La science médicale, celle qui a pour objet le corps, ne cesse d’affiner les diagnostics(1), via les analyses du biologique, du métabolisme, et grâce aux appareils d’observation informatisés de plus en plus sophistiqués. La neurologie se situe dans ce mouvement.
Le domaine de la psychiatrie, à l’inverse de la médecine du soma, ne peut être honnêtement qualifié de science. Alors que la psychiatrie du XIXe et du début du XXe siècle avait le souci d’une classification rigoureuse, et espérait établir des diagnostics à valeur scientifique, la psychiatrie d’aujourd’hui, et depuis l’apparition des neuroleptiques (antipsychotiques, antidélirant), des anxiolytiques (traitement de l’anxiété et des troubles du sommeil), etc., effectue une plongée dans le grand flou en ce qui concerne le repérage diagnostique.
Ainsi depuis les années 1950 les pathologies mentales ont commencées à être déterminées non par une observation fine, par une écoute attentive — « le psychiatre comme secrétaire de l’aliéné » — et par un souci de rationalité des psychiatres et des psychologues, mais à partir des effets des nouveaux médicaments sur les patients, de manière analogue aux effets des drogues sur les sujets. Le thérapeute ne s’intéressant plus qu’aux comportements des personnes reçues, et aux effets sédatifs ou excitants des produits.
Passage d’une psychiatrie autrefois du regard et de l’écoute — des délires, des hallucinations, de l’automatisme mental, etc. — à une psychiatrie du regard, voulant donc se mettre dans les traces de la médecine du soma.
Certains pionniers des neuroleptiques — et les laboratoires pharmaceutiques pour des bénéfices commerciaux — ont ainsi pu amener « l’Ordre » des psychiatres à refonder la classification des pathologies en faisant appel à la thèse initiale du comportementalisme : il n’y a pas à chercher à comprendre la boîte noire intermédiaire, il suffit de vérifier les données en entrée, et les résultats en sortie. C’est-à-dire que la parole, les pensées inconscientes, le refoulement ne sont pas pris en compte. Les classifications DSM version 5(2) et CIM10 sont devenues autorité, loi internationale. Classifications imposées par l’OMS à l’ensemble de la planète, quelles que soient les sociétés et les cultures, comme si les pathologies étaient universelles. Alors que ce que la psychanalyse avec Lacan nous apprend c’est que « le symptôme est moitié chez le patient moitié chez l’analyste ». Formule qui nous semble incroyable dans l’ampleur de ses effets et conséquences.
Le DSM et la CIM10 constituent aujourd’hui le discours psychiatrique ou l’écriture psychiatrique.
Rappelons que la psychiatrie dès le début, depuis Pinel, a toujours été liée au Pouvoir, à l’État, et est elle-même un pouvoir. (Cf. les écrits de Michel Foucault). Et que « la façon dont une société traite la folie est souvent révélatrice de la réalité de son dispositif politique »(3)
Sans doute qu’emportés (commandés) par l’écriture des classifications qui se polarisent sur les comportements, des patients, des associations de patients ou de familles, des communautés, et une majorité de psychiatres, ont fait valoir que les anciennes appellations établies par les grands psychiatres de la fin du XIXe siècle et du début du suivant, étaient obsolètes, et qu’on ne devait plus parler de « maladies », mais de « handicaps », ce qui sans doute a permis à nombre de patients de s’identifier à et de revendiquer une identité : bipolaire, autiste, Ted (trouble envahissant du développement), Asperger, schizophrène. Affirmation d’une identité, qui malheureusement comme toute identité a une signification incertaine, floue. Toutefois cette affirmation peut être justement interprétée comme un appel à se faire entendre, un hurlement du questionnement subjectif.
Ces associations via le pouvoir que constituent les médias, ont pu établir un nouveau discours, d’affirmation du sujet, qui s’est imposé dans l’abord des « handicaps », à l’État, et à l’ensemble du social.
Ainsi « les maladies mentales » sont sorties du champ de la réflexion et de l’écoute attentive du praticien, pour d’une part n’être considérées que comme des maladies organiques non pas à soigner, mais à contrôler par des médicaments, et d’autre part paradoxalement n’être plus considérées comme des maladies mais être prises pour des identités, dont les sujets peuvent être fiers — force du narcissisme —et avec lesquelles ils peuvent s’inscrire dans des communautés de gens « apparemment identiques ».
