nous allons donc aborder l'angoisse ensemble avec déjà une remarque clinique essentielle, à savoir que celui qui l'éprouve ne peut rien en dire ! Donc déjà, parler de l'angoisse, on rencontre un impossible. On ne peut qu'en décrire ce que nous en ressentons, éprouvés très variables d'une personne à l'autre voire même d'une fois à l'autre : tachycardie, gorge ou estomac noués, pouvant aller à la paralysie totale, sensations d'étouffement, de mort imminente..., etc. Premier point : on ne peut rien en dire si ce n'est que d'en décrire les éprouvés, l'angoisse ne va donc pas sans le corps.
En préambule, je voudrais témoigner d'une des difficultés que j'ai rencontrées en préparant ce travail, et en particulier dans le choix de la bibliographie pour vos groupes de lecture. Lacan est freudien avant tout, il est un lecteur attentif du travail de Freud - pas que de Freud d'ailleurs - Autrement dit, il n'est pas possible de travailler l'enseignement de Lacan sans en passer par une lecture, une relecture, des textes freudiens. Lectures et relectures qui permettent d'entendre non seulement la finesse de l'articulation mais aussi la portée des avancées de Lacan. Je me suis donc retrouvée avec cette difficulté de choisir de donner à lire un des textes importants de Freud qui va servir de référence à Lacan tout au long de son séminaire sur L'Angoisse, à savoir « Inhibition, symptôme et angoisse » texte de 1926 - il y en a d'autres comme « L'inquiétante étrangeté » de 1917, la conférence 25 « L'angoisse » qui date aussi de 1917 que l'on trouve dans Introduction à la psychanalyse. Encore un texte en 1932, dans Nouvelles conférences sur la psychanalyse, « l'angoisse et la vie instinctuelle. » Donc difficulté entre un texte de Freud ou de porter un accent particulier sur le stade du miroir et le schéma optique. Vous savez que ce stade du miroir c'est le moment où l'enfant va reconnaître son image dans le miroir, moment structural à partir duquel va se constituer l'unité du corps propre en tant qu'« identification au sens plein que donne l'analyse à ce terme : c'est-à-dire la transformation produite chez un sujet quand il assume une image. » je cite Lacan. Moment structural et dynamique car c'est donc la mise en place de l'ébauche du Moi, matrice des identifications secondaires et formateur du Je. Il faut savoir que ce stade du miroir, Lacan n'a eu de cesse de le préciser, de le mettre au travail de 1936 à 1960 environ, stade du miroir liant corps propre - pour reprendre un terme de Wallon - et la question de la représentation, processus dynamique qui va situer de manière assez neuve les rôles du moi idéal et de l'idéal du moi ainsi que la question du narcissisme. C'est donc en s'appuyant sur le schéma optique de Bouasse que Lacan va préciser la relation à l'image spéculaire et son nouage à la relation au Symbolique. Le travail de Stéphane Thibierge est intéressant pour nous, car il se situe au cœur de la question de la fonction spéculaire : quel statut pour l'image du corps d'un point de vue structural en lien avec celle de l'objet a ? C'est donc en 1999 que Thibierge publie un premier ouvrage Pathologies de l'image du corps, le second, celui que je vous ai indiqué pour vos groupes de lecture, L'image et le double, la fonction spéculaire en pathologie. Dans cet ouvrage, le chapitre 2 est particulièrement intéressant pour repréciser cette question du schéma optique et les coordonnées symboliques de l'image spéculaire, le chapitre suivant précisera pour nous la fonction de l'objet (a) et en particulier cette fonction dans l'angoisse.
Voilà donc comme préambule avec une invitation plus que marquée à reprendre la lecture du texte de Freud, « Inhibition, symptôme et angoisse » même s'il n'est pas indiqué dans votre bibliographie.
Alors ce soir, nous allons donc aborder l'angoisse ensemble avec déjà une remarque clinique essentielle, à savoir que celui qui l'éprouve ne peut rien en dire ! Donc déjà, parler de l'angoisse, on rencontre un impossible. On ne peut qu'en décrire ce que nous en ressentons, éprouvés très variables d'une personne à l'autre voire même d'une fois à l'autre : tachycardie, gorge ou estomac noués, pouvant aller à la paralysie totale, sensations d'étouffement, de mort imminente..., etc. Premier point : on ne peut rien en dire si ce n'est que d'en décrire les éprouvés, l'angoisse ne va donc pas sans le corps.
