Conférence pour l'introduction à la psychanalyse
J’ai choisi de vous proposer un parcours chronologique, historique, de la question du transfert et particulièrement du transfert dans l’analyse de Ernst Lanzer dit L’homme aux rats en suivant quelques éléments spécifiques du récit de la cure qui se trouve dans ce Journal d’une analyse. Cette cure débute le 1er octobre 1907, pour une durée de onze mois ; c’est la troisième cure pour Freud d’un patient obsessionnel, et elle sera un succès thérapeutique. Nous avons à travers ce Journal, le relevé méthodique — c’est en fait un document extrêmement précieux, très vivant — des quatre premiers mois du traitement, où se trouvent articulés à la fois les dires du patient, le déroulement des séances, les élaborations et certaines interventions de Freud qu’il fait à cette occasion.
Ce que j’aimerais aborder plus spécifiquement, c’est le déplacement dans la conception du transfert qui va se produire à partir de cette analyse, dont Rank, analyste viennois, dira lorsque Freud commence à exposer ce cas en 1908 lors des réunions du mercredi de la Société psychanalytique de Vienne, que c’est le premier compte rendu d’une analyse menée véritablement selon la technique de la libre association, donc à partir de la mise en place des conditions dans lesquelles Freud accueille ce patient au regard de la théorie. Je prendrai ensuite de façon partielle, partiale, des éléments cliniques pour vous montrer un trajet qui s’effectue dans cette cure, et ensuite quelques éléments grâce à la lecture qu’a effectuée Lacan de Freud, de comment nous pouvons aborder cette question du transfert et certains de ses enjeux, si j’ai le temps de faire tout ça dans le temps qui m’est imparti.
Pourquoi les enjeux et cette conception actuelle ?
Lacan, dans les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, évoque le transfert, cite le transfert aux côtés de l’inconscient, de la répétition et la pulsion. Or, le transfert n’est pas à proprement parler un concept, mais bien plutôt un fait d’expérience, dont l’émergence dans la cure a pu permettre la théorisation, en lui donnant la place centrale qu’elle y occupe, mais pas seulement, et la conduite de la cure va susciter le maniement de ce transfert. C’est justement la reconnaissance du transfert, de ses coordonnées, qui va infléchir radicalement la praxis analytique. Freud avait dénommé ce lien, ce lien affectif à l’analyste du nom de Übertragung qui en allemand regroupe plusieurs acceptions : c’est aussi bien retransmettre, transposer, céder, transcrire, déléguer, attribuer, transférer. Vous entendez dans ce verbe de mouvement, d’action qu’il y a immédiatement l’idée d’un déplacement, c’est-à-dire la dimension de quelque chose qui va d’un point à un autre et la dimension d’une transcription, dimension de l’écrit, donc déplacement d’un lieu vers un autre lieu.
Cette prise en compte nouvelle par Freud dans le travail qu’il mène avec Ernst Lanzer, la prise en compte de cette dynamique du transfert va aussi s’effectuer de façon contemporaine à l’abandon de la méthode hypnotique pour une méthode cathartique dans et au travers de la parole, non plus seulement par l’exhaustion méthodique de l’énoncé des symptômes, où le patient devait tout dire, en étant sans cesse, c’est le terme de Freud, « éperonné » par l’analyste. C’étaient des cures actives ! Donc examen méthodique symptôme après symptôme, mais en laissant désormais le choix au patient du travail journalier à accomplir, avec, pour point de départ, la surface que son inconscient porte à son attention. Cela va être un déplacement, pas un examen méthodique des symptômes, un catalogue qu’il puisse prendre symptôme par symptôme, cela va se faire désormais à partir de la « surface », le terme est très précis, puisqu’on entend que ce n’est pas un travail de dévoilement, mais un travail de lecture de ce qui se présente à la surface. C’est un changement, un changement d’importance.
Dès lors le symptôme n’est accessible que par fragments enchevêtrés dans des contextes différents et répartis sur plusieurs époques temporelles, donc une stratification ou mieux un tissage, un nouage dont il s’agit de repérer les différents brins, voire de les suivre ligne à ligne. Dans un texte très précoce qui s’appelle Psychothérapie de l’hystérie, Freud comparait le travail où on devait partir du souvenir le plus récent pour remonter au noyau initial du souvenir traumatique en suivant une série de lignes, en repérant ce qui permettait le passage d’une ligne à une autre, et de remonter comme ça jusqu’au point, jusqu’au trauma initial. Néanmoins, dès ce texte, dès 1895, Freud note qu’il est peut-être impossible de rejoindre ce point-là. C’est déjà une première appréhension de ce que Lacan notera comme étant le Réel par la suite.
