Aristote
Si l'on ne devait définir la technique psychanalytique qu'à partir d'une spécificité, une seule, c'est bien la règle fondamentale, « dire comme ça vient » ; incongruité au regard des conventions sociales produisant un mode de lien unique dont les effets sont au cœur même du processus analytique. L'association libre, c'est à la fois ce qui doit déterminer la position du patient, qui ne fait dans ce dispositif qu'entériner la vérité de son être, à savoir qu'il est possédé par les signifiants[1] ; mais aussi du côté de l'analyste puisque si la parole de l'analysant est libre c'est au prix de son silence à lui, ou du moins de sa disposition à ne pas privilégier ses propres coordonnés comme idéal, et que Lacan résumait par la formule « désir de l'analyste », autrement dit désir qu'il y ait de l'analyse, aux dépens de son être donc. L'incongruité du dispositif fait du divan un théâtre unique mais dont la structure qui s'en dégage ne vient révéler qu'une chose : la façon dont ce sujet-là s'arrange avec les lois de la parole et du langage au regard de son sexe.
Mais la règle fondamentale nécessite parfois des mois, voire des années pour être supportée par le patient, on peut voir d'ailleurs sa disposition grandissante à la respecter comme un progrès de la cure, non seulement parce que le respect de la règle vient signifier un « transfert positif [2] », mais d'abord et surtout parce qu'il est le signe que le sujet prend acte du fait qu'il n'est que l'agent du discours de l'Autre, ce que Freud évoquait en terme de « blessure narcissique[3] », première étape me semble-t-il, dans le procès de son rapport à l'Autre qui sera l'enjeu de sa cure.
Arrêtons-nous un instant sur ce terme de « blessure narcissique », il est tout à fait adapté aux conséquences de l'association libre et Freud tentait de l'anticiper lorsqu'il formulait la règle fondamentale « exhortant à dire tout ce qui leur traverse l'esprit, même s'ils le trouvent inutile, inadéquat, voire même stupide [...] qu'ils n'omettent pas de révéler une pensée, une idée, sous prétexte qu'ils la trouvent honteuse ou pénible[4] »
Ce dispositif analytique est donc le lieu privilégié pour dire la honte, à la fois celle éprouvée parfois entre deux séances mais aussi celle provoquée par le dispositif lui-même, la honte de dire. Là ou le trou de souris serait de mise, l'analyse contrarie la pente naturelle.
Voilà ce qui donne toute sa légitimité à la psychanalyse pour parler de la honte.
La honte est un affect, affect au sens où elle agite autant le psychisme que le corps, un affect qui chahute le corps[5] au même titre que le dégoût ou l'angoisse par exemple, mais elle diffère de cette dernière en ceci que si l'angoisse est présente dès les premiers temps de la vie, la honte survient plus tard, effet de culture donc, Freud le relevait déjà.
Suivons Freud justement, que dit-il sur la honte ? Dès les débuts de la psychanalyse il l'évoque, pour souligner son absence dans certaines psychoses[6] (nous y reviendrons), mais aussi pour la lier avec une autre émotion : la pudeur, dont il repère qu'elle est un trait plus particulièrement féminin et qui, lui aussi, relève de la culture ou plus précisément, du refoulement prescrit par l'éducation, on se souvient en effet de la façon dont la pudeur est advenue chez le petit Hans, quelques jours après un échange avec sa mère autour du « fait-pipi », une « cochonnerie » selon elle.
« Hier - raconte à Freud le père de Hans - comme j'allais l'aider à faire un petit besoin, il me demanda pour la première fois de le mener derrière la maison afin que personne ne pût le voir et il ajouta : « L'année passée, pendant que je faisais pipi, Berta et Olga me regardaient », cela veut dire, je pense, que l'année passée il lui était agréable d'être regardé, ce faisant, par les petites filles, mais qu'il n'en est plus ainsi. L'exhibitionnisme a maintenant succombé au refoulement [...], j'ai observé depuis, à plusieurs reprises, qu'il ne veut plus être vu en faisant pipi[7] ».
Réduire la pudeur à l'effet d'une morale relèverait plus d'une lecture sociologique que psychanalytique. Si Freud souligne l'importance de la parole des adultes sur l'enfant[8], il n'en délaisse pas pour autant les effets de la sexuation sur la subjectivité.
La pudeur est un voile qui dissimule ce qui ne doit pas être vu, ce qui doit rester caché à l'endroit du corps mais qui fut, un temps, exhibé, donné à voir. On trouve dans l'interprétation des rêves, au chapitre des rêves typiques, typiques en ceci « qu'ils ont probablement les mêmes sources chez tous les hommes », (inexploitables par l'association libre donc), un type de rêve, celui où « l'on est nu ou mal vêtu en présence d'étrangers sans que cela ne s'accompagne d'aucun sentiment de honte[9] » ; réminiscence de notre première enfance selon Freud, durant laquelle « nous avons pu nous montrer en costume sommaire à nos parents ou à des étrangers [...], on peut remarquer que beaucoup d'enfants, assez grands même, éprouvent, quand on les déshabille, une sorte d'ivresse et non de la honte[10] », Freud parlera plus loin de « plaisir d'exhibition », plaisir que le savoir sur la sexuation renversera selon Freud en honte à montrer. Ainsi dans son article sur la féminité, il lie pudeur et honte en ce que la pudeur « qui passe pour une qualité féminine par excellence [...] nous en attribuons l'intention initiale de masquer le défaut de l'organe génital[11] ».
Selon Freud, la pudeur vient donc voiler ce qui ne doit pas être vu car absent, sur le versant du manque donc, c'est-à-dire perçu comme un défaut. Mais le voile pudique peut aussi venir masquer une inscription dans le corps (moignon, malformation ou encore manifestations sonores somatiques), mais aussi un secret ; ce qui peut déjà nous indiquer qu'au-delà du corps, le défaut peut être entendu comme un défaut d'être, en effet si la pudeur ne relevait que du corps, pourrait-on alors parler de pudeur des sentiments ? Enfin, si la pudeur féminine relève d'une réserve pas seulement limitée au corps, il n'est pas inutile de souligner que l'homme peut aussi se situer sur le versant du silence... pudique sur sa personne, ce dont sa compagne peut parfois se plaindre.
