'adolescent lui-même consulte, surtout s'il n'en est pas demandeur. Le rôle de l'analyste est de repérer la difficulté que peut rencontrer l'adolescent : s'agit-il d'une difficulté propre ou d'une difficile inscription de ses prérogatives à l'égard des adultes responsables ? L'adolescent est-il face à un impossible qui ne lui appartient pas et qu'il ne peut pas mettre en mot ? L'opération de l'analyste doit consister essentiellement à maintenir les parents, souvent la mère, dans une position de non-intervention, d'aider ces adultes à ne pas se précipiter dans une réponse, dans un faire, à la place du jeune. C'est une manière de faciliter un décollage entre le grand Autre primordial et le grand Autre trésor des signifiants.
Les acting-out, quant à eux, viennent marquer à mon sens une tentative supplémentaire pour se faire entendre, repérer, et même reconnaître pour certains, par rapport aux deux précédentes. Ils constituent une mise en scène d'un acte qui aurait comme origine une parole récusée ; parole de l'adulte, récusée par l'adolescent ou parole de l'adolescent récusée par l'adulte. Nous avons déjà évoqué le passage en puissance de l'inhibition aux acting-out avec la situation d'Émilie, rapportée par sa mère. Il m'a été rapporté en étude de cas cette situation : M. T. arrive en consultation très inquiet suite à un certain nombre de comportements de son fils de seize ans. L'accueillant lui demande de préciser les faits et leur déroulement. En fait, tout a commencé avec un bout de shit que les parents ont trouvé sur le bureau du fils ; ils décident de le prendre sans rien en dire. Le lendemain, le père trouve sa voiture fracturée devant chez lui ; quelques jours après, de même avec la montre que sa femme vient de lui offrir, puis c'est au tour de l'un de ses objets de loisir : voilà la goutte d'eau qui a décidé ce monsieur à consulter. Ce qui a frappé, à juste titre, l'accueillant, c'est qu'à chaque acte, les parents ont soupçonné le fils, mais qu'en aucun moment une parole a été donnée. Nous repérons là la récusation d'une parole, une parole que le fils semblait attendre d'eux. Parole attendue très probablement suite à l'oubli du shit sur le bureau, acte manqué du fils qui reste une lettre adressée sans qu'elle parvienne à destination. En effet, un bout de shit laissé sur un bureau ou trouvé par les parents dans un tiroir, et apprendre que l'adolescent se drogue parce qu'il le dit où parce que ce sont d'autres (école, justice) qui le révèlent, n'a pas la même portée signifiante
Le passage à l'acte se différencie de l'acting-out par le fait que le sujet lui-même est éjecté de la scène, au lieu que ce soit un objet qui soit mis sur la scène. L'exemple type est la défenestration. La place du sujet se crée dans l'après-coup. La jeune homosexuelle de Freud se jetant au-dessus du pont devant le regard de réprobation du père laisse ainsi sa place inoccupée et obtient du fait de son absence son inscription symbolique auprès du père. Je citerai ici le cas de ce jeune homme, Oscar, qui, suite à la séparation de ses parents, ne réussissant pas à trouver sa place auprès de chacun séparément, a porté atteinte plusieurs fois à sa vie, à la suite de quoi il se retrouvait à chaque réveil être bien le fils de M. et Mme X, les ayant tous les deux autour de lui. Il a fallu qu'il réalise ce passage à l'acte trois fois, que les parents fassent également leur part à partir d'un travail au sein d'un groupe de parole de parents, mais également qu'il engage lui-même un travail de parole, pour que ces passages à l'acte cessent et qu'il trouve ses marques subjectives qui lui ont permis de poursuivre sa vie, autrement qu'à partir des filets dans lesquels il était pris.
La consommation de drogue est-elle un moyen utilisé par les adolescents pour adresser leurs questions aux adultes qui les entourent ? Si oui, quel en est le statut ? S'agit-il d'une inhibition ? D'un acting-out ? D'un passage à l'acte ? L'hypothèse que je fais, c'est qu'elle a un statut différent, selon le mode de consommation, comme nous avons pu le voir au travers de différents exemples.