Alors, comment Freud aborde-t-il le transfert ? Eh bien, on peut dire que c’est quelque chose sur lequel il a buté ou plutôt qui lui est tombé sur les bras, puisqu’au sortir d’une séance d’hypnose, qui avait vu la levée des symptômes, une de ses patientes, littéralement, lui tombe dans les bras. Freud, avec son souci scientifique, se dit qu’il ne peut pas être aussi irrésistible, que ça ne peut pas être pour sa pomme que ça se produit, et surtout il avait déjà été alerté par ce qui était arrivé à Breuer, quelqu’un pour lequel il avait une grande admiration, un grand respect. Celui-ci avait entrepris un travail d’inspiration analytique avec une patiente, dont il trouvait qu’il s’en occupait peut-être un peu trop, qu’il était trop présent et que ça avait des répercussions familiales, notamment ça rendait triste sa femme qu’il soit aussi intéressé par le cas de cette patiente. Il avait appelé Freud en urgence, en interrompant le traitement, pour une symptomatologie de grossesse nerveuse : il y avait là quelque chose qui venait à être déplacé.
Les conceptions de Freud sur le transfert, en 1895, sont abordées sur le mode de relations troublées entre le patient et l’analyste ou plutôt entre des patientes et la personne du médecin : « investissement et projection qui s’établissent alors, liés au sacrifice — tout de suite la question du manque et de la perte, je vous demande d’y être sensibles — à effectuer pour accomplir le travail associatif, particulièrement à propos des pensées érotiques ». Freud le formalise en disant que ça exige un succédané d’amour, c’est-à-dire qu’il reconnaît très tôt à cette dimension du transfert sa valeur affective qui est de l’ordre de l’amour. En même temps, on entend comment il essaye de savoir comment faire avec cette émergence du transfert qu’il considère avec beaucoup de prudence, à savoir que ça peut être l’indice d’un sentiment d’être négligé, c’est la crainte d’un attachement ou d’une dépendance — voyez ce sont des termes très modernes, nous verrons pourquoi après — voire d’un asservissement, et il le lie au processus du traitement qui produit de nouveaux motifs de résistance, c’est-à-dire que « se trouve reporté, transféré, attribué à la personne du médecin les représentations pénibles nées du contenu de l’analyse. » Il en donne ainsi une première lecture : une représentation de désir — nous dirions aujourd’hui plutôt un représentant de la représentation de désir, c’est-à-dire les signifiants qui ont trait à la question du désir — a surgi associée à un affect, détachée de ses connexions temporelles et se retrouve par « mésalliance », c’est son terme en français, rattachée par une compulsion associative à la personne du médecin. Quelque chose qui concerne l’émergence d’un désir refoulé, des représentants de la représentation qui vont supporter ce désir refoulé, et qui par mésalliance se trouvent rattachés à la personne du médecin. Un affect associé au refoulement d’un désir interdit, qui se trouve transféré sur le médecin par un faux rapport, une association malheureuse, et qui peut être responsable, comme il l’écrit à Fliess, soit d’une prolongation infinie de l’analyse soit au contraire d’une interruption brutale.
Le transfert commence donc à être appréhendé, je dirais, comme un fait lié au traitement, mais pas encore comme un fait de structure.
En 1905, deux ans avant le début de la cure de l’Homme aux rats, il reprend ça, notamment à partir du cas de la patiente qui s’appelait Dora, une patiente hystérique, parce que là cette question du transfert était particulièrement vive, et a conduit, après trois mois, à l’interruption de la cure. Il écrit : « Ce sont les nouvelles éditions des tendances et des fantasmes éveillés et rendus conscients par les progrès de l’analyse ». Voyez, il fait un pas de plus, c’est par les progrès de l’analyse que se réalise, je dirais, cette nouvelle édition, et dont le trait caractéristique est de remplacer une personne antérieurement connue, sous-entendu aimée ou haïe, en tout cas support d’un investissement, par la personne de l’analyste. Et puis ça va encore avancer, notamment quand il évoquera la répétition, en disant que la répétition c’est le transfert du passé oublié, non seulement à la personne du médecin, mais aussi à tous les autres domaines de la situation présente. Le champ commence à s’élargir : transfert appréhendé comme lié à la mise en jeu de la parole dans la cure va articuler l’amour, la parole et un savoir, un savoir sur le désir, un savoir sur un désir interdit, le refoulé et retour du refoulé.
Ce qui va être sensible dans les quelques éléments que je vais extraire du texte, c’est le déplacement de Freud, au cours même de la cure de l’Homme aux rats, c’est-à-dire le work in progress, où s’invente la psychanalyse, puisque véritablement dans cette cure, il y a une réinvention de la psychanalyse par Freud : sa propre appréhension de sa pratique, et de la théorie qui s’élabore en même temps ; c’est quasiment au jour le jour que ce travail se fait, où il passe d’une position didactique, pédagogique dans une première partie de la cure, qui est d’ailleurs dénommée par lui du terme de lutte. C’est une lutte au départ. Et donc il oppose ou il met en relation des fragments de la théorie, de la théorie déjà constituée, au travers d’explications — il explique littéralement au patient, nous verrons ce qu’il dit à ce moment-là — en visant un assentiment, un accord, un consensus, qui ne se produira jamais.