Faisons un détour par la littérature, en 1820, durant un épisode passionnel malheureux, Stendhal entreprend l'écriture d'un journal qui deviendra un essai : De l'amour, tentative de mise à plat du sentiment amoureux et de ses égarements. L'un des chapitres de cette étude se penche sur la pudeur, « enseignée de très bonne heure aux petites filles[12] », Stendhal nous explique alors les avantages de la pudeur pour une femme « il y a tout à gagner à avoir des manières fort réservées [...] les plus légères infractions sont punies par la honte la plus atroce ». L'auteur évoque alors le cas de l'Anglaise qui « se garderait bien, le soir à la campagne, de se laisser voir quittant le salon avec son mari ou, ce qui est plus grave, elle croit blesser la pudeur si elle montre quelque enjouement devant tout autre que ce mari ».
Toute la difficulté, nous dit Stendhal, c'est que la femme doit garder le juste milieu entre le désir et la pruderie, « l'âme s'occupe à avoir honte, au lieu de s'occuper à désirer, on s'interdit les désirs, et les désirs conduisent aux actions ».
En 1965, peu après la publication du Ravissement de Lol V. Stein, Jacques Lacan écrira un texte en hommage à Marguerite Duras qui, dit-il, « s'avère savoir sans moi ce que j'enseigne » ; Lacan, au-delà d'une lecture du roman, souligne à l'instar de Freud que « l'artiste précède [le psychanalyste] et qu'il n'a donc pas à faire le psychologue là où l'artiste lui fraie la voie[13] ».
Le texte de Stendhal illustre parfaitement les propos de Lacan, le poète parvenant à dégager l'un des enjeux de la pudeur : voiler le désir, ce dernier chez la femme (en position non hystérique donc), n'avançant toujours que voilé. Là où Stendhal se trompe, c'est en croyant que cette pudeur ne relève que des effets de l'éducation : si le discours social y participe (comme nous le verrons), le voilement du désir chez la femme est lié à son rapport au signifiant du désir, le phallus, j'y reviendrai.
Une question apparaît ici : peut-on, à partir de ce que vient voiler la pudeur dégager l'objet de la honte ? En partie oui, mais se limiter à cela nous conduirait à négliger le dispositif particulier qui produit la honte, dispositif qui nous permet de saisir d'un peu plus près la vérité à l'œuvre dans cet affect.
Pour cela, les concepts lacaniens s'avèrent indispensables, nous permettant d'introduire la dimension symbolique faisant (partiellement) défaut chez Freud.
Si Lacan ne s'est jamais penché en profondeur sur cet affect, comme il a pu le faire pour l'angoisse par exemple, la honte fut pour lui une façon d'illustrer certaines de ses avancés tout au long de son enseignement. Ainsi on trouve au cours des premiers séminaires de Lacan quelques remarques sur la honte ; dès celui qu'il faisait dans son propre appartement rue de Lille, en comité restreint, en 1952, consacré à l'homme aux loups, la honte est évoquée. Comme ce séminaire n'a pas été retranscrit, une seule remarque sur la honte a été conservée : « la honte ne s'inscrit que dans un rapport à l'autre[14] », le terme d'autre ne fait pas référence à l'Autre du symbolique mais à mon prochain, c'est-à-dire, pour anticiper sur le séminaire ultérieur, à la dimension du tiers. Ceci dit, il ne serait pas faux d'entendre ce terme d'autre en tant que grand Autre comme nous le verrons.
C'est donc dans le séminaire suivant, celui consacré aux écrits techniques de Freud, que la honte est abordée par Lacan à travers ses commentaires sur le texte de Sartre, L'être et le néant et sur ce que Lacan appelle « la phénoménologie de la honte, de la pudeur, du prestige, cette peur particulière engendrée par le regard d'autrui[15] » ; lecture, précise-t-il « essentielle pour l'analyste » en tant qu'elle s'appuie « sur le registre de l'intersubjectivité [...] registre d'expérience situé sur le plan de l'imaginaire ». Et les propos qui suivront vont illustrer parfaitement la phénoménologie de la honte : « cette dimension de l'intersubjectivité imaginaire [...] dans une espèce de double regard qui fait que je vois que l'autre me voit et que tel ou tel tiers intervenant me voit vu [...] ce n'est pas seulement que je vois l'autre, c'est que je le vois me voir et que le voyant me voir, cela implique le troisième terme, à savoir qu'il sait que je le vois, le cercle est fermé ».
Ainsi, la honte serait l'effet d'un regard dans lequel je me vois être vu.
Dans son séminaire de 1964, Lacan nous rappelait d'ailleurs que la femme aimait à être regardée... à condition qu'on ne lui montre pas[16], afin, peut-on ajouter, qu'elle n'ait pas à assumer effrontément ce désir d'être vu, ici siège l'écart entre la réserve féminine et l'exhibitionnisme.
Mais si ce qui manque à cette lecture phénoménologique c'est ce qui est en jeu dans la honte elle-même, les choses vont commencer à se préciser avec le séminaire sur la relation d'objet. Entre-temps, Lacan a conceptualisé le grand Autre symbolique et sa lecture de la honte dans les deux exemples qu'il va en donner, prend comme point d'appui le rapport du sujet au phallus.
Ainsi, ce que vise l'exhibitionniste, nous dit-il, au travers de son jeu de regard, c'est de montrer à l'autre ce qu'il n'a pas, c'est une hypothèse qui paraît une évidence lorsqu'on songe que les exhibitionnistes s'exhibent devant des femmes ! Lacan précise : « Par ce dévoilement à capturer l'autre dans quelque chose qui est loin d'être une simple prise dans la fascination visuelle et qui littéralement lui donne le plaisir de lui révéler ce qui lui est supposé ne pas avoir, pour en même temps la plonger dans la honte de ce qui lui manque[17] » ce que l'exhibitionniste exhibe, ce n'est évidemment pas son pénis - peut-on ajouter - c'est le phallus imaginaire, fétichisation de l'organe en quelque sorte.
Si le petit Hans, précise Lacan dans un autre exemple, « veut se faire croire un mâle ou un porteur de phallus, il ne l'est qu'à moitié et cette déficience, cette insuffisance, il peut alors l'éprouver comme une honte[18] ».