Le travail avec les personnes toxicomanes nous apprend deux choses qui sont des points de repère cliniques précieux pour notre travail :
- La toxicomanie ne s'installe pas d'un seul coup. Quand nous tendons une oreille de clinicien à ce que les toxicomanes nous racontent de leurs trajectoires, nous entendons qu'au préalable ils ont réalisé une série de mises en actes (échec scolaire, accident de scooter, fugues, etc.) avant de s'installer dans la consommation comme une mise en acte permanente. Il faut repérer à chaque fois quelle est la fonction de la consommation. Est-elle un moyen de soigner une psychose ? Est-elle une tentative d'adresse à un Autre ?
- Ce processus d'installation se réalise tout au long de l'adolescence, et au moment où les toxicomanes tentent d'en sortir, ils se trouvent face à leurs questions, face aux conflits laissés entre parenthèses au moment où le réel de leur corps sexué est venu s'imposer à eux. C'est ainsi que nous pouvons percevoir tout l'intérêt du travail avec les parents d'adolescents comme une prévention clinique, au cas par cas. Nous partons de l'hypothèse que l'usage de produits s'inscrit pour l'adolescent dans une série de mises en actes qui est adressée aux adultes de son entourage, aux parents prioritairement puisqu'ils se trouvent en première ligne. Comme si, entre leur propre difficulté à franchir le cap vers la vie d'adulte et la difficulté des parents à tenir leur position d'adultes, la relation s'accrochait autour d'un objet (en l'occurrence le produit psycho-actif), sans qu'une parole constituante de subjectivité soit possible. La prévention consisterait en l'écoute de ces adolescents qui sont pris dans la répétition du côté des mises en actes, afin que la constitution de leur symptôme puisse avoir lieu. Le travail auprès de ces familles consiste à les aider à décoder, à décrypter le message adressé par l'adolescent, de sorte que puisse chuter ce qui fait accrochage dans la relation. Nous pouvons lire les mises en actes des adolescents, comme des messages adressés aux autres en charge de représenter le grand Autre, tout comme Freud nous a appris tout au long de son œuvre à décrypter les actes manqués, les mots d'esprit, les rêves, comme l'expression du désir inconscient du sujet.
Pour un bon nombre de toxicomanes que j'ai pu recevoir, la toxicomanie est venue s'installer dans une série de tentatives d'interpellation qui sont restées lettre morte ; la consommation des drogues vient ainsi empêcher la formation du symptôme et constitue une structuration psychique en suspens.
[i] Dictionnaire Le Nouveau Petit Robert 2007 de la langue Française, 40e Edition, Paris, 2006.
[ii] Dictionnaire Psychanalytique, Sous la direction de R. Chemama et B. Vandermersch, Larousse, Paris, 1998.
[iii] Jacques Lacan, Séminaire L'Acte Psychanalytique (1967-1969), Édition de l'Association Freudienne International, Paris, 2001.
[iv] Jean Bergès, Pulsion Orale Pulsion Invocante à l'adolescence, Journal Français de Psychiatrie, France, 2000.
[v] Jacques Lacan, Séminaire Les Écrits Techniques (1953-1954), Édition de l'Association freudienne International, Paris, 1999.
[vi] Jean Paul Hiltenbrand, Encore, qu'en est-il aujourd'hui ?,Séminaire 2007-2008, deuxième année, Format Éditions, France, 2008.
[vii] Sigmund Freud, Inhibition, Symptôme et Angoisse, Éd. PUF, France, 1986.
[viii] Jacques Lacan, Séminaire L'Angoisse (1962-1963), Édition de l'association Lacanienne International, Paris, 2005.
[ix] Jean Marie Forget, L'adolescent face à ses actes et aux autres, Édition Érès, France, 2005.
[x] Ibidem.