Freud pointe très justement que l'angoisse fait partie de notre expérience subjective commune et ordinaire. Je le cite - citation tirée de la conférence « l'Angoisse » : Chacun de nous a éprouvé ne fut-ce qu'une fois cette sensation ou plus exactement ‘‘cet état affectif''. » Il pointe d'emblée la difficulté d'en parler puisque ce terme est utilisé dans des acceptions diverses et variées, lui conférant un sens vague et indéterminé. Pour Freud, toujours dans cette conférence d'Introduction à la psychanalyse, « le problème de l'angoisse forme un point vers lequel convergent les questions les plus diverses et les plus importantes, une énigme dont la solution devrait projeter des flots de lumière sur toute notre vie psychique. » Donc un espoir pour Freud mais aussi un point au carrefour de la vie psychique.
En 1926, Freud a essayé de préciser chacun de ces trois termes : inhibition, symptôme et angoisse. Dans sa recherche d'une cause ultime, tangible et unique à toutes les angoisses, Freud au fond, questionne l'inscription particulière de chacun dans son rapport au monde. Il cherche à en déterminer une structure générale pour pouvoir repérer comment entrent en jeu les mécanismes psychiques qui opèrent. D'emblée, en 1916, il insiste sur l'état affectif qu'est l'angoisse mais aussi le fait que là où il y a angoisse, il doit exister quelque chose devant quoi on s'angoisse. Je vous rappelle qu'en 1916, Freud s'appuie sur sa première topique c'est-à-dire les trois instances en interrelation : l'inconscient, le préconscient et conscient. A cette époque, il distingue l'angoisse de réel et l'angoisse névrotique, toutes deux comme conséquence d'un danger ; pour la première ce danger serait externe au sujet et se mettrait en place avec l'éducation autrement dit dans un registre de la connaissance de la notion de danger ; la seconde, le danger serait interne, le moi tente de fuir la revendication libidinale, la libido ayant subi un refoulement. Pour Freud, l'angoisse est à imputer en grande partie à la sexualité, elle est donc névrotique, issue d'une transformation de tension accumulée. Pour traiter cette question, il ne se cantonne donc pas à la seule névrose d'angoisse. Son investigation est étendue au champ entier de la psychanalyse et des structures psychiques, il recherche les mécanismes inconscients tout en tenant compte d'une articulation logique de ses concepts et de leur ordonnancement, ce qui l'amène à fonder le statut de l'angoisse comme notion psychanalytique. C'est donc un terme psychanalytique - ce qui me semble important à rappeler, à l'heure où la psychanalyse est régulièrement attaquée. Aujourd'hui, pour parler de l'angoisse, on entend les mots stress, anxiété, spasmophilie, attaque de panique et j'en passe ; je rappelle à cette occasion les journées d'étude de l'ALI à Rennes en 2006 dont le titre était « Stress, Toc, Tag, Tap : que reste-t-il de nos angoisses ? »
Donc en 1926, Freud remanie le concept d'angoisse. Je vous rappelle, parce que vous le savez certainement, il a élaboré la seconde topique : le Ça, le Moi et le Surmoi qui date des années 1920. Ce remaniement du concept d'angoisse l'amène, dans Inhibition, symptôme et angoisse, à partir des travaux de Rank qui considère le traumatisme de la naissance comme inaugural de l'angoisse, à reconsidérer sa position. Deux niveaux d'angoisse sont ainsi définis : le premier dit automatique, « originaire » déclenché par la situation de danger réel comme réaction à une perte, une séparation produisant l'état de détresse du nourrisson lorsqu'il est séparé de sa mère ; l'Hilflosigkeit, traduit parfois par le désaide, déborde l'enfant incapable de soulager ses tensions internes nées de ses besoins du fait de son immaturité et de son impuissance motrice.
Pour le second niveau, il va inverser le processus qu'il avait décrit auparavant, c'est-à-dire que l'angoisse n'a plus pour origine le processus de refoulement mais l'angoisse produit le refoulement. Elle devient signal de danger comme réaction du Moi, la situation de danger rappelle la situation traumatique de l'Hiflosikeit. Le signal d'angoisse est donc destiné à éviter le surgissement de celle-ci, impliquant une attente active et doit déclencher une opération de défense. Si ce processus reste inefficace, alors il y a surgissement de l'angoisse automatique.
Ces défenses sont donc des mécanismes en lien avec plus particulièrement avec l'angoisse de castration dont le danger est la séparation d'avec l'organe génital, mécanismes qui participent à la formation du symptôme qui vont révéler la structure qui leur est associée : à l'hystérie, c'est le refoulement ; annulation rétroactive et isolation pour la névrose obsessionnelle et dans le cas de la phobie, il s'agit d'une projection sur un objet extérieur.
L'angoisse est donc une réaction du moi comme signal de danger articulé à un manque de satisfaction ou à un trop de satisfaction.
