Merci pour votre invitation, j’avais gardé le meilleur souvenir de ma précédente venue chez vous, dû bien sûr à l’université qui nous rassemble à l’initiative de Claude Rivet pas moins.

Je me disais que si nous étions aux États-Unis, il faudrait que je commence comme ça : « I love you ! » et comme vous êtes, comme ils le sont là-bas, c’est bien connu, très gentils, vous lèveriez les bras, balanceriez et vous diriez : « We love you, too ! », alors je serais rassuré évidemment.
Ceci, pour vous faire remarquer, partons de ceci : on comprend ça aux États-Unis, on comprend que dans une assemblée qui est forcément rendue disparate par son hétérogénéité et qui concerne aussi bien son origine, la langue, la couleur, la religion, le sexe, l’âge, l’éducation, la fortune, etc., on conçoit que pour pouvoir les rassembler autour d’un propos, pour que l’orateur puisse provisoirement constituer une sorte de famille car sinon il ne sera pas entendu, ce qu’il dira paraîtra injonctif mais nullement une adresse partagée, il faut créer artificiellement ce partage d’un trait commun qui en cette occurrence que je viens d’évoquer serait celui d’un amour, d’un trait d’amour qui, ne serait-ce que provisoirement, rassemblerait notre communauté et cela avec l’orateur lui-même.


Je pourrais évidemment très facilement disserter sur le fait que cet amour que je viens d’évoquer ainsi mis en place d’une façon inaugurale au cours d’une conférence aux États-Unis est un amour qui ne coûte pas cher.
Il ne coûte pas cher puisque comme vous le savez Obama pas plus que Madame Clinton n’ont réussi à faire passer une loi élémentaire sur la sécurité sociale. C’est donc un amour simplement comme ça, purement éphémère, transitoire, occasionnel.

Ce n’est pas tout à fait la même chose chez nous, mais je ne veux pas m’engager, développer ce point si ce n’est pour nous interroger sur ceci : comment se fait-il que nous ayons besoin à ce point les uns et les autres pour faire communauté, ne serait-ce que provisoire, d’un amour partagé, que nous puissions tous nous réclamer de ce même trait qui permet à une assemblée de se tenir ?
Alors, il faut faire remarquer — c’est ce que vous savez, quoi que ce n’est pas trop dit — que tout ceci vient de notre expérience en général commune, de notre expérience commune de la vie familiale. La vie familiale présente cette particularité de proposer à chacun de ses membres un amour certes partagé mais, voilà bien le problème, inégalement réparti ; c’est bien embêtant. C’est bien embêtant et c’est bien là comme chacun sait que les ennuis commencent. Inégalement répartis et je dirais dans toutes les relations que les membres de cette famille peuvent avoir entre eux, et bien évidemment aussi bien dans la relation des enfants avec leurs parents, que dans la relation des enfants entre eux.
Il y a des collègues qui ont inventé le terme de « frèrocité », il est souvent comme nous le savons exact, et en plus nous savons ce qui va très vite venir s’inscrire comme étant ce contentieux entre, par exemple, toutes les différences qui peuvent venir supporter ce contentieux, les différences d’âge ou bien entendu les différences de sexe entre garçons et entre filles, et donc le fait que ce rassemblement, cette cellule jusque-là initiale, était même tellement initiale et tellement inégalitaire que nous sommes comme vous le savez en train de la mettre à mal, ça lui apprendra à celle-là. Donc le fait surprenant est que le même donc, pour justifier mon titre, le même donc, le frère ou la sœur, etc., va être la source d’une, là où on attendait l’amour, la source si facile d’une haine avec la dénonciation de l’usurpation, de l’usurpation opérée par ce partenaire imposé et qui cependant est tellement semblable.
C’est un fait dont l’empreinte va désormais, — c’est ce qui est encore le plus surprenant — marquer la relation, les relations de celui qu’on appelle l’adulte, dans la vie sociale. Autrement dit, il va projeter, c’est le cas le plus ordinaire, dans ses relations aussi bien à l’endroit de l’autorité, qu’à l’endroit de ceux qui sont ses collègues, il va projeter un certain nombre de tensions qui sont directement nourries, directement héritées de ce qui fut son expérience, son expérience familiale. Ceci pour développer ce qu’il en est de cette relation particulière que nous pouvons, à l’intérieur de la famille, avoir avec celui qui est identique à soi et qui introduit donc ce paradoxe, que là où serait attendu un respect voire une admiration réciproque, une collaboration après tout, c’est l’un des fantasmes des organisations des utopies sociales, la collaboration, la fraternité entre les membres, etc., eh bien là où on pourrait légitimement attendre cet agrément du rapport à autrui et en tant qu’il est tellement semblable, nous rencontrons de façon inattendue et déplaisante pas seulement pour soi-même — pour soi-même c’est désagréable — cette tension à l’endroit de celui qui est à votre image.
Je ne m’engage même pas évidemment à ce sujet avec ce qui se passe avec les jumeaux, bien sûr qui présentent des particularités tout à fait explicites à cet égard. Et puis il y a dans la famille cette autre dimension qui surgit et qui lui est tout à fait spécifique et qui va concerner bien entendu la position des filles, position particulière puisqu’on peut dire qu’elles se sentent inégalement traitées et injustement traitées, fort mal réparties dans cet amour distribué puisqu’elles ne seront pas les héritières de la lignée dont elles sont cependant issues. C’est une forme d’injustice qui est particulièrement remarquée, remarquable, active et que, alors que le garçon trouve son identité sexuelle par son inscription dans la lignée, eh bien la fille qui ne mérite pas moins, va devoir attendre d’être inscrite, par un époux, par un mari dans une autre lignée pour pouvoir être reconnue dans son identité sexuelle.

Il y a donc là, et la fameuse histoire relevée déjà au temps de Freud, la fameuse histoire du penisneid, de l’envie de pénis, n’a pas d’autre support, que justement ce type de souffrance, inaugurée par une situation qui par ailleurs paraît normale, puisqu’elle concerne évidemment l’interdiction de l’inceste et cette loi de l’échange des femmes qui n’a pas attendu le mythe d’Œdipe pour être actif. Les populations primitives n’ont sûrement pas eu besoin de lire Oreste, Sophocle, qui vous voudrez, pour savoir ce que c’est que l’échange des femmes. Elles ne se consomment pas à l’intérieur de la famille. C’est bizarre !
Il est évident, il m’arrive, je le raconte souvent de discuter avec des cognitivistes ou des comportementalistes et qui affirment fièrement qu’il n’y a pas de frontière tranchée entre l’homme et l’animal, qu’il y a une continuité. On n’a jamais vu une société animale aussi élaborée soit-elle, certaines sont fort élaborées, pratiquer l’échange des femelles. Le jour où l’on verra ça, on sera drôlement angoissé, on sera drôlement inquiet de voir d’un seul coup les fourmis pratiquer l’échange des femelles.