On le voit, dans les deux exemples qu'il donne, c'est autour du rapport au phallus que siège l'objet de la honte, la honte serait alors l'effet d'un dévoilement, dévoilement produit par un regard, dévoilement d'un défaut sur le versant phallique. Défaut dévoilé sous le regard de l'Autre, la honte est produite par la chute d'une image. Le sujet n'est plus ce qu'il prétend être, quelque chose de l'ordre d'une imposture est mis à jour, dévoilant alors un manque.
Lacan a donc permis, par ses avancés conceptuelles, de sortir de la positivation du phallus dans laquelle se trouvait Freud. Pour Lacan, « le phallus n'est ni un fantasme, ni une image, ni un objet, fut-il partiel, fut-il interne, il est un signifiant[19] », un signifiant particulier qui « donne la raison du désir[20] », ajoutons du désir comme désir de l'Autre. D'ordre symbolique, il relève toujours d'un au-delà, il ne peut donc jamais être dévoilé, apparaître au grand jour sauf à relever du fétiche (comme on vient de le voir). Le phallus incarne le manque même, parce qu'il est toujours manquant et lorsqu'on tente de s'en approcher on ne peut qu'approcher son manque.
Le phallus est l'effet du langage et non pas de l'anatomie, autrement dit le rapport au phallus, sur le versant masculin « il n'est pas sans l'avoir » ou féminin « elle n'est pas sans l'être[21] », relève d'un parcours subjectif. Ajoutons que cette particularité du phallus de pouvoir relever de « l'avoir » ou de « l'être » découle du fait même qu'il s'agit d'un signifiant. « C'est parce que c'est un signifiant que ce dilemme se propose[22] ».
Cette conceptualisation innovante du phallus va permettre à Lacan dès le séminaire sur La relation d'objet, d'articuler la pudeur dans son rapport au phallus ; si « l'appréhension immédiate, courante, commune de la fonction du vêtement est de cacher les pudeurs [...] les vêtements ne sont pas seulement faits pour cacher ce qu'on en a au sens d'en avoir ou pas, mais aussi précisément ce qu'on n'en a pas. Il ne s'agit pas essentiellement et toujours de cacher l'objet mais aussi bien de cacher le manque d'objet[23] »
La honte c'est donc l'effet d'un dévoilement, quelque chose est révélé : la prétention du sujet, révélée au tribunal de l'Autre, le réduisant alors à son insuffisance, retour de bâton en quelque sorte.
Dans son récit autobiographique Les mots, Jean-Paul Sartre illustre parfaitement les effets de la prétention phallique lorsqu'elle est révélée par le regard de l'Autre. Orphelin de père, Sartre est élevé par sa mère et ses grands parents maternels. Adoré par son grand père, adulé par sa mère, il tente par tous les moyens de ne pas décevoir les attentes, se faisant chevalier servant jusqu'à l'excès des idéaux familiaux, pratiquant notamment ce qu'il appelle « la comédie de la culture ». Un épisode survenu après le début de la guerre de 1914 retiendra notre attention, épisode au cours duquel on offre à Sartre (il a alors dix ans), un petit questionnaire à remplir : « Je compris qu'on m'offrait une chance d'être merveilleux : je tins à répondre sur l'heure [...] je m'étais d'un bond perché plus haut que mon âme pour faire la chasse aux ‘‘réponses au-dessus de mon âge'', malheureusement le questionnaire n'aidait pas, on m'interrogeait sur mes goûts et mes dégoûts : quelle était ma couleur préférée, mon parfum favori ? J'inventais sans entrain des prédilections, quand l'occasion de briller se présenta : ‘‘Quel est votre vœu le plus cher ?'', je répondis sans hésiter : ‘‘Être un soldat et venger les morts'', puis trop excité pour pouvoir continuer, je sautai sur le sol et portai mon œuvre aux grandes personnes. Les regards s'aiguisèrent, Mme Picard ajusta ses lunettes [...] les têtes se relevèrent ensemble, ma mère avait rosi, Mme Picard me rendit le livre : ‘‘Tu sais mon petit ami, ce n'est intéressant que si l'on est sincère.'' Je crus mourir. Mon erreur saute aux yeux : on réclamait l'enfant prodige, j'avais donné l'enfant sublime [...], je disparus, j'allais grimacer devant une glace. Quand je me les rappelle aujourd'hui ces grimaces, je comprends qu'elles assuraient ma protection contre les fulgurantes décharges de la honte[24] ».
Si ce que révèle cet épisode est une imposture, les effets de cette révélation relèvent d'une néantisation du sujet : là où il pouvait rêver d'être tout pour l'Autre, pure image phallique, le voilà rien, « néant dans l'Autre et pour l'Autre[25] », la honte étant le signe, l'effet, d'une destitution subjective. Un autre point essentiel est révélé par Sartre, celui de la dimension d'excès de jouissance à l'œuvre dans cette comédie phallique : « trop excité pour pouvoir continuer, je sautais sur le sol et portais mon œuvre aux grandes personnes », jouissance narcissique que le verdict va amputer au sujet.
Si le phallus imaginaire soutient une brillance, se voulant cheville épousant parfaitement le trou dans l'Autre, substitut du phallus maternel donc, cela ne signifie pas pour autant que le sujet a fait l'économie de la castration, car c'est justement parce que l'enfant a eu à faire au manque au lieu de l'Autre maternel qu'il y répond de cette façon qu'il s'en arrange dans le registre imaginaire, se faisant le chevalier servant, mais c'est justement parce que la castration ne lui est pas étrangère qu'elle vient faire retour dans le regard de l'Autre.
Un dernier point doit retenir notre intérêt à propos de Sartre : tout au long de son récit il reviendra à plusieurs reprises sur un aspect qui illustre parfaitement la théorie lacanienne du phallus imaginaire, à savoir sa féminisation, « Je saluais à travers la grille Lucette Moreau, ma voisine, qui avait mon âge, mes boucles blondes et ma jeune féminité[26] ». La clinique révèle bien les effets sur un homme de son rapport au phallus sur le versant de l'être et non pas de l'avoir. C'est notamment de ne pas consentir à ne plus occuper cette place d'être le phallus imaginaire de la mère qui met par exemple le névrosé obsessionnel dans les plus grandes difficultés dans son rapport au désir, ordonné par le signifiant phallique, « il ne cesse de nous faire entendre - nous dit Gérard Amiel - combien il a renoncé à toute existence jusqu'à endosser une vie quasi sépulcrale[27] ».