Ernst Lanzer va trouver ça extrêmement intéressant ce que Freud lui dit, vraiment il trouve que c’est parfaitement logique, mais il trouve que vraiment il n’arrive pas à faire sien ce que lui dit Freud. Néanmoins, malgré ce clivage, malgré cette séparation, néanmoins le travail avance. C’est-à-dire qu’il ne peut pas se l’approprier subjectivement dans son énonciation, à la surprise de Freud, puisque celui-ci trouve que ses explications sont vraiment bien amenées, mais pourtant la cure progresse, avance.
Donc, lutte pied à pied dans toute la première partie, avec apport théorique d’une part, et puis lutte contre la résistance du patient à aborder certains points que Freud lie assez justement, assez précisément à la dynamique du transfert elle-même, puisque dès le début, très tôt, il va repérer dans la dynamique propre au transfert de la névrose obsessionnelle à la fois cette dimension de soumission, de passivité et puis une agressivité éventuellement sans borne.
Ce qui est remarquable c’est qu’il va mener une lecture selon deux axes, simultanément, entre ce que nous pourrions dire la dimension imaginaire et le champ symbolique, pour tenter de faire reconnaître au patient le conflit œdipien dans lequel il est installé, dans lequel il est, je dirais, incarcéré avec le père, qui s’exemplifie dans le vœu de mort du patient à l’égard de ce père ; c’est justement ce point-là qu’il ne pourra jamais arriver à reprendre dans son énonciation, qu’il va reconnaître d’une manière intellectuelle, mais, pourrait-on dire, sur le mode d’une dénégation, la volonté de vengeance et la crainte du châtiment, dans une culpabilité sans cesse réitérée qui surgit à tout bout de champ. Et là on voit l’intelligence de Freud, puisqu’il nous fait remarquer que les craintes qu’il n’arrive quelque chose au père n’ont jamais été aussi fortes, n’ont jamais été aussi intenses, “éruptives”, que depuis la mort du père. C’est là où Freud a le souci de lui faire entendre qu’il y a une instance particulière qui est mise en jeu d’une part.
D’autre part, elle est mise en jeu entre la dimension du Réel et le champ du Symbolique et cela, au travers du défilé des chaînes signifiantes, essentiellement de manière métonymique, et où va se déployer la dialectique d’un objet, ici particulièrement l’objet anal, qui va permettre à Freud progressivement de reconstituer les chaînes associatives à la racine de la constitution du symptôme.
Constitution du symptôme, non pas seulement autour de l’histoire des rats, mais autour du signifiant ratten. L’histoire des rats nous, nous pouvons dire que c’est autour du signifiant ratten, que cela se constitue, que c’est un point nodal de la structure du patient. Point nodal, c’est le terme qu’employait Freud justement lorsqu’il évoquait dans ce texte sur la psychothérapie de l’hystérie, de ces différentes lignes, brisées, qui se croisent en des points nodaux, et qu’il s’agit de passer d’un point nodal à un autre point nodal, par l’intermédiaire de ces lignes, parfois en ligne directe, parfois par un saut. Un nouage va s’opérer qu’on va suivre ligne à ligne ; je ne sais si vous avez eu le temps de parcourir le Journal d’une analyse, mais ça se lit comme un roman, c’est véritablement une bataille, et de cette lutte émerge comme ça subitement des fils, Freud va s’accrocher à ces fils et pas les lâcher, et c’est ça qui véritablement a permis l’amélioration extrêmement notable pour le patient. Il va suivre ligne à ligne deux champs, d’une part la position du patient au regard de son père qui oscille entre l’idéalisation de ce personnage, ou plus exactement l’idéalisation de la relation que le patient entretient avec lui, qui bute sur un point, les domaines où forcément les intérêts du père et du fils divergent. Et Freud est très content à ce moment-là puisqu’il dit « ce n’est pas moi qui ai introduit l’idée de la sexualité », c’est bien sûr entre la sensualité et le courant filial que là quelque chose va venir à faire conflit. Donc, idéalisation de cette relation au personnage du père et les motions agressives refoulées que Freud ne va cesser de manière insistante de mettre à jour, de pointer systématiquement. C’est-à-dire quoi ? La lutte contre la castration, essentiellement par le biais de rendre le désir impossible, pas forcément la génitalité, mais la question du désir. Et voilà ce fameux personnage de la Dame, la Dame vénérée, dont Freud va pouvoir révéler que ce n’est qu’un substitut d’une cousine qui l’a éconduit plus jeune, et on verra pourquoi cette cousine est importante tout à l’heure. Il y a donc d’une part les modalités par lesquelles il tente de maintenir ce désir comme impossible, c’est-à-dire aussi l’accent mis sur le dégagement de la fonction phallique, le repérage était juste, particulièrement juste, le message a été entendu, il y a eu reconnaissance de ce qui a été mis en jeu par l’Homme aux rats. Puis, d’autre part, le repérage qu’il va effectuer du jeu de la lettre et de déplacement de signifiants qui supportent cette dialectique de la fonction phallique chez le patient. Ce sont ces deux champs qui vont être constamment mis en tension et sur lesquels il va avancer.