Dans cette modalité exemplaire de l’injustice, cette modalité exemplaire de l’inégalité, mais qui introduit dans la relation au semblable une dimension tout à fait spécifique et que la prévalence dans notre fonctionnement social des lois de l’imaginaire complètement escamote, il y a là une dimension, celle de l’autre, de l’altérité : une fille celle qui va être la femme à la fois n’est pas semblable et elle n’est pas étrangère. Elle est de la famille et comme la mère elle-même, elle partage une identité spécifique qui est celle de l’Autre et se caractérise par ce qu’elle n’est pas séparée par une frontière de l’espace organisé par les identiques à eux-mêmes, par les semblables, par les hommes, pas par une frontière. Au contraire il y a un échange permanent, il y a une sorte de continuité entre l’espace occupé par cet Autre, la femme, la future femme, et l’espace occupé par les bonshommes, avec une incidence clinique extraordinaire, que moi je trouve à chaque fois épatante, en tout cas qui continue à m’épater, c’est la revendication d’avoir un père assez fort pour que justement cette altérité soit résorbée, cette altérité qui est représentative à la fois des limites de la puissance du père puisqu’il ne peut pas englober tout le monde ; il ne peut pas donner à tous l’insigne identique, l’insigne de virilité identique et donc ce père dont on attend tout se révèle lui-même castré puisqu’il ne peut pas accorder ce qu’il donne aux uns, l’accorder de façon aussi généreuse voire aussi normale aux autres. D’où bien entendu une double manifestation, celle d’une part de l’exigence, de l’espoir d’un père qui serait assez fort pour que tous ses enfants soient réunis dans la même communauté, indépendamment bien entendu de leur sexe, qu’ils soient tous identiques, tous semblables, tous marqués du même trait dont l’expression spontanée la plus ordinaire est évidemment le trait de virilité, et en même temps, c’est là le paradoxe, le fait que ce père va être aimé, pour sa faiblesse. C’est là l’un des paradoxes de l’amour. On n’aime pas celui qui est fort, on le craint, on le jalouse, on le redoute, on s’en méfie, on se sent contraint. Mais on aime celui dont la faiblesse appelle justement qu’on vienne le reconstituer, qu’on vienne le garantir, qu’on vienne lui donner un statut par l’amour.
Je pourrais, si j’avais envie d’épiloguer, de développer ça, faire remarquer par exemple les différences de relations entre le Dieu des juifs et le Dieu chrétien par exemple. La dimension de l’amour n’est pas spécifique dans la religion juive. Il ne s’agit pas d’amour. Il s’agit de respect et d’obéissance. Il s’agit de lois. Et vous voyez tout de suite comment la relation au Dieu chrétien est une relation de type en tant qu’il se trouvera incarné, personnifié dans la figure de son fils, c’est une relation d’un type complètement, complètement différent.

La question va donc être la suivante : cet Autre spécifique donc de la position féminine, est-ce que je l’aime ? Poser la question sous cette forme c’est tout simplement évoquer les aléas ordinaires des relations de couple. Là aussi bien sûr, je peux l’aimer pour sa faiblesse, mais elle-même peut vivre sa faiblesse, c’est bien connu, comme une injustice insupportable donc chercher à la compenser. Je peux moi-même d’ailleurs être angoissé par son altérité et donc attendre d’elle qu’elle se comporte de façon semblable à la mienne, c’est-à-dire en simulant, avec le simulacre de signe de virilité. En posant la question en ces termes tellement élémentaires, tellement simples, je crois que nous sommes en train d’aborder ce qui est le fond le plus ordinaire de la tragicomédie propre à la vie conjugale. Tragicomédie parce qu’il est bien évident que les acteurs ignorent quel est l’auteur du script qu’ils sont en train de dire. C’est chaque fois le même chez chacun.
Peut-être vous ai-je déjà à vous-même raconté ceci, c’est que quand on entend les voisins dans leur période de disputes conjugales qui est forcément périodique ça fait partie de l’ordinaire, pour ceux qui vont de l’autre côté de la cloison — évidemment ça empêche d’écouter la télévision — mais ça paraît aussi à la fois un peu comique sauf que lorsque ce sont les voisins qui nous entendent nous-mêmes, absolument avec le même script, et c’est ça qui est formidable. C’est que quel est l’auteur, quel est l’auteur de cette pièce, quel est celui qui a écrit ces rôles que nous n’avons pas besoin d’apprendre, on ne nous les a pas appris à l’école, pour être capable de les réciter. Ça vient tout seul ! Et celui qui les émet se demande d’où ça lui vient. Il a la surprise de s’écouter comme ça déballer son affaire.

Qui a écrit les pièces qui sont attribuées à Shakespeare ? On ne sait pas si Shakespeare a existé, on ne sait pas s’il y a eu un auteur, un groupe de copains qui, une espèce de cartel, ils ont écrit ça en cartel, ils se sont amusés à écrire ça, mais il est évident si ces pièces sont éternelles, elles existeront, elles seront toujours pour nous percutantes aussi longtemps que notre humanité restera à la surface de la terre. Parce que justement elles paraissent écrites directement par qui ? Par cette instance phallique qui nous rassemble et qui nous sépare à la fois et qui a cette propriété étrange de nous rassembler en nous séparant et en nous différenciant, et c’est pourquoi évidemment on n’en veut plus de cette instance phallique, et qu’on est en train de lui tordre l’instance, lui laisser l’instance dans la gorge.
Cette dimension de l’Autre, ce qui est sensationnel c’est que Freud l’ignorait. Pour Freud — d’ailleurs les féministes ont parfaitement raison de s’insurger contre cette position sur ce sujet — pour Freud les femmes sont des hommes avec un zizi plus petit, voilà ! Elles ont le même zizi mais plus petit, elles doivent renoncer à avoir le même zizi que le garçon et elles ont un organe en plus, le vagin donc, et une femme est supposée être capable d’avoir procédé au déplacement de son érotisme depuis ce zizi sur cet organe spécifique, le vagin, c’est-à-dire que pour Freud, homme et femme font partie du même ensemble. Elles ne sont pas Autre par rapport aux bonshommes, ce sont simplement des semblables qui ont une configuration anatomique un peu différente à cet égard. C’est le petit père Lacan qui a introduit cette dimension de l’altérité qui n’est pas sérieusement prise en compte, qui est même une dimension récusée parce que dans le plan de l’Imaginaire nous nous représentons toujours comme constituant en quelque sorte un cercle, chacun de nous limité par une frontière avec l’environnement. C’est ainsi que de façon imaginaire nous nous représentons, c’est-à-dire dans une situation de type paranoïaque avec l’environnement et c’est cette représentation qui est à la source entre autres de disposition paranoïaque que nous pouvons avoir c’est-à-dire il y a nous et puis dehors il y a l’étranger, ce qui n’est pas nous. Il y a nous et pas nous.
La démarche philosophique de Platon était de faire que ce qui n’est pas le même devienne le même, devienne identique à nous, c’était ça la démarche de la science. Voilà, vous voyez qu’il suffit à ce modèle d’opposer la différence des sexes pour voir tout de suite le problème que ça pose et justement la façon dont par exemple pour Freud ça s’est posé et dont ça se pose je dois dire dans certaines religions. Je ne veux pas développer ce thème mais il est certain que des religions à l’intérieur même du christianisme ou hors du christianisme ont à cet égard des dispositions différentes concernant la femme, concernant la féminité.

