Introduction à la psychanalyse à propos de l'hystérie
Parmi les apports freudiens et les concepts qui se trouvent à l’œuvre dans ces Etudes sur l’Hystérie, je souhaite mettre l’accent ce soir sur celui de représentation.
La représentation, qui ouvre sur la question de la mémoire, de l’inscription des traces mnésiques, du lien avec le corps et les affects et avec la parole, me paraît centrale, et d’une actualité renouvelée, comme vous le verrez.
Dans leur introduction commune, Breuer et Freud écrivent : « A notre très grande surprise, nous découvrîmes en effet que chacun des symptômes hystériques disparaissait immédiatement et sans retour (la suite des traitements obligera Freud à revenir sur cette idée de sans retour) quand on réussissait à mettre en pleine lumière le souvenir de l’incident déclenchant, à éveiller l’affect lié à ce dernier, et quand, ensuite, le malade décrivait ce qui lui était arrivé de façon fort détaillée et en donnant à son émotion une expression verbale. Un souvenir dénué de charge affective est presque toujours totalement inefficace. » (J’ajouterai : pour l’hystérie, car dans la névrose obsessionnelle, comme nous l’avons vu l’an dernier, cela ne se passe pas de la même manière du fait du mécanisme d’isolement.)
Et, « contrairement à ce que dit l’axiome : si la cause cesse, l’effet cesse, ces observations des hystériques nous montrent que l’incident déterminant continue, des années durant, à agir directement en tant que cause.
C’est de réminiscence surtout que souffre l’hystérique. »
L’effacement d’un souvenir ou la perte en affect qu’il subit dépend de plusieurs facteurs de l’ordre d’une réaction énergique, comme « se soulager par les larmes » ou « décharger sa colère ». Quand cette réaction se trouve entravée, l’affect reste attaché au souvenir.
Mais l’être humain trouve dans le langage un équivalent de l’acte, grâce auquel l’affect peut être abréagi à peu près de la même façon. Dans d’autres cas, ce sont les paroles elles-mêmes qui constituent le réflexe adéquat, comme les plaintes ou la révélation d’un secret. Quand cette réaction ne se produit pas par l’acte, la parole ou les larmes, le souvenir de l’événement garde toute sa valeur affective. »
Un peu plus loin dans l’introduction : « le symptôme hystérique est dû à des représentations qui, sans importance propre, doivent leur maintien du fait qu’elles ont coïncidé avec de fortes émotions paralysantes, telles que, par exemple un frayeur. On peut donc dire que, si les représentations devenues pathogènes se maintiennent dans toute leur fraicheur, et toujours chargées d’émotion, c’est parce que l’usure normale due à une abréaction leur est interdite. »
Et à la fin de l’introduction, ils parlent de ce qui est nommé dissociation du conscient chez l’hystérique, pour rendre compte de ce maintien des représentations dans le psychisme. Nous parlerions peut-être plutôt, maintenant d’effet de la division subjective, de la division du sujet par le signifiant.
« Un traumatisme grave, une répression pénible peuvent provoquer chez un sujet normal une dissociation des groupes de représentations. »
Nous avons là écrit les prémisses de l’inconscient, du refoulement, et la distinction entre les psychoses et la névrose hystérique.
La méthode de l’association libre est aussi évoquée : « Le processus psychothérapique supprime les effets de la représentation qui n’avait pas été primitivement abréagie, en permettant à l’affect coincé de celle-ci de se déverser verbalement ; il amène cette représentation à se modifier par la voie associative en l’attirant dans le conscient normal »
Ils terminent en disant, avec la rigueur intellectuelle de Freud que nous connaissons : « seul le mécanisme du symptôme hystérique nous apparaît plus compréhensible. La cause interne de l’hystérie est encore à découvrir. Nous n’avons fait qu’effleurer l’étiologie de l’hystérie, jeter quelque lumière sur la causation des formes acquises et mettre en valeur le facteur accidentel des névroses. »
Ce qui peut s’entendre comme : il y a des facteurs accidentels au déclenchement des névroses, mais il y a une cause interne, une structure de l’hystérie à découvrir. Ceci, pour nous, peut faire écho au discours hystérique, comme en parlait JL Cacciali, et à tout ce que Lacan a amené à propos de la sexuation et des places respective du Un et de l’Autre.
Je vous propose de préciser ce dont il s’agit pour Freud lorsqu’il parle de l’affect et de la représentation, la représentation n’allant pas sans l’affect qui l’indique, qui fait fonction d’index venant du corps.
L’affect
Il est l’expression émotionnelle de conflits constitutifs du sujet. Les conflits psychiques du sujet sont l’effet de l’intrication de la force pulsionnelle, de nature sexuelle, et de l’affect d’angoisse qui y est attaché. Je le développerai tout à l’heure un peu plus longuement. (la chose)
La dimension conflictuelle de la sexualité est mise par Freud au compte de la répression sexuelle dans la société de son époque. Cependant l’hystérie, dans ses manifestations somatiques ou psychiques est connue et décrite depuis l’Antiquité ; et la libération des mœurs qui s’est faire depuis l’époque freudienne, nous montrent bien qu’il ne s’agit pas de causes circonstancielles, mais de structure concernant le sexuel dans l’ensemble des rapports à l’autre. Ce qui a fait dire à Lacan : il n’y a pas de rapport sexuel.
Donc, cet affect est ce qui nous permet d’avoir accès à la pulsion. C’est le refoulement de la pulsion telle qu’elle se présente dans son état primitif qui déclenche les affects, qui peuvent tous se ramener à des manifestations d’angoisse. Et « si la pulsion n’apparaissait pas sous forme d’affect, nous ne pourrions rien en savoir ».
L’apport de Lacan concernant l’affect est le fait qu’il nous ramène toujours à la question du désir du sujet, avec sa part inévitable d’angoisse : « l’affect qui nous sollicite consiste toujours à faire surgir ce que le désir d’un sujet comporte comme conséquence universelle, c’est-à-dire l’angoisse. »
On n’a pas pour autant un accès direct à l’affect, car celui-ci peut être converti, réprimé, déplacé, inversé, métabolisé ou transformé, voire fou. Vous avez là les destins de l’affect selon les différentes situations possibles du sujet : réprimé et converti dans le corps dans l’hystérie, déplacé et inversé dans la névrose obsessionnelle, métabolisé ou transformé dans la sublimation, fou dans les psychoses. Cela mériterait des développements cliniques, que nous ne ferons pas ce soir.
L’affect se fait donc connaître, même s’il présente des formes transformées. Ce qui de l’affect est refoulé sont les signifiants qui l’amarrent au désir : dans la relation au petit autre, au grand Autre, et à l’objet de son désir, l’objet a. Et ce sont les représentations qui permettent d’en connaître quelque chose.
La représentation : un seul mot en français, pour deux mots en allemand : Vorstellung et Repräsentanz
Il y a eu récemment tout un numéro du JFP, le numéro 41 sur la représentation, intitulé « Malaise dans la représentation ? » que je vous recommande. Je m’appuie sur un article de Josiane Quilichini qui se trouve dans ce numéro. JQ travaille depuis de nombreuses années sur cette question.
Tout d’abord, de quelle représentation parlons-nous ? Ce terme appartient au langage courant, au langage artistique, et en philosophie, la représentation est le contenu concret d’un acte de pensée.
L’apport de la psychanalyse transforme cette définition. Freud a arraché la représentation à la neurologie, à la philosophie, voire à l’art pour en faire un concept psychanalytique, et Les études sur l’hystérie sont la première pierre à cette construction, avec, à cette période sa contribution à la compréhension de l’aphasie, pour ses travaux de neurologue, qui date de 1891, et son texte sur L’esquisse d’une psychologie, de 1895.
La représentation est un des concepts majeurs de l’invention de la psychanalyse avec celui de pulsion, de refoulement, d’inconscient avec le rêve, comme je le disais tout à l’heure.
En allemand il y a 2 termes pour nommer la représentation : die Vorstellung pour la représentation en tant qu’élément psychique, et die Repräsentanz pour dire la fonction, l’action de représenter. En français nous n’avons qu’un seul terme qui dit aussi bien l’action de représenter et l’élément, le contenu psychique quel qu’il soit : image, idée, objet, signe, mot, tout ce qui peut être le support de cette fonction de cette action.
La Vorstellung, la représentation en tant qu’élément à représenter, Freud en déploie les éléments qui la constituent dans ses Etudes sur l’hystérie, avec tous les exemples cliniques qu’il nous amène, avec « ces femmes merveilleuses » que sont les Anna O., les Emmy Von N., les Lucy R. et Elisabeth Von R. Vor, le préfixe allemand signifie mettre en avant, mettre devant.
Mais s’il a pu penser que ces représentations vont pouvoir épuiser les accès hystériques si elles deviennent conscientes, très vite il va buter sur l’échec de la disparition des symptômes et sur la répétition. Il va donc, avec la deuxième topique, théoriser le fait qu’il y a un impossible à tout symboliser, et donc à tout analyser.
Il y a cependant déjà une indication de cet impossible dès la première topique. En effet, dans l’Esquisse d’une psychologie, cet essai d’une théorisation de l’appareil psychique sur un modèle scientifique, Freud va amener un élément fondamental avec das Ding, que l’on traduit en français la Chose, tout simplement. Il va parler de das Ding, la Chose, l’objet de l’inceste, comme ce qu’il y a de plus intime pour un sujet, tout en lui restant étranger, structuralement étranger et interdit (l’interdit de l’inceste) et imaginé par le sujet comme le souverain Bien. Si je vous en parle, bien que ce soit une partie difficile de l’œuvre freudienne, qui sera reprise par Lacan notamment dans son séminaire de 59-60 L’éthique de la psychanalyse, c’est que Freud l’a écrit dans les mêmes années que Les études sur l’Hystérie, en 1895. Cela signifie, avec das Ding, la Chose, qu’il y a un noyau inaccessible, interdit et impossible, irreprésentable. Il y a donc une limite au représentable, à la représentation en tant qu’objet, image, mot, signifiant, une limite à la Vorstellung, il y a de l’impossible à représenter et qui a trait au désir incestueux et au sexuel. Avec la deuxième topique, il mettra l’accent sue le mécanisme de répétition, qui est la conséquence de cet impossible à représenter, de l’ombilic du rêve ou encore de la Chose.
(On voit bien pourquoi la psychanalyse est toujours inacceptable, à ramener cet impossible sans cesse, là où le discours scientifique vise à effacer cet impossible.)
Je vais maintenant développer un peu ce qu’il en est de la fonction de la représentation, en revenant au terme de Repräsentanz. Freud est neurologue, et il a écrit en 1891 une Contribution à la conception de l’aphasie. Dans ce texte, et pour ce qui nous intéresse ici, il parle de représentation de choses (l’aphasie de Broca témoigne de la perte de cette fonction de dénommer les choses pensées) et de représentation de mots (l’aphasie de Wernicke témoigne de la perte de la fonction d’ordonner le sens des mots ou des phrases). Le trouble aphasique témoigne d’une atteinte de l’une ou de l’autre. Ce qu’il amène c’est cette dimension de la fonction de représentation là où les neurologues parlaient de fonction de projection, c’est-à-dire d’une correspondance localisatrice. Freud lui, amène l’idée d’une aire corticale qui se modifie tout au long du parcours qui va de la périphérie au cortex, et notamment du fait que le nombre de fibres nerveuses diminuent au fur et à mesure de leur trajet : quelque chose se perd et se modifie dans les informations et les excitations. C’est pourquoi il est plus juste de parler de représentation dans sa fonction. Le trajet des fibres nerveuses va subir des transformations avec des phénomènes de condensation et de déplacement, qui appartiennent donc aussi bien au fonctionnement cérébral qu’au fonctionnement du langage, et qui s’oppose à une conception purement localisatrice.
Je ne sais pas ce qu’en dirait un neurologue actuel, mais cela ne me paraît pas si éloigné de notions comme celle de plasticité du système nerveux, ou, dans un autre domaine, d’épigénétique.
Quelle est la relation qu’entretient le cortex avec les impressions de la périphérie, comment les décode-t-il, comment les interprète-t-il ? La réponse de Freud neurologue est que c’est grâce à la fonction de représentation qu’est ce qu’il nomme l’appareil à langage. Cet appareil organise les Vorstellungen, les représentations.
Mais aussi, et c’est la question de Freud psychanalyste : quelle est la relation qu’entretient le psychisme avec les excitations venant non plus de l’extérieur, mais de l’intérieur du corps. Question qui est celle que pose la pulsion. Cette fois Freud ne parle plus de cortex, mais de psychisme. Cela nous amène aussi à ce que Freud développera dans la Science des rêves, où il parlera d’appareil psychique, et non plus d’appareil à langage, pour indiquer la dimension de physiologie interne de cet appareil psychique. Il y a, dans la logique du rêve, des représentations surdéterminées, soumises à des processus de condensation et de déplacement, avec des jeux de lettres.
Cette partie, difficile, mais nécessaire va permettre d’articuler les deux termes allemands pour dire la représentation. Freud va parler à quelques reprises du représentant de la représentation : le représentant est le support de la fonction pour dire, pour porter les représentations. C’est ce qui permet qu’il y ait des représentations, qu’elles soient représentations de choses ou représentations de mots avec leur polysémie.
Le terme de Repräsentanz est le terme pour signifier ce qui permet, de par sa fonction, aux Vorstellungen de se faire connaître dans leur rapport au désir refoulé, et ceci grâce aux lois de l’inconscient, condensation et déplacement, et aux lois du langage, métaphore et métonymie. Ceci amène Josiane Quilichini à parler de représentance.
Quels exemples avons-nous dans Les études sur l’hystérie ?
Le refoulement, en premier lieu, vient témoigner du fonctionnement de cet appareil psychique ; il est un des destins pulsionnel :
A ce propos nous trouvons cet exemple chez miss Lucy R : « mais puisque vous savez que vous aimez le directeur, pourquoi ne me l’avez-vous pas dit ? Je l’ignorais, ou plutôt je ne voulais pas le savoir. Je voulais le chasser de mon esprit, ne plus y penser, et je crois y avoir réussi ces temps derniers. » p.91 Ce qu’elle ne voulait pas savoir, c’est ce qu’il en était de son désir sexuel pour le directeur.
Mais surtout, au final, dans cette observation, ce qui se fait jour, c’est, grâce à cette fonction de Repräsentanz, de pouvoir représenter ce qu’il en est de cet échec de son désir. Celui-ci se dit avec des Vorstellungen, des représentations métaphoriques de ce ratage : ça sent le brûlé, c’est cuit, le torchon brûle, comme le disait Gérard Amiel : ces métaphores se disent dans un symptôme corporel, elle sent l’odeur de brûlé pour de vrai. Et derrière cette odeur de brûlé, arrive l’odeur de cigare, du cigare de ces messieurs…, conversion et perception olfactive plus ancienne et aussi plus explicitement sexuelle.
On repère le nouage au corps que permet la représentation. Lucy R sent les odeurs qui ont, en fin de compte, une signification sexuelle.
Représentation et présentation
Nous sommes dans une époque où se pose la question de la place que prend la présentation, aux dépens de la représentation. Tout un mode de vie, avec les outils modernes qui crée ce mode de vie, se met en place, qui annule ou réduit la temporalité et l’espace, qui franchit des limites qui organisaient notre vie psychique et quotidienne. Nous devons à Charles Melman d’avoir mis l’accent sur ces changements, en formalisant ce qu’il nomme une nouvelle économie psychique. Ces nouvelles modalités apparaissent autant dans la clinique que dans le lien social, dans la procréation et dans l’art. Certaines pratiques artistiques ne sont plus de l’ordre de la représentation, mais de la présentation. De même, dans les difficultés des enfants, ce qui est parfois au premier plan est tout ce qui a trait à la mise en place de limites, à la mise en place d’un écart entre le fonctionnement pulsionnel et sa réalisation immédiate. Tout ceci pose la question de la symbolisation et, pour revenir à Freud, au destin actuel de l’inscription des traces mnésiques.
Je vais m’appuyer sur quelques exemples de clinique sociale actuelle :
J’oppose présentation et représentation, notre processus de pensée fonctionne d’abord comme ça : blanc/noir, un/deux, et après on essaie de devenir un peu plus subtil… je pense qu’on pourrait dire qu’on a affaire à beaucoup d’objets de présentation/représentation. Par exemple dans l’art, les objets ne sont plus traités comme des modèles à représenter, mais ils sont eux-mêmes pris comme des objets de représentation. Je vous donne des exemples : Marcel Duchamp, quand il met une pissotière dans une salle d’exposition, c’est un objet qui est présenté, qui n’est pas représenté sur une toile, mais qui est présenté comme un objet de représentation puisqu’il est déplacé, il le met ailleurs.
Du coup ce qui vient prendre la place de la représentation c’est le fait de montrer, de faire voir en déplaçant les objets. Cette démarche suscite l’objet regard et pose la question du statut des objets concrets du monde. Et nous pouvons retrouver ce type d’usage des objets à la fois dans la vie quotidienne où la décoration a pris une place certaine dans nos modes de vie. Dans les magasines, on parle toujours de mise en scène : comment on organise son espace, comment on le met en scène, etc.
Cela me fait penser aussi au travail avec les enfants. Il nous arrive toujours des choses extraordinaires lors d’une une séance quand on prépare un topo, on a pile le truc qu’on a envie de partager ensuite. Je reçois un petit garçon qui a deux ans et demi, qui est, je pense, psychotique, et c’est très compliqué de faire quelque chose avec lui. Justement, au niveau de la représentation, deux ans et demi c’est petit pour produire des choses, d’autant qu’il ne parle quasiment pas, mais on peut jouer, faire semblant, etc., et de ce côté-là il n’y a pas grand-chose qui se passe.Mais j’ai dans mon bureau une petite étagère à l’entrée, une petite console, où j’ai mes petits objets à moi : deux boîtes, un escargot en émail, trois petites sculptures, quelques objets comme ça, et ce qui est intéressant c’est que c’est justement ceux-là qui l’intéressent, pas les jouets. Donc il a bien repéré quelque chose de mon désir, d’autant que je lui ai dit non plusieurs fois. Et voilà que lors de la dernière séance, je l’ai laissé faire, il les a pris, il a pris le scotch et il les a complètement empaquetés, comme on empaquète les immeubles ou le Pont des Arts. Et ça c’est intéressant, il se passe quelque chose avec ces objets qui est de l’ordre de la représentation, une représentation qui n’est pas une représentation d’usage, c’est une représentation artistique, une représentation du côté du désir, une représentation pour moi, entre nous, du côté du transfert. Après je ne sais pas ce qu’on va en faire, on verra bien, on verra ce qu’on arrivera tous les deux à inventer avec ça.
Donc, dans la pratique artistique, je dirais qu’il y a un mouvement, un trajet qui va de la représentation à la présentation, il y a cette déconstruction. Dans la pratique clinique, notamment chez les petits, dans la psychose, dans l’autisme, c’est de présentation de l’objet dont il s’agit vers une représentation, et la question qui se pose est de savoir comment est-ce qu’on va nouer ces deux mouvements.
Vous avez peut-être vu les petits enfants qui dessinent, qui commencent à dessiner vers deux ans, ils commencent à prendre un crayon, à faire quelques traces, quelques traits et puis ils vont vous dire « c’est un chat », « c’est la maison », mais voilà il y a le mot d’un côté, le trait de l’autre, et puis le lendemain ça peut changer, c’est-à-dire que le même trait va dire autre chose, c’est-à-dire que pour l’instant ce n’est pas articulé.
C’est cela qui est intéressant, voyez, la construction de la pulsion, la pulsion au sens du regard lié à l’exercice psychomoteur du dessin, dans un premier temps c’est aléatoire et puis petit à petit ça se construit aussi en fonction de ce que l’autre va dire. Et on n’a pas du tout intérêt à dire « mais non c’est un trait, un maison ça se fait comme ça », parce que ce n’est pas de ça dont il s’agit, mais de comment il va faire naître la présentation et la perception des objets de sa pensée tout en construisant ses représentations.
Ce n’est pas du côté du travail avec les tout-petits mais sur la question comment ça s’inscrit dans le psychisme, comment ça se représente que Freud a dégagé cette question. je vous ai noté au tableau cette Lettre 52, qui est maintenant la Lettre 112, où il va rendre compte du passage de la perception au conscient. (au tableau, la figure de la lettre 52) P, à gauche signifie perception, à droite Cs c’est conscient, et entre perception et conscience, il y a un certain nombre d’étapes pour que des inscriptions concernant la perception arrivent à la conscience : inconscient, préconscient et conscient. Les petites croix en-dessous ce sont ce qu’il appelle des représentations de choses, et des représentations de mots. Ce sont les traces mnésiques, c’est cela qui s’inscrit, qui se dépose. Lacan va en parler comme étant des alluvions, et il nomme ces représentations de choses et de mots comme étant les signifiants. lalangue en un seul mot, on pourrait dire que c’est là qu’elle s’écrit, lors de ce trajet entre P et Cs, entre perception et conscience.
Je suppose que certains parmi vous connaissent cette chanson « Ah vous dirais-je maman ce qui cause mon tourment », il faut dire que cette chanson maintenant est un peu compliquée, « Papa veut que je raisonne comme une grande personne, moi je dis que les bonbons… » ça c’est facile à comprendre, « valent mieux que la raison ». Mon petit-fils l’autre jour demande à sa mère: «Avoudiraijemaman , ça veut dire quoi ? Il l’entendait comme ça, tout collé : Avousdiraijemaman . C’est l’illustration de ce trajet où se dépose la voix maternelle. Depuis la perception, c’est-à-dire la chanson ou le bruit entendu, jusqu’à la conscience que c’est une chanson qui veut dire des choses, il y a un certain nombre d’inscriptions nécessaires.
Et c’est ainsi que nous retrouvons dans la construction de la pulsion, ce circuit qui est nécessaire. Il y a plusieurs façons de le présenter. C’est formulé d’une manière très poétique, une manière qui fait chanter la langue justement chez Michel Serres. Il dit : « Les grands amours commencent sans foudre ni coup. Par son préfixe de répétition, la rencontre montre à ceux qu’elle fait naître ou renaître qu’ils oublièrent leur encontre, c’est-à-dire la première fois ». Vous voyez comment de l’encontre à la rencontre on peut dire que c’est un mouvement progressif, mais ça, c’est quand on l’a décortiqué. Mais la façon dont cela se construit est rétroactive, on l’attrape par la conscience et puis on en arrive à la perception. « (…) ils oublièrent leur encontre, c’est-à-dire la première fois : toujours vierges en cet avènement. » C’est un avènement qui devient événement.
Parmi tous les livres de Quignard, il y en a un qui s’appelle la Nuit sexuelle, où il parle de cette nuit où nous n’étions pas là, mais où nous avons été conçu. Nuit métaphorique d’où naît une présence encore absente à elle-même. Souvent Lacan parle de futur antérieur, eh bien c’est cela : j’aurai été, j’aurai été conçu, mais il y a ce trajet à faire en arrière. Le sujet peut le faire, c’est ainsi qu’il est là, s’il n’y est pas, il ne peut pas retourner en arrière.
Cela me faisait aussi penser à la démarche d’Orlan, cette femme qui fait toutes sortes de transformations de son corps et de son visage, qui fait de son propre corps le lieu de sa démarche de présentation/représentation, et qui me paraît vraiment paradigmatique d’une métaphore qui aurait échouée. Son corps reste le lieu du désir de l’Autre, son corps réel reste le lieu du désir de l’Autre, lieu réel non troué par le signifiant, qu’elle est obligée de trouer réellement par ses opérations et ses interventions. Pas d’encontre, pourrait-on dire, sur laquelle elle pourrait prendre appui. Pas de fantasme, notamment pas de fantasme de scène primitive. Je dis « scène primitive » parce que c’est vraiment un des termes de la psychanalyse freudienne, cette question de la scène primitive. Vous entendez que l’encontre, l’ombilic du rêve, la Nuit sexuelle, ce sont d’autres manières de le dire. En parlant d’Orlan, de certaines difficultés cliniques, notamment dans la psychose ou dans l’autisme, on peut saisir, du fait de son absence, la fonction de la représentance, c’est-à-dire de cette fonction qui permet la fabrique des représentations, et qui permet la fabrique de la métaphore.