Précisons ce point essentiel : « Avoir le phallus » selon la formulation lacanienne revient à ceci que le sujet occupant cette position est en mesure... de trancher, tout simplement. Trancher au sens d'accepter qu'il y ait de l'impossible, de le prendre en compte non pas sur le versant de la faute (donc de l'impuissance), mais comme un fait de structure.
Nous pouvons illustrer cela par la figure de l'autorité, qui, si elle parvient à supporter cette place, va pouvoir prendre une décision face à deux forces antagonistes, décision qui obligatoirement laissera du trou (aucun des deux camps ne pouvant être entièrement satisfait), mais trou qu'il assumera. On relèvera que cette position semble aujourd'hui beaucoup plus éprouvante, tant dans le familial, le social, que dans l'institutionnel, éprouvante ou récusée, le discours de la science (qui élude la question de l'impossible) étant certainement déterminant dans cette dynamique.
Si le phallus imaginaire fait faire l'économie de cet impossible, puisque par définition il récuse la castration, on pourrait de prime abord le trouver plus « attractif », mais en fait, pour un sujet à cette place-là, sa fonction de chevalier au service du comblement de l'Autre produit une parfaite aliénation à la demande de l'Autre (réelle ou pas d'ailleurs), ce qu'illustre parfaitement la comédie sartrienne : à vouloir éviter d'y couper c'est le désir du sujet qui passe à la trappe, « Le désir implique forcément cette opération de la castration parce que le désirant manifeste un manque[28] ». En somme, le phallus symbolique est opérateur d'altérité.
Sur de nombreux aspect, l'autobiographie de Romain Gary, La promesse de l'aube illustre elle aussi les effets aliénants pour un enfant d'occuper cette place de phallus imaginaire de la mère. Je ne m'attarderai néanmoins pas sur ce livre remarquable, mais sur un point qui apparaît tout au long du récit de Gary, autour d'une honte vécu par l'auteur comme la conséquence des propos dithyrambiques que sa mère tient à son endroit, lui faisant honte en idéalisant jusqu'à l'excès son fils qui, ce livre en témoigne, faisait tout pour ne pas la décevoir. Ce dernier d'ailleurs poursuivra sa mission bien après la mort de sa mère... jusqu'à son suicide.
« Ma mère invita les locataires à sortir du palier [...] elle m'attira contre elle et, me désignant à l'assistance, elle annonça, hautement et fièrement, d'une voix qui retentit encore en ce moment à mes oreilles : Sales petites punaises bourgeoises ! Vous ne savez pas à qui vous avez l'honneur de parler ! Mon fils sera ambassadeur de France, chevalier de la légion d'honneur, grand auteur dramatique, Isben, Gabriele D'Annunzio ! Il... elle chercha quelque chose de tout à fait écrasant, une démonstration suprême et définitive de réussite terrestre : Il s'habillera à Londres ! [...] je rougis encore en écrivant ses lignes, je les entends clairement et je vois les visages moqueurs, haineux, méprisants [...] il vaut peut-être mieux dire tout de suite, pour la clarté du récit, que je suis aujourd'hui Consul Général de France, compagnon de la Libération, officier de la Légion d'honneur et que si je ne suis devenu ni Ibsen, ni D'Annunzio, ce n'est pas faute d'avoir essayé. Et que l'on ne s'y trompe pas : je m'habille à Londres. J'ai horreur de la coupe anglaise, mais je n'ai pas le choix. [...] Durant ces quelques minutes que nous demeurâmes sur le palier, sous les quolibets, les sarcasmes et les insultes, ma poitrine se transforma en une cage d'où un animal pris de honte et de panique cherchait désespérément à s'arracher[29] »
Ici, à la différence de Sartre, ce n'est pas l'enfant lui-même qui se met en scène en place de phallus imaginaire, c'est sa mère qui le proclame comme tel. Mais la honte de Gary, si elle peut être lue dans un premier temps comme l'effet d'une captation imaginaire[30] (a-a'), peut aussi venir signifier ce que les propos de sa mère révèlent du fantasme de l'enfant, en cela la honte ne fait que soulever le voile dissimulant la jouissance d'un duo incestueux.
Ce que révèle ici l'affect de honte en lui-même, c'est que le sujet sait parfaitement bien que cette jouissance est interdite, le concept de phallus imaginaire implique d'ores et déjà que la castration n'est pas étrangère au sujet, mais en partie seulement, car c'est de consentir que le phallus est irrécupérable, inaccessible (castration symbolique), qui lui permettra de se dégager de cette position mortifiante propre au phallus imaginaire.
Un dernier exemple tiré du roman de Gary vient parfaitement illustrer cela : « Après avoir failli dans tant de domaines, je croyais enfin avoir découvert ma véritable vocation. J'avais commencé à jongler à Wilno, [...] j'avais continué depuis, en pensant surtout à ma mère et pour me faire pardonner mon manque d'autres talents [...] je jonglais à présent avec cinq et six oranges et quelque part vivait au fond de moi, la folle ambition de parvenir à la septième et peut-être à la huitième comme le grand Rastelli et même, qui sait, à la neuvième, pour devenir enfin le plus grand jongleur de tous les temps. Ma mère méritait cela et je passais mes loisirs à m'entraîner. Je jonglais avec des oranges [...] ma soif de maîtrise trouvait là un humble mais fervent moyen d'expression. [...] J'aspirais de tout mon être à parvenir : celui de l'impossible atteint et réalisé [...] mon premier pressentiment d'une perfection possible et je m'y jetais à corps perdu [...]. Je n'arrivais pas à dépasser la sixième balle. J'ai essayé pourtant [...] il m'arrivait à cette époque de jongler sept, huit heures par jour [...], j'avais beau faire, la septième balle se dérobait toujours à mes efforts [...]. J'ai essayé toute ma vie. Ce fut seulement aux abords de ma quarantième année, après avoir longuement erré parmi les chefs-d'œuvre, que peu à peu la vérité se fit en moi, et que je compris que la dernière balle n'existait pas[31] ».