Reconnaître l’altérité, c’est du même coup reconnaître les limites de la puissance paternelle. Et reconnaître les limites de la puissance paternelle c’est aller contre la représentation idéale que forcément nous avons de Dieu. Il y a donc là une difficulté logique : comment Dieu Un, tout puissant, pourrait-il se manifester par une limite lui-même en quelque sorte se tenant pour assurer la faculté de reproduction qu’il encourage, se soutenant d’une limite ? Il y a donc là une contradiction qui fait que nous sommes vis-à-vis de la dimension de l’altérité dans une position de faible agrément si ce n’est de refus. Actuellement nous assistons, c’est purement actuel, les choses évolueront, nous assistons à l’éclosion des mouvements féministes. D’où les femmes tiennent-elles leur message ? Les femmes qui animent les mouvements féministes, de qui tiennent-elles leur message, d’où ça leur vient ?
Elles ne seraient évidemment pas très contentes si elles m’entendaient dire que le message leur vient directement des bonshommes, des bonshommes dont je leur dirai qui ont toujours eu dans l’exercice de la sexualité cette difficulté, d’avoir affaire à justement ce qui vient présentifier la condition de l’exercice de leur sexualité, c’est-à-dire la castration, c’est-à-dire la dimension Autre et donc ce que l’on pourrait appeler l’homosexualité fondamentale des bonshommes. Et donc que le message de ces gentilles dames insurgées contre leur sort accomplit là le vœu foncier des bonshommes.
Est-ce que j’aime l’altérité ? Est-ce que j’aime l’autre ? C’est pourtant cette dimension Autre qui témoigne à la fois de la perpétuation du désir et en même temps de la perpétuation de la vie. Je ne sais pas si on souligne parfaitement que les organisations réussies sont totalitaires. Le pouvoir de l’état par exemple est tel que tout le monde est identique, semblable, a le même uniforme, le même col Mao par exemple, les mêmes tâches, les mêmes responsabilités. Eh bien, il est surprenant qu’il n’ait pas encore été remarqué que les organisations socialement réussies c’est-à-dire totalitaires sont toujours vectrices de la mort. Pas seulement pour celui qui n’appartient pas à cette organisation totalitaire c’est-à-dire pour celui qui hors frontière apparaît immanquablement comme l’étranger, et donc comme l’ennemi, mais pour les membres eux-mêmes de l’organisation. D’abord entre eux parce qu’entre eux il va immanquablement se reproduire qu’il y en aura forcément qui voudront être un tout petit peu différents, un tout petit peu, rien du tout, une petite nuance lexicale, grammaticale, un petit concept, légèrement différent ou interprété de façon un tout petit peu diverse… Allez hop, le poteau d’exécution.

Il est donc tout à fait étrange que d’un point de vue socioclinique, disons, il n’ait pas encore été remarqué qu’une organisation sociale réussie c’est-à-dire parfaitement égalitaire — tous le même signe immédiatement identifiable — que cette organisation totalitaire, immanquablement non seulement est porteuse de mort pour l’environnement mais pour elle-même, pour elle-même ! C’est ça qui est formidable. Elle ne va pas manquer de périr, elle, ça paraît farfelu, pour des raisons de structure tout simplement parce qu’elle a aboli la dimension qu’est le support de la vie, le support aussi de l’amour, l’amour de la faiblesse et puis la perpétuation de la vie.
Alors vous voyez dans une organisation totalitaire, celui qui oserait paraître comme un peu différent, apparaît aussitôt comme étranger et donc ennemi. Il n’appartient pas au groupe et dans la mesure où il n’appartient pas au groupe, il ne mérite pas de vivre. Je m’amuse à vous raconter tout ça, ça n’a pas l’air de vous amuser tellement. Mais moi personnellement j’ai sur vous le privilège de l’âge c’est-à-dire que j’ai pu directement connaître ce genre de phénomènes, de situations, etc., mais ça m’amuse parce qu’il faudra un jour que nous fassions, peut-être à l’École Pratique, une histoire vraie du mouvement psychanalytique. Vous verrez comment tout ce que je suis en train de vous raconter a nourri le mouvement psychanalytique. Le mouvement psychanalytique a exactement subi ce genre de loi que je suis en train d’évoquer, y compris bien entendu avec l’exclusion radicale, c’est-à-dire l’écartement du groupe de qui ne pensait pas selon une pensée, selon des formulations dites orthodoxes et qui dès lors faisait de lui quelqu’un qui ne pouvait plus mériter d’appartenir à la communauté. Il n’y en a qu’un qui a toujours refusé les exclusions, un seul, c’était le petit père Lacan, jamais. Il a laissé des gens s’écarter de lui, d’ailleurs, il n’avait pas le choix mais en tout cas, jamais et y compris à l’endroit de certains qui pouvaient être particulièrement désagréables, insultants, offensants, etc., vis-à-vis de lui, dans la presse ou ailleurs, jamais il n’a prononcé la moindre, la moindre exclusion.
Vous voyez comment se met en place la dimension, importante dans la vie des groupes, la dimension de l’étranger. L’étranger, sa seule présence au-delà de la frontière d’un groupe totalitaire, justement n’est plus éventuellement porteur des femmes qui pourront être échangées c’est-à-dire dès lors que la dimension de l’altérité est supprimée entre un groupe national et l’autre, eh bien l’étranger devient forcément la figure qui par son existence même étant le démenti apporté à la totalité de celui dont on se réclame, au pouvoir total de celui dont on se réclame, est une insulte à ce pouvoir total. Il ne mérite donc pas d’exister puisque par sa seule présence, par son accent, par sa religion par ses odeurs, par ce que vous voudrez, il constitue une offense au père, au pouvoir total dont soi-même dans ce cas-là, dans le cas d’une abolition de la dimension de l’altérité, on se réclame.
C’est ce qui fait évidemment que, ce qu’il faut bien appeler par son nom, la xénophobie, est inscrit dans chacun d’entre nous qu’il le veuille, que ça lui plaise ou que ça ne lui plaise pas. Dans le meilleur des cas, il l’analyse, il y réfléchit ; dans d’autres cas il se contente spontanément, car il y a ce qui se produit spontanément. Nous ne faisons pas suffisamment attention, les uns et les autres, à ce qui spontanément nous vient à l’esprit, parce que nous le corrigeons par des vues idéales de nous-mêmes. Mais faites attention à ce qui spontanément vous vient à l’esprit et que vous allez éventuellement écarter, effacer. Dans son analyse de l’homme aux rats, Freud a tout un chapitre sur la métaphysique de l’inconscient. Il dit que l’inconscient c’est le lieu du mauvais, de ce qu’il y a de plus abominable. C’est horrible l’inconscient, ce qui est normal puisque c’est ce que nous refoulons, alors je ne vois pas pourquoi il y aurait dans l’inconscient autre chose que ce qu’une vue morale et respectable de nous-mêmes nous amène à refouler.
Eh bien faites attention justement à ce qui spontanément comme ça, vous voyez, voilà que dans la rue, il y a du verglas : un passant se casse la figure. Qu’est-ce que ça vous fait ? Vous allez évidemment vous approcher, tâcher de l’aider à se relever mais dans votre pensée immédiate, n’est-ce pas drôle ? C’est le cas de le dire !