Je vais entrer un peu plus avant dans le texte lui-même. Je ne vais pas le reprendre de manière chronologique en suivant le déroulé de la cure parce que sinon effectivement il nous faudrait un nombre de séances considérable, ça ne va pas se faire en une demi-heure, mais en reprenant les éléments importants jusqu’au moment où il arrive en cure.
Donc, à six ans, un des premiers souvenirs, la découverte brutale sous les jupons de Mademoiselle Rudolf d’un manque, quelque chose là n’est pas présent, et qui est déjà la réitération d’une scène où, comme il le dira, c’est auprès de sa sœur, Camilla, sa sœur aînée de cinq ans, qu’il a découvert la différence des sexes. Manque d’un objet, mais également objet du manque, objet d’un manque qui se trouve là, émergé, une absence et une présence qui se trouvent là conjointes.
À huit ans, alors qu’il veut s’ouvrir à ses parents parce qu’il a ses premières érections, la peur que ses parents sachent tout de ses pensées : « Que mes parents savent tout de mes pensées, ce que je m’expliquais en supposant que je les prononçais à haute voix, mais sans les entendre moi-même. » C’est important parce que, au tout début, il va employer le terme que les parents « savaient », et puis un peu plus tard que les parents « devinaient », et je vous dirai pourquoi ça a son importance après, parce que c’est un changement radical.
Ces deux événements, et puis l’embrayage d’une curiosité insatiable de voir le corps des femmes nues, pas forcément voir un coït, mais de voir la réitération de ce moment de contemplation, de cette absence/présence.
Et toute une série d’obsessions avec quelques moments comme ça, à douze ans, à vingt ans, qui vont revenir, qui se manifestent toujours à peu près de la même manière, des idées obsédantes et puis une contre-idée, et puis une lutte contre la contre-idée et puis à nouveau le ré-embrayage de ce circuit constamment infiltré. Là le terme est important : une idée obsédante surgit, une contre-idée vient y faire front et la contre-idée est infiltrée et devant l’infiltration de la contre-idée une nouvelle idée obsédante, ou encore un serment qu’il se fait, et puis un contre-serment, et puis le contre-serment est infiltré.
C’est ce qui va le mener dans sa jeunesse, son père décède en 1899 et à partir de 1902-1903 c’est véritablement l’efflorescence complète du tableau symptomatique qui va se produire sur plusieurs versants. En premier lieu la crainte, l’obsession, jusqu’au délire dira Freud, qu’il n’arrive quelque chose essentiellement à deux personnes : le père, décédé, et la Dame vénérée, inaccessible. Alors, quoi ? Que peut-il leur arriver ? Que risque-t-il de leur arriver ? Soit la mort, soit — et c’est ce qui donne son titre au cas — un supplice, un supplice oriental particulièrement cruel, qui lui est révélé au cours de grandes manœuvres où il va comme officier de réserve, à savoir qu’un ou deux rats, on ne sait pas encore, sont mis dans un pot renversé et qui est mis sur le derrière de quelqu’un, et donc les rats s’introduiraient de manière absolument brutale dans l’anus et cela, c’est Freud qui le dit. Le patient ne l’a pas dit, c’est Freud qui le dit, il propulse cette question de l’objet anal en premier lieu, néanmoins voilà le fantasme qui surgit, qui ne va cesser de revenir sous des formes éminemment différentes.
Autres éléments cliniques qu’il faut citer parce qu’ils ont leur importance, et qui vont revenir et être travaillés de différentes manières : les obsessions, l’impératif, le commandement de se présenter aux examens sans être préparé. Et là aussi, toujours sur le même modèle, une idée obsédante, qui se présente comme une injonction, un serment de ne pas succomber à l’injonction et ensuite une lâcheté qui serait de tenir le serment et la mécanique continue à s’engrener de la sorte.