Ce dont semble témoigner Gary, c'est bien - me semble-t-il - de sa difficulté à ne pas vivre le ratage comme un impossible mais comme une impuissance, impliquant par là un refus de prendre acte de la castration symbolique mais au prix de la culpabilité, puisque si le ratage n'est pas entériné par le sujet comme de structure, il relève alors du défaut de l'être.
C'est au cours de son séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse que la honte sera à nouveau abordée par Lacan autour de la question du regard, « le regard qui me surprend et me réduit à quelque honte, puisque c'est là le sentiment qu'il dessine comme le plus accentué[32] » et Lacan évoquant à nouveau L'être et le néant en rappelle l'exemple de ce regard qui « le surprenant dans sa fonction imaginée de voyeur qu'il soutient, le déroute, le chavire et le réduit à ce sentiment de la honte[33] » et, nous précise Lacan, ce que révèle l'effet de ce regard, son efficace, ne tient « que pour autant que le sujet s'y sent surpris, non pas tellement comme sujet [...] mais [...] comme surpris dans une fonction, elle-même de désir [34] ». Ce point n'est pas sans évoquer l'exemple d'Ella Sharpe cité par Lacan dans son séminaire Le désir et son interprétation, celui de son patient craignant d'être surpris alors qu'un chien se masturbait sur la jambe, pris sur le fait en quelque sorte.
Nous retrouvons dans cette lecture lacanienne du voyeur celle esquissée par Stendhal à propos de la pudeur comme voile du désir ; on pourrait néanmoins se demander s'il s'agit d'un désir révélé ou d'une jouissance, scopique en l'occurrence ; la différence tenant dans le fait que si le désir implique la non saisie possible de l'objet cause, la jouissance s'inscrit comme un au-delà qui tente de franchir les bornes de l'impossible capture, réduisant alors le sujet à cet objectif, mais au prix de son aphanisis.
Pourquoi Lacan s'intéresse-t-il au regard ? J'ai relevé deux points dans ce séminaire : tout d'abord ce qu'il appelle « la schize de la vision et du regard[35] », autrement dit le fait que le regard c'est un au-delà de l'œil en tant qu'organe de la vision ; l'autre aspect qui donne au regard sa particularité c'est, nous dit-il, que « de tous les objets où le sujet peut reconnaître sa dépendance où il est dans le registre du désir, le regard se spécifie comme insaisissable et c'est pour cela qu'il est, plus que tout autre objet, méconnu[36] ». Le regard en effet, est quelque chose de glissant, à la fois là et ailleurs, un regard peut se croiser, pas plus ; c'est cette oscillation, « ce battement de sa présence-absence[37] » qui fait du regard selon Lacan le symbole d'un manque et qui le conduit à le définir comme un objet a.
Ce que le regard dévoile, nous dira Lacan quelques leçons plus loin (à propos de l'exemple sartrien de l'homme surpris à observer par le trou de la serrure), ce que ce regard dévoile, c'est le sujet surpris : « Comme tout entier regard caché [...] le regard est cet objet perdu et soudain retrouvé dans la conflagration de la honte, par l'introduction de l'autre[38] ». En somme, ce que le regard de l'Autre révèle c'est cette réduction du sujet à l'objet cause : dans l'instant de sa jouissance il n'était plus que cela, réduit à « ça ». Point majeur, le plus intime de lui-même.
Mais ce « ça », de quoi s'agit-il ? « Ce qu'il cherche à voir - derrière la serrure - [...] c'est l'objet en tant qu'absence [...] une ombre derrière le rideau. Il y fantasmera n'importe quelle magie de présence, la plus gracieuse des jeunes filles, même si de l'autre coté il y a qu'un athlète poilu, ce qu'il cherche, ce n'est pas, comme on le dit, le phallus, mais justement son absence[39] », c'est, peut-on ajouter, le dévoilement de cette jouissance pulsionnelle par un intrus qui produit la honte, dévoilement dans le regard de l'autre mais aussi dévoilement fait au sujet lui-même par le regard de l'autre ; sa jouissance étant souvent insue par le sujet, insue parce qu'il est, dans l'instant de la captation de l'objet, il est cette jouissance, se résumant à elle.
L'objet a, que Lacan définit comme métonymie du phallus, est donc marqué d'une brillance phallique pour le sujet, c'est ce qui en fait l'objet cause du désir, ce n'est pas un objet de la réalité mais d'un réel, puisque notre condition d'être parlant implique que la saisie de l'objet du désir est impossible[40], ce qui, de fait, nous condamne à une insatisfaction radicale[41]. C'est ce manque qui va causer le désir.
Le parlêtre est donc pris dans une double aliénation, Charles Melman le souligne : « d'une part nous avons à nous soutenir, à nous identifier à ce quelque chose du réel qui est d'ordre phallique, qui est donc le support de notre identification dans l'un ou l'autre registre du « faire semblant d'être ou du faire semblant de l'avoir », et d'autre part nous visons un objet qui lui, est de l'ordre du déchet, il y a une disjonction entre l'objet qui nous soutient et l'objet cause du désir[42] ».
Au cours de son séminaire sur les paranoïas, Charles Melman consacre quelques lignes d'une leçon sur la honte dont il nous dit, à la suite de Lacan que « la honte c'est ce qui nous saisit d'abord du fait d'être vu, notre souci c'est de nous fondre dans le décor. Nous partageons ça - précise-t-il - avec l'animal que le mimétisme habite : c'est de faire tache dans le champ de la réalité et de nous y voir comme tâche et du même coup devant être vu » qui produit la honte. Mais cette tache, quelle est-elle ? Il va le préciser un peu plus loin : ce qui nous permet de nous fondre dans le décor, et donc de ne pas faire tache, c'est « de partager la castration commune, c'est comme ça qu'on ne se distingue pas [...], et précise-t-il, dans ma génération, vouloir se distinguer, se faire remarquer était très mal vu[43] ».