Ces changements médicaux et sociaux ont entraîné une chute considérable de l’intérêt des étudiants pour la psychiatrie et la recherche, et dans la qualité de leur formation : puisqu’il ne s’agit plus que de prescrire, avec éventuellement la collaboration d’un logiciel — bientôt des « cobots » — ce qui permet en une ou deux « rencontres » d’établir un diagnostic dont la pertinence est tout à fait incertaine, puisqu’un diagnostic correct ne peut être établi qu’au bout de plusieurs mois de cure, de travail dans les registres du langage et de la parole. Puis de cocher en vitesse les cases préétablies du logiciel de l’Administration pour le paiement des actes. Urgence donc ! Et soumission aux logiciels, ce qui soulève entre autres mais de manière cruciale, la question de l’Éthique des praticiens. Lacan disait : « Notre Éthique c’est la pratique de notre théorie(4) » . Alors si les praticiens n’ont pas de théorie…
De plus les praticiens (psychiatres, psychologues) y croient à leur diagnostic, alors qu’il n’a même pas ou été à peine discuté avec des collègues, et qu’il n’est que rarement remis en cause au fil des années. C’est une étiquette quasi définitive : même si le patient va beaucoup mieux, et même si sa pathologie s’est métamorphosée, il est « vu » tel qu’il a été nommé initialement, inscription figée, définitive dans son dossier numérique, jusqu’à son décès. Alors que le symptôme peut changer : au fil du travail d’analyse, et/ou en fonction des thérapeutes rencontrés, et/ou en fonction des actes posés ou commis par l’individu.
« Dans l’acte le sujet n’y est pas, mais après l’acte le sujet n’est plus le même » Formule de Lacan, complexité que les experts auprès des Tribunaux peuvent « peiner » à prendre en compte, et qui pourtant pourrait aider certains — les magistrats, les jurés, les journalistes, et du coup le public — par rapport à la question de la responsabilité de l’accusé, et par rapport à la question du pronostic.(5)
Aujourd’hui, rien de plus tranquille qu’un hôpital psychiatrique, le monde y est rose-terne, sans bruit, sans parole, sédaté, c’est souvent le lieu du silence absolu.
Les médecins généralistes participent de ce mouvement de ne pas donner la parole à l’individu souffrant dans sa subjectivité, puisqu’ils peuvent très bien prescrire — certes à moindre échelle que les psychiatres — des antidépresseurs. Charles Melman indique dans une conférence en 2010 à Montpellier que nombre de pathologies psychiatriques ont fortement diminué, on n’en entend plus parler, face au nombre important et croissant de dépressions : « Dans les hôpitaux ce que l’on dit c’est que les schizophrénies sont de plus en plus rares, que les grands délires hallucinatoires sont de plus en plus rares, que l’on assiste à des bouffées délirantes mais qui en général ne sont pas annonciatrices d’un délire permanent… ça s’arrange. Il y a aujourd’hui le fourre-tout, qui n’est là que pour témoigner de notre ignorance, de ce qu’on appelle borderline. Il y a évidemment beaucoup de troubles de l’humeur, essentiellement les états dépressifs ».(6)
Le diagnostic, cette nomination par un psychiatre n’a donc bien évidemment rien à voir avec l’annonce du diagnostic en médecine du soma. A noter que dans les manuels et les dictionnaires de psychiatrie, il semble que le terme de diagnostic ne soit même pas discuté, mais emprunté quasi directement à la médecine du corps.
A l’envers de ce qui se passe aujourd’hui généralement en psychiatrie, en psychanalyse dans la rencontre avec un patient il s’agit d’ouvrir nos oreilles — ce qui n’empêche pas que les yeux le soient aussi — et de tenter de recevoir et d’accompagner une subjectivité complètement inconnue. Champ opératoire ouvert depuis plus d’un siècle par la psychanalyse freudienne, puis lacanienne, qui ont effectué des avancées considérables dans la compréhension des phénomènes de langage, d’écriture, de parole, de discours, et de leurs effets dans le corps, dans le soma d’un individu.
Lacan soulignait que la nosographie psychiatrique n’a plus évolué depuis Gaëtan de Clérembault(7), depuis les années 30 ! Il s’agit donc d’un arrêt qui s’est produit deux décennies avant l’apparition des médicaments.
L’article de G. Daumezon et G. Lanteri-Laura(8) explicite comment la psychiatrie non analytique s’est interdite la recherche et la compréhension du processus psychotique après Gaëtan de Clérambault, et ne s’est plus autorisée que le repérage des signes !
Le champ ouvert par la psychanalyse n’était pas accessible selon les moyens de la psychiatrie, le champ de l’Inconscient, d’un sujet divisé par le signifiant, d’un inconscient non pas neurologique mais d’un insu structuré comme un langage, c’est-à-dire aussi comme un discours — « L’Inconscient c’est le discours de l’Autre » — et révélé progressivement au fil des mois et des années de cure par la parole. D’un sujet divisé par le signifiant, et dont la faille est occupée par un objet inventé par Lacan, l’objet a. Il y a donc beaucoup de prétention à croire énoncer un diagnostic de manière hâtive, au bout de rares entretiens. Il s’agit d’une erreur majeure.
Mais fait remarquable, Freud dès 1916 ! dans son livre Introduction à la psychanalyse présente de manière amusée la façon dont les psychiatres posent les diagnostics (cf. chapitre psychanalyse et psychiatrie).