Ou bien encore, régulièrement, des injonctions qui peuvent être de différents types : compter jusqu’à 40 ou 50 entre le tonnerre et l’éclair, courir dans la pièce ou, plus étonnant, à l’été 1902, maigrir, et pour ça courir sous le soleil pour maigrir. Et cet engrenage se double, on pourrait dire, lorsque soit il cède à l’injonction ou soit il est prêt de céder à l’injonction, il est prêt de renier le serment qu’il a fait contre l’injonction, des phobies d’impulsion, comme on les appelle maintenant, c’est-à-dire l’idée qu’il va commettre un acte contre lui-même, un acte homicide contre lui-même.
Autre élément clinique important, — il y en a beaucoup, beaucoup, de ces éléments cliniques, là je fais une sélection — c’est la dimension du fait accompli : lorsqu’il se trouve dans ce balancement, cet indécidable pour pouvoir prendre telle ou telle décision, il s’en remet au fait accompli, c’est-à-dire une intervention qui va venir décider pour lui. C’est notamment le cas dans ce qui était exposé quasiment dans la toute première séance, à savoir le moment où il perd son lorgnon, Zwicker, ce qui veut dire « entre » en allemand, le binocle, ce qui était entre les deux yeux, ça vient de la racine zwei, deux, et ce que vous avez sûrement dû lire à savoir toute cette mécanique extrêmement sophistiquée où le lorgnon lui est renvoyé en disant que quelqu’un a payé pour lui trois couronnes quatre-vingt, et toute la question va être de savoir comment ne pas être en dette, où nous trouvons le refus de la dette symbolique. Voilà donc tout un dispositif extrêmement sophistiqué pour pouvoir arriver à rendre les trois couronnes quatre-vingt sans les rendre. Vont s’associer toute une série d’injonctions pour pouvoir se débarrasser de cette dette et en même temps reconnaître qu’il n’est pas possible de s’en débarrasser.
C’est là où on entend tout de suite comment la dimension symbolique de la dette en vient littéralement à être un tourment permanent puisqu’à la fois il faudrait la payer et à la fois on entend bien qu’il ne peut pas se débarrasser de cette dimension de la dette. Vous voyez comment les éléments commencent à se mettre en place.
Autre élément clinique encore, son attachement, voire sa certitude du sens prémonitoire de ses rêves, et dont il va entretenir Freud, pendant un grand nombre de séances sur toute une série de rêves épatants, puisqu’à chaque fois il y a un savoir qui lui vient, qui était exactement ce qui était contenu dans le rêve. Et là, il va y avoir une fracture dans la cure, il va y avoir un changement : il va exposer à Freud le fait que devant toute cette lutte avec les idées obsédantes et dans les obsessions, il a forgé un terme spécifique, une formule de protection qu’il prononce très vite pour éviter qu’elle soit infiltrée par une idée obsédante ; il y en a deux versions : gigellsamen ou glejisamen. Là nous ne savons pas s’il le dit ou pas à l’Homme aux rats, mais Freud interprète, lit cette pure suite de lettres, il y a un signifiant sans signification, un jeu littéral et Freud en donne l’interprétation. Il est clair que ce mot est né pour pouvoir résoudre l’impossible désir de rejoindre la Dame puisque c’est l’anagramme de son prénom, et samen qui veut dire la semence, le sperme, en allemand. Ainsi il a trouvé le moyen au moins littéralement d’aboutir à la conjonction sexuelle.
Une fois que Freud a fait l’interprétation, il note quand même : « Le lendemain, profonde mauvaise humeur » quand il a fait cette lecture, et à partir de ce moment-là il va y avoir une séquence qui va se traduire par ce que Freud appelle « toute une succession de transferts ». C’est encore la conception de transfert au sens que quelque chose serait transféré sur la personne de l’analyste. Je ne vais pas tous vous les citer parce que c’est assez impressionnant, mais le patient lui dit que jusqu’à maintenant il n’avait pas eu à utiliser le transfert, et que dès lors c’est comme si « tout se jetait dans le transfert ». Cela va être alors la mise en œuvre de toute la thématique de l’érotique anale qui va se déployer, qui va s’articuler à sa propre théorie sexuelle infantile. C’est assez impressionnant, c’est pour ça que je disais « cure active » d’abord, puisque Freud raconte comment le patient se lève, comment il tourne dans la pièce, il court, tantôt il supplie Freud de l’épargner, de ne pas le frapper, tantôt il est, comme il dira au début, dans cette volupté d’une « jouissance ignorée de lui-même » qui va revenir à plusieurs reprises, et donc il dit à Freud absolument des horreurs qui concernent sa propre famille, la femme de Freud, les enfants de Freud, jusqu’à arriver à un fantasme particulier où la copulation avec une femme se fait au moyen de l’excrément.