Pourquoi Melman s'interroge-t-il sur la honte dans un séminaire consacré à la paranoïa ? Parce que justement, si la honte c'est le fait de faire tache dans le tableau, le paranoïaque a ceci de particulier que le mouvement dans lequel il est pris le conduit justement à tenter d'être en position d'exception « comme étant l'objet illustre » (celui que le pouvoir veut éliminer, l'objet de la haine universelle), il veut, nous dit-il « se faire distinguer, y compris dans le champ scopique, faire qu'on le voie, qu'on l'entende, qu'on perçoive qu'il n'est pas comme les autres, qu'il refuse la règle commune [...] il est un-tout-seul et ce seraient les autres qui se trouveraient réduits à l'état d'objet a. Il y a - conclut-il - chez le paranoïaque un type de renversement et de déplacement du mécanisme qui mérite d'être souligné[44] ». Melman resserre dans son style habituel ce qui est en jeu dans la honte, la révélation d'une imposture, celle d'un sujet ne voulant pas partager la castration commune, imposture que révèle le regard de l'Autre dans la névrose mais dont le paranoïaque semble dégagé de fait de sa non-inscription phallique[45].
Deux cents ans après Stendhal, loin des contraintes morales de l'aristocratie du XIXe, une jeune femme moderne, pur produit du siècle de l'émancipation féminine, évoque sur le divan le projet de son couple de pimenter leur vie sexuelle, pour cela, des ouvrages spécialisés seraient indiqués. Le mari s'engage mais ne réagit pas assez promptement pour sa compagne qui, en son absence, surfe sur un site afin d'y trouver des livres ad hoc, entre alors le mari : « je ne sais pas ce qui m'a pris, j'ai eu honte de ce que je faisais, pourtant c'était quelque chose que nous avions convenu ensemble ! ». Je l'interroge alors sur le site qu'elle est allée consulter : « Amazon... ».
Dans son séminaire de 1994, Jean-Paul Hiltenbrand évoque les avatars du désir pour un sujet en position féminine : « Dans cette dialectique entre désir et demande, l'une des distinctions entre l'homme et la femme tient précisément en ceci qu'une femme, en tant qu'elle n'a pas cet objet, cet objet éminent qu'est l'instrument phallique, en tant qu'elle ne l'a pas, s'inscrit volontiers dans le registre de la demande et de la demande infinie, voire comme Lacan l'énonçait, dans le transfini de la demande. À l'inverse, le garçon est en principe bien plus soumis aux conditions du désir et c'est ce qui fait dire à Freud que la libido est toujours mâle. Quand une femme manifeste sa libido, ça lui donne un aspect mâle également[46] ».
La honte, on l'a vu, peut déjà se définir comme la conséquence d'un franchissement, d'un dépassement pris sous le regard de l'autre en position d'Autre symbolique. Sur le versant d'une jouissance (le voyeur chez Sartre), ou d'un désir qu'il ne faudrait pas au regard de son sexe, (inscrit dans le rapport au phallus donc) ; c'est le cas de ma patiente, surprise en flagrant... désir par son mari.
« Alors que le garçon accède à la fonction phallique en tant que fonction autorisée, et même recommandée, sinon il ne sera jamais un homme, ceci grâce à l'interdit porté sur le désir de la mère [...], la fille, si elle veut rester fille, passe par l'interdit de l'appropriation de la fonction phallique, c'est-à-dire l'interdiction de l'avoir. Par conséquent, ce n'est qu'en tant que refoulé qu'elle peut porter ce désir, puisque ce désir est toujours le désir de phallus[47] »
Du fait même de son lien avec la question phallique, la honte n'affecte donc pas les sujets de la même façon selon qu'ils sont rangés du côté de la position féminine ou masculine et l'expérience commune témoigne en effet que la honte est un trait plus spécifiquement féminin.
Dans un article de 1995 puis dans son ouvrage Insatisfaction dans le lien social écrit dix ans plus tard, Jean-Paul Hiltenbrand la décrit en effet comme « une manifestation fréquente de la subjectivité féminine dans la cure et exceptionnellement avancée ou dite chez l'homme[48] » c'est-à-dire que se pose alors la question de la honte à travers celle du corps sexué.
L'étymologie allemande permet selon Jean-Paul Hiltenbrand de se rapprocher de ce que la honte vient témoigner, « Scham » signifie à la fois honte mais la racine Scham désigne les parties de l'anatomie féminine, particularité linguistique permettant selon lui à Freud d'articuler la honte au refoulement sexuel dont la pudeur peut être une illustration et le terme « parties honteuses » pour désigner les organes génitaux témoigne aussi de cela.
Mais si le lien entre honte et refoulement sexuel est pertinent pour Jean-Paul Hiltenbrand, ce dernier tente une autre lecture, ontologique celle-là, en interrogeant « la clinique de la honte attachée au corps et plus spécialement là ou se désigne des traits féminins, là ou il participe de l'intimité de la vie physiologique féminine », la honte, dit-il alors, « frappe l'être ».
Dans les années soixante-dix, Lacan avait en effet repris la question de la honte en l'articulant avec la question de l'être, inventant à l'occasion un mot-valise à partir du terme philosophique d'ontologie, (c'est-à-dire ce qui est relatif à l'être) et du mot honte : l'hontologie c'est la honte en tant qu'il s'agit d'un affect qui concerne l'être lui-même[49]. La honte doit alors être entendue non pas comme un manque-à-avoir le phallus, mais comme un manque-à-être, défaut de l'être produisant ce que Lacan appelle dans l'Envers de la psychanalyse « une honte de vivre[50] » révélée par la clinique analytique, la honte pourrait-on dire, c'est le sujet embarrassé par son être, ou plutôt par son défaut d'être.
La psychanalyse ne propose pas d'ontologie, Freud avait déjà tranché[51] : un réel persiste parce que le symbolique ne peut tout signifier. Du fait de sa condition d'être parlant, coupé d'un rapport direct avec l'objet, l'existence du sujet ne trouve pas de réponse dans l'ordre symbolique. De structure, on peut donc définir le sujet comme mortifié par le symbolique parce que pur effet du signifiant[52]. Seul le désir lui permettra d'inventer une signification et de se dégager de la douleur d'exister, de ce « manque-à-être », comme le souligne Lacan dans son séminaire Le désir et son interprétation[53], en somme cette béance du sujet est le lieu occupé par l'objet a, « c'est cet objet qui pare au manque à être du sujet[54] », manque-à-être, révélé dans l'instant de la honte donc.