Si dans une première élaboration, Freud va différencier la peur, de l'angoisse au regard de l'objet : « La peur est concentrée sur l'objet » et « l'angoisse fait abstraction de l'objet » voilà ce qu'il dit dans l'introduction à la psychanalyse. Dans Inhibition, symptôme et angoisse, c'est le rapport au danger et non à l'objet qui est prépondérant : « l'effroi (Schrek !), peur (Furcht), angoisse (Angst), sont des termes que l'on a tort d'utiliser comme synonymes ; leur rapport au danger permet de bien les différencier. Le terme d'angoisse désigne un état caractérisé par l'attente du danger et la préparation de celui-ci, même s'il est connu. Le terme peur suppose un objet défini dont on a peur. Quant au terme d'effroi, il désigne l'état qui survient quand on tombe dans une situation dangereuse, sans y être préparé ; il met l'accent sur le facteur surprise ».
Autrement dit et pour ramasser les avancées de Freud, l'angoisse survient dans des conditions où il est possible d'articuler ces conditions à la perte d'un objet particulièrement investi par le sujet, que ce soit la mère ou le phallus (séparation d'avec le phallus, il s'agit de l'angoisse de castration).
Alors quel est donc ce point de rendez-vous où nous convie Lacan, à la suite de Freud, dès les premières lignes de son séminaire sur l'Angoisse ? Point de rendez-vous « où vous attend, dit-il, tout ce qu'il en était de mon discours antérieur ».
Il n'est bien sûr pas possible de reprendre en quelques phrases tout ce travail, ce discours antérieur de Lacan mais resituons déjà ce séminaire L'angoisse. Lacan a commencé son enseignement en 1953, l'Angoisse est le dixième séminaire, il se déroule de 1962/1963. L'année précédente, au cours de son séminaire sur l'identification, Lacan a beaucoup travaillé les questions de topologie relative au tore et au cross-cap. Je vous rappelle la conférence de Jean Brini sur la topologie ainsi que celle d'Alexis Chiari qui portait sur l'identification. Donc, Lacan en travaillant ces questions d'identification et de topologie a pu donner à l'écriture du fantasme une topologie spécifique tout en commençant à fonder l'objet a, objet cause du désir.
Dans ce séminaire sur l'identification, on trouve dans la leçon XVI une définition de départ concernant l'angoisse : « c'est la sensation du désir de l'Autre ». Lacan nous invite d'ailleurs à nous tenir, à nous cramponner de manière assez ferme à ce point. Pour l'illustrer, il a construit une fable, l'apologue de la mante religieuse, apologue très connu. Je vous le rappelle :
« Supposez-moi dans une enceinte fermée seul, avec une mante religieuse de trois mètres de haut ; c'est la bonne proportion pour que j'ai la taille du mâle ; et en plus, je suis revêtu d'une dépouille du mâle en question. Je me mire, je mire mon image dans l'œil à facettes de la mante religieuse ; est-ce que c'est ça l'angoisse ? demande Lacan ; c'en est très près, mais l'angoisse commence à partir de ce moment essentiel où cette image - cette petite image de moi en mante mâle dans l'œil à facettes de l'Autre - où cette image-là vient à manquer. Alors l'inquiétude se transforme en angoisse. Angoisse que Lacan décrit comme une oppression indicible par où nous arrivons à la dimension même du lieu de l'Autre en tant que peut y apparaître du désir... Il s'agit de l'appréhension pure, non médiée, du désir de l'Autre. »
Autrement dit ces deux séminaires, l'identification et l'angoisse sont donc en lien étroit l'un et l'Autre.
Lacan n'est pas sans avoir une connaissance d'érudit du travail de bon nombre de philosophes - les références ne manquent pas - et en particulier pour ce séminaire, le travail de Kierkegaard qui a consacré un traité sur l'angoisse. Lacan va en retenir comme introduction de son séminaire, cette appréhension du vide, vide dans lequel justement se tient l'angoisse.
Dès la première leçon de ce séminaire, Lacan commence par une affirmation : « l'angoisse est à la place du fantasme $ ◊ a. ». En tendant l'oreille, ça implique un rapport particulier avec l'objet a. Rappelant l'apologue de la mante religieuse, il reprend l'une de ses formules importantes c'est que dans le rapport à l'Autre, ce qui surgit c'est un Che vuoï ? Que veut-il cet Autre ? Que ME veut-il ? Que veut-il à moi, au moi ? Je déplie cette formule pour vous faire entendre que d'emblée Lacan situe l'angoisse entre le désir et l'identification narcissique. Ces deux étages sont étroitement noués, c'est une question assez difficile - et c'est pourquoi j'ai fait ce choix bibliographique d'en passer par les travaux de S. Thibierge. C'est donc la question du rapport de l'objet a et de l'image spéculaire i(a), l'émergence de l'angoisse se situant en un point particulier dans ce rapport.