C’est aussi tout ce que Lacan amène avec le zéro, zéro nécessaire au comptage du sujet, à la prise en compte, un zéro qui compte comme un Un. Le zéro est là, à l’endroit de la perception, mais que l’on ne peut pas trouver du premier coup, et ce qui vient permettre ce travail rétroactif, c’est effectivement que de la métaphore il y ait eu lieu. C’est à cet endroit-là que Lacan va parler de la métaphore et du phallus symbolique. Il va commencer par en parler comme métaphore du Nom-du-père, mais dans l’évolution de son travail on peut dire que c’est le phallus symbolique qui vient à cet endroit-là de la représentance, de cette possibilité de la représentation qui sépare de la Chose freudienne.
Pour finir vous pouvez relire les Etudes sur l’hystérie avec ces quelques repères, je pense que c’est vous les faire lire un peu autrement.
Je voudrais partager avec vous une autre situation clinique qui permet la mise en perspective de ce que je viens de vous dire, lorsque la fonction de représentance ne peut advenir ça peut donner lieu à la scène que je vais vous raconter. C’est dans un hôpital de jour. C’est la cueillette du muguet. Ils sont une petite équipe, deux, trois adultes et trois, quatre enfants, puisque ça s’est passé il y a quinze jours, ils sont allés chercher du muguet. Deux enfants très autistes, deux autres qui sont peut-être moins en difficulté. Chercher du muguet cela peut sembler agréable, ça sent bon, on va faire des bouquets, on va en donner à maman… Et parmi les petits garçons qui sont là il y en a un avec son gros bouquet qui ne peut pas s’arrêter, il faut qu’il cueille, qu’il cueille, qu’il cueille un énorme bouquet pour sa maman. Il faut l’arrêter, mais l’idée de ce bouquet ça le botte, c’est pour sa mère, la question de la limite est un peu difficile mais bon…
Par contre il y en a un autre pour lequel il faut vraiment se dépasser pour l’intéresser : « Allez regarde, tu as vu, il y en a un là ! », enfin bref tout ce qui peut se faire pour le réveiller un peu. Il se penche, mais il faut quasiment lui appuyer sur les épaules pour qu’il se baisse et en cueille un brin, on lui en donne un autre, il en ramasse un troisième, et puis voilà que petit à petit il lâche les brins, il ne les tient pas, et puis il est là immobile. Le bouquet qui n’existe pas, c’est-à-dire des mains qui ne peuvent pas se fermer sur un objet, un objet qui n’a pas de propriété d’objet, d’objet petit a, objet de désir, en tout cas pas celui de représenter le désir pour l’Autre, ni la beauté, ni le parfum, tout ce qu’on peu raconter, il n’y a rien qui peut l’accrocher, et un bouquet qui se perd pour un Autre qui n’existe pas.
Quand la fonction de représentation, la représentance, qui n’est pas en route, il n’y a pas de représentation qui fonctionne - les brins de muguet -, et au niveau de la pulsion il n’y a rien qui se met en circuit. Même le fait d’aller ramasser une fleur, ce n’est même pas possible, ce n’est pas représentable.
Relisez les cas cliniques en repensant à ça. On y retrouve le fonctionnement pulsionnel dans ses différents temps du circuit pulsionnel, c’est-à-dire l’objet de la pulsion qui devient objet métonymique du désir, qui devient objet petit a, on y retrouve la dimension de représentation du désir avec ses effets de refoulement, de déplacement, de sublimation, et puis le retour sous forme symptomatique, c’est-à-dire les conversions somatiques, la paralysie, le dégoût, la surdité élective, la grossesse nerveuse, etc., mais tout ça c’est pris dans les représentations. Entre l’exemple du petit garçon autiste et ces « femmes merveilleuses », la fonction de représentance pour la Vorstellung, pour des représentations, qui n’est autre – je pense que vous l’entendez – qui n’est autre que la représentation métaphorique du phallus et du désir, est à l’œuvre dans la névrose de façon symptomatique, dans le discours hystérique de façon quotidienne et absente dans le cas de l’autisme.