Bon, le point donc où nous en sommes aujourd’hui c’est d’abord pour vous montrer la difficulté de cette exigence qui est attendue de nous et aussi bien pour nous-mêmes, cette exigence d’amour pour autrui et aussi bien pour soi-même car il y a quand même quelque chose de plus fréquent que le narcissisme, c’est la haine de soi, la haine de ses insuffisances et justement de ce mauvais qui est là comme ça. C’est très embêtant la haine de soi, c’est ce que Freud avait appelé de ce nom que vous connaissez et que ses élèves ont été scandalisés de devoir reprendre, Thanatos, la pulsion de mort. Il y en a marre d’être aussi moche. Ça a des conséquences sociales qui peuvent être désagréables mais ce n’est pas mon propos. Moi, je ne suis pas venu ici jouer au prophète de quoi que ce soit, mais en tout cas on peut en prendre quand même, en apprécier la dimension dans notre traitement dans ce qu’on appelle la nature, ce qui entretient notre vie. Quoi qu’il en soit ce à quoi nous assistons les uns et les autres c’est évidemment au démantèlement de cette institution que j’ai rappelé, dont j’ai rappelé au départ l’économie, c’est-à-dire l’économie c’est l’institution familiale, avec cette injustice dans la répartition des bienfaits, dans la répartition de l’héritage. Moi j’adore toujours les querelles d’héritage. Entre les héritiers, je trouve ça fantastique, chacun qui veut réparer, n’est-ce pas, avoir quand même la part qui aurait dû lui revenir. La part de quoi ? Est-ce que vraiment cette soupière, il en avait tellement la nécessité ?

Claude Rivet : « C’est la soupe d’hier ! »

Charles Melman : Oui, mais donc nous assistons à son démantèlement. Nous assistons à la forclusion de l’instance phallique.

Dans un très joli billet que j’ai fait pour le site de l’Association Lacanienne, et que je vous invite à lire si vous ne l’avez pas fait, c’est un très joli billet, il est très bien, j’en suis très content et qui doit s’appeler Pathos-logique de l’égalité, je fais remarquer que la parité, c’est devenu aujourd’hui… c’est ce qui est fantastique, quand vous voyez que sur les panneaux électoraux il faut le même nombre d’hommes que de femmes, vous vous posez la question suivante : est-ce que ça va changer quelque chose à l’exercice politique ? Car c’est quand même cela qui est en cause ? Est-ce que ça va modifier notre rapport à la vie politique et les comportements des dirigeants politiques ?
Est-ce que mettre une femme au pouvoir, est-ce que ça modifie le pouvoir lui-même et son exercice ? Ce n’est pas la question il faut la parité d’accord, mais la parité veut dire distribuer le même insigne aux hommes et aux femmes, c’est ça la parité. Si elle corrige l’inégalité des salaires dans le milieu professionnel, tant mieux, bravo, enfin ! Là, vraiment c’était nécessaire ! Car c’était scandaleux qu’on se serve, je dirais d’une pseudo-inégalité dont on ne sait quoi pour exploiter davantage la femme. Mais si ça doit servir à ce que je viens de dire, la parité c’est-à-dire à ce comique d’une répartition égale du même insigne, à chacun la même médaille ! Et oui et alors qu’est-ce que ça donne ?

Mais maintenant il y a la question du genre qui elle, est une question complètement différente puisque dans le genre il ne s’agit plus de distribuer, vous savez ce qu’est la question du genre ? Chacun peut à sa guise et à son gré tantôt accepter le rôle féminin, tantôt le rôle masculin soit en permanence, soit de façon aléatoire et ça n’a pas d’autre importance. Bon, ce qui veut dire qu’avec la théorie du genre, il n’y a plus de trait du tout. Là où on distribuait le trait, un même trait à chacun, avec la théorie du genre il n’y a plus que l’apparence, c’est un rôle avec cette prévalence aujourd’hui accordée au virtuel.
Claude Rivet dans la voiture en venant m’évoquait les jeux vidéos et l’importance que cela avait aujourd’hui pour les jeunes et la limite pour eux de ce passage entre le virtuel et le Réel par exemple. On ne sait plus toujours ce qui fait encore que notre Réel ne soit pas du virtuel ?
Avec la théorie du genre, l’égalité est réalisée par le fait qu’il n’y a plus de trait distinctif, il n’y a plus que des rôles, des costumes. Je porte un costume d’homme et si cela ne me plaît pas je porte un costume de dame et puis c’est tout et puis point barre.

Donc je dirai cette façon de régler le problème qui nous tourmente, ce problème de l’inégalité et ce problème de la castration, avec ce fait que les jeunes ont trouvé le moyen de résoudre ce fait de ne plus devoir leur identité par référence à une autorité supérieure mais par la constitution de groupes, de bandes fondées sur le principe justement d’une égalité entre les garçons et les filles. De bandes homogènes où chacun supporte son identité de l’image de la participation au groupe et de l’image de celle d’autrui et on va dire eh bien voilà au fond c’est comme si justement un même amour était partagé par chacun des membres de ce groupe, un amour égal ; ils avaient résolu l’impasse, ils avaient résolu la difficulté, ça n’empêche pas d’ailleurs les relations sexuelles à l’intérieur de ce groupe. Mais vous remarquerez à ce propos quelque chose de frappant et de gênant c’est qu’il ne faut pas qu’une fille du groupe aille avec un garçon d’un autre groupe. Ça peut être considéré comme un casus belli, comme une intrusion insupportable. Et puisqu’il y en a parmi vous qui viennent de Grenoble, ce qui s’est passé à Grenoble, si je me souviens bien c’était Échirolles et Villeneuve, les deux quartiers sont face à face donc avec une avenue qui fait frontière. Vous voyez le thème de la frontière. De chaque côté de la frontière deux groupes qui se distinguent simplement du fait d’être de part et d’autre, et quelle est la différence de langue, de religion, de race ? Rien ! Ils sont simplement de part et d’autre d’une même avenue et il va y avoir des morts. Ce n’est pas extraordinaire ça ?