Il reprend ce que Freud nous avait déjà permis d'entrevoir, que l'angoisse est un affect et non une émotion, un affect c'est-à-dire qui a un rapport étroit de structure avec le sujet. L'affect n'est pas refoulé - ce que Freud déjà avait dit - mais l'affect est désarrimé. Ce sont les signifiants qui sont refoulés, les signifiants qui amarrent cet affect.
Si l'angoisse n'est pas sans le corps, elle n'est pas non plus sans l'Autre.
Une petite remarque en parallèle, Lacan aura cette formule pour rappeler que la praxis analytique qui est une expérience de parole où la dimension signifiante est donc prévalente, mérite un nom : celui d'érotologie.
Il s'agit donc non pas de comprendre le vécu de l'angoisse mais d'en repérer le ressort. Comme vous l'a développé A. Chiari, il n'y a pas d'apparition concevable d'un sujet comme tel sans l'introduction première d'un signifiant que Lacan a appelé trait unaire. C'est-à-dire que l'identification primaire est une identification au signifiant pris dans l'Autre. Cet isolement d'un signifiant qui peut être n'importe lequel pour chacun d'entre nous et qui ne peut pas être compté dans l'ensemble des signifiants qui sont en jeu pour un sujet donné, ce trait unaire c'est ce qui va permettre l'émergence du sujet c'est-à-dire qui va en quelque sorte venir représenter le sujet pour un autre signifiant. Je vous rappelle que ce trait unaire n'a qu'une seule spécificité c'est d'être d'autant plus distinctif qu'il n'est que le pur support d'une différence. C'est à partir de ce trait que le sujet va pouvoir se compter ; c'est aussi le lieu même du sujet, c'est-à-dire à la fois le sujet qui se compte, et le sujet qui sera toujours en défaut de ce compte. Je vous rappelle ceci pour insister que dès le départ, nous avons affaire à la présence de l'Autre. Rappel donc qui nous servira un peu plus loin.
Alors évidemment, je voudrais faire une petite remarque quant à cet Autre. Les séminaires de Lacan étaient oraux, parlés. Or pour un certain nombre qui n'avons pas entendu Lacan, nous avons affaire à une transcription de ses séminaires. Claude Dorgeuille, qui a entendu Lacan et à qui on doit une grande part des premières transcriptions des séminaires, rappelait que lorsque ce terme « autre » apparaissait dans l'énonciation de Lacan, les auditeurs étaient obligés de se poser la question de savoir si c'était le petit ou le grand, sauf quand Lacan le précisait ce qui n'était pas toujours le cas. Par ailleurs, il existe des situations où les questions du rapport à l'autre en général incluent à la fois le petit et le grand d'où nos difficultés à la lecture et donc les difficultés qui ont été rencontrées au moment de la transcription.
À partir de la formule de Hegel, le désir de l'Homme, c'est le désir de l'Autre, Lacan la reprend, il va en préciser les reliefs c'est-à-dire que si chez Hegel, nous avons affaire à l'opposition de deux consciences, chez Lacan, l'Autre, le grand Autre est là comme inconscience constituée. « Et l'Autre, le grand, intéresse mon désir dans la mesure de ce qui lui manque et qu'il ne sait pas, et c'est le seul détour pour trouver ce qui me manque comme objet de mon désir. »
Le fantasme $ ◊ a, marque cette nécessaire dépendance à l'Autre comme lieu du signifiant, c'est-à-dire que c'est mon semblable entre autres, mais pas seulement puisque c'est aussi le lieu où s'institue l'ordre de la différence. Et ce fantasme est dans sa totalité du côté de l'Autre, de l'Autre barré en tant qu'on ne peut l'atteindre.
L'angoisse, nous dit Lacan, est la structure du sujet, sa fonction est un trait structural du parlêtre justement du fait de la liaison avec le désir de l'Autre. Le fantasme vient là pour voiler la béance inhérente au langage nous coupant d'un rapport naturel à notre corps.
Nous allons donc essayer, à propos de ce rapport au corps, d'amorcer cette question difficile du nouage qui existe entre l'étage spéculaire et l'étage du désir, c'est-à-dire entre cette conception lacanienne du moi, de l'identification à l'image dans le miroir et le champ de l'Autre.
Reprenons le stade du miroir avec le schéma optique.