Freud dit formidable, ça y est, on y est, c’est véritablement un des points cruciaux de l’affaire. Et au cours des séances, notamment un des transferts, je vous cite le plus sobre, c’est que malheureusement la mère de Freud vient de mourir — elle est déjà morte — il veut faire une visite de condoléances, mais il craint d’être saisi du rire impertinent qui le saisit dans ces circonstances. Il s’oblige à faire des condoléances et puis surgit une obscénité, le rire, et donc il préfère écrire une carte « Pour Condoléances PC », et ça lui vient sous la forme « PF, Pour Félicitations ». Là encore on voit que d’un côté il y a le travail interprétatif de Freud et puis le travail de la lettre qui continue à advenir. Comme le dit Freud, il y a tous ces transferts épouvantables, et c’est là où se cristallise un certain dénouement autour de cette question des rats. Pourquoi ? D’où cela vient-il ?
Freud va remonter la chaîne associative, d’une part concernant le champ sexuel : les rats signifient la peur de la syphilis, premier élément, et d’autre part, dans les séances de fin novembre, en disant que les rats auraient avec l’argent un rapport particulier. Quand il avait emprunté deux florins à une de ses sœurs, il a pensé : « chaque florin, un rat ». « Quand dans mon premier entretien je lui ai indiqué la condition à propos de mes honoraires, il s’était dit : pour chaque couronne, un rat. » Au premier entretien l’Homme aux rats indique à Freud qu’il va réfléchir aux conditions, et une fois qu’il en aura parlé à sa mère il reviendra pour savoir si c’est oui ou si c’est non. Le lendemain il revient et c’est oui. On verra pourquoi ça a son importance.
C’est là où ça commence, pour lui ratten avec deux t signifie paiement partiel et en allemand, c’est le paiement et le paiement éventuellement en plusieurs fois. Déjà là première connexion qui s’établit et d’ailleurs il dit qu’un jour il s’était trompé entre ratten et raten, il avait été corrigé par un juriste, un ami à lui : « non ce n’est pas la même chose. Les rats c’est ratten et le conseiller c’est raten »
Donc argent, syphilis et rat commencent à converger, dans une même série métonymique. Maintenant il paye en rat, il paye comme un rat, et pourquoi ? Parce que c’est un des versants qui est peu développé par Freud, c’est le lien à la mère et plus exactement au travers de la mère la relation à l’Autre, la relation à la castration de l’Autre. Au moment de la mort du père, la mère dit que désormais elle va tout économiser pour pouvoir reconstituer le capital perdu, et l’Homme aux rats décide, lui, à son tour de ne rien dépenser, sauf 50 florins par mois ça suffira bien. Et dès lors il y a tout un procès d’avarice lié au fait que, comme il n’a pas assez d’argent, il ne peut pas épouser la dame vénérée.
Voyez comment tout ça s’enchaîne autour de ces termes. Il avance, à nouveau l’histoire dégoûtante de rats, à nouveau des transferts et là autour de la question de la saleté, et des vers, des vers dans les selles. Rien n’aura été épargné à Freud qui avance véritablement avec constance maintenant qu’il a attrapé le ratten, la queue du ratten, il ne la lâche plus, ça continue à avancer. Relation de l’argent et de la cruauté avec les rats d’une part, et avec la question du père et du mariage.
Donc ça avance, le suspens monte et Freud tente des hypothèses, je dirais, interprétatives, toujours dans la lignée de l’opposition entre père et fils et puis l’Homme aux rats fait trou dans le sens, déjoue la dimension du sens, de l’injection de sens, en ramenant un rêve un peu sur le mode de glesijamen ; là c’est juste trois lettres VLK. Tous les deux se livrent à un jeu interprétatif, essaient de lire chacune des lettres, ça a pour effet de relancer ce qu’il appelle les transferts, c’est-à-dire, toute une séquence où Freud est mis en scène avec sa famille dans les situations les plus, comment dirais-je, les plus obscènes.
Et puis le tournant de la cure, le 3 janvier, Freud décide que c’est le moment. Si le rat est le ver, alors c’est le pénis et donc Freud décide de lui dire, il dit : « je décide de lui dire ». Sa formule est simplement la manifestation libidinale visant le rapport sexuel énoncé en termes archaïques, théorie sexuelle infantile du coït anal, avec un côté désir et un côté colère. À partir du moment où Freud a repéré ces signifiants de ratten, il va dire dans le texte « maintenant nous entrons dans le côté désir de la structure ». Il dit à partir du transfert dans la cure. Il y a un déplacement qui se produit, il y a la succession de ce qu’il appelle les transferts, et puis subitement là il entend que c’est le transfert entré dans la cure. C’est cela qui organise l’ensemble de la situation transférentielle.
Du coup l’Homme aux rats dit à Freud « votre science c’est l’enfant qui résout le problème » avec la supériorité sereine d’une génialité souriante, dépouille les idées de leurs déguisements et libère aussi les deux femmes de leur souhait de hareng, qui était aussi un des fantasmes, où le hareng était l’équivalent de l’objet anal. Freud dit à partir du moment où je lui ai dit que le rat est le pénis en passant par le ver, à quoi le patient ajoute tout de suite « un petit pénis, queue de rat, queue », il est submergé par un véritable flot d’idées suivies, pas toutes liées entre elles, dont la plupart viennent du côté désir de la structure. C’est à partir de ce moment-là que va se produire un relatif dénouement de la série qui va venir mettre sur un même équivalent la question du coït, la question de l’argent, la question du rat, la question de l’objet anal, comme autant d’équivalents de la question du phallus. C’est ça que Freud va repérer.
Quelles sont les deux grandes chaînes que Freud a repérées ? Donc ratten, les rats, Aufraten le paiement. Rat c’est aussi le conseil en allemand, raten c’est conseiller, on voit comment il résiste au Rat que lui propose Freud régulièrement, auquel il oppose les ratten. Il y a également aussi Ratz en dialecte, c’est le petit, l’enfant. Quand il lui dit : votre science est l’enfant qui résout le problème, c’est aussi, votre science c’est le Ratz qui a été entendu.
Mais on peut aller plus loin, le symptôme particulier, à l’âge de huit ans, où il craint que ses parents, au sujet de la question des érections, de la masturbation et du coït, ne puissent savoir ses pensées comme s’il les avait dites à haute voix. À partir de ce moment-là il va le reprendre, en disant que ses parents devinaient ses pensées. En allemand erratten ça veut dire deviner, ich habe erraten signifie j’ai deviné. Vous entendez comment, non seulement il y a la dimension imaginaire, qui est prise autour de cette histoire des rats, autour du supplice du lien au père, comment la série dans l’homonymie, la série métonymique qui va prendre ratten pour remonter jusqu’à la question phallique, mais également comment c’est aussi la cheville de certains symptômes à partir du signifiant lui-même. C’est un des axes signifiants qui se décompose comme ça sur plusieurs chaînes.
Freud dit bien que lorsqu’il fait le travail pédagogique de venir expliquer, alors le patient se défend de son agressivité vis-à-vis de son père, parce qu’éventuellement il l’aurait surpris en train de se masturber et que c’est pour ça qu’il lutte contre son désir. Là il fait l’interprétation dans le signifiant, c’est ça qui, je dirais, change radicalement le cours de la cure.
Quelques mots maintenant sur ces déplacements de la conception du transfert. Ce lien qui s’instaure, du patient à l’analyste, va ici réactualiser tous les signifiants primordiaux qui ont été ceux qui ont constitué la Demande, les premières demandes à l’Autre, c’est-à-dire qui ont présidé à la mise en place de l’Autre pour le sujet, ce sont aussi ceux qui ont présidé à la mise en place du lieu possible d’où peut se soutenir un sujet. Le transfert va venir reproduire quasiment in extenso la mise en place du fantasme primordial, et c’est cela dont L’Homme aux rats, dans ce qu’il appelle les transferts à Freud, décrit, c’est la mise en place du fantasme primordial, et c’est le socle de sa théorie sexuelle infantile.
Donc pas d’analyse sans transfert. Le transfert existe hors de l’analyse, puisque, à l’insu des protagonistes, il structure les relations sociales, amicales, professionnelles et amoureuses. La différence c’est que dans l’analyse, son repérage en permet une lecture, là où ailleurs, comme nous le savons, ce sont plutôt des transferts sauvages auxquels nous avons affaire. Au travers du travail de l’analyse, ce n’est plus la relation duelle, réciproque, de semblable à semblable dont il s’agit, mais bien d’une dimension tierce à laquelle Freud fait référence, une dimension Autre, un lieu Autre. c’est cela la dimension de Übertragung, de déplacement vers un autre lieu, qui met à jour cet autre lieu, dont l’analyste n’est pas le support, mais dont il est simplement le garant, afin que celle ou celui qui parle, puisse effectuer, au travers de cette mise en jeu de l’Autre, la lecture des signifiants qui le concernent.
C’est-à-dire quoi ? De pouvoir prendre place dans un discours, soutenir une place dans un discours, avec la disparité et l’hétérogénéité des places que le discours distribue, à partir de son énonciation. Soutenir l’énonciation à partir des énoncés qui ont tramé la vie du sujet et son histoire : mise en jeu d’un savoir, du savoir inconscient qui nous mène, c’est-à-dire aussi de ce savoir qui serait déposé dans ce lieu Autre, savoir qui m’ordonne, qui me définit, qui me concerne, qui concerne mon désir. C’est aussi ce qui fait la racine de l’amour du transfert : c’est aussi l’amour pour ce lieu où se tiendrait une instance particulière, une instance avec un savoir. Dès lors une dialectique s’ouvre, ce savoir peut être supposé à l’Autre, éventuellement à l’analyste, mais comme nous le savons, au contraire, cela peut être de faire valoir son propre savoir, face à cet Autre incarné.
Lacan a ramassé dans une formule avec laquelle j’aimerais essayer de conclure. Le transfert nécessite, présuppose, implique ce qu’il a appelé « un sujet supposé savoir » qu’il faut entendre dans toute son équivoque.
Pourquoi ? Parce que bien sûr la relation de transfert peut se faire à une personne, mais comme nous le savons, encore plus et parfois bien souvent à un texte. Ceci peut générer l’amour du texte, comme on dit souvent, car un texte dit des choses que nous n’aurions jamais réussi à dire, ou éventuellement dit des choses dont nous avons toujours su qu’elles étaient là, mais que l’on aurait jamais pu dire ainsi. Non seulement un texte nous parle, avec l’équivoque du terme, mais un texte nous dit, éventuellement. C’est-à-dire aussi que je trouve là mis en lien toute une série de signifiants, dont certains vont me représenter auprès d’autres, c’est cela aussi qui génère notre intérêt, ou la nécessité même du texte. Je pense que c’est une question éminemment actuelle, puisque cette question de la représentativité, la représentation possible à travers du texte, comme vous le savez, est de plus en plus remplacée par la question de la visibilité. Il faudrait que ce soit une représentation par le visible. Et j’évoquais dans mon séminaire il y a quelques jours, le fait que j’avais été éminemment frappé, alarmé lors des manifestations d’hommages après les attentats qui ont eu lieu, que le discours médiatique ne cessait de parler des « anonymes » en lieu et place des citoyens et des citoyennes de la République, « les anonymes convergent », « les anonymes se sont rassemblés ». Or, ce terme-là est un terme qui n’est pas indifférent même si nous l’avons oublié. En grec anonyme c’est celui qui aura une mort qui ne laissera pas de trace, une vie qui ne laissera pas de trace, une vie qui n’est jamais représentée. L’anonyme s’oppose au héros. Le héros c’est celui qui va affronter la mort dans la fleur de sa jeunesse, non pas par sens du devoir, mais pour construire la légende qui parlera son nom et assurera sa descendance de manière illustre. Vous voyez ce terme-là n’est quand même pas anodin.
Le transfert, va être, et c’est le terme de Lacan, la mise en acte de la réalité de l’inconscient, c’est-à-dire aussi la mise en acte de la constitution des rapports à l’Autre avec ses deux versants, aussi bien l’Autre, on pourrait dire l’Autre primordial, l’Autre avec lequel s’est mis en place tout le jeu pulsionnel, que l’Autre du langage, l’Autre du discours. La fonction, le pivot du transfert, c’est cette fonction du sujet supposé savoir, et du déplacement qui va s’opérer dans la cure entre un sujet qui serait supposé savoir, que ce soit l’analyste ou quelque autre, à un sujet supposé à un savoir. Pour permettre quoi ? La réduction de cette fonction d’un sujet supposé savoir, puisque justement au lieu de l’Autre il n’y a pas un sujet qui serait supposé me savoir, ou qui aurait le savoir qui me concernerait et que ce savoir au lieu de l’Autre, il est essentiellement ordonné, non pas par sa complétude, mais par le défaut qui l’organise, par le manque d’au moins un signifiant qui organise ce savoir.
C’est ce que nous retrouvons, pourrait-on dire, dans le travail de L’Homme aux rats, quand Freud tente de venir combler ce savoir par l’interprétation, quitte à venir interpréter glesijamen en venant lire les lettres ou le rêve VLK. Immédiatement le patient dans les séances suivantes amène, comme ce rêve VLK, une pure suite littérale, c’est-à-dire hors sens, qui est marquée du défaut de sens. On entend comment se fait ce cheminement dans la cure qui nécessite d’en passer par cette fonction presque mythique d’un sujet supposé savoir pour en obtenir la réduction.
Voilà, restons-en là pour ce soir, pour qu’il y ait la place pour vos questions, vos remarques.
Il va sans dire que j’espère un tant soit peu vous avoir donné envie de lire le texte. Je pense que c’est très précieux que vous puissiez le parcourir pour les prochaines séances qui sûrement vont reprendre les choses plus en structure. Pour ma part, je me suis attaché à ce parcours linéaire, pas à pas, mais bien évidemment, il y a beaucoup de la clinique obsessionnelle qui va s’éclairer dans les prochaines fois. C’est très intéressant de le lire comme le récit de cette lutte, et de repérer comment au travers de cette jonction entre Imaginaire et Symbolique, vont progressivement se dégager les axes symbolique et réel, vraiment on l’entend tout à fait autour de ce signifiant ratten.