Communication de la journée du 12 décembre 2015 re-tours sur la névrose obsessionnelle
Ce titre un peu provocateur qui peut sembler excessif tend à faire entendre une sorte de contexte social pouvant induire des troubles chez des personnes qui auraient une prédisposition naturelle à l’obsessionalité. La question est donc : certains aspects modernes de la gestion du travail vont-ils, si vous êtes prédisposé(e), vous mettre en position difficile ?
Dernièrement je me suis trouvé confronté à des patients compétents dans leur métier et devant parallèlement répondre à une organisation de leur travail faite par des outils informatiques.
Les deux pratiques étant par moments incompatibles, ils se trouvaient déstabilisés. Devant obéir à deux maîtres, leur devoir professionnel d’une part et l’obligation protocolaire émanant d’un logiciel. Ils ont vu alors leurs compétences mises en doute, se sont mis à hésiter entre plusieurs tâches à faire. Vu la sorte de procrastination dans laquelle ils étaient, ils ont vu leur efficacité au travail baisser et bien sûr, se sont mis à douter d’eux-mêmes, à avoir des troubles de l’humeur et à penser qu’ils ne valaient plus rien…
J’ai pensé alors à l’homme aux rats qui devant obéir aux modalités de remboursement prescrites par le capitaine se trouvait dans l’incapacité de réaliser l’action logique qui aurait été de rembourser la postière.
Avec l’apparition des smartphones vous avez sans doute remarqué que de nombreuses applications vous proposent de mesurer, numériser différents paramètres de votre activité journalière, ce en continu et sans même que vous en fassiez la demande. Ainsi vous savez si vous avez une activité physique normale sportive ou sédentaire, si votre activité répond à des critères d’hygiène voir de performance. Ces données après qu’elles vous soient proposées gratuitement sont collectées par des centres qui traitent statistiquement l’activité de millions de personnes dans ce qu’on appelle des "big data".(1)
Sur votre smartphone vous pouvez aussi installer une application qui donne des indications sur votre sommeil, sa durée, les différentes phases qui le composent : sommeil paradoxal, sommeil profond et ce, sans aucun capteur juste en étant sensible aux mouvements que vous transmettez à votre matelas et à votre téléphone pendant le sommeil.
Ce genre d’application vous propose de vous réveiller au meilleur moment en fonction des cycles du sommeil et non pas de façon arbitraire et à la seconde près comme le fait votre réveil traditionnel. Ainsi, même le sommeil devient une activité mesurable et surtout perfectible !
Toutes ces applications concernent essentiellement des données biologiques et sont de plus en plus utilisées par une population de personnes qui font du sport. La visée en est l’amélioration des performances, du bien-être, de la beauté. Ainsi, pour ce qui est de ces activités, le moi se mesure, aspire à un perfectionnement toujours plus avancé. On vous propose un moi idéal qu’il s’agit d’atteindre.
François Bayrou interviewé le mercredi 24 juin 2015 sur France Culture, déclarait vouloir « avec moins d’argent public, faire plus et mieux pour les gens. » Je prends cet exemple qui ne fait que répéter ce que tout homme politique de droite de gauche ou du centre dit actuellement. Il semble qu’il y ait là un consensus généralisé difficile à réfuter tant il part de bonnes intentions : humanistes (faire mieux pour les gens) et réalistes (économe de l’argent public).
Ces principes d’efficacité ont déjà été établis par Frederick Winslow Taylor en 1911 : The principles of scientific management Les principes d’organisation scientifique du travail définissant un nouvel homme homo efficiensus.
C’est à la science qu’il est fait appel pour tenter de réaliser cet objectif, la science étant porteuse de vérités. La tendance actuelle est de se baser sur des faits observables (evidence based management ou medicine) et autant que possible numérisables, ce qui leur donne une double qualité apparente d’irréfutabilité et de scientificité.
Il s’agit en tentant de suivre le modèle scientifique d’organiser une vérité en faisant appel au registre du symbole.
Ainsi cette approche est-elle actuellement la justification de programmes de rationalisation des ressources financières et matérielles de l’organisation des soins. Cet usage d’un Symbolique, si possible numérisé, semble essentiel dans la démarche rationaliste moderne.
Je peux donner quelques exemples de cette épidémie dans le domaine médical.
À l’hôpital, tout pousse à une prise en charge sans cesse plus étendue des pathologies (le tiers payant généralisé tend à cela) avec des moyens constants voir réduits, qu’il s’agisse de moyens humains ou matériels.
Du fait du manque de praticiens, les listes d’attente en Centre Médico Psychologique proposent plusieurs mois d’attente et la consultation gagne à être réduite à un protocole qui permet de gagner du temps.
Les procédures établies grâce aux statistiques aboutissent à un profilage du patient où il n’est question que de maladie et pas de malade. Je pense en particulier à l’évaluation du risque suicidaire qui permettrait de prendre rapidement la bonne décision d’hospitalisation ou non en fonction d’un score donné par un questionnaire. Il permet ainsi de décider d’une hospitalisation à distance et par téléphone en fonction de la récolte de données faites par un confrère. Si l’urgentiste et le psychiatre sont distants de plusieurs kilomètres, l’économie de moyens est évidente et permet de décider la mise en œuvre de moyens les plus adaptés.
Il y a aussi les entretiens structurés qui sont censés recueillir dans les réponses du patient les détails ‘‘clés’’ qui permettront d’aller directement au diagnostic par le biais des critères du DSM (Toujours le repère de la statistique basée sur ce qui est observable). Là aussi il suffirait presque de faire remplir avant la consultation un questionnaire avec des cases cochées pour qu’une machine puisse la lire et donner le diagnostic, la conduite à tenir et un pronostic.
Si le recueil des données cliniques est optimisé, la rencontre réelle avec le patient est bien mise à mal.
Ce sur quoi je pense pouvoir insister c’est que ces procédures vont pouvoir se passer du consentement et des dispositions subjectives de chacun : patient comme médecin. En « pré-digérant » le discours et les actes pour les rendre automatisés et en augmenter l’efficacité, on aboutit à un principe déjà énoncé par le Taylorisme.
En effet c’est à cette époque que la parcellisation des tâches rendues répétitives dans les chaînes de montage industrielles, a fait que l’ouvrier a été dépossédé de son savoir-faire comme du pourquoi de son action ; seul le comment lui était enseigné.
Pour reprendre les propos de F. Bayrou tout comme ce qui a été mis en œuvre dans les chaînes de montage de la Ford T, ce qui nous est proposé c’est l’efficacité et la valorisation de nos actions et c’est prendre la ‘‘valeur’’ comme totem autour duquel nous sommes conviés à nous rallier. Ce principe économique devrait organiser notre vie sociale et assurer ainsi notre bonheur.(2)
Mais le traitement arithmétique, numérique ou statistique fait que l’action est traitée de façon purement symbolique, est débarrassée de toute visée imaginaire. Il y a un traitement du Réel qui se fait exclusivement par le Symbolique.
Comme l’impératif auquel était soumis l’homme aux rats par le capitaine, dans l’impératif économique moderne l’action se voudrait organisé par un dit et non par un dire. Un énoncé plutôt qu’une énonciation, un pur symbole tout comme dans la symptomatologie obsessionnelle ou le Toc a valeur signifiante (se laver par exemple) au détriment de toute visée fonctionnelle.
La valeur de quelque chose c’est d’après le dictionnaire Robert :
a) ce qui est estimé avec toute l’ambiguïté qu’a à ce jour ce terme ;
b) c’est aussi le caractère mesurable d’un objet en tant que susceptible d’être échangé (je ne reprendrai pas ici les notions marxistes de valeur d’usage et valeur d’échange) ;
c) Enfin c’est le caractère de ce qui répond aux normes idéales ou le caractère de ce qui a cours légalement.
Ce qui nous est proposé politiquement c’est de prendre la valeur pour totem autour duquel nous sommes conviés à nous rallier, à faire clan. La valeur serait l’emblème identificatoire, organisateur de notre travail et de notre vie sociale. Valoriser notre travail pour le bien de tous (Taylor disait que son système allait réconcilier patrons et ouvriers)
Freud dans son article « pour introduire le narcissisme », parle du Moi Idéal et de l’Idéal du Moi.
Le Moi originel est présenté comme préoccupé que de ses propres satisfactions. Son seul critère du réel est la satisfaction, ce qui fait de lui comme le dit Lacan, une instance de méconnaissance. (Il hallucine le réel.)
L’Idéal du Moi est une formation substitutive qui prend la suite pour retrouver la satisfaction narcissique perdue quand le mécanisme hallucinatoire est mis en échec. Ce processus est nécessité par l’adaptation au monde extérieur et l’influence des critiques parentales.
Dans Psychologie collective et analyse du moi, Freud énonce que l’Idéal du Moi est impliqué dans le processus de l’état amoureux, l’objet aimé venant au point où le sujet projette son idéal avec la conviction qu’il est réalisé dans l’autre.
Lacan présente le Moi Idéal comme émergeant au moment de l’assomption jubilatoire du bébé encore immature neurologiquement mais confronté à son image spéculaire auquel il s’identifie imaginairement. Mais l’assentiment de l’Autre (représenté par le parent ou le corps social) est nécessaire à ce qui engendrera l’Idéal du moi. Cette instance Idéal du moi, est le produit d’une opération imaginaire et symbolique à la fois. Et cette projection du sujet dans l’Autre est à la base de l’empathie nécessaire à toute socialisation.
Le Surmoi, lui, semble apparenté à l’Idéal du moi mais il se présente comme un dit. Un pur Symbolique qui prend une fonction judiciaire d’où ce côté essentiellement contraignant « dépressiogène », alors que l’Idéal du moi a un aspect exaltant.
Le problème vient du fait que la valeur de l’acte sous l’emprise de l’apparence scientifique, se trouve ramenée à un pur Symbolique numérisé qui a pour visée un idéal mais se présente surtout comme requête légale. Gare à celui qui n’aura pas évalué le risque suicidaire en faisant apparaître les critères reconnus dans son observation ! Car en cas de non-observation du protocole, il ne sera pas couvert et risque des poursuites en cas d’investigation judiciaire ! Vous voyez à quel type de « contre-pensée » (terme qu’on utilise dans la névrose obsessionnelle : si tu ne fais pas ceci, alors…) vous pouvez avoir à faire si votre pratique s’éloigne de ce que recommandent les hautes autorités.
Dans ce cas, les recommandations “de bonne pratique” prennent un caractère légal et fonctionnent comme une instance judiciaire. Pour le sujet, elles deviennent discordantes car surmoïques et séparées du Moi comme Freud l’énonçait. C’est ce qui explique leur caractère « dépressiogène ». Enfin, rien d’étonnant alors à ce que la valeur ne vienne plus servir l’individu et que ce soit l’individu qui devienne la principale source d’extraction de la valeur ; que chacun sacrifie au totem proposé. Celui-ci au lieu de faire lien social fait oppression sociale.
Ainsi l’idéal humaniste est raté. Pour l’humanisme chaque être a de la valeur et c’est ce qui fait lien social. C’est comme cela que s’exprime un symbolisme pacificateur présent dans l’Idéal du moi : quand le Moi idéal du sujet est projeté sur son prochain avec la conviction qu’il est réalisé dans l’autre.
Mais cela comporte une opération imaginaire qui est étrangère au traitement du Réel exclusivement par le Symbolique comme le management moderne le propose.
On sait à quel point nos instances dirigeantes se méfient de l’imaginaire comme relevant de la rêverie et n’ayant comme conséquence que des utopies. On comprend alors qu’ils se réfugient dans les évidences, et qu’ils se mettent à les compter sans s’apercevoir qu’ils ne comptent que ce qu’il y a dans leur réalité, c’est-à-dire dans leur imaginaire.
Pour ce qui est de notre domaine, il ne s’agit plus de soigner mais de satisfaire l’instrument d’évaluation. Les audits périodiques vous proposent de coller à une démarche qualité qui n’a pas pour objectif la prise en compte de la maladie mais plutôt le non défaut de l’institution. D’ailleurs se conformer aux instruments de mesure est la condition pour obtenir les accréditations et les subsides dont dépend votre emploi.
Si, comme je le crois il est question pour nos politiques que seul le numérique comptable puisse rendre compte du Réel, la confusion dont il est question se rapprocherait de ce que Charles Melman avait proposé comme Nœud pour la névrose obsessionnelle dans son séminaire du 21 avril 1988.
Il s’agissait du rond de l’Imaginaire, traversé par une droite infinie, celle du Symbolique dont justement le caractère infini viendrait dans la névrose obsessionnelle, supporter un Réel, un réel qui ne vaudrait que d’être à l’infini, comme ce qui est visé dans les démarches qualités sans cesse réévaluées.
Si l’Idéal du Moi est l’héritier des qualités que l’enfant attribuait à ses parents, si c’est l’effet d’une projection de son Moi convaincu qu’il est réalisé dans l’autre, cet Idéal n’est pas dépourvu de désillusion et fera l’expérience du non-rapport sexuel mais vouloir y suppléer comme il est proposé actuellement semble bien pire et apparenté à une névrose collective, c’est-à-dire à une façon de tenter d’éviter la castration.
Plusieurs questions se posent autour de cette organisation, en particulier celles du lien qui existe entre la perversion et la névrose ?
Sachant que tous les individus ne réagissent pas identiquement à cette organisation et que cette organisation nécessite des adeptes pour la faire fonctionner ; que l’un et l’autre, névrosé et pervers, vivent en relative bonne intelligence comme certains organismes « saprophytes » qui cohabitent parfois longuement. (Vous pourrez orthographier saprophyte d’une autre façon si vous le voulez !)
Mais ceci dépasserait le cadre de cet exposé et pourrait en fournir la suite.
(2) « Réconcilier patrons et employés » avait ajouté Taylor en exergue du titre de son ouvrage.