Ce moment où un bébé, tenu dans les bras d'un adulte se reconnaît dans le miroir et jubile, rit, s'agite, et dans un élan, se retourne vers l'adulte, celui qui représente alors l'Autre, le grand, il se retourne comme pour en appeler à son assentiment afin d'entériner la valeur de cette image. Et l'adulte, dans la plupart des cas, va lui parler à cet enfant : « Oui, c'est bien toi, Paul, que tu vois là dans le miroir... ». Il y a donc une nomination.
Cet instant de jubilation dans la relation à l'image corporelle dans le miroir est décisif, car c'est cette image qui donne au bébé la dimension de l'unité de son corps, une unité qui va le concerner en propre. Il s'agit d'une identification à cette image au sens plein du terme, comme je vous l'ai déjà dit. À ce moment du stade du miroir, l'enfant est dans un état de dépendance puisqu'il est dans une impuissance motrice et posturale. Il y a donc un décalage entre cette impuissance réelle du corps et ce qu'il va saisir comme image unifiée.
Devant le miroir, ça ne fait pas que regarder, ça parle aussi. Et ça nomme.
Dans le même temps que se constitue cette image dans le miroir et de la prise à témoin non seulement du regard de l'Autre, là d'où ça parle, c'est d'un lieu Autre.
Pour l'enfant, l'Autre, le grand est incarné par l'Autre primordiale, le plus souvent la mère. Mais pour que cette identification au miroir puisse se réaliser, il faut de prime abord que le sujet ait trouvé à se loger dans l'Autre, qu'il y ait trouvé une place, qu'il ait pu être identifié dans l'Autre, autrement dit que dans l'Autre une place lui ait été suffisamment aménagée. Nous retrouvons là ce que je vous ai rappelé de l'identification primaire, l'identification au signifiant, au trait unaire. Sans cette identification au trait unaire, l'identification à l'image du miroir ne peut tenir. Mais avec cette identification symbolique, l'enfant va aussi trouver dans l'Autre un certain nombre d'attentes, d'idéaux, etc., dans lesquels certains traits vont venir constituer l'Idéal du moi. Autrement dit, l'identification imaginaire est étroitement dépendante de l'identification symbolique. Ce qui va faire tenir image et corps ensemble, c'est le regard. C'est le regard qui vient donner à la fois l'illusion de l'unité mais aussi qui fonde la dynamique libidinale. Ce regard, c'est à la fois le regard de l'enfant, mais aussi celui du grand Autre incarné par un petit autre. C'est-à-dire que ce regard est une construction à partir de paroles, de signifiants. Il me semble qu'on peut dire qu'à cet endroit-là, est constitué un second miroir. Dans ce miroir au champ de l'Autre, il est donc nécessaire que le sujet y ait repéré la place d'un manque.
Que de hiatus donc ! le caractère anticipatoire de cette forme saisie dans le miroir en est un, un autre entre l'image saisie et l'Autre c'est-à-dire là où s'est produit l'identification symbolique: là d'où je me vois, ce n'est pas là d'où ça parle. Ces hiatus vont venir creuser la matrice symbolique du Je - et nous retrouvons le titre complet de l'article de Lacan dans les Écrits. Cette inadéquation radicale à soi-même provient donc du fait que ce « je » sera représenté dans l'ordre du Symbolique, de la métaphore, dans l'ordre du langage alors que cette forme saisie dans le miroir, cette identification à l'image dans le miroir va constituer le socle du narcissisme, le moi idéal de Freud à partir duquel va se faire toute une série d'identifications. Il nous faudrait passer du temps sur le schéma optique que Lacan emprunte à Bouasse comme je vous l'ai déjà dit, mais qu'il modifie en remplaçant le miroir concave par l'Autre pour essayer de saisir les différentes articulations entre la mise en place du moi idéal, celle de l'idéal du moi, de ce nouage entre identification narcissique et identification symbolique. Nous n'avons pas le temps ce soir, mais retenez que nous n'avons pas accès à notre image réelle, ni non plus à la réalité de notre corps. Ce corps, nous n'y avons accès que par cette relation à l'image spéculaire, relation spéculaire qui est sous la dépendance du grand Autre. Ce corps propre est donc le corps de l'Autre.
Cette place où dans l'Autre, au lieu de l'Autre, authentifié par l'Autre, à cette place se profile une image réfléchie - celle saisie dans le miroir - qui donc d'emblée est problématique, voire fallacieuse dira Lacan, donc à cette place se profile une image fallacieuse de nous-mêmes. Et entre image spéculaire et le signifiant, il existe une coupure. C'est ce que Lacan nomme le manque-à-être.
