Je vous propose ce soir de parler des destins de la misère hystérique. Ce qui mérite — ce titre — quelques explications préliminaires.
Vous savez que Freud termine ses Études sur l’hystérie en s’interrogeant sur les possibilités qu’aurait la psychanalyse de dévier le destin des hystériques et si, en particulier, elle pourrait leur faire abandonner leur misère exceptionnelle pour un malheur banal ? Est-ce que la psychanalyse par le déchiffrage qu’elle permet désormais des symptômes hystériques — là je parle des questions qui se posaient à Freud à la fin de ses Études sur l’hystérie — est-ce que ce déchiffrage peut infléchir le cours pathologique de ces symptômes qui en rajoutent beaucoup aux tourments ordinaires de la vie ? Questions donc que Freud se posait à l’orée du XXe siècle.
Cette question, nous nous la posons toujours à notre époque, ce qui implique à la fois de savoir si nous abordons, du côté de la psychanalyse, l’hystérie comme Freud a pu le faire ou si nous avons changé notre position, voir notre réponse à ces symptômes et de savoir si cela est plus efficient aujourd’hui. Cela implique aussi de considérer les coordonnées symboliques de l’hystérie dans notre société. L’hystérie, ce signifiant de l’hystérie, relève d’une tradition qui est deux fois millénaire qui considérait que des femmes — l’hystérie masculine était ignorée alors — que des femmes souffraient dans leur corps de la migration intempestive de cet organe génital qu’est l’utérus, faute d’avoir reçu la substance liquide, seule à même de calmer ces appétits.
Cette conception de l’hystérie en dit long sur la dissymétrie des places du temps de Freud, dissymétrie qui commençait à être remise en cause par des revendications de femmes qui contestaient leur statut qui était ce statut de minorité au sens où nous l’entendons pour les enfants aujourd’hui. 1905, qui est l’année de parution de ce texte que je vais commenter ce soir, Dora, est aussi l’année où pour la première fois au monde des femmes ont obtenu le droit de vote. Aujourd’hui, dans les sociétés occidentales, les femmes ont obtenu leur majorité dans tous les domaines de la vie civique et sociale mais, comme nous le savons, il reste une dissymétrie de places qui alimentent encore nombre de revendications antagonistes, entre les partisans d’un retour en arrière et ceux d’un achèvement de ce mouvement égalisateur.
Si nous suivons pas à pas le déchiffrage des symptômes hystériques par Freud, puis par ses successeurs dont Lacan, cette mutation sociétale ne peut pas ne pas avoir d’effets sur le destin de la misère hystérique. J’y reviendrais.
Dans ce texte de Dora, Freud nous donne le compte rendu d’une psychanalyse. Il nous donne les coordonnées symboliques d’un symptôme qui naît dans un contexte bien précis qui est celui d’une jeune fille qui essaie de réagir contre un destin qui est celui qu’elle considère comme couru d’avance, celui de sa mère qui, une fois mariée à 19 ans, s’est enfermée progressivement dans une vie domestique complètement stérile. Pour cela, elle se détourne de sa mère pour s’intéresser à la vie d’un couple d’amis de son père qui représentent ce qui peut se faire de mieux en matière de modernité, c’est-à-dire de libéralité dans les mœurs. Nous découvrons, tout au long du texte de Freud, une jeune fille intelligente et courageuse, qui n’a pas ménagé sa peine pour échapper au destin d’oie blanche de sa mère. Mais, lorsqu’elle arrive chez Freud, ses efforts méritoires ne sont pas payés en retour. Elle est triste, volontiers agressive avec son entourage et elle souffre de divers symptômes somatiques. Elle souffre d’une gêne respiratoire, d’une toux, d’une aphonie, qui viennent et qui repartent mystérieusement. De plus, elle a laissé une lettre dans laquelle elle fait part de sa volonté de mettre fin à ses jours. Son père, qui a une grande confiance en Freud depuis que celui-ci l’a soigné d’une syphilis tertiaire, contraint sa fille à consulter. Ce qu’elle accepte, finalement, bien volontiers.
Elle était déjà venue brièvement, avant l’épisode de la lettre manifestant ses intentions suicidaires, parler à Freud deux ans plus tôt, pour des symptômes qui étaient analogues. Après avoir exposé ses symptômes, Freud en vient à l’histoire familiale qui va se préciser tout au long de cette très courte psychanalyse, puisque cette psychanalyse a duré 11 semaines en tout. Il ne faut pas oublier ce contexte, cette pratique de cette cure, ça a été onze semaines, c’était des séances de trois quarts d’heure et c’était plusieurs fois par semaine. Il y a donc quelque chose de très intensif et de très condensé dans cette psychanalyse. Freud revient sur cette histoire qu’il connaît en partie puisque non seulement il avait pu déjà faire connaissance du père de Dora mais il s’était aussi occupé de sa tante qui, après une vie conjugale malheureuse, mourut à la suite d’une cachexie à évolution rapide et de nature indéterminée. Et cette cachexie de la tante, ce pourrait être une anorexie mentale mais nous n’avons pas plus d’indications que ce que je viens de vous citer dans cette phrase. C’était un terme qui pouvait recouvrir ce qui n’était pas répertorié à l’époque, à savoir une anorexie mentale.
Passés ces détails historiques, Freud en vient vite à la charpente de l’histoire qui est cette relation à quatre entre Dora, son père et ces amis du père que sont M. et Mme K. La mère et le frère de Dora sont facilement mis à l’écart. Ils ont des rôles tout à fait secondaires. Les occasions sont nombreuses, dans ce que peut rapporter Dora, pour que les quatre se retrouvent dans des lieux de villégiatures où tout semble se passer très agréablement en raison même de la générosité du père de Dora, qui est un homme qui est riche et aisé, c’est un industriel, et aussi des prévenances que les uns ont avec les autres, une attention mutuelle.
En fait, le charme réel de cette situation fut rompu deux ans plus tôt. Lorsque Dora mène cette cure, elle a dix-huit ans. Deux ans plus tôt, Dora a seize ans, et elle rapporte un incident qui est le suivant : alors que Dora et M. K. se promenaient au bord d’un lac, sur un lieu de villégiature, celui-ci lui fit une déclaration. Ce que Dora est allée raconter à sa mère qui demanda aux intéressés, et principalement à M. K., ce qu’il en était. M. K. nia énergiquement ce que Dora avait pu alléguer, à savoir qu’il lui avait fait des avances et il retourna même la suspicion sur Dora, alléguant qu’elle était bien délurée pour son âge, comme en attestaient ses lectures qui témoignaient d’un intérêt certain pour les choses du sexe. Mme K. et le père de Dora abondèrent dans ce sens.