Après cette remarque revenons au texte de Jean-Paul Hiltenbrand, qui illustre cette question de l'être à travers l'exemple de La République de Platon dans laquelle ceux qui sont nés filles et donc mal nés, ne doivent pas avoir l'ambition ou de volonté de se mêler des affaires publiques au risque de mettre en péril la République elle-même. Cela amène Jean-Paul Hiltenbrand à soutenir que la honte témoigne de l'essence phallique ou mâle du désir et de dire dans une très jolie formule que la honte « c'est ce caractère phallique qu'il ne faudrait pas... tout spécialement au regard de l'Autre » c'est-à-dire précise-t-il plus loin « quelque chose à quoi cette personne n'a pas droit ». Mais cela ne concerne pas l'envie du pénis, car sinon la honte relèverait alors d'un trait spécifiquement féminin, or ce n'est pas le cas, c'est « un affect qui ne concerne que l'existence de l'être » en ce que - c'est important de le préciser - que c'est la marque phallique qui permet de donner une assise à l'être.
Si cette lecture de la honte faite par Hiltenbrand s'inscrit dans la continuité lacanienne, on peut néanmoins ajouter que cette façon d'aborder le caractère phallique « qu'il ne faudrait pas » peut aussi s'entendre dans la honte coté mâle avec une moins grande prévalence, l'assise phallique côté homme étant plus garantie ou, pour le dire différemment, a moins besoin d'un regard... bienveillant pour se soutenir. Dans son ouvrage, les lignes consacrées à la honte reprennent sa thèse initiale mais il va ajouter un point important qui permet de pousser un peu plus loin ce qui est en jeu dans cette prévalence de la honte côté femme : c'est le corps qui est susceptible d'être porteur de la marque phallique ou pas, le corps, écrit-il « est érigé par la fonction phallique. Si la clinique féminine en montre plus volontiers le déficit, la carence, c'est parce que c'est encore du côté du corps que s'inscrit l'appartenance au phallus », même si, ajoute-t-il « la fonction phallique transcende en quelque sorte le destin anatomique[55] » autrement dit l'anatomie n'est pas le destin.
Si comme nous l'avons largement vu et déplié, la honte relève plus d'un trait de la position féminine prise dans son rapport au phallus, nous pouvons dire que l'humiliation est un affect qui lui, relève plus d'une position masculine[56] ; en effet, si la honte chez elle est l'affect d'un dépassement phallique au regard de ce que la position féminine devrait autoriser, l'humiliation ne peut-elle pas être repérée comme un en deçà de ce que la position phallique exigerait[57] ?
La honte pose la question de la bonne limite dans le rapport au phallus, elle peut venir témoigner d'un franchissement dans le rapport à l'objet du désir dénoncé dans le regard de l'Autre. Ceci s'illustre parfaitement sur le divan, par la grâce des effets de transfert, lorsque l'analysant avoue certaines pensées sacrilèges à l'égard de son analyste : « L'obsédé peut entrer dans ton cabinet en disant ‘‘Bonjour Monsieur Melman'' et puis l'instant d'après il va t'avouer avec honte qu'il a pensé ‘‘affreux jojo !''[58] » ; ici, la honte de dire vient bien témoigner d'un dépassement phallique (sur le versant imaginaire), pris dans le rapport à l'analyste en place de grand Autre symbolique, pas tant franchissement des conventions sociales comme on pourrait se l'imaginer, que franchissement dans le rapport à l'objet anal sous la forme « d'affreux jojo[59] ! ».
De nombreux exemples de mon texte ont illustré cette dynamique du franchissement, cependant la pudeur doit nous rappeler que la castration peut aussi être voilée dans la réserve, sans que le sujet n'ait besoin d'agiter ses prétentions phalliques.
Je m'attarderai pour finir sur un dernier point, celui des effets de la mutation des discours (qui constituent le lien social) sur l'affect de honte. Ne peut-on pas soutenir que si la pudeur fait aujourd'hui souvent place à l'effronterie, à la crudité, la honte est un affect moins prévalant qu'autrefois ? Si cela s'avère le cas, ne faut-il pas alors l'entendre en parallèle avec notre clinique où nous n'aurions plus seulement à faire avec le roc de la castration mais aussi avec celui du narcissisme ? Autrement dit un sujet inscrit non plus sur le versant de la jouissance phallique mais sur le versant de la jouissance Autre, les devoirs envers l'ordre phallique (eu égard à son sexe) étant alors évacués. Sur ce versant, le rapport à l'objet produit une nouvelle symptomatologie privilégiant le corps : addictions en tout genre, c'est-à-dire scopiques (tv, pornographie, internet), invocante (musique au casque), orale (boulimie), etc., débarrassées du poids honteux des manquements au bornage phallique mais au prix de son aphanisis dans une jouissance du corps.
Pour conclure, une dernière question peut se poser : une cure analytique aurait-elle pour effet de débarrasser le sujet de la honte ? Oui, si elle lui a permis d'être un peu plus au clair avec les coordonnés de son désir, autrement dit à faire avec l'impossible, c'est-à-dire la castration. Mais au-delà, la lecture hontologique nous amène aussi à considérer que la honte est propre à notre condition de parlêtre, honte structurale donc, celle de l'être toujours en trop, en défaut du fait d'être.
Olivier Coron, psychologue clinicien, psychanalyste
Exposé au séminaire de psychanalyse de M. Febvin (Gap)
6/2012
[1] « Comment est-ce que nous ne sentons pas tous que des paroles dont nous dépendons, nous sont en quelque sorte imposées ? C'est bien en quoi ce qu'on appelle un malade va quelquefois plus loin que ce qu'on appelle un homme bien portant. La question est plutôt de savoir pourquoi est-ce qu'un homme normal, dit normal, ne s'aperçoit pas que la parole est un parasite ? Que la parole est un placage. Que la parole est la forme de cancer dont l'être humain est affligé »
Jacques Lacan, Le sinthome, leçon du 17/2/76
[2] « Le transfert positif, c'est quand l'analyste on l'a à la bonne ! négatif, on l'a à l'œil »
Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, leçon du 15 avril 1964
[3] Sigmund Freud, 1916, Introduction à la psychanalyse, Payot, 1978, P. 266
[4] Sigmund Freud, « La méthode psychanalytique de Freud » (1904), in La technique psychanalytique, puf, 1981, P. 3
[5] « Qu'on me réponde seulement sur ce point : un affect, ça regarde-t-il le corps ? Une décharge d'adrénaline, est-ce du corps ou pas ? Que ça en dérange les fonctions, c'est vrai. Mais en quoi ça vient de l'âme ? C'est de la pensée que ça décharge ».