Cet investissement libidinal de l'image spéculaire - la jubilation en est le témoin - est un temps fondamental qui entraîne une capture narcissique dans l'image et donc à l'image du semblable. C'est assez commun de dire que nous avons cette pente à nous précipiter sur l'image, l'image du même avec la question de ne plus savoir ce qui appartient à l'autre ou à soi... et toutes les querelles narcissiques qui vont avec... Mais cet investissement a une limite, toute la libido ne passe pas par cette image spéculaire. Il y a un reste en réserve.
Quelque chose qui a à voir avec le réel du corps et que l'image n'intègre pas, il y a un reste, c'est ce que Lacan nommera objet a. On y reviendra parce que c'est à ce niveau que se fait le nouage avec l'étage du désir. Nous sommes donc tous dans la méconnaissance de ce que cette image a échoué à intégrer.
Une dernière remarque avant d'en arriver à l'étage du désir.
Ce moment du miroir constitue donc une identification mentale à l'image spéculaire et donc à l'image du petit autre, en même temps qu'elle polarise le narcissisme constitutif du moi. Dans le même temps, se déterminent également à travers la fixation à cette forme figée, d'une image réfléchie, les conditions de la permanence et de l'unité structurant les objets du monde qui entoure l'enfant. Ce moment est décisif puisque nous savons que dans la clinique infantile, si cette jubilation au miroir comme assomption triomphante - pour reprendre les termes de Lacan - n'advient pas, les conséquences sont graves puisque les conditions d'émergence du sujet ne sont pas réunies : pas de nouage entre Réel, Imaginaire et Symbolique autrement dit, pas d'effet de sujet.
L'image spéculaire est donc une projection, elle est ce que le sujet anticipe d'une place où il est représenté dans et pour l'Autre. Mais cette place où se profile cette image laisse en suspend la question du désir de l'Autre, le fameux Che vuoï, que veut-il ? Que me veut-il cet Autre ? Ce Che vuoï va participer à creuser la matrice du « je ». C'est la mise en place au niveau du domicile dans l'Autre lieu du langage, du Heim, du chez soi si familier, du désir comme désir de l'Autre et en particulier du désir dans l'Autre. Or pour entrer dans la dialectique du désir, mon désir ne peut entrer en l'Autre que sous la forme de l'objet que je suis dans le désir de l'Autre, nous dit Lacan... Cela peut paraître scandaleux, non ? Pour entrer dans la dialectique du désir, mon désir, mon désir ne peut entrer en l'Autre que sous la forme de l'objet que je suis dans le désir de l'Autre et en tant que ce désir m'exile de ma subjectivité. C'est pourtant par ce chemin que se fait le procès de la reconnaissance de ma propre subjectivité. Lacan précise que justement à cause de l'inconscient, on peut être cet objet affecté. C'est une manière me semble-t-il de parler de la division du sujet, de $.
Au miroir, le désir de l'Autre se situe à une place caractérisée par un manque - j, le désir reste voilé et essentiellement mis en rapport avec une absence. Ce reste de libido dont je vous parlais tout à l'heure, ce reste de libido reste investi au niveau du corps propre. C'est cette réserve de libido investie dans le corps qui va intervenir comme instrument dans le rapport à l'Autre.
L'objet a se rapporte donc à cette première articulation du corps et du grand Autre c'est-à-dire que c'est au point de ce recoupement du corps et de sa représentation dans l'Autre qu'il se situe. Cette fonction du petit a renvoie ainsi du côté du Réel du corps et de l'Autre, à la structure du langage qui vient définir cette représentation.
Avec le Che vuoï, question qui porte sur le désir de l'Autre, le sujet va chercher à s'identifier à l'objet cause du désir de l'Autre. Cependant, le désir de l'Autre contient toujours une part énigmatique qui vient déterminer un impossible à reconnaître. C'est une autre manière de dire que cet objet n'est ni dans le symbole, ni dans le corps.
Il n'existe donc pas d'image du manque. Ce reste, ce manque, l'image l'habille. Puisque ce manque n'est pas spéculaire et qu'il va entrer dans la constitution de l'objet a, l'objet a n'est pas non plus spécularisable. Autrement dit, comme il n'y a pas d'image du manque, quand apparaît quelque chose à cette place, c'est l'angoisse qui se constitue. C'est le manque qui vient à manquer. Lacan va s'appuyer sur cette élaboration freudienne du signal pour venir nous faire entendre que si pour Freud l'angoisse est liée à un danger et non à un objet, l'angoisse n'est justement pas sans objet. Simplement, nous dit-il, il est ailleurs, non spécularisable, non saisissable. Quelque chose vient menacer cette place du lieu du manque, un trop qui déloge cet objet de sa fonction de venir à manquer.
L'angoisse est le signal de ce manque d'appui sur le manque constitutif du sujet. Ce manque tel un vide a une fonction structurante. « La possibilité de l'absence, c'est la sécurité de la présence » dira Lacan. Mais quand il n'y a pas de possibilité de manque, le rapport au désir sur lequel s'institue le sujet est alors perturbé.
Au miroir, le désir reste donc voilé et essentiellement mis en rapport avec une absence qui est justement ce - j, comme coupure, comme présentation voilée du manque. Et petit a est ce quelque chose qui va se trouver être construit par le sujet pour tenter de venir combler ce trou, ce manque comme équivalent de ce phallus, de ce - j. Ce que réalise le parlêtre, c'est qu'il va transporter cette fonction de a comme objet cessible du corps au champ de l'Autre. Quels sont ces objets cessibles du corps ? Vous les connaissez : sein - fécès que Freud avait déjà élaborés. Le sein concerne l'objet de la demande à l'Autre - le cri de l'enfant est interprété comme demande par la mère ; avec les fécès, nous avons un renversement de la demande, c'est-à-dire qu'il s'agit de la demande de l'Autre. Lacan, dans ce séminaire va en ajouter deux autres : le regard et la voix. Ces objets participent des déterminations de la pulsion, de la demande et du désir, ils viennent recouper ce qui s'articule aux orifices du corps. Regard et voix sont mis en jeu dans la dimension du désir. Le regard est objet de désir de l'Autre, la voix objet de désir à l'Autre. C'est d'ailleurs à partir de ces deux objets qu'il nous est possible aujourd'hui de s'inquiéter d'un bébé qui présenterait les signes d'un tableau autistique : un bébé qui ne s'accroche pas au regard de l'Autre primordial ou de n'importe quel autre d'ailleurs, et un bébé qui ne donne pas de la voix, dans un appel à l'Autre comme relance, comme marque d'appétence à l'Autre.
Tous ces petits a sont donc présents dès le début de la vie, avant même la constitution du moi idéal, avant le miroir. Ces objets sont aussi pris dans la dialectique à l'Autre, dans la dimension pulsionnelle, dans la dimension de la demande mais aussi dans celle du désir. Mais ils sont comme désordonnés, il n'est absolument pas question pour l'enfant de les avoir ou pas. C'est là le vrai sens d'auto-érotisme nous dit Lacan, c'est qu'on manque de soi. Donc ces petits a, le sujet va les inscrire au champ de l'Autre en tant qu'objet a cause du désir. Il faut entendre objet a cause du désir comme n'étant pas devant le désir, mais objet a, cédés à l'Autre comme produisant un effet de désir, effet qui ne trouverait aucune fin ultime.
C'est un point d'irréductibilité que cet objet a. L'objet a constitue donc bien au niveau du corps un reste, et à la fois le support élémentaire du sujet au lieu de l'Autre. Le sujet se trouve donc être engagé au lieu de l'Autre comme objet a.
La fonction de l'objet a est justement de cerner ce hiatus, c'est-à-dire le ratage, le manque qu'il existe entre l'image et les premiers traits de l'idéal du moi, c'est-à-dire de ce que de l'Autre, le sujet a reçu et qui vient non seulement le représenter mais à la fois l'élider en tant que sujet. Cette béance où la constitution de l'image spéculaire montre sa limite, c'est là pour Lacan le lieu élu de l'angoisse. C'est à c'est endroit-là que Lacan situe ce phénomène de bord, d'encadrement qui vient ici nous évoquer la limite entre le monde de notre réalité et le champ de l'Autre.
Bien que l'objet ne soit ni représentable dans l'image, ni assimilable au symbole, il est à la fois articulé à partir de ces deux registres. C'est ce qui vient chuter comme reste de la dialectique du sujet et du grand Autre en tant que le sujet a à se constituer au champ de l'Autre. Autrement dit, entre le Réel du corps et la représentation du corps, il y a ces deux plans séparés mais qui se recoupent, recoupement où vient se loger cet objet a.
Le fantasme en tant que tableau, encadré telle une fenêtre, vient donc recouvrir ce en quoi le corps du sujet est engagé dans l'Autre comme cessible, décomposé jusqu'au point où ce cessible est irreprésentable et n'a d'autre référent que le désir de l'Autre.
On saisit un peu mieux pourquoi l'identification au miroir, le moi, ne peut se mettre en place que moyennant l'identification préalable du sujet au lieu de l'Autre mais aussi de l'identification du manque au lieu de l'Autre. L'image vient là comme neutralisant cet objet a au sens d'une substitution du défaut d'être en tant qu'aliéné au grand Autre manquant. Cette coupure que voile le fantasme, quand elle s'ouvre, c'est l'angoisse qui surgit comme manifestation éclatante de l'intervention de l'objet a. Ce que vise l'angoisse dans le Réel, c'est qu'elle se présente comme signal de la division signifiante du sujet. De cette division du sujet, il y a un reste, l'objet a. Cette opération nous dit Lacan, est constituée par trois étages, trois temps : jouissance - angoisse - désir. L'angoisse se trouve donc être dans une fonction médiane entre jouissance et désir. La jouissance ne connaît l'Autre que par ce reste a qui résiste à l'assimilation par le signifiant. C'est pour ça que l'objet a se présente comme perdu dans la dimension signifiante, parce que ça résiste à la significantisation, nous dit Lacan. Et ce reste vient constituer le fondement comme tel du sujet désirant. L'objet chute du sujet au sens de résister au signifiant dans sa relation au désir. Ce passage de la jouissance au désir ne se fait pas sans angoisse. Me proposer comme désirant, c'est me proposer comme manquant de l'objet a. Il nous est aussi possible d'entendre alors ce que Lacan dit de l'angoisse comme étant liée au caractère de cession de l'objet au moment constitutif de cet objet a.
L'angoisse est un signal pour le sujet, pour l'avertir de quelque chose qui est un désir c'est-à-dire une demande qui ne recouvre aucun besoin mais qui ne concerne rien d'autre que son être-même, un désir de l'Autre qui le met en cause, qui l'interroge à la racine même de son désir. Dans son étreinte l'angoisse intéresse le plus intime de soi-même. Et de tous les signaux, l'angoisse est celui qui ne trompe pas. C'est l'inquiétante étrangeté qui se présente ou plutôt une inquiétante familiarité.
Il n'y a pas de manque dans le Réel. Ce qui ne veut pas dire que le Réel est plein. Il n'y a pas de manque dans le Réel car le manque est symbolique. La castration est symbolique et elle se rapporte donc à un certain phénomène de manque, ce fameux - j, phallus imaginaire, mais un phénomène de manque qui ne peut pas être suppléé par le symbole. Autrement dit, ce n'est pas une absence que le symbole peut parer.
En reprenant ce point de butée indiqué par Freud, c'est-à-dire l'angoisse de castration et le penisneid pour une femme, qui serait indépassable, Lacan en indique un passage possible. L'angoisse de castration trouve son ressort lorsque le sujet convoque le phallus, ce - j comme objet, c'est-à-dire comme instrument d'une toute-puissance. Or il fonctionne partout sauf là où on l'attend. Il ne peut-être que manquant. Autrement dit, la relation au désir en particulier pour l'homme, doit en passer par cette négativation du phallus.
Lacan nous dira que ce devant quoi le névrosé recule, ce n'est pas devant la castration, c'est de faire de sa castration ce qui manque à l'Autre.
Pour une femme, Lacan dira que son angoisse est essentiellement devant le désir de l'Autre dont elle ne sait pas très bien ce qu'il couvre.
L'élaboration de Lacan a permis de déplacer totalement la dynamique de la cure puisqu'au roc de la castration ou du penisneid Freudien, le trajet d'une cure permet une découpe de cet objet cause du désir c'est-à-dire permet qu'il prenne pleinement sa fonction en tant que manquant permettant au sujet d'être en règle en quelque sorte, avec son désir.
Avant de conclure par une toute petite vignette clinique, je voudrais juste vous préciser qu'il y aurait encore beaucoup de choses à dire à partir de ce séminaire de Lacan. En essayant de tisser un certain fil autour de cet objet a, je n'ai pas pu faire autrement que de laisser des trous... Du manque donc.
Je souhaiterai terminer sur la fonction du regard avec cette petite vignette clinique. Car si vous avez entendu ce que j'ai essayé de vous dire au travers de ce nouage entre identification narcissique et dimension du désir, la fonction du regard y est prévalente. Un jeune garçon de huit ans vient me rencontrer, car il ne peut pas s'endormir le soir seul. Il m'expliquera que ce qui l'empêche de dormir, ce sont des yeux qui luisent dans la nuit. À la séance suivante, il me dira que ce qui l'a empêché de dormir, c'est une ombre qui est là dans sa chambre. Cette ombre est celle d'un homme, avec des plumes sur la tête... Comme un indien ! - il faut savoir que le nom de famille de ce garçon est l'anagramme d'un illustre indien, guerrier apache de renom qui a œuvré dans la guerre contre le Mexique et les États-Unis. Quelque temps après, ça va mieux. Mais parfois il a une peur quand il est chez son père : celle d'un homme qui rentrerait dans la maison pour venir voler les bijoux...