À la suite de cet épisode, le père avait bien remarqué que son humeur avait changé d’autant plus qu’elle exigeait qu’il rompe sa relation avec le couple K., ce que lui ne voulait pas faire. Et nous comprenons pourquoi par la suite, comme nous comprendrons par ce que va apporter au cours de la cure Dora des motivations que le père avait à charger sa fille et du fait même que le père déjuge sa fille. Il la charge d’une lubricité dont vous entendrez par la suite comment elle peut être partagée cette lubricité… Eh bien, cela constitue véritablement le nœud de l’affaire, à savoir du symptôme.
Freud repère dans cet épisode, un traumatisme psychique qu’il corrèle aux symptômes somatiques : la toux, l’aphonie, la dépression, tout en précisant que le traumatisme n’explique en rien pourquoi les symptômes sont de cette nature. Il faut, dit-il pour expliquer la nature de ces symptômes, aller chercher plus loin, et plus loin c’est dans l’enfance, dans des épisodes antérieurs où nous pouvons trouver les déterminants de ces symptômes. C’est ce qu’il trouve dans le récit fait par Dora d’une autre scène de séduction avec M. K., survenue quand elle avait 14 ans. Ils étaient alors seuls dans le magasin de M. K et celui-ci la serra contre lui pour l’embrasser et elle sentit alors nettement l’excitation sexuelle de cet homme. Elle le repoussa, éprouva une sensation de dégoût, et c’est ce qui va se porter sur la sphère orale, dégoût qui était accompagné d’une petite anorexie, mais elle continua à fréquenter les K, et surtout, point important, elle garda le secret de cet épisode qu’elle n’avoua, selon les termes de Freud, qu’au cours du traitement. Retenons ce terme d’avouer, puisque c’est un terme que Freud utilise à plusieurs reprises, terme donc qui témoigne du positionnement ambivalent de Freud puisqu’il soutient Dora dans son conflit avec les trois adultes, mais n’est pas loin de penser qu’elle a fauté dans cette affaire. À quoi il ajoute que sa réaction marquée par l’interversion de l’affect, à savoir du dégoût, interversion par rapport à ce qui aurait pu être un affect de plaisir… ce dégoût est une réaction hystérique qui s’est déplacée du bas vers le haut, puisqu’elle a pu ressentir quelque chose vers le bas et que le dégoût est venu se placer autour de la sphère orale, c’est-à-dire en haut. De plus, elle eut depuis une aversion pour le spectacle d’un homme en tête à tête tendre avec une femme et de même une aversion à aller dans la rue et à être sous le regard des hommes. Ce qui nous fait donc trois symptômes : ce dégoût dans la sphère orale, cette aversion pour les têtes à têtes tendres et puis le regard des hommes, et ces trois symptômes se rattachent donc à un seul et même événement traumatique.
À la suite de ce souvenir, Dora devient beaucoup plus explicite sur la nature des relations dans le quatuor. Elle a compris depuis bien longtemps que son père est amoureux de Mme K. qui multiplie par des moyens plus ou moins mensongers les occasions d’être en tête à tête avec elle, y compris en alléguant la maladie ou même des envies suicidaires. Papa n’est pas franc, comme elle dit. De même la circulation des cadeaux, de Papa à Mme K., de Papa à Dora, de M. K à Dora, lui permit de repérer la place qu’elle tenait dans ce quatuor et ce qu’elle vivait tantôt en l’assumant pleinement, avec un désir certain et tantôt de manière persécutoire. À ce moment-là elle pouvait dire qu’on la livrait à M. K. en échange de sa complaisance à l’égard de la relation de sa femme avec Papa. Sur ces reproches paranoïaques qui visaient surtout son père, Freud va opérer un renversement dialectique qui consiste à attribuer à l’autre les reproches que l’on ne peut se faire à soi-même. Freud se dit que si elle fait reproche des petits arrangements libidinaux sur sa personne, c’est que la libido de Dora est engagée dans l’affaire, sur M. K. évidemment, puisque c’est l’idée fixe de Freud. Idée fixe dont les arguments sont justes mais font passer à côté d’autres points essentiels que je vais développer.
Mais retenons pour l’heure que Freud situe ici un mécanisme qui est paranoïaque et il le dit comme tel, ce mécanisme paranoïaque, c’est la projection, ce qu’il précisera plus tard, dans un article sur La Dénégation comme étant la projection à l’extérieur de ce qui est mauvais dans le moi pour n’introjecter que ce qui est bon. Ici, ce qui est mauvais, ça s’entend très facilement, ce qui est mauvais c’est la libido sexuelle. Freud ne manque pas une occasion de renverser la proposition quand c’est Dora qui en est l’actrice, mais il omet de le relever quand ce sont les trois protagonistes de Dora qui lui refilent le mistigri du sexe. Freud lui-même n’est pas sans projeter dans cette affaire et c’est certainement un des facteurs qui ont fait que la cure a tourné court malgré son extraordinaire pertinence.
C’est-à-dire que quand Dora dit : ce sont eux qui, par leurs petits stratagèmes, leurs petits jeux amoureux, m’ont mise dans cette position, Freud lui dit : “Vous projetez”. Mais lorsqu’ils sont allés accuser Dora en disant : « c’est elle qui invente tout ça », ce sont eux qui projettent sur Dora pour se garder un beau rôle, c’est-à-dire répondre à des idéaux sociaux qui étaient fort présents à l’époque et qui existent toujours aujourd’hui.
Il n’en reste pas moins que Dora a été sensible au désir de M. K. à son égard et que cette sensibilité va se porter sur le corps et tout particulièrement dans une zone du corps qui est la sphère orale. C’est ce que Freud appelle, selon les traductions, complaisance ou prévenance somatique. Dora avait repéré cette utilisation du corps malade chez Mme K. dont la santé variait en fonction de la présence de son mari ou de son amant. C’est-à-dire, pour se refuser à son mari, elle était malade et lorsque le père de Dora arrivait, sa santé retrouvait miraculeusement un côté beaucoup plus flamboyant. C’est donc ce que Freud appelle les motifs de la maladie qui offrent une grande résistance à la guérison tant qu’ils restent inconscients. Lesquels motifs commencent à poindre dès l’enfance. À ce moment de la cure, ces motifs commencent à devenir audibles, c’est ce qui se confirme tout de suite après par les associations de Dora qui est talonnée de très près par Freud pour le moins empressé de mettre à jour cette affaire. Il saute sur le moindre signifiant comme celui-là Madame K. n’aimait son père que parce qu’il était un homme fortuné, et fortuné en allemand se dit Vermögen, ce qui veut dire puissant aussi. Freud était bien placé pour savoir que cet homme était impuissant puisqu’il l’avait soigné d’une syphilis tertiaire dont l’une des séquelles avait été son impuissance. Il interprète donc dans ce sens auprès de Dora et obtient l’approbation de Dora elle-même. Comme il dit : “Il faut appeler un chat, un chat” et il œuvre dans ce sens-là pour déplier un fantasme sexuel de fellation dont il fait ressortir les soubassements infantiles. Il sort des associations du retour sur le souvenir infantile de Dora ce point qu’elle était une suçoteuse, ce qui selon d’autres traductions peut être traduit par une suceuse. Elle suçait notamment son pouce en tripotant l’oreille de son frère. Voilà un déterminant de cette complaisance somatique sur la sphère orale, à savoir une pulsionnalité infantile orale. À quoi il ajoute que le bord des lèvres est une zone érogène primaire qui conserve cette qualité dans le baiser normal. Il fait remarquer que c’est le même lien que celui de la complaisance somatique, c’est-à-dire là où le corps peut souffrir de son symptôme, la conversion somatique.