Jacques Lacan, 1973, Télévision, in Autres écrits, le Seuil 2001, P. 524
[6] Sigmund Freud, Lettre à Fliess 1/1/96 « Les névroses de défense », Naissance de la psychanalyse, P. 131, puf, 1996
[7] Sigmund Freud, 1909, « Le petit Hans », in Cinq psychanalyses, puf, 1984, P. 104
[8] On relèvera que le terme « cochonnerie » employé par la mère définie très bien que le pénis, au delà de sa fonction mictionnelle est aussi le lieu d'une jouissance.
[9] Sigmund Freud, L'interprétation des rêves, Puf 1980, P. 211
[10] Opus cité P. 213
[11] Sigmund Freud, 1932, « La Féminité » in Nouvelles Conférences d'introduction à la psychanalyse, Folio 2009, P. 177
[12] Stendhal, De l'Amour, GF Flammarion, 1965, PP. 86 et 87
[13] Jacques Lacan, « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein, Cahiers Renaud-Barrault N°52, Gallimard 1965
[14] Jacques Lacan, Ecrits Techniques, Annexe II, Notes de séminaires, édition de l'ALI, P. 481
[15] Jacques Lacan, Ecrits Techniques, leçon du 2/6/54
[16] Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, leçon du 17/2/64
[17] Jacques Lacan, La relation d'objet et les structures freudiennes, leçon du 3/4/57
[18] Jacques Lacan, opus cité, leçon du 27/2/57
[19] Jacques Lacan, Les formations de l'inconscient, leçon du 7/5/58
[20] Jacques Lacan, « La signification du phallus », in Écrits, P. 693, Le Seuil, 1984
[21] Jacques Lacan, Le désir et son interprétation, leçon du 11/2/59. Si Lacan avait formulé les choses de façon beaucoup plus catégoriques « il l'a et elle l'est », il aurait évacué le fait que ces deux positions ne sont pas radicales : l'homme l'a (le phallus) sur fond de ne pas l'avoir et la femme l'est sur fond de ne pas l'être.
[22] Jacques Lacan, Les formations de l'inconscient », leçon du 7/5/58
[23] Jacques Lacan, opus cité, leçon du 6/2/57
[24] Jean-Paul Sartre, Les mots, Folio, 1989, P. 93
[25] David Bernard, Lacan et la honte, Éditions du Champ lacanien, 2011, P. 93
[26] Jean-Paul Sartre, Les mots, opus cité P. 52
[27] Gérard Amiel, séminaire « RSI », leçon du 27/4/12, inédit
[28] Jean-Paul Hiltenbrand, Séminaire Théorie subjective et axiomatique inconsciente de la sexuation, 3/4/96
[29] Romain Gary, La promesse de l'aube, Folio plus classique, 2009, P. 50, 51
[30] C'est le même phénomène qui est à l'œuvre dans le fait d'avoir « honte pour... »
[31] Romain Gary, opus cité PP. 127, 128
[32] J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, leçon du 26/2/64
[33] idem
[34] idem
[35] idem
[36] idem
[37] David Bernard, opus cité P. 73
[38] leçon du 13/5/64
[39] Idem
[40] Certains textes analytiques font parfois l'erreur d'assimiler systématiquement l'objet a à l'analité, c'est un contresens autour de la notion même d'objet : par définition un objet peut choir, au même titre qu'un déchet, mais tous les déchets ne sont pas excrémentiels... ainsi par exemple l'enfant peut être en place d'objet a pour sa mère, et cette place est d'autant plus repérable qu'elle va craindre de « le laisser tomber ».
[41] C'est la thèse de Freud dans Malaise dans la civilisation.
[42] Charles Melman, séminaire La névrose obsessionnelle, éditions de l'ALI, leçon du 12/1/89
[43] Charles Melman, Les Paranoïas, Séminaire 2000-2001, éditions de l'ALI, leçon du 9/11/2000. Dans un séminaire précédent, Melman articule de façon intéressante cette question avec celle de la pulsion scopique, voir La névrose obsessionnelle, opus cité leçon du 9/2/89
[44] Idem
[45] Désignée par Lacan comme Phi 0 [les écrits, 571 ]. Il me semble important de préciser que la non inscription phallique dans la psychose ne signifie pas que le psychotique n'a jamais rencontré la castration (elle est un effet du langage), mais plutôt que chez lui le phallus n'a pas de signification, de coordonné, du fait de la forclusion.
[46] Jean-Paul Hiltenbrand, Séminaire «Constitution de l'objet et fonction de la cause en psychanalyse, leçon du 16/3/94
[47] Jean-Paul Hiltenbrand, Séminaire Encore, qu'en est-il aujourd'hui ?, leçon du 14/5/08
[48] Jean-Paul Hiltenbrand, Remarques sur la honte, le Trimestre psychanalytique 3/95
[49] Jacques Lacan, séminaire L'envers de la psychanalyse, leçon du 17/6/70
[50] Idem
[51] Sigmund Freud, 1932, « D'une conception de l'univers », in Nouvelles conférences sur la psychanalyse, idées Gallimard, 1981
[52] On pourrait bien sur rajouter « et de la jouissance » mais cette dernière ne relève-t-elle pas de l'inscription du langage dans le corps ?
[53] Dans la leçon du 7/1/59 par exemple.
[54] Bernard Vandermersch, « La honte », in Dictionnaire de la psychanalyse, Larousse 2003, P. 173
[55] Jean-Paul Hiltenbrand, « Insatisfaction dans le lien social », Eres 2005, p133
[56] La question de l'humiliation est abordée par Lacan dans son séminaire Le transfert à travers la trilogie des Coûfontaine de Paul Claudel.
[57] Étymologiquement, humilier c'est « abaisser » .
[58] Marcel Czermak in Charles Melman, La névrose obsessionnelle, séminaire 88-89, leçon du 15/12/88
[59] Les pensées sacrilèges de l'obsédé ont un but inverse à celui qui semble s'imposer : autrement dit ce n'est pas de vouloir faire la nique au grand Autre symbolique qui importe, que de perpétuer un lien sacrificiel à son égard à travers l'objet a, supposé aussi être l'objet du désir de l'Autre... Freud ne parlait-il pas de la névrose obsessionnelle comme d'une religion privée ?