Vous voyez comment le problème de la bande qui est très important aujourd’hui dans l’économie des jeunes, souvent, et qui réussit cette répartition égale d’un trait d’amour entre les membres de cette bande, et qui dépasse la différence des sexes et qui donne à chacun la force de son appartenance à une bande à un groupe. Eh bien elle n’a pas trouvé la solution du problème.

Alors ma question sera la suivante. Comment se fait-il que tout ce savoir dont je suis en train de vous faire état et qui est un savoir public, moi je ne fais que le ranimer, je ne l’invente pas, c’est un savoir qui est là. Comment ce savoir qui n’est pas sans conséquence reste-t-il à ce point méconnu ou refusé ? Comment n’a-t-il pas fait, l’émergence de ce savoir, événement dans nos organisations. Autrement dit pourquoi n’en veut-on pas de ce savoir. En 1925, Freud se sert d’un ouvrage d’un Français, Gustave Lebon, qui a écrit sur la psychologie des foules. Vous savez quel était le tirage de ce livre la psychologie des foules, il l’a tiré en combien d’exemplaires ? L’interprétation des rêves avait été vendu à 632 exemplaires, à combien a été tiré la psychologie des foules ? Dites un chiffre ?

Claude Rivet : Six mille ?

Salle : Trois cents ?

Charles Melman : Trois cents exemplaires ? Cinq cent mille, Cinq cent mille exemplaires. Mussolini sur sa table de chevet avait lu le livre de Gustave Lebon. Où il démontre quoi ? Premièrement que les foules ont besoin d’un leader, d’un leader qui puisse leur paraître homogène au groupe. Et qu’à partir de cette organisation autour d’un leader, ce groupe dès lors partage la force intégrale, totale de ce leader, c’est-à-dire que la foule ne se connaît plus de limites dans l’exercice de ses actions et de ses exactions. C’est à partir de l’ouvrage de Gustave Lebon que Freud a écrit Psychologie collective et analyse du moi. Il a fait pire, il a fait pire, il a écrit L’homme Moïse, roman historique. Il a été traduit, L’homme Moïse et le monothéisme, cela se vend mieux comme cela. L’homme Moïse roman historique, pour montrer quoi ? Que Moïse avait été un égyptien, autrement dit que la position du chef était extérieure au groupe, il n’appartenait pas au groupe, il n’était pas un membre du groupe. Parce que Freud ne pouvait pas dire qu’il était 0-1, qu’il était l’ex-time le plus intime, puisque topologiquement, voilà brusquement le surgissement d’une géométrie un peu spéciale, voilà que topologiquement il était Autre, pas étranger, Freud ne pouvait pas dire autrement qu’étranger, il ne pouvait pas penser la dimension de l’altérité.

Avec ce savoir-là Freud a terminé son ouvrage Moïse et le monothéisme en 1935, il n’a pas osé le publier, car il s’est dit : « je ne peux pas faire cela, je ne peux pas faire cela au peuple juif que d’aller dire que leur ancêtre était un égyptien. Il est déjà suffisamment mal en point pour que je n’aille pas y ajouter cette affaire ». Il l’a publié in extremis quelques mois avant sa mort en 1939. Quel effet ? Zéro ! Qu’il l’ait publié ou pas tout le monde s’en fout ! Tellement l’organisation, la structure organisatrice de ces passions est forte ! Il y a ce refus de faire événement d’un savoir. Aujourd’hui la question du genre, elle est toute récente, elle a combien ? Elle a vingt ans, on veut l’enseigner dans les écoles. Et quand enseignera-t-on dans les écoles ce que je suis en train de vous raconter ? C’est pourtant un savoir éminemment, ce n’est pas un savoir de fantaisie, ni d’utopie, c’est un savoir clinique pour savoir comment cela se passe pour chacun d’entre nous.
Donc les passions sont là, et les passions sont toujours vivantes, toujours actives. Alors nous tentons, il va y avoir le 25 juin une journée que nous organisons justement Freud et l’Europe, parce que Freud c’était un Européen, c’était un pote d’un nommé Romain Rolland, je ne sais pas si on sait encore qui était Romain Rolland, qui était un français germanophile, qui œuvrait pour la réconciliation franco-allemande, qui a écrit une très belle suite de livres qui s’appelait Jean-Christophe, qui a écrit aussi beaucoup sur Beethoven, il y a donc une collaboration entre Freud et Romain Rolland. Nous organisons une journée là dessus avec les gens de la société civile comme on dit. Mais est-ce que tout cela est passé dans la presse, dans l’esprit commun ? Oui on sait comment cela se passe, cela ne se produit pas n’importe comment, on le sait. À partir du moment où on sait, est-ce qu’on est obligé de céder à des forces comme si on les ignorait ? Donc on va faire un exercice, je dirais un exercice pour la gloire. On verra si ça peut avoir des suites. Vous voyons de quelle manière dans ce dispositif, le privé, il n’y a pas un clivage entre le privé et le public, il y a une intersection, et cette intersection est marquée par une instance, qu’en tant qu’analystes nous appelons l’instance phallique, pour témoigner qu’elle n’est pas structurellement attachée au nom de père, que le nom de père, lui a été attachée par un accident de l’histoire qui s’est appelé la constitution des religions, mais que donc en tout cas là, nous avons de quoi faire que cela puisse être autrement. C’est drôle quand même.

Alors est-ce que j’aime le même ? La réponse est non
Est-ce que j’aime l’autre ? La réponse est… ce n’est pas évident hein ?
Est-ce que j’aime le différent ? Alors là pas du tout, pas du tout.
Donc vous voyez la question qu’est-ce que j’aime ? Eh bien j’attends vos réponses. Merci pour votre attention.

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Claude Rivet : Merci à vous Monsieur Melman. Nous allons passer la parole à l’assemblée. Certains ont, peut-être non pas des réponses, mais des choses à dire concernant cette question de « qu’est-ce que j’aime ? »

Philippe Dransard : Comment, dans ce que vous nous avez dit sur la filiation, peut-on inscrire le fait que dans le peuple juif la filiation se fait par la mère ?