Mais à côté de cette composante somatique, une part psychique est présente qui réside dans des pensées, dans des idées hyper puissantes qui portaient sur les reproches que Dora pouvait faire à son père de sa relation avec Mme K. Intellectuellement, elle approuvait que son père trouve du bonheur avec une autre femme que sa mère, mais en fait elle ne lui pardonnait pas, affectivement parlant. Cela tient, dit Freud, à un renforcement inconscient. Il existe des pensées contraires à sa compréhension intellectuelle qui demeurent refoulées et inconscientes. C’est ce que Freud nomme une pensée réactionnelle qu’il associe à l’amour que Dora porte à son père. Sa pensée réactionnelle, c’est qu’elle est jalouse. Si Freud parle, à ce moment-là, de complexe d’Œdipe, il n’en reste pas là, concernant la relation de Dora à Mme K. ; Dora n’était pas jalouse de Mme K. mais bien amoureuse d’elle, étant très élogieuse à propos de la blancheur ravissante de son corps ou encore de l’agrément de sa fréquentation… Et de fait, il y eut pendant des années, une complicité de femmes entre elles deux qui alla très loin dans l’intimité. De sorte que Freud parle d’inclination homosexuelle et d’une jalousie à l’égard du père vis-à-vis de l’amour de Mme K.
La cure en est à ce point d’élaboration lorsque survient un premier rêve qui sera suivi d’un second rêve à la fin de la cure. Premier rêve qui témoigne à la fois de la qualité du transfert et de l’engagement de Dora dans cette cure. C’est à noter puisqu’elle était venue poussée par son père, mais là on voit qu’elle est complètement dans cette cure et que son inconscient travaille tant et plus. Avec ce rêve, Freud déploie sa méthode d’interprétation des rêves qu’il avait dépliée déjà dans son ouvrage, il reprend dans ce fil-là, qui est de prendre le contenu manifeste du rêve, terme à terme, et de susciter des associations tant avec des souvenirs récents que des souvenirs plus anciens. Il se trouve que ce rêve — que je résume, je ne vous en lis pas l’intégralité du contenu manifeste — il y a le feu à la maison. Papa vient chercher Dora dans sa chambre pendant que maman ne pense qu’à sauver sa boîte à bijoux. Il s’agit là d’un rêve à répétition qui est apparu deux ans plus tôt après la scène de séduction du lac. Ce rêve amène avec les associations de Dora et les interprétations de Freud, une série d’éléments refoulés qui font faire quelques pas de plus vers les motifs pulsionnels et sexuels des symptômes. Les premières associations donnent une valeur bien métaphorique au feu qu’il y a à la maison. Ce qui met le feu dans la maison, c’est le geste de M. K. qui la veille a enflammé Dora qui dès lors ne se sent plus en sécurité dans la maison et n’a qu’une hâte, en sortir. Pour se sortir de ce péril, elle désigne oniriquement son sauveur, son père. Pour ce qui concerne la boîte à bijoux, celle-ci offre des méandres interprétatifs qui sont beaucoup plus longs en ceci qu’il y a eu beaucoup de cadeaux échangés toutes ces années passées. Ainsi, papa a pu offrir des bijoux à maman qui n’en voulait pas ou plutôt, ils se sont disputés, parce que maman avait demandé tel bijou un bracelet, je crois, et il y a des boucles d’oreilles. Je ne me souviens plus ce qu’il y avait mais ça se jouait entre un bracelet et des perles en forme de goutte, ce terme-là aura aussi son interprétation. Il y avait donc eu une dispute entre papa et maman sur des bijoux, il y avait eu aussi parmi les cadeaux, celui de M. K. d’une très précieuse boîte à bijoux.
Là, Freud y va directement de son interprétation. Ce Schmuckkasten — c’est le terme allemand — ce sont les organes génitaux féminins. Ce à quoi Dora répond Je savais que vous alliez dire cela ! C’est-à-dire que ça ne sort pas d’une association de Dora, c’est Freud qui lui dit : « Ça, cette boîte, ce sont les organes génitaux féminins » et à ce moment-là, ça mérite d’être repéré, c’est l’ambiance interprétative qui accompagne tout ce déchiffrage du rêve et même dans une moindre mesure, toute la cure. Freud sait, il a son savoir, il sait comment interpréter ce rêve et il attend à peine les associations de Dora, il les anticipe. Ces associations de Freud sont considérablement plus longues que celles de Dora sur certains passages du texte et en particulier sur celui que je suis en train de vous commenter. Vous avez comme cela de longs passages de Freud suivis par une petite réponse de Dora, qu’il avait notée consciencieusement. C’est Freud qui parle à ce moment-là. Nous ne pouvons pas faire abstraction de ce biais introduit par Freud, même si les interprétations qu’il amène dans le fil de ces associations de Dora sont justes. Les thèmes du rêve mènent à ce que M. K s’introduise ou non dans la chambre et à ce qu’il pourrait introduire dans sa boîte à bijoux. De là il est question, nous suivons toujours ce fil, de mouiller ou non cette boîte à bijoux, ce qui ramène Dora sur un souvenir d’énurésie tardive qui amenait le père à venir la réveiller la nuit pour lui éviter ce genre d’accident. De ce souvenir viennent des associations sur la masturbation infantile de Dora.
Il y a comme cela une dizaine de pages d’interprétations qui nous mènent à ces trois que je mettrai en exergue maintenant.
