Dans les institutions qui sont dédiées à la prise en charge d’enfants en difficulté, il semble que nous soyons tous aux prises avec des problèmes de mise en place d’un cadre opérant, tout au moins pour certains enfants. Ce n’est pas nouveau, on pourrait même dire, dans une certaine mesure, que c’est là l’essence même de notre travail dans ce type de structure : trouver un cadre dans lequel quelque chose puisse se dire pour un enfant, par ailleurs coincé dans ses angoisses, ses défenses, ses répétitions.
Tout de même, lorsque nous échangeons entre collègues, nous partageons largement le même constat de difficulté. La plupart des structures éducatives ou soignantes que j’ai pu interroger indiquent qu’elles ont dû se résoudre à mettre en place de plus en plus de « temps individuels », selon la formule consacrée, pour prendre en charge malgré tout, ces enfants récalcitrants.
Récemment, une journée de travail entre équipes des CATTP(1) du Centre Hospitalier Alpes Isère proposait, parmi d’autres, une table ronde sur « les intraitables »(2). L’équivoque de cet intitulé judicieux est tout à fait pertinente pour souligner notre double embarras. Nous reconnaissons bien ces enfants intraitables, dans le sens d’implacables et irascibles ; durs en affaires. Avec eux, on ne négocie pas. La moindre frustration qui se présente, un imprévu, une aspérité dans un cadre pourtant sans cesse retaillé à leur mesure et c’est la catastrophe, la crise redoutable, l’effondrement de la fragile construction transférentielle… à recommencer. Ainsi, ils se montrent également in-traitables parce que nous ne parvenons pas à mettre en place de traitement.
Ces enfants nous occupent beaucoup parce que, malgré des efforts d’ajustement, de cadrage, qui mobilisent tous les savoir-faire de soignants attentifs, nous ne parvenons pas à organiser un cadre qui leur permette d’y déposer une parole. Ils peuvent parler, bien entendu, mais la plupart du temps, sans entame. S’il y a une plainte elle ne peut être entendue autrement que dans le champ ou elle se présente, elle ne peut être décalée. S’il y a une demande, elle est impérieuse, tyrannique, souvent irréaliste et les soignants font le constat d’une répétition stérile qui semble ne servir que de prétexte à se voir opposer un refus qui a pour conséquence de légitimer l’enclenchement d’une crise, ce qui paraît être le but inconscient recherché.
Pour précisions : adapter le cadre, ce n’est pas l’assouplir jusqu’à l’extrême pour éviter les frustrations et leurs conséquences. Il s’agit plutôt de réfléchir à des médiations, dont certaines, comme l’escalade, l’équitation, ou encore le vélo, imposent au contraire un cadre extrêmement ferme pour des raisons évidentes de sécurité.
Un autre point important est que les intraitables ne sont pas des enfants autistes déroutés ou angoissés par un changement. Pas non plus des obsessionnels mis à mal dans leurs plans. La question du diagnostic est d’ailleurs le plus souvent délicate et réservée à l’observation de l’évolution adolescente. Sans parler de diagnostic psychiatrique, nous ne savons parfois même pas clairement situer un patient sur le plan structurel. C’est là une question importante sur laquelle nous reviendrons un peu plus loin.
Au niveau de la clinique, ce que ces enfants nous montrent avant tout, c’est une grande fragilité narcissique. Cela aussi est un point de vue assez largement partagé. Ce qui est particulier à ces situations, c’est qu’elles nous imposent de prendre la mesure de la portée structurelle de cette question narcissique.
Dès 1954, dans les premières mises en place sur les écrits techniques de Freud, Lacan indique que l’image narcissique est la source du rapport au monde et qu’elle passe par l’autre(3). Que se passe-t-il, que s’est-il passé pour nos patients dans cette mise en place ?
On peut tenter une réponse, certes pas universelle, mais qui semble commune à un certain nombre d’entre eux, et que nous avons pu percevoir dans la clinique à travers plusieurs situations particulièrement lisibles et sur plusieurs années de travail. Ces enfants, tous présents dans la même institution pendant la même période, avaient la caractéristique commune d’avoir été placés par un juge dans des familles d’accueil. Leurs histoires, parfois très dures, soulignent toutes un rapport très chaotique avec leurs parents leur mère en particulier, dès la toute petite enfance. Bien entendu, il ne s’agit pas ici de traiter des effets des interactions mère-bébé de mauvaise qualité. Ces précisions visent seulement à indiquer en quoi la situation de ces enfants, en particulier, rendait certaines questions plus lisibles. Il semble que la clinique, y compris la clinique institutionnelle rencontrée en pédopsychiatrie soit une sorte de miroir grossissant qui montre sous leurs formes extrêmes des maux qui se présentent plus diffus, sous une forme plus intriquée dans notre social.
Dans le cas habituel, pour un bébé plus chanceux que nos jeunes patients, on pourrait dire qu’il a la possibilité de se caler dans le creux maternel, en sécurité. Dans ce creux, il y est aussi reconnu. Il émerveille. Il est un interlocuteur. Les conditions sont alors réunies pour la constitution d’un socle narcissique avec l’étape décisive du stade du miroir. De là, de cet appui, lorsqu’il va bien, il part à l’aventure. Il part de sa mère. Et il y revient au gré de ses envies, de ses frayeurs, de ses besoins et bien entendu de la disponibilité de sa mère.
On sait également que, pour que tout cela soit opérant, il faut que la fonction paternelle, la fonction du Nom-du-Père soit engagée. Il ne s’agit pas d’une opération à deux mais bien à trois. Lorsque c’est le cas, on repère comment, déjà, le bébé est vectorisé, avec un point de départ (maternel) et une direction, vers un ailleurs. Même complètement, concrètement, prise dans la relation directe avec ses parents, c’est bien une fonction désirante que nous observons. De là, à partir de quelques mois, lorsqu’un bébé va bien, fort de cet appui, il est attiré, dirigé vers le monde, vers toutes ces choses si intéressantes… plus loin. Il se montrera plus ou moins pressé, il aura un style conquérant ou prudent, mais il y va.
Autrement dit : il y a un sens.
Chez les intraitables, en revanche, il semble que ce dispositif initial n’ait pas pu se mettre en place du fait d’une absence réelle dans le champ maternel. C’est une reconstruction, bien sûr, mais tout se passe comme s’ils n’avaient pas pu caler leur dos dans un giron maternel sécure au moment de se tourner vers le monde. Comme s’ils ne pouvaient faire autrement que de rester tournés vers ce lieu vide pour chercher, appeler, relancer cette attention, ce regard qui a fait radicalement défaut, dont ils n’ont pas l’assurance. Souvent, il y a une dimension de la relation à la mère qui demeure sous une forme empreinte de haine. Il n’empêche, cette posture tournée vers ce qui ne vient pas, qu’elle soit déprimée, implorante, bruyamment haineuse, semble indépassable. La difficulté qui se présente à nous, c’est de savoir comment s’approcher de ces Sisyphe hypnotisés par leur tâche de relance sans cesse répétée. Parfois nous avons l’impression d’une éternelle contemplation fascinée, d’une attente obsédante que quelque chose advienne dans cette béance. Dans tous les cas, nos prises en charges, nos paroles sont autant de propositions à se tourner vers le monde, et donc autant d’obstacles, de gênes, de dérangements dans leur tâche. Tout est en trop dans leur champ, qui reste tendu vers l’illusion d’une relation duelle possible, totale, perçue comme la promesse que quelque chose pourra tout combler. Nos efforts, si louables soient-ils, ne font que parasiter leur mouvement. Ils attendent le paradis, on leur propose l’enfer de l’autre (puisqu’il ne peut être qu’un petit autre pour eux dans un premier temps).
Autrement dit, pour ces jeunes gens qui n’ont pas été pris comme objet de la pulsion maternelle, (ou d’une manière trop radicale, trop réelle lorsqu’ils ont subi des carences ou des maltraitances sévères) la question pourrait se formuler comme : puis-je renoncer à être son objet.
C’est là le point clinique : être ou ne pas être tourné vers la mère, en écho à la question de Lacan : être ou ne pas être le phallus. Mais on se situe là en deçà de cette question que Lacan positionne au second temps de la traversée œdipienne. Il s’agirait plutôt d’une relance infinie du troisième temps de la pulsion, celui qui est consacré à se faire l’objet de la pulsion de l’autre, où ça ne répond pas et qui du coup ne peut pas boucler. On pourrait dire que ce troisième temps s’est joué de manière trop réelle.
Nous sommes alors plutôt renvoyés à une clinique du traumatisme. En tant qu’objet de la pulsion de l’autre, ils semblent n’avoir fait l’expérience que d’un vide ou bien d’un rejet, d’une évacuation imprévisible. Nous avons de nombreux exemples très clairs de la manière dont parfois ils incarnent radicalement cet objet qu’on évacue. Certains ne peuvent que répéter inlassablement cette évacuation dans tous les lieux où ils passent(4). D’autres, par exemple ne peuvent que se situer dans une attente imaginaire inlassablement adressée à l’autre qui ne peut jamais répondre comme il le faudrait et qui finit par s’épuiser. Ces expériences ne cessent de renvoyer à une question ouverte, saignante, jamais calmée par la fonction phallique, de la valeur incarnée aux yeux de l’autre. Une plaie narcissique permanente, s’agissant du narcissisme primaire.
L’absence de la mise en place protectrice de la castration fait que le manque ne peut être inscrit dans la dimension symbolique et renvoie à la répétition du vide à l’endroit de la mère, c’est-à-dire à un vécu de manque réel d’un objet symbolique, à une privation.
Un Réel traumatique, une répétion douloureuse, une intrication narcissique restée campée dans l’imaginaire. Dans un tel coincement, quelles sont les perspectives ? Comment envisager un soin, au moins un accompagnement qui puisse rester bienveillant ? Qui n’évacue pas la question narcissique ? Qui n’évacue pas le sujet ?
Lorsque Freud évoque la névrose traumatique, dans les premiers chapitres d’Au-delà du principe de plaisir, on pourrait s’attendre à ce qu’il propose une manière de s’y prendre avec des patients traumatisés, mais non, il nous donne à la place sa présentation célèbre du jeu du fort-da observé chez son petit-fils d’un an et demi. C’est un peu déroutant, dans le texte, qu’il passe de la névrose de guerre à la lecture d’un petit jeu d’enfant. En fait de petit jeu, il va s’engager dans un virage décisif de la mise en place de la théorie analytique, mais ce qui nous intéresse particulièrement, pour l’heure, c’est le repérage clinique de Freud : à travers ce jeu actif, approprié et langagier, cet enfant se protège de l’effroi qui pourrait être lié à l’absence de sa mère. Il se protège du traumatisme en jouant et en disant l’absence et le retour. On pourrait dire que ce jeu (Imaginaire) façonne un nouage entre les trois instances qui permet de circonscrire le manque (Réel) de la mère (Symbolique), précisément, pour que ce manque, le manque de la mère, dispose d’une inscription symbolique et ne soit plus une coupure réelle au potentiel traumatique.
Plus loin dans le texte, nous trouvons encore quelques données qui peuvent tout à fait ramener à la clinique des intraitables : « Il [le malade] est bien plutôt obligé de répéter(5) le refoulé comme expérience vécue dans le présent au lieu de se le remémorer(6) comme un fragment du passé, ce que préférerait le médecin. […] Elle [la répétition] se joue régulièrement dans le domaine du transfert. » Nous voilà prévenus. C’est dans le transfert qu’il faut s’attendre à ce que se joue la répétition. L’installation de la névrose de transfert comme opération de déplacement des enjeux relationnels, des motifs inconscients, ici de l’impossibilité de résolution, au moins de mise en jeu du che vuoï, la répétition du vide ou de l’évacuation sur la personne qui tente une prise en charge, dans ce cas bien nommée.
Face à la douleur de ces enfants et au désarroi des équipes usées par ce type de soin impossible, le propos de Freud est d’un grand secours. On peut, me semble-t-il le traduire en invitation au jeu et surtout à la parole, puisqu’il n’y a que dans l’exercice de la parole que peut avoir lieu la reconstruction nécessaire à ces enfants, comme dans le jeu du fort-da.
Pour compléter, complexifier le propos, il faut revenir sur la question de la structure laissée en route. Avec les années de recul, nous constatons que certains enfants acceptent que nous leur proposions un autre chemin que celui de la répétition douloureuse de ces décharges par l’action. Nous rencontrons leurs parents, leurs familles d’accueil, les professionnels des différentes institutions qui les entourent. Ensuite, nous leur racontons. Nous leur parlons de ce que nous avons appris sur leur enfance, sur leur histoire, même s’ils étaient présents pendant le récit. Il nous faut parfois être dans une recherche assez active et assez inhabituelle dans nos pratiques. Au quotidien, nous leur faisons également le récit de nos hypothèses sur ce qui les a amenés à réagir d’une manière ou d’une autre à un événement. Nous formulons l’ambivalence face à une situation délicate. Nous parlons. Nous écoutons, bien sûr, mais, nous constatons que nous leur parlons beaucoup. Il faut reconnaître que c’est une pratique risquée puisque nous sommes forcément exposés à dire des bêtises qui occasionnent parfois des réprimandes sans détour, régulièrement ils nous enjoignent même très clairement de la fermer. Mais parfois, nos propos, nos constructions opèrent un effet d’interprétation là où il n’y avait que de l’agir, et nous avons fait un pas. Un pas agile ou hasardeux, qui constituera un appui fiable ou glissant, mais un pas tout de même.
Aujourd’hui, certains de nos patients semblent avoir trouvé une voie d’accès au langage et bénéficier de points d’appuis structurels opérants. Nous avions beaucoup de doutes face à la lenteur des progrès constatés, mais quelque chose semble pouvoir prendre place incluant le champ symbolique.
Pour d’autres, au contraire, l’adolescence est un moment de décompensation psychotique. Cette décompensation, parfois violente, souffrante, nécessitant une hospitalisation, des traitements lourds, jusqu’à ce qui ressemble bien à la mort du sujet. Parfois c’est un mouvement long, apparemment peu douloureux, mais ouvrant aussi de nouvelles possibilités de travail. La logique habituelle, la psychologie habituelle, c’est de penser que la fragilité de la construction narcissique a fini par un effondrement qui a tout emporté jusqu’à la base de l’édifice. Le narcissisme, nous l’avons dit plus haut, comme source de ce qui permet la construction du rapport au monde et le sentiment que l’être humain a de son propre corps.
C’est là l’idée première : les intraitables seraient coincés dans des constructions en cours dont l’évolution reste incertaine tant que nous ne savons pas dans quelle mesure une accroche pourra avoir lieu dans le transfert, dans la langue, qui permettrait de détourner la répétition liée au traumatisme inaugural de la petite enfance. Une astructure, au sens où Gérard Amiel le développe dans son séminaire de cette année. Logiquement, tout alors peut être envisagé comme issue si une évolution se produit au-delà de la répétition : névrose, psychose ou perversion.
Seulement, la clinique n’apparaît pas si claire. Il semble que parfois, la répétition mette bien en attente l’évolution structurelle, mais que cette structure, déjà active, soit bien là en amont, nous en trouvons des traces lisibles, mais après coup. On pourrait donc formuler les choses autrement : un enfant névrosé serait pris par une appétence relationnelle, plutôt une nécessité de commercer avec l’Autre qui l’obligerait, en quelque sorte, à s’accrocher à des liens transférentiels au lieu de l’Autre qu’il trouve sur son chemin (en famille d’accueil, dans les lieux de vie, de soin, à l’école, etc.) avec lequel il aura une occasion de dénouer la répétition. C’est la constitution d’une névrose de transfert. S’ouvrent alors bien des difficultés, mais également une possibilité de se tourner dans le sens qualifié de bon sens : dos à la mère, même si c’est dos à du vide, c’est tout de même vers le monde.
Un enfant psychotique qui aurait, de surcroît, eu à affronter une situation de carence grave (bien sûr il ne s’agit pas d’exclure que ces carences puissent être à l’origine de son impossibilité d’accroche dans la langue, mais ce n’est pas le sujet de cette discussion) lui ne disposerait pas du même ressort. Il arrive que nous rencontrions des enfants pleinement, résolument solitaires. Cet enfant resterait coincé vers le manque réel du côté maternel, il arrive que rien ne le harponne, rien ne le contraigne à se retourner.
Pour conclure, il ne s’agit pas d’engager une infinie discussion sur l’origine, sur l’œuf ou la poule, mais bien plutôt de tenter d’appréhender une réalité clinique dans ses dimensions complexes et multiples de façon à ne pas perdre un fil clinique qui peut être difficile à suivre dans des situations où les agirs et les répétitions dominent parfois bruyamment. Les causalités sont plus probablement multiples, convergentes, entrecroisées, superposées, successives, comme l’indique Freud et conformément aux propriétés métonymiques et métaphoriques des tissages signifiants.
Les issues possibles sont elles aussi multiples et incertaines. Ces enfants intraitables, ne paraissent que jouisseurs, destructeurs, ou complètement absents, hermétiques et pour qui tente de s’intéresser à la dimension désirante, subjective entendue dans leurs propos, ou lue dans leurs répétitions, la clinique est un exercice quotidien parfois bien peu engageant, déroutant… et semble-t-il aussi, quelquefois, constructif.
(1) Centre d’Accueil Thérapeutique à Temps Partiel.
(2) Nous devons ce terme à Amélie Vindret.
(3) Lacan, Les écrits techniques de Freud, leçon du 24 mars 1954, "Les deux narcissismes".