Puis en 1919 dans son article Doit-on enseigner la psychanalyse à l’Université(9) ? il est particulièrement radical : « Une des autres fonctions de la psychanalyse serait d’assurer l’étude de la psychiatrie. Dans sa conception actuelle, la psychiatrie est exclusivement de nature descriptive. Elle prépare seulement l’étudiant à identifier une série d’entités pathologiques qui lui permettent de distinguer les affections incurables et les troubles dangereux à l’égard de la société. La seule relation qu’elle entretient avec les autres branches de la science médicale se situe au niveau de l’étiologie organique — c’est-à-dire sur le plan de découvertes anatomiques ; mais elle ne propose pas la moindre compréhension des faits observés. Une telle compréhension ne peut être assurée que par une psychologie des profondeurs » (autre appellation à l’époque, de la psychanalyse).
En psychanalyse il est impossible de dire son diagnostic à l’analysant même si celui-ci l’implore, ou si ses proches le réclament, ce que tentent de savoir des parents à propos de leur enfant en thérapie, par exemple. Sinon il s’agit d’un forçage dans l’élaboration en cours, dans la cure du sujet, l’injection d’un signifiant inutile, et bloquant comme nous l’avons indiqué, le sujet en faisant une identité, à laquelle il se soumet ou qu’il passe son temps à refuser. Roc pour le patient, pour ses proches, pour le thérapeute.
Par exemple ceux qui se choisissent un nom, un drapeau, bipolaire à la mode aujourd’hui, savent bien que leur être, leur identité sera modifiée par cette nomination.
La psychanalyse nous montre tout l’avantage d’écouter le patient, de le laisser dire tout ce qui lui vient à l’esprit. Ce n’est seulement qu’au bout de plusieurs mois que l’analyste pourra avoir une idée, une hypothèse, sur la pathologie réellement à l’œuvre, ou sur celle qui allait sans doute se mettre en place si ce travail de parole n’avait pas démarré, car par la parole les symptômes peuvent se transformer relativement rapidement.
Un psychanalyste peut de lui-même, ou via les séances de contrôle, repérer que tel patient se situe selon la classification freudienne du côté plutôt de la névrose, ou de la psychose, ou de la perversion. Ce qui laisse la possibilité de concevoir le fonctionnement du patient et de sa problématique comme ouverts sur des zones intermédiaires. Et puis le graphe du désir — qui est aussi celui de la parole — graphe élaboré par Lacan(10), nous explicite comment un sujet peut être amené à fonctionner tantôt en mettant en œuvre des mécanismes de l’ordre de la névrose, ou de l’ordre de la perversion, ou de la psychose.
L’analyste ne peut que mettre son hypothèse diagnostique sous forme de point d’interrogation, de points de suspension, hypothèse susceptible d’être remaniée, mobile. L’écoute reste ainsi souple, ouverte.
Le problème que nous venons de soulever vis-à-vis du diagnostic en psychiatrie, se pose aussi en psychanalyse pour les concepts : par exemple celui de Nom-du-Père est sans doute une autre impasse, « le Nom-du-Père ou les Noms-du-Père c’est le symptôme des analystes(11) » dit Jean-Paul Hiltenbrand. Ils croient que c’est la clé qui ouvre toutes les portes.
Le Nom-du-Père n’est pas une nécessité, c’est un pari. Le pari de Blaise Pascal a été peut-être un Nom-du-Père pour lui.(12)
Il n’y a donc pas à faire aussi des concepts des points de blocage, de fixité, il faut leur donner de la respiration, les mettre au travail.
« Un concept peut vous protéger de l’angoisse, vous séparer de la rencontre véritable(13) »
Si par exemple, au lieu de déclarer à un patient et à sa famille « Alex tu es un enfant autiste, votre enfant est autiste », le thérapeute dit à l’enfant et aux proches « Alex tu as peur. Votre enfant a peur, et il a sans doute ses raisons », ou bien « votre enfant est dans le refus. Il a sans doute ses raisons », ces formules ne sont pas des coups de massue qui coincent chacun (le thérapeute, l’équipe médicale avec sa méthode prêt-à-porter, les proches, l’enfant), mais ces énonciations étant alors non hermétiques, claires — car rien de plus flou et d’indéfinissable aujourd’hui que ce terme d’ autisme — ces énonciations relevant de la parole courante vont permettre à chacun de parler : les proches d’abord qui peuvent réfléchir sur les origines possibles de cette peur, et puis progressivement l’enfant qui reconnaît avoir été entendu, compris, puis le thérapeute et l’équipe qui deviennent attentifs à ce qui va être dit, ou mi-dit dans les propos de chacun.
Bref, au lieu de construire des murs, des cases, ce type de formulations va ouvrir, tenter de donner de la mobilité dans la problématique, et sans doute de cheminer vers la résolution.
Le travail analytique s’articulant autour des objets cause du désir, objets petit a, et de la lettre qui manque dans la demande.
Une nouvelle ère se lève peut-être : de jeunes psychiatres aujