Quelle créativité dans la cour de récréation ! Le nouveau jeu en vogue, entre enfants, c’est « le harceleur ». Il faut être trois : un harceleur, un harcelé, et un sauveur/médiateur qui fait en sorte que cela s’arrange, plus ou moins diplomatiquement selon son style. Parfois il n’y parvient pas, il arrive que cela dégénère quelque peu.
On ne joue plus à « papa-maman ». Mais quelle inventivité pour déjouer les pièges de la bien-pensance académique qui enjoint aux enseignants d’exposer dans chaque classe les rouages et les risques du harcèlement scolaire. Il faut que tout leur soit dit, posé sur la table explicitement au nom de la prévention. On ne compte pas sur la sagacité des adultes ni sur la confiance que leur accordent les enfants. On ne compte pas sur le transfert. Le harcèlement, ce n’est pas évoqué, c’est décrit. Pas de semblant. On parle de la réalité du harcèlement en tant que situation. Il n’y a pas de référence morale, éthique, citoyenne (sauf à l’initiative de l’enseignant). C’est l’acte qui est commenté dans une invite à l’empathie victimaire de bon aloi. C’est d’ailleurs bien entendu par les enfants puisqu’ils se mettent en jeu, dans le champ imaginaire pour amortir les effets du traumatisme.
De la même manière, on explique, en maternelle, la loi sur le mariage pour tous. On n’en parle pas comme un fait de société, comme un évènement. On n’en parle pas, on explique les faits. Depuis 2016, comme chacun sait une année terriblement marquée par les attentats, on fait des exercices en classe pour se préparer à une attaque terroriste. Heureusement, dans la cour, on peut jouer au terroriste… Difficile de blâmer les enseignants. Leur possibilité de transmettre aux enfants des paroles engageant une dimension de valeur que l’on peut qualifier de morale est bien peu compatible avec le contexte actuel. Ils n’ont pas autorité pour donner un avis. Ce n’est d’ailleurs pas bien supporté par les parents. Faute de pouvoir parler, ils sont contraints d’expliciter, quitte à exposer les enfants à un Réel par définition fort indigeste.
Dans ce contexte, un autre jeu de récréation pourrait retenir notre intérêt. Il s’agit, à tout moment, de présenter devant soi son point, pouce tendu vers le haut ou vers le bas, tel l’empereur romain décidant du sort du gladiateur vaincu. Le geste est accompagné d’un commentaire laconique : soit « j’aime » avec le pouce en haut ; soit « j’aime pas », pouce en bas. Le jeu consiste à circuler parmi ses congénères, à porter son attention à une scène, à une attitude, et d’y attribuer une appréciation.
Il y a actuellement une grande quantité d’émission de télévision dont l’objet est de noter, d’apprécier, de commenter plus ou moins ironiquement un candidat. Ce n’est pas un expert ou un animateur qui orchestre, c’est le vote des pairs. On ne veut plus d’Autre, c’est annoncé depuis longtemps maintenant.
Le « j’aime/j’aime pas » des enfants apparaît très connecté à son temps. Il fait même directement référence au pouce levé symbolisant le « like » de Facebook. Nous voici au contact d’un autre monde. J’allais dire un autre discours, mais il ne s’agit pas vraiment d’une modalité de discours puisqu’il n’y a pas de refoulé, pas de sous-entendus, il n’y a rien sous la barre. Facebook est une invite à la présentation de soi entre petits autres qui se « likent » les uns les autres. Le like est une appréciation sans nuance, ce n’est même pas un commentaire, c’est une adhésion du côté de l’être. J’adhère à ce que tu es qui se confond avec ce que tu présentes de toi.
L’invitation à « liker » est omniprésente sur internet. La lecture d’un article, la consultation d’un site marchand, d’un programme de télévision propose à tout utilisateur de partager son avis, tout de suite, avec les membres de son réseau social. Il faut dire si on aime ou non, et surtout le faire savoir à d’autres… qui n’ont rien demandé. Cette organisation, cette modalité de navigation est promue d’abord pour des raisons commerciales. Notre navigation, nos clics ont une valeur marchande. Ces liens qui invitent à se diriger vers les réseaux sociaux sont des carrefours, des sortes de pièges à clic. Ils ne visent pas à changer nos vies, ils sont là pour des raisons économiques.
Ainsi, très probablement inspirés par la manière dont leurs parents ou eux-mêmes pratiquent la navigation sur internet, les jeunes utilisateurs s’approprient cette modalité de rapport (de non-rapport plutôt) à l’autre sans Autre. C'est-à-dire qu’ils s’efforcent de se forger un avis, d’apprécier tout ce qui se présente, et de faire savoir s’ils y adhèrent ou pas de manière directe, sans nuance. Je « like » ou pas ce que tu montres, ce que tu dis, ce que tu fais, donc ce que tu es. Il faut ajouter que la traduction française du « j’aime/j’aime pas » fait perdre la nuance du like et du love de l’anglais.
Ce petit jeu d’enfants nous met sous les yeux, sous le nez même, la mise en place d’un fonctionnement social (ou culturel, ou civilisationnel selon la manière dont on préfère traduire le malaise) qui devient, pour nos enfants, une modalité de rapport à l’autre… discriminant s’il en est. Discriminant, catégorisant. C'est-à-dire qu’il y a bien là une activité cognitive de tri, de sélection, d’organisation du rapport au monde. Activité moïque par excellence dont une modalité contemporaine se déploie devant nous. Les échos avec la clinique des enfants que nous rencontrons au quotidien sont nombreux. On pense à la pression narcissique sur leur comportement, aux dépressions, à l’agressivité, à l’isolement du fait d’un rejet, etc.
Nous passons d’une astuce promotionnelle, d’une invention commerciale 2.0 à une modalité qui influe sur l’organisation au champ de l’autre.
Ce petit repérage semble quelque peu anecdotique. Les enfants imaginarisent le monde. Ils jouent. Ils s’adaptent. Ils jouent au harceleur, se traitent de terroriste, ils « likent »… ou pas. Ce sont des signifiants qui marquent une époque et les enfants les amortissent avec des nouages ou des nominations imaginaires. Les enfants font ça. Mais au-delà de ces activités classiques de l’enfance, il y a, semble-t-il, d’autres résonances avec la clinique des adultes.
Comment entendre ces jeunes adultes qui viennent faire part de leur désarroi face à une décision à prendre ? Un carrefour se présente à eux, dialectisé, et leur choix est terriblement compliqué, parasité par les appréciations de différents amis. Pas leur meilleur ami, pas quelques proches avec lesquels on peut avoir des conversations relativement intimes, ce sont plutôt des collègues de travail, des connaissances plus ou moins proches, plus ou moins amicales qui disent un avis sur la carrière professionnelle, l’équilibre conjugal… « On » leur dit qu’ils sont trop ceci ou pas assez cela, qu’ils devraient faire telle ou telle chose. Impossible parfois de distinguer, de retrouver ce « on ». Bien sûr qu’il y a toujours eu des bonnes âmes pour venir se mêler des affaires du voisin et distiller de bons conseils, mais là, il s’agit semble-t-il d’une sorte d’habitude, de modalité de discussion banale qui n’est pas à sens unique. Chacun donne son avis sur différents aspects de la vie de ses congénères. Chacun à tour de rôle promu au rang jouissif de conseiller conjugal, coach, banquier, gestionnaire de carrière, etc. Chacun persuadé que sa façon de voir le monde, son activité moïque de discrimination vaut comme mètre étalon de la vérité.
Il y a là une modalité de rapport à l’autre sans blanc, sans semblant, où tout est sur la table, tout est dit de ce que je pense. C’est même un critère d’évaluation de la qualité de la relation entretenue avec quelqu’un : une bonne, une vraie relation serait transparente, sans rien se cacher, sans rien garder sur le cœur qui viendrait polluer l’harmonie. Il ne s’agit pas de sincérité mais bien du souhait de l’évacuation de la dimension symbolique. On se situe aux antipodes de l’enseignement de la psychanalyse dans sa globalité, à l’ère de la communication et d’une certaine psychologie.
Tout est discuté sans fin, il faut s’ajuster sans cesse. « Tu as fait telle chose, ce qui me fait ressentir cela. Je te le dis, et quand je te le dis, tu me réponds cela parce que tu penses que… » c’est sans fin. La tonalité n’est d’ailleurs pas toujours paranoïaque. C’est un canevas, un entrelacs psychologico-rhétorique qui produit un pseudo-savoir sur le thème du ressenti et du lien à l’autre.
Bien entendu, le magma relationnel qui caractérise ce type de modalités relationnelles, sans aucune conscience que chacun sert de support aux projections des états internes de chacun présente quelques intérêts. À coup sûr on ne s’ennuie pas ! ça jouit ! dirait peut-être Lacan ?
Tout de même, ce qui est embêtant en premier lieu, c’est la confusion, la difficulté à s’orienter dans la vie sans la vectorisation du désir comme repère. Pour cet aspect-là, le cadre de séances où l’on fait une place à l’équivoque, à la langue, tout simplement dans sa fonction, permet la restauration d’une intimité qui vient comme un soulagement soustraire à la pression.
Au-delà de ces premières difficultés, la promotion de cette espèce de psychologie positive réglée à l’aune de la bien-pensance de chacun est une négation de la dimension inconsciente et donc de la dimension subjective telle que découverte et même promue par la psychanalyse. Même si, dans ces néodiscussions les raisonnements sont faux, ils n’en sont pas moins parfois brillants, serrés, complexes. Cela peut viser juste, par exemple, en venant pointer le sujet dans ces contradictions mais sans saisir qu’en fait de contradiction il s’agit plutôt d’une ambivalence précieuse parce que portant la marque de l’ancrage symbolique d’un lien fort à quelqu’un. Tout devient équivalent, non équivoque. Le moindre remous dans la vie de couple, le moindre conflit dans la vie professionnelle est l’occasion d’une remise en question labyrinthique sans limite. Avec la confusion, l’élision du sujet dans le champ même du discours qui est adressé, l’éjection de l’Autre, nous avons également affaire à des situations où les conséquences vont bien au-delà d’une complication. C’est parfois, logiquement, toute la dimension subjective qui chancelle. La dimension subjective écrasée dans tous les cas, avec des conséquences différentes pour les hommes et pour les femmes.
Nous rencontrons désormais des adultes connectés à leurs réseaux, virtuels ou non, qui naviguent dans leur vie, parfois avec une aisance et une amplitude formidable, parfois dans une dimension imaginaire qui paraît sans limite et hors champ symbolique. Plutôt qu’une navigation, cela évoque une dérive qui semble très congruente cliniquement avec l’illusion de l’avènement de l’individu, avec cet homme sans ancrage, sans gravité qui nous est annoncé depuis quelque temps déjà.