La première est une profession de foi dans la tradition médicale ancestrale, puisque je vous ai parlé de ce terme d’hystérie, d’où il venait, et là je cite Freud dans le texte : « Les symptômes hystériques n’apparaissent presque jamais pendant que les enfants se masturbent, mais seulement dans la continence. Ils suppléent à la satisfaction masturbatoire. Tant qu’une autre satisfaction plus normale ne se produit pas. Cette dernière condition — de la satisfaction plus normale — décide d’une guérison possible de l’hystérie par le mariage et les rapports sexuels normaux. » C’est vraiment la théorie antique, je vous le disais, l’utérus souffrait et il suffisait de lui apporter ce qui lui manquait pour que la guérison survienne. Cette théorie antique avait encore cours du temps de Freud où l’on parlait plus d’hystérie qu’aujourd’hui, et à l’époque de Freud il n’était pas rare que des médecins prescrivent des rapports sexuels normaux et répétés. Ils faisaient ça en latin. Freud est tout à fait proche de cette tradition-là dans ce passage. Freud avait cette grande confiance dans les vertus curatives de la jouissance phallique. Dans son rêve à lui, dans l’Interprétation des rêves, il y a un rêve extrêmement important que nous avons maintenant baptisé Rêve de l’injection faite à Irma dans lequel Freud en vient à dire qu’Irma ne veut pas de sa solution. Et sa solution, c’est aussi un liquide, entendez ce jeu de mots, il s’agissait là aussi d’un liquide que l’homme a et qu’il pouvait administrer, il s’agissait d’une injection dans le rêve, mais là aussi on pouvait faire des associations… Freud ne se prive pas sur son rêve de faire les associations adéquates, donc d’un liquide qu’un homme pourrait administrer à une femme pour la guérir.
Deuxième point : il concerne l’amour du père. Les soins du père, par rapport à son énurésie la ramènent à cette relation idéalisée au père d’avant ce qui s’est passé avec les intrigues du quatuor que Dora tente maintenant de fuir. L’enfant prend la décision de fuir avec son père après cette scène de séduction. En réalité, Freud nous dit qu’elle fuit vers le père, par peur de l’homme qui la séduit. Que tout était donc plus beau quand ce même père n’aimait personne plus qu’elle, Dora, et s’efforçait de la protéger contre les dangers qui la menaçaient alors. Mais s’il y a « le feu à la maison », c’est bien que le père lui-même a joué un rôle dans son exposition à tous ces dangers. Nous allons voir la tendance hostile au père, le désir de vengeance qui pour cette raison avaient été refoulés, devenir les promoteurs du second rêve. Nous avons là un moteur du refoulement, à savoir cette nostalgie de Dora de ce père protecteur, aimant, dispensateur de largesses qui lui fait passer dans les dessous le rôle qu’il a joué dans la survenue du traumatisme qui n’est pas tant la rencontre du sexuel mais la dérobade du père au moment où il aurait fallu lui reconnaître l’existence de son désir de jeune fille. Au moment où elle aurait pu attendre une bénédiction de son désir de jeune fille et lui dire qu’il est licite qu’elle s’intéresse à ces choses-là, on va lui retourner cela en reproches, en disant “Voyez comme elle est dévergondée”. C’est l’un des points centraux qui noue le symptôme.
Le troisième point, toujours concernant cette analyse du premier rêve, concerne les associations de Dora sur le rapport entre le liquide, la boîte à bijoux et les relations sexuelles, que l’homme donne à une femme quelque chose de liquide en forme de goutte. Elle sait que c’est là précisément le danger et que sa tâche est de préserver ses organes génitaux de cette humectation. Dans l’énurésie, mouiller équivaut à souiller, c’est une trouvaille du traducteur mais qui est excellente pour désigner ce qui va se passer. Retenez bien cette formule, mouiller équivaut à souiller, c’est-à-dire une chose qui est du côté du plaisir, d’une connotation favorable, il suffit d’une lettre pour le faire basculer du côté de ce qui est mauvais et donc persécutoire. Mouiller équivaut à souiller et ce qui vaut pour elle vaut pour sa mère. Elle semble comprendre que la manie de la propreté pour sa mère est une réaction contre cette souillure. Et cela est d’autant plus vrai que le père a rapporté de sa vie sexuelle d’avant le mariage une infection vénérienne qui a littéralement souillé la maison que la mère se sent obligée de récurer de fond en comble. Cette souillure, parfaitement repérée par Freud, constitue un reste, une entame à la toute-puissance du remède qu’un homme peut apporter à une femme. Son remède c’est aussi un poison. Et c’est l’équivoque, ce terme de Pharmacon chez les Grecs qui désigne aussi bien le médicament que le poison. Là, on a la même ambiguïté sur ce terme, ce remède c’est aussi un poison et on voit ici que la dérobade de ceux qui sont censés être les meilleurs représentants des bienfaits de ce remède, quand se manifestent les limites de ce bienfait, ne fait que renforcer le vécu persécutoire de cette instance qui est l’instance phallique. J’y reviendrai tout à l’heure, puisque c’est en prenant en compte ce reste que Lacan a appelé l’objet petit a, que nous pouvons nous dégager des préjugés de la médecine antique sur la toute-puissance du dit remède.
Le second rêve survint sur la fin de la cure qu’il annonça indirectement. Je ne reprends pas le contenu latent du rêve. Freud dit que ce rêve permit de combler une lacune de mémoire et de percevoir nettement l’origine d’un autre symptôme. Il reste toujours aussi près des signifiants, ce qui permet une fois de plus de repérer l’extrême condensation du matériel symbolique. Chaque signifiant renvoie à plusieurs chaînes associatives et le déplacement qui renvoie à des détails ténus de faits libidinalement investis. Avant ce rêve, Freud avait une question qui le préoccupait plus que les autres qui était : Pourquoi est-elle allée raconter la scène de séduction du lac à ses parents ? Et d’abord à sa mère ? Estimant, je cite Freud : qu’une jeune fille normale vient à bout toute seule de pareil événement. Dora revient avec ce rêve sur la scène y apportant des précisions, dont celle-ci : qu’elle ne giflât M. K. (puisqu’après que M. K lui ait fait des avances elle l’a giflé), qu’après qu’il lui ait dit qu’il n’avait rien pour sa femme. Ce qui est traduit, selon l’édition que vous avez, cela peut être traduit en français par : Vous savez que ma femme n’est rien pour moi. Cette expression je n’ai rien pour ma femme qui est certes peu usuelle en français, on pourrait dire “je n’éprouve rien pour ma femme” pour respecter le sujet et l’objet de la phrase, est plus équivoque en allemand, puisqu’elle emploie le verbe avoir qui laisse beaucoup de place à l’imagination de ce qu’il peut avoir pour sa femme. Il peut avoir de l’estime, des sentiments ou des désirs, avec ces manifestations corporelles dont Dora a pu faire la connaissance avec M. K. Ici, ce que Freud relève ne laisse pas de doute sur la violence du désir de cet homme.
La gifle elle-même est surdéterminée par le fait que cette déclaration met maintenant Dora en première ligne face au désir de cet homme. Dora se croyait protégée par ce qu’elle pensait être un reste de désir de M. K. pour sa femme. Elle sait aussi par la gouvernante de ses enfants que M. K. lui a dit la même chose avant de la séduire : je n’ai rien pour ma femme et que M. K. l’avait laissée tomber très rapidement après l’avoir séduite, ce qui avait engendré une déception cruelle chez cette jeune femme. Dora, à partir de là, a pu perdre tout espoir que la cour que lui menait M. K., puisque c’est une cour qui durait déjà depuis plusieurs années, puisse avoir quelques visées sérieuses, à savoir, un mariage. Il apparaît aussi, après ce rêve, que Dora est courtisée par un jeune homme — sachant que M. K. n’est plus un jeune homme pour Dora, M. K. peut être un homme qui a la quarantaine environ. Donc un jeune homme faisait la cour à Dora, mais jusqu’à la scène du lac, elle restait plus sensible aux avances de M. K., semble-t-il. Freud argumenta comment il n’était pas déraisonnable de penser, dans ce contexte particulier, que Dora anticipe un mariage avec M. K., mais encore faudrait-il que M. K. se montre à la hauteur de l’idéal paternel que Dora s’est forgé.
Avec ce que Dora venait d’apprendre sur M. K. il ne pouvait plus se montrer à la hauteur de l’idéal paternel qu’elle s’était forgée. Or, par cette phrase “Je n’ai rien pour ma femme’’, c’est cet idéal même qui finit de s’effondrer. Si M. K. peut la séduire comme il séduit une simple domestique, c’est qu’il ne peut rien y avoir de sérieux entre lui et Dora et s’il ne peut rien y avoir de sérieux entre eux, c’est que non seulement M. K. se joue d’elle, mais son père et Mme K. aussi. Ils ont laissé faire M. K. pour avoir la paix dans leur relation amoureuse. Et ça, c’est évident ! Et c’est là l’effondrement de l’idéal paternel que l’on retrouve dans le rêve.
Une autre association qui va dans ce sens-là, c’est dans une note que l’on peut déchiffrer maintenant puisque, dans les rêves, plus les éléments sont refoulés et échappent au souvenir et plus ils sont importants. Vous savez que Freud a dit, plus il y a un doute sur un élément et sur une représentation et plus ça a une importance au sens de l’inconscient. Là, elle avait oublié deux choses. Dans le récit du contenu manifeste du rêve, elle avait oublié de parler du dictionnaire et elle avait oublié de parler d’une petite scène qui s’interpose ; c’est quelqu’un qui demande : « Où est M. Bauer ? » Ce que l’on ne sait pas dans le texte puisque Freud avait changé le nom, mais on le sait maintenant, Dora s’appelait Ida Bauer. Freud dit que si ce nom vient à ce moment-là, c’est certainement en raison de ce que signifie ce nom. Bauer, c’est le paysan, au sens du plouc, du péquenot et dans la langue allemande, ça peut aussi désigner le valet ou le pion (aux échecs). C’est-à-dire que vous entendez « est-ce que M. Plouc est là ? » On l’entraîne dans des intrigues dont une domestique ne veut pas. Et quand je vous parlais de cette chute de l’idéal paternel, eh bien avec ce : « est-ce que M. Plouc est là ? », d’un seul coup, ce monsieur dont Freud dit que, par sa réussite sociale et son intelligence, il en imposait. C’était un Monsieur… Entendez donc cette chute.
Question : C’est son vrai nom ?
Pierre Arel : Oui, c’est son vrai nom ! On peut le dire maintenant.
Donc, il y a chute de l’idéal paternel. Le père est mort dans ce rêve et elle ne va pas à son enterrement. Au lieu d’aller rendre ses derniers hommages à son père, elle s’enferme toute seule dans sa chambre et lit un gros livre, un dictionnaire. Nous la savions, depuis le premier rêve, déçue de sa mère qui ne pense qu’à sauver sa boîte à bijoux mais là, elle veut rester toute seule, soit pour s’instruire par elle-même des choses du sexe, dans un dictionnaire, puisqu’elle va chercher tout ce vocabulaire pour avoir des précisions… c’était certainement à cette époque, dans cette classe sociale, la principale source d’éducation sexuelle, le dictionnaire… Elle pouvait s’intéresser à la fois à l’anatomie, avoir un vocabulaire amoureux également et tout ce qui pouvait concerner la maternité. Dans ce rêve aussi, elle se retrouve seule pour aller admirer, pendant deux heures, le tableau de la Madone Sixtine de Raphaël au Musée de Dresde et elle dit à Freud, concernant la Madone Sixtine, que ce qui lui a plu tout particulièrement, dans le tableau, c’est La Madone. Freud commente en disant que c’est le thème de la mère vierge.
L’analyse du rêve se poursuit qui persuade Freud que Dora était non seulement sensible aux avances de M. K. mais qu’elle s’était figurée qu’il ne se lasserait pas jusqu’à ce qu’elle l’ait épousé. Ce n’est pas faux, mais cela néglige d’autres éléments que Freud a pourtant bien repérés. Et notamment l’importance, non pas de la séduction au bord du lac, mais de la diffamation — on la dit femme de mauvaise vie — de M. et Mme K. et surtout de son père. La position de Freud est différente. Il ne fléchit pas quand le père vient le revoir après la fin de la cure de Dora, espérant qu’il dissuaderait Dora de soupçonner plus que de l’amitié dans les relations qu’il entretenait avec Mme K. Vous voyez, il ne désarme pas le père, là-dessus. Il y a, à la fois, refoulement chez le père de son propre désir et projection imaginaire sur Dora de ses tendances libidineuses qu’il ne peut assumer dans sa parole.
Alors quel fut le destin de Dora, puisque la cure s’arrête là-dessus ? Freud apprit qu’elle se mariât plus tard avec le jeune homme dont il était question plus tôt, celui qui lui a fait la cour et qui lui faisait des cadeaux. Freud apprit qu’elle s’était mariée avec lui et que comme l’annonçait le deuxième rêve, elle s’est détachée de son père pour être reconquise par la vie.
Ces quelques éléments qui nous sont parvenus par la suite nous apprennent qu’elle s’est réconciliée… il se trouve que certains analystes ont revu Dora, beaucoup plus tard et que par des recoupements, ils ont pu lui poser la question « est-ce que c’était-elle ? ». Ce qui a été confirmé et par ces témoignages nous avons pu apprendre qu’elle s’était réconciliée avec Mme K. et que même elle fût, pendant longtemps, partenaire de bridge de Mme K. Ce qui lui faisait encore participer à d’autres quatuors… Mais aussi, certains témoignages disent qu’elle garda ce caractère qui la fît venir chez Freud, triste et acariâtre.
Maintenant, quel est le destin du cas Dora, c’est-à-dire de l’article de Freud ?
Cet article fut lu et relu et notamment par Lacan qui en fit plusieurs commentaires. Je ne pourrai évidemment pas reprendre dans le détail cette lecture. Il existe un article de Marie-Christine Laznik(1), qui est extrêmement complet là-dessus et précieux pour ceux qui veulent approfondir cette lecture du cas Dora, mais je vais en reprendre quelques éléments qui permettent de mesurer l’apport de Lacan à la clinique de l’hystérie.
Lacan aborde le cas Dora avec sa distinction Réel, Symbolique, Imaginaire, ce qui lui permet d’interroger la relation des personnages dans ce quatuor et de spécifier la différence des places qu’ils occupent. C’est ainsi qu’il met la relation de Dora à son père et à Mme K. sur un axe symbolique et sa relation à M. K. sur un axe imaginaire. C’est ce qu’il met sur le schéma Lambda, qui est le suivant :
Pourquoi une relation symbolique entre Mme K. et le père de Dora ? Lacan dit que Mme K. est la question de Dora. Cette question qui est la question hystérique “Qu’est-ce qu’une femme ?” C’est une question lumineuse qui met tout de suite en perspective le positionnement de Dora. Dora s’est détournée de sa mère et de sa psychose de la ménagère, n’hésitant pas, pour cela, à se fâcher avec elle pour aller vers le père. C’est très sensible, puisqu’elle pouvait partir avec le père et le couple K. alors que la mère restait à la maison. C’était des vacances entières qui étaient passées comme cela. Il y a véritablement un détournement, alors que son frère est resté du côté de la mère, lui, elle se tourne vers le père pour devenir la confidente et l’élève de cette femme qui plaît tant à son père. Puisque dès le départ, encore enfant, elle avait pu remarquer que cette femme plaisait beaucoup à son père. Elle est courageuse et intelligente, elle brave les idéaux de l’époque, les trois K du monde germanique, Kinder, Küche, Kirche, c’est-à-dire les enfants, la cuisine et l’église. Elle brave ces idéaux pour aller déchiffrer les mystères des relations entre les hommes et les femmes. Elle supporte dans un premier temps, seule, comme Freud estime qu’il est normal qu’elle le fasse, certaines désillusions inhérentes aux échanges entre les hommes et les femmes. Elle n’a rien dit à personne, après la scène de séduction du magasin, alors qu’elle a 14 ans. Mais entendez que du côté des adultes, cette question Qu’est-ce qu’une femme peut recevoir une réponse conne. Conne, selon la définition de la connerie que donne Lacan : la connerie, c’est de vouloir prendre le con comme l’organe spécifique féminin. Autrement dit, ne vouloir penser la femme qu’au niveau d’un organe symétrique en doigt de gant à celui de l’homme et d’ignorer complètement, ce qu’il en est de son corps, qu’il y a un corps féminin. C’est ce que dit Charles Melman.
Il y a une façon d’interpréter la boîte à bijoux comme cet organe creux qui n’attend qu’une chose, c’est que l’homme y apporte ses petites perles en forme de goutte, et tout ira bien. Ça, c’est la médecine ancestrale, qui se fondait sur le postulat que le remède au dégoût de la vie, ce sont les hommes qui l’ont. Et c’est vrai, c’est ce que Freud soutiendra tout au long de son élaboration : il n’y a qu’une libido qui est la libido mâle. Dans l’observation de Dora, ça tourne autour de ce que M. K a pour Dora et qu’il n’a plus pour sa femme et de ce que le père de Dora n’a pas ni pour sa femme, ni pour Mme K. Il est impuissant et c’est là que ça se gâte. Tant que la mise en scène peut laisser croire que les hommes l’ont et les dames en veulent, tout va bien. Mais quand cet élément manifeste son caractère facétieux, à savoir qu’il n’est pas toujours là où on attend qu’il soit, eh bien ça crée des affects, ça crée des sentiments. C’est à ce moment-là que l’on se passe la responsabilité de ce qui ne marche pas. Tant que Dora joue le rôle de s’intéresser à cet élément qui n’est jamais nommé, tout va bien. Mais dès lors qu’elle revendique son droit à être reconnue comme une légitime représentante de cette instance, en tant que femme et future mère, puisqu’elle a marqué à maintes reprises son intérêt pour la maternité sexuée, eh bien elle se fait diffamer et c’est là que le dispositif se casse la figure. C’est-à-dire que dès lors qu’elle n’est plus reconnue comme une femme, alors qu’elle est sur l’axe de cette question qu’est-ce qu’une femme et que jusque-là elle y était fort bien engagée et qu’elle pouvait attendre une reconnaissance plutôt implicite, mais il ne lui en fallait pas plus, tout allait bien. Mais dès lors que cet idéal, cette attente sur cette question symbolique est déçue, elle va se retourner du côté de la mère vierge, elle va s’intéresser à la mère vierge et là on change tout à fait de figure.
Le deuxième rêve est à lire dans cet axe. Dès lors que le père la délégitime dans son intérêt pour le sexe, dont il se réjouissait précédemment tant que la présence de sa fille couvrait le commerce sexuel qu’il n’assumait pas, ce père, à ce moment-là, meurt dans le rêve. C’est un père mort, symbolique, hors castration, dont Dora se détourne pour lui préférer une instance idéale, complètement asexuée, la Madone, la mère vierge qui est l’instance idéale débarrassée de cette souillure qu’est le sexe.
Dora revient sur le symptôme de la mère et c’est très dommage qu’elle en revienne là après les efforts magnifiques qu’elle a déployés pour aller s’assumer comme une femme désirante, c’est-à-dire acceptant de se faire l’objet du désir d’un homme. La lecture lacanienne permet de séparer l’objet a du phallus, ce qui se retrouve dans le cas Dora, dans ce surgissement du dégoût et de la souillure au moment où le désir nu de M. K. vient déborder les digues de l’amour paternel. Le remède masculin devient poison, souillure et par la même occasion, persécutoire. Dans le corps de l’hystérique ce qui aurait pu être volupté de l’excitation érotique n’est plus que douleur : dyspnée, aphonie, nausée, fatigue, dépression… le charme est rompu.
C’est par cette séparation entre l’objet a et le phallus, que je vous dirais un mot conclusif sur les destins de la misère hystérique. Il s’entend derrière la situation de Dora, l’émergence de revendications de la part des femmes à non seulement prendre place dans la société qui soit autre que d’être une mère ou une courtisane et que ce désir qui ne peut pas se dire, trouve néanmoins une place légitime. Aujourd’hui, les femmes ne restent plus comme la mère de Dora avec son syndrome de la ménagère, il reste quelques vocations pour cela, mais c’est plus rare. Les couples se séparent plus facilement du fait d’une émancipation juridique et économique des femmes qui sont les premières à demander la séparation. Ce qui a pour conséquence de laisser une plus grande latitude aux femmes pour se mettre sur le chemin de leur désir. Elles peuvent rêver d’un homme beau, riche et intelligent, comme le père de Dora et puissant comme M. K.. Il est rare qu’elles le trouvent, mais si elles ne restent pas cramponnées à leurs revendications pulsionnelles, celles qui leur font projeter sur l’autre ce qui est mauvais, c’est-à-dire la responsabilité du ratage, il peut leur arriver d’accepter que non seulement la boîte à bijoux est vide, mais même, qu’il n’y a pas de boîte à bijoux. C’est-à-dire qu’une femme est d’autant plus la cause du désir d’un homme qu’elle est dans le Réel, c’est-à-dire hors réalité, qui est la réalité phallique, la réalité masculine. C’est parce que le phallus commande depuis le Réel, c’est-à-dire sans être saisissable par une quelconque représentation, qu’une femme peut être le phallus sur fond de ne l’être pas, de résider dans ce même lieu qu’est le Réel qui est le lieu de l’altérité radicale.
La difficulté pour analyser la situation sociétale actuelle est que d’un côté une tolérance à l’Autre s’est mise en place après la résolution de conflits majeurs : guerres de religion, révolutions, conflits nationalistes… mais d’un autre côté, une tendance toujours plus grande à l’assimilation, à l’égalisation, à l’identitarisme vient restreindre la reconnaissance de cette place Autre qui est la place du Réel. L’égalitarisme, et le paritarisme qui en est une variante, c’est penser qu’il y a quelque chose dans la boîte à bijoux qui est le phallus imaginaire et que ce phallus, on va se le partager égalitairement. Ce projeté est structurellement voué à l’échec et nous condamne à projeter sur l’autre cet échec. Ceux qui apparaissent dans la lucarne phallique imaginaire se font dégommer de plus en plus vite. Il n’y a plus d’état de grâce. « Tous pourris », dit la Vox Populi. Mais au fond, rien n’empêche les Dora modernes et ceux qui les trouvent désirables de se tenir à l’écart de ces rumeurs égalitaristes et hétérophobes pour trouver le chemin de leur désir. Il leur reste une liberté qui est la liberté de désirer en vain. Voilà !
Question : je n’ai pas entendu le dernier mot…
Pierre Arel : Il leur reste une liberté qui est la liberté de désirer en vain.
Ah, d’accord !
Où est-ce que Lacan en parle ?
Pierre Arel : Il en parle essentiellement dans ses premiers séminaires. Il en parle une dizaine de fois, sur des commentaires qui peuvent être parfois très longs, sur plusieurs semaines de son Séminaire qui ont pu être consacrées à la seule Dora.
Et justement, Lacan fait cette extraction… j’ai dû évidemment être extrêmement elliptique là-dessus, mais ceux qui ont pu assister à ce week-end de travail sur le séminaire Le désir et son interprétation ont pu entendre… C’est le moment où Lacan forge le terme d’objet a et comment il extrait l’objet a de l’image spéculaire et du phallus imaginaire. C’est-à-dire comment on pouvait considérer… puisque le phallus imaginaire on peut considérer que c’est l’objet DU désir, l’objet désirable, la boîte à bijoux, ce qui brille… alors que dans cette extraction qui n’est pas complète dans ce séminaire Le désir et son interprétation, c’est cet objet de déchet, de souillure, vous voyez on a cette ambivalence sur un même objet, il y a ce qui brille, ce qui soigne, ce qui est du côté de la vie et du désir et puis, il y a cet objet déchet, cet objet corrupteur de la pourriture, de la souillure… La souillure, c’est un terme que j’ai pris dans le texte de Dora, c’est un terme qui revient à plusieurs moments et c’est cet objet-là que Lacan va dire cause du désir, c’est-à-dire parce qu’il y a une énigme… dans l’entreprise phallique, il y aura toujours un reste, un déchet, quelque chose qui cloche et c’est cet objet qui relance le désir…
Question pas audible
Pierre Arel : Non, non, dans les séminaires d’avant, dans La relation d’objet, les Écrits techniques, mais c’est dans le Désir et son interprétation que Lacan introduit ce terme d’objet a.
Moi, je suis quand même intriguée par la question de la place de la femme… Vous avez commencé en disant qu’au temps de Freud, il y avait une dissymétrie des places avec un implicite qui était, que j’ai entendu comme étant une erreur de raisonnement… Et puis vous terminez en disant… la parité, ou une dissymétrie des places par rapport au phallus c’est une espèce de rêve hystérique. C’est là où je ne comprends pas, pourquoi est-ce que le fait que la femme l’est, ce serait une hystérique ?
Pierre Arel : Non, non ! Je ne dis pas ça. Ça mérite, effectivement, des développements, puisque je suis resté sur le texte freudien pour ouvrir sur l’élaboration lacanienne. La tentative hystérique, c’est de se faire reconnaître dans le champ des représentations phalliques. Si vous prenez ce texte majeur de Freud qui est L’Esquisse, vous avez ce que Freud a appelé La Chose qui est sans représentation et puis, il y a son attribut, c’est-à-dire ce que La Chose a. Et on n’a accès qu’à de l’avoir, on a accès qu’à de la représentation. Le monde de nos représentations est phallique, on peut se faire reconnaître et c’est en cela que c’est parfaitement juste que Freud dise qu’il n’y a qu’une libido qui est la libido masculine. Dans le champ de la réalité, toute représentation est phallique. Mais il y a quelque chose qui échappe et ce que l’on peut voir, et c’est pour cela que j’ai cité elliptiquement ces conflits : guerres de religions, révolutions, conflits nationalistes… les hommes se sont battus pour imposer leurs représentations, leurs lois, c’est-à-dire ce qui a droit de représentation dans le monde et ce qui doit en être émondé. On est dans les mêmes signifiants avec le monde qu’avec ces termes de : souillures… Le monde c’était la toilette, le monde c’est à la fois ce qu’on nettoie, et on entend dans ce terme d’émonder ou de monder, on dit, par exemple monder des noix… c’est de faire un tri entre ce qui est bon et ce qui n’est pas bon. Et, le mundus en latin, ça désignait aussi la parure féminine. Donc on est encore dans la boîte à bijoux, c’est-à-dire ce qui peut avoir comme ça, ce droit de représentation comme étant brillant. Et il est bien certain que les revendications féministes qui ont parfaitement abouti dans notre monde occidental ont été des revendications de se faire reconnaître dans le monde des hommes. Et ce que nous apporte Lacan — et je ne crois pas qu’il y ait grand monde d’autre qui apporte cela — c’est que le phallus, ce n’est pas le phallus imaginaire. On voit bien que des signifiants maîtres, dès lors qu’on les amène sur le devant de la scène en disant c’est celui-là, il y a toujours une contestation qui fait que non, ce ne sera pas celui-là, il ne va plus fonctionner, ça va se casser la figure. Le phallus, c’est un objet qui ne fonctionne qu’en étant dans le Réel, c’est-à-dire hors représentation. C’est ce qui est au bout de tous ces signifiants qui se présentent comme des signifiants maîtres. Et c’est ce phallus qui organise notre désir et notre reproduction sexuée, donc qui organise notre monde. Mais il n’y a pas un terme ultime sur lequel on pourrait mettre la main en disant c’est celui-là qui va commander. Quand quelqu’un prétend cela, nous pouvons le taxer à juste titre de totalitariste. Ce que nous apporte Lacan sur notre modernité, c’est que si on ne veut pas reconnaître cet échec et pas refiler la cause de l’échec sur le petit autre, dans l’axe imaginaire a-a’, qui est sur ce schéma lambda, dans cette relation spéculaire à l’autre, il y en a toujours un qui représente l’idéal et l’autre celui qui est en défaut et avec la culpabilité qui va avec. Par conséquent, une femme, et c’est en cela que l’hystérie majore le malheur ordinaire pour en faire une misère, dès lors qu’une femme veut se faire reconnaître du côté de l’avoir des représentations, elle met en échec le jeu du désir. En quoi, l’égalitarisme est une impasse. L’égalitarisme, c’est vouloir que chacun ait ses représentations et qu’on se les partage d’une façon ou d’une autre… et nous sommes dans cette foire d’empoigne actuellement.
On peut dire que ça peut passer de l’un à l’autre ? Ça peut être une fois l’homme, une fois la femme qui a ce…
Pierre Arel : Ça veut dire que nos places restent dissymétriques entre hommes et femmes, mais chacun a à se dégager de cet axe imaginaire pour savoir ce qui pour chacun est à reconnaître de la question symbolique qu’est-ce qu’une femme ?
Question sur une femme qui voudrait se faire reconnaître dans le champ des représentations et qui perd…
Pierre Arel : Elle ne peut pas ne pas chercher à s’y faire reconnaître, mais si… comment vous dire ?... on voit bien comment Dora a déjà fait un bout de chemin du côté de cette tentative de représentation… et c’est peut-être ce qui est juste dans ce que dit Freud, elle doit régler cela toute seule, par contre le Réel de l’échec de cette tentative, c’est ce que chacun a à prendre en compte solitairement. C’est-à-dire que ce point-là, il est vain de vouloir le faire reconnaître, d’où cette chute que je faisais, c’est ce qui nous amène à notre liberté de désirer en vain. La source qui est traumatique, c’est un terme que je n’ai pas eu le temps de développer et qui est dans l’observation de Dora, il dit qu’elle a subi un traumatisme. Le traumatisme c’est qu’on va se lancer dans le champ des représentations avec une demande et que la réponse qu’on a en retour n’est jamais celle qui est attendue. Il y a toujours un reste et c’est ce reste qui nous rapproche au plus près de ce Réel.
Dans la dissymétrie dont vous parliez tout à l’heure, c’est chacun qui doit se dégager de l’Imaginaire ?
Pierre Arel : Oui, il y a une part solitaire. Même si on n’est pas aux mêmes places… il y a une part solitaire et il y a une part qu’on ne peut repérer qu’en allant vers les autres aussi. Y compris dans un quatuor…
Parce que c’est l’Imaginaire, en fait, qui fait rater les choses ?
Pierre Arel : Non, il ne s’agit pas de dire que c’est l’imaginaire qui est mauvais. Il y a une nécessité pour se lancer dans la demande, de rentrer dans la pulsion et dans cet imaginaire corporel… Pour Dora, c’est l’objet oral, pour d’autres ce sera l’objet anal… et puis il y a aussi le regard, la voix… il y a ces objets, chacun en élit inconsciemment un, préférentiellement au départ et il va faire son chemin avec ça. C’est autour de cet objet qu’il va chercher à obtenir une reconnaissance et qui n’arrivera jamais à hauteur de ses espoirs.
Alors où on place le fantasme, là ? Parce qu’un jour, Monsieur Hiltenbrand avait dit « pas d’imaginaire, pas de fantasme ! »
Pierre Arel : Le fantasme, il est dans la sexualisation de la chute de cet objet oral, enfin de cet objet pulsionnel qui est oral pour Dora. Et regardez, dans la modernité, il y a un phénomène clinique qui est… du fait que la pression phallique, puisqu’en même temps, je vous parlais du rêve des médecins mais c’est un rêve qui était parallèle à la pression phallique, la pression pour se reproduire, se marier et avoir des enfants est moindre aujourd’hui, puisque maintenant…
Ça a duré longtemps quand même…
Pierre Arel : C’est une pression qui est toujours là, mais qui est moindre. Du temps de Freud, une jeune femme à 18 ans, elle pensait à se marier. Freud, dit que sa mère s’est mariée à 19, elle était fiancée à 17, donc Dora à 18 ans, il est logique qu’elle pense à se trouver un mari. Alors que de nos jours, c’est tout à fait exceptionnel, qu’une jeune fille se marie. On y pense autour de 30 ans, les enfants, maintenant, c’est entre 30 et 40 que la question se pose… Enfin la pression est tout à fait ailleurs. C’est d’abord que chacun se fasse reconnaître dans le champ de cette réalité économique et sociale, faire ses expériences pulsionnelles et après, on va sexualiser l’affaire. Et le fantasme c’est précisément donc, de sexualiser la chute de l’objet a. Mais l’un des grands phénomènes cliniques contemporains, c’est de voir ces objets qui sont spécifiés, comme dans l’anorexie-boulimie, vous avez cet objet oral, chez certains et certaines anorexiques-boulimiques, le sexe il est particulièrement difficile à repérer. Alors que chez Dora, il est émergent. Freud a forcé la note, mais il est certain que Dora, s’était beaucoup intéressée à la chose. Alors que certaines anorexiques-boulimiques ne s’y intéressent absolument pas. Elles sont à des années-lumière de la question de Dora Qu’est-ce qu’une femme ?.
Parce que Dora, elle est sympathique, finalement…
Pierre Arel : Elle est très sympathique !
Mais Freud quand même, il poussait un peu… il voulait absolument qu’elle…
Pierre Arel : Freud, il poussait… oui ! (rires) Mais c’est un homme de son temps
1 LAZNIK Marie-Christine : « Petite histoire des idées de Lacan sur l’hystérie », in Il faut lire Dora !, éditions de l’association lacanienne internationale, Paris, 2012.