Charles Melman : Voyez, vous me posez une question traitée en général dans des volumes… Je vais néanmoins vous répondre, ou essayer de vous répondre par une phrase. Dans la religion juive, une femme occupe le même espace que l’homme. Elle occupe le même espace. Il n’y a absolument pas une position que l’on pourrait qualifier d’infériorité et dans la mesure où ce qu’il s’agit de transmettre dans ladite religion, c’est la vie… Même si pour subsister, elle devait se dissimuler et prendre des noms et des appartenances différentes… Se cacher. Eh bien, donc, ça a été une grande discussion, chez les juifs, cette affaire. Autrement dit, avant tout, préservation de la vie. Et à ce titre une femme est sûrement la meilleure représentante de la vie et peut être légitimée comme étant celle qui est la gardienne, et celle qui vient donc inscrire son enfant, ses produits, dans une lignée de vie. Ça a énormément de conséquences, évidemment… Voilà ce que je peux vous répondre. Mais peut-être si l’on s’étonne de la longévité de ce peuple, puisqu’il constitue à cet égard un accident de l’histoire… Pas d’équivalent… Pas de peuple qui se soit maintenu avec une telle durée, mythiquement depuis ses origines, peut-être est-ce dû, justement, à cette position particulière.

Claude Rivet : D’autres questions ? Brigitte Giraud ?

Brigitte Giraud : Oui, je me demande… Quelle est la conséquence de ce qu’on appelle aujourd’hui le progrès dans tout ce qui arrive. Parce que vous avez fait état d’un savoir ancestral. Mais si on se réfère aujourd’hui à ce savoir, on se fait traiter de ringard, de dépassé, par rapport à justement ce que la société dite moderne nous propose, qui serait un progrès, donc une avancée, donc quelque chose de formidable. Je pense que c’est une question qui touche beaucoup les jeunes. Je voulais savoir ce que vous en pensez.

Charles Melman : Vous savez, il n’y a pas de mot qui soit plus vide de signification que le terme de progrès. Sous le nom de progrès, c’est un alibi, c’est un argument de discussion. C’est une façon de justifier tout changement au nom de ce qui serait un progrès. Mais il y aurait bien sûr à spécifier ce que nous considérons comme progrès… Progrès par rapport à quoi ? Alors aujourd’hui on voit bien le sens que ça a, même si c’est nous qui lui donnons un sens, parce que les gens qui s’en réclament, on ne voit pas très bien ce qu’ils entendent sous ce terme.
Le progrès est aujourd’hui entendu comme un affranchissement des contraintes et des limites, autrement dit, un accomplissement de ce qui serait pour chacun, de sa liberté. Alors le seul problème c’est que dès lors, ça nous renvoie à ce qu’on appelle la liberté. C’est quoi la liberté ? Donc si vous prenez cette définition, qui semble fiable, c’est comme ça que c’est vécu. Autrement dit on ne respecte plus des règles dont l’archaïsme, dont le caractère absurde, inégalitaire, source de douleur, de souffrance, de limitation des jouissances, etc., n’est pas qualifié.
Et donc le progrès, c’est ça. J’ai le droit de vivre mes plaisirs comme je l’entends. Et même que ce soit reconnu par la loi. Seulement comment est-ce que je les entends ? C’est ça le problème. Parce que là, la façon dont je les entends, c’est je les entends comme étant affranchi des contraintes antérieures et en particulier évidemment du régime patriarcal. Basta, ça suffit, c’est fini. D’accord, mais une fois que ça s’est fait, après, ça consistera en quoi ? Là, ma liberté a un support, ce qu’elle nie, mais une fois qu’elle aura réussi cette négation, en quoi va-t-elle consister ? Hein ? C’est là que ça devient beaucoup plus délicat, dans la mesure où alors il faut reconnaître cette chose absolument. Il ne faut pas le dire, donc ne me l’attribuez pas, mais la liberté personne n’en veut, parce que la liberté, c’est l’angoisse et qu’il y a des jeunes aujourd’hui qui souffrent de cette angoisse-là, de la liberté, c’est-à-dire que nulle part il n’y a quelque chose qui est attendu d’eux, il n’y a aucune vocation, vocation à entendre d’un appel qui leur serait adressé et qu’ils pourraient reprendre et donc ils sont (…). Et je leur dis d’ailleurs, votre maladie c’est la liberté et donc vous ne savez pas quoi faire, que devenir… Ni même vers quoi vous orienter… Alors comment on fait ?

Donc le terme de progrès… Faut pas se laisser capturer, et puis par l’idée qu’un progrès c’est forcément — qui a dit qu’un progrès, c’est-à-dire un changement, c’était forcément bénéfique ? — il y a eu des tas de changements, des tas de progrès qui se sont révélés nocifs. Donc le terme de progrès fait partie de notre répertoire comique. Nous sommes des comiques quand nous parlons de progrès parce que si vous demandez en quoi consiste le progrès, votre interlocuteur sera bien en peine de vous répondre, voire même de vous répondre comme moi j’ai essayé là de le suggérer.

La question du genre. Avoir le droit de pouvoir me vivre, et il y a déjà des jeunes qui le vivent comme ça, c’est-à-dire vivre l’identité sexuelle comme étant un rôle transitoire, éphémère, sans que pour autant on puisse dire qu’ils soient bi, parce qu’être bi, ça veut dire partager les deux côtés d’un même ordre, mais là, il n’y a pas d’ordre. Bon.
Mais ce rôle, homme ou femme n’a de sens que par rapport à une instance, l’instance phallique. À partir du moment où j’ai réussi, ne serait-ce que par la loi du genre, les lois du genre, à l’abolir, à dire ça n’a aucune importance, être homme ou femme, ça n’a plus aucune portée, ça n’a plus aucune incidence, pas même organique, il n’y a pas une biologie spécifique à cet égard, de l’homme ou de la femme. D’autant que, alors, il y a là maintenant quelque chose d’épatant. Enfin j’ai l’air de vous paraître, j’ai peur de vous paraître catastrophique, ce que je ne suis pas du tout. Je ne voudrais pas vous paraître comme ça. Mais comme vous le savez, il arrive que des jeunes garçons aient des problèmes d’érection. Il arrive que l’entrée dans la vie sexuelle pour les garçons soit parfois marquée par des difficultés, puisque jusqu’ici l’exercice sexuel passait par une élaboration psychique complexe, délicate, pas toujours assumée ou assurée — ce n’était pas évident — eh bien aujourd’hui, ce parcours, cette élaboration psychique, on va pouvoir s’en passer, et on s’en passe déjà puisque, oh joie des laboratoires, le viagra a réponse à tout. C’est-à-dire, on pensait que c’était réservé aux vieux, ce qui limite déjà le public, hein ? Eh bien, bonne nouvelle, c’est-à-dire que, chez les jeunes, c’est déjà à l’œuvre, l’exercice de la virilité va pouvoir être chimiquement commandé. Dès lors plus besoin… Progrès ? Qui veut répondre ?

Question : Chaque fois qu’on passe d’un groupe à un autre, associations, syndicats, etc., très, très rapidement, dès qu’on commence à émettre une pensée personnelle, différente, boom, il y a le couperet qui tombe… Et très rapidement, c’est exprimé par des petits signes très discrets, très, très efficaces. Qu’est-ce qu’on peut faire avec ça ? Est-ce que vous considérez que c’est un véritable terrorisme social… Social, je ne sais pas très bien parce que c’est très, très répétitif, très, très chronique.

Charles Melman : Mais oui, vous avez tout à fait raison, c’est comique, si ce n’est que c’est tout à fait douloureux pour celui qui est je dirais concerné par ce type de problème. Mais comme vous l’avez remarqué, les groupes sociaux sont organisés sur le modèle familial. Moi, c’est ça, à chaque fois je me dis : on parle des adultes, est-ce que les adultes présents dans cette salle peuvent bien lever le doigt ? Pour que je les voie, parce que les adultes passent leur temps à vivre leur vie sociale comme si le modèle familial venait s’appliquer à l’interprétation des relations à l’intérieur du groupe. Ce qui est même surprenant, ce que vous constatez. Moi, je dois vous confesser une faiblesse, ça me choque quand je le vois, c’est qu’à l’intérieur de groupes familiaux, en général nombreux, où il y a de nombreux enfants, il y en a un qui va être exclu et tous les autres vont vivre celui-là comme étant celui qui n’y appartient pas. C’est fabuleux ça ? Pourquoi est-ce que le groupe a besoin de se constituer dans la réaffirmation du bonheur de son identité par l’exclusion ? Alors celui qui est exclu, soit évidemment sera le déprimé à vie, soit au contraire il va se bagarrer, ça va lui donner du punch pour se faire reconnaître socialement, j’ai aussi connu des cas comme cela. Ce n’est pas simple. Cela en tout cas, pour vous dire que le vrai scandale des groupes sociaux c’est qu’ils sont une duplication, un clonage du groupe familial, il y a le leader, il faut se faire aimer du leader, il y a ceux qui sont aimés par le leader, il y a ceux qui sont moins aimés, il y a ceux qui espèrent une ascension qui leur permettra de prendre une place proche du leader, voire celle du leader. C’est du comique… Sauf, sauf, que c’est volontiers vécu dans la tension, dans la souffrance, dans des dépenses d’énergie, etc. Et donc quand vous dites « que faire ? », je dis bien, il faut s’étonner de ceci, c’est que notre savoir acquis sur ces mécanismes, comment ce savoir n’est pas entré dans la culture ? Pourquoi n’a-t-il pas fait événement dans la culture ? Je lisais dans cette célèbre gazette incroyable qui s’appelle le Monde — si vous vous intéressez à la pathologie sociale, lisez le Monde, vous verrez, prenez la première page du Monde et vous vous dites, mais qu’est-ce qui compte pour eux, qu’est-ce qui fait événement pour eux ? — alors dans les événements, il y avait « on vient de publier un inédit de Foucault », vous parlez d’un événement, d’autant que Foucault a eu des disciples tellement attachés, que pratiquement toute l’œuvre de Foucault est publiée, et très bien publiée, je veux dire, sans faute, avec des notes, avec un appareil critique. Lacan, ce n’est pas le cas. Eh bien il y avait donc l’annonce en première page de ce formidable événement, un inédit de Foucault, qui est l’un de ses derniers cours. Moi j’ai un tout petit peu approché Foucault, un petit peu, je ne peux pas dire que j’ai eu avec lui des débats, non, non, c’était un esprit émérite, mais qui n’avait qu’une seule pulsion et qui était d’évacuer tout ce qu’il en était de l’autorité paternelle. Comme vous le savez, son père était médecin, et Dieu sait que le pouvoir médical, entre autres, n’est pas ce qui a été le mieux traité par Foucault. Il a écrit une histoire de la folie à l’âge classique, qui est complètement inexacte, ce n’est pas vrai, ce qu’il raconte, mais ça ne fait rien. Ça a eu un énorme succès… Pourquoi ? Moi, j’ai vécu ça, j’étais dans les hôpitaux psychiatriques à l’époque. On ne pouvait pas avoir une réunion sans parler de l’histoire de la folie de Foucault. C’était bien, il suffit de lire attentivement l’ouvrage lui-même, ce qu’il raconte… C’est-à-dire que c’était parce qu’on était passé au siècle de la raison, au XVIIe siècle, qu’a été mis en place l’hôpital général qui donc a enfermé tout ce qui était hors raison. C’est faux… Je ne peux pas rentrer dans le détail… Énorme succès… Pourquoi ? Mais parce que ça œuvrait, comme toute son œuvre, dans le sens de tordre le cou à l’instance paternelle et c’est depuis Foucault que la théorie du genre, développée par Judith Butler, a vu le jour. C’est par là que c’est passé. Judith Butler, la théorie du genre, c’est une descendante de Foucault.

Sans vouloir entacher sa mémoire, Foucault avait quand même un problème avec cette autorité paternelle qu’il récusait. Oh, je suis désolé de dire des choses aussi bêtes et aussi massives, mais quand j’admire à chaque fois, le pourquoi de son succès, il est là, c’est parce qu’il venait s’inscrire dans un courant, je dirais qu’il venait donner une forme savante à un courant populaire spontané. Néanmoins, Foucault avait un problème majeur avec l’autorité, et tous ses amis le savaient parfaitement, y compris ceux qui l’encensaient. Son problème c’était la fréquentation des backrooms. Et lui-même, il en souffrait. Alors, nous sommes ainsi fabriqués. Moi je dis ça, ce n’est pas pour attenter à sa mémoire. C’est des choses connues. Ce n’est pas un attentat à une mémoire quelconque, c’est cliniquement savoir comment ça se passe. Tu dénies une autorité symbolique, elle resurgit dans le Réel, mais infiniment plus violente, plus forte, brutale, sauvage. Ah oui, tu dénies le symbole, eh bien voilà où ça réapparaît, dans le Réel.
Il se trouve qu’il y a un illustre philosophe qui s’appelle Wittgenstein, c’était la même chose, c’est pareil. Toute son œuvre, dont on s’émerveille, elle est conçue sur le fait que la référence ternaire… terminée, réglée, on n’en parle plus. D’accord, il se trouve que lui, il avait un problème du même type. Est-ce que ça ne mérite pas de faire partie du savoir ? C’est pour ça que je l’évoque, ce n’est pas au nom, ce qui serait d’une condamnation morale qui n’a aucune raison d’exister. Je ne condamne rien à cet égard. À quel titre viendrais-je condamner ? Ni dévoiler, c’est connu, mais ça n’entre pas dans le savoir.

Je lisais donc cet inédit de Foucault, vous pouvez vous y référer, c’est dans le dernier Monde des livres et célébré par ma grande amie Élisabeth Roudinesco. Vous verrez la nullité, mais ça n’a aucun intérêt, mais grand événement, et ça, ça rentre dans la culture, c’est pour ça que j’en parle. Mais faire rentrer dans la culture les effets globaux de l’affaire, c’est-à-dire comment la forclusion d’une instance symbolique va l’amener à resurgir dans le Réel sous sa forme la plus violente et la plus totalitaire, ça, pas question. Ah, voilà.

Je vous assure, à l’École Pratique, on fera une histoire du mouvement analytique, et à cette occasion-là — c’est vous Claude qui me demandiez si j’écrirai mes mémoires, on me le demande souvent — eh bien, je n’écrirai pas mes mémoires, mais en revanche, je raconterai comment ça s’est passé autour de Lacan, exactement comme autour de Freud, exactement. Et comme si ce qui s’était passé autour de Freud ne pouvait pas donner leçon à ceux qui étaient autour de Lacan. Incroyable, exactement. Prenez la correspondance Freud-Ferenczi, deux épais volumes, il y a mille lettres. Oh, je me suis dit, ça va être passionnant de savoir leur discussion sur tel ou tel point de théorie, leur élaboration progressive, la façon de se relancer la balle… De quoi ils parlent dans ces mille lettres ? Des problèmes institutionnels, il n’y a que ça, les déviations de l’un, les injures de l’autre, les publications de tel autre, le président qu’il faut nommer ou pas nommer ! C’est à vous écœurer. Et quand vous lisez ça, en même temps, vous vous dites, mais comment ces gens intelligents… Hein ? Et vous vous dites, mais ce que j’ai connu moi, c’était ça. Et donc, voilà, il y a le savoir qui est là, mais on préfère la jouissance que procure le système, que devoir y renoncer à cette jouissance-là, la jouissance de la dénonciation, le côté hérétique de tel ou tel. Les injures que j’ai vues déversées sur Lacan, dans la presse, dans le Monde précisément…

Jean-Christophe Brunat : Je voulais vous poser une question à propos du manque. Je me disais finalement est-ce que l’amour ne porterait pas sur cette question du manque, du défaut, du vide, c’est-à-dire sur la structure même du phallus ? Est-ce que l’amour, ce ne serait pas l’amour de la structure du phallus ? Mais de façon synchrone avec cette haine du phallus. Il me semble que l’amour naîtrait plus de ce petit défaut que nous rencontrons consciemment ou non chez l’autre que de ses qualités ‘‘positives’’. À titre d’exemple une femme pourrait aimer un homme pour son impuissance comme dans de roman l’amant de Lady Chaterley ou un homme quitter sa femme trop sublime comme dans le film trop belle pour toi. Et que ce qui serait recherché aujourd’hui finalement, ce serait un amour de la structure du Phallus, mais enfin débarrassé de la dimension phallique ?

Charles Melman : Eh bien voilà ! Je crois que vous avez parfaitement exposé le problème. L’amour est la grande façon de faire exister le Un dans le Réel. Dieu vit de mon amour, et il vit de ma contribution, de ma dette, de ce que je lui sacrifie, et en particulier, bien sûr, du phallus que je lui sacrifie. C’est la manière dont je témoigne mon amour en Dieu. Et c’est aussi bien, alors là, vous allez j’espère me sauter à la gorge, c’est de la même façon qu’on aime une femme. Ça se reduplique, et il n’est pas étonnant, à partir de là, qu’une femme exige d’être Une et que l’on parle pour ceux qui ne sauraient le respecter… d’infidélité. Ils manquent à leur foi, eh oui… Alors avouez, qu’on est quand même fabriqués d’une drôle de manière. Et tout ce que vous avez dit est absolument, absolument exact. L’amour est la façon de faire exister le Un dans l’autre, dans le Réel. Qu’il y ait du Un. Et s’il n’y a pas de Un dans l’Autre, est-ce que je reçois encore de l’Autre le moindre message qui tienne ?
Nous allons avoir des journées sur l’écriture et j’ai demandé… J’avais peur que ça parte un peu trop dans les dissertations littéraires… Et j’ai demandé, que tous les orateurs — j’ai encore pour le moment un peu de pouvoir pour pouvoir le faire — j’ai demandé que tous les orateurs nous parlent d’un texte unique et qui sont les lettres à Nora de Joyce. Alors si vous voulez prendre du plaisir, comme beaucoup d’entre vous ne les ont pas lues, c’est édité dans la Petite Bibliothèque Payot, lisez les lettres à Nora de Joyce, ce sont des lettres d’amour formidables, exceptionnelles, extraordinaires… Et vous vous demanderez à l’avance et avant ces journées que nous allons avoir, mais à qui s’adresse-t-il ? À qui parle-t-il ? Qui fait-il exister comme ça ? Et qui en outre, consent, je dirais à cette sorte de place, de fonction, de rôle, de pouvoir, de maîtrise, de disposition auxquels, ces lettres la contraignent ?
Je ne connais pas d’équivalent à cette… C’est comme au séminaire d’été, nous devons étudier le Sinthome, et savoir pourquoi Lacan en est venu, dans ses derniers séminaires, à écrire comme Joyce, c’est-à-dire dans une espèce de mise en cause permanente du caractère Un du signifiant consacré, c’est-à-dire un peu comme Finnegans Wake, un ouvrage illisible, et Lacan est devenu illisible. Sauf que lui, Lacan, vous pouvez toujours — c’est illisible par rapport aux textes classiques — et sa façon à lui de rompre avec l’écriture classique, c’est-à-dire avec le caractère Un, consacré, des signifiants, eh bien vous entrez dans un domaine enchanté et d’une richesse. Il a terminé comme ça, en tout cas. Donc, pour répondre à votre question sur l’amour, il n’y a pas, je crois, de plus beau texte d’amour que ces lettres à Nora.

Claude Rivet : Bien. On va peut-être conclure cette rencontre sur la lettre d’amour à Nora. C’est une bonne conclusion. Je remercie toutes les personnes qui sont venues et celles qui ont participé à la mise en place de cette rencontre. Il y en aura d’autres. Et si vous le souhaitez, à bientôt et vraiment merci Monsieur Melman d’avoir accepté de venir jusqu’en Provence pour nous donner votre éclairage sur l’amour.

Charles Melman : Merci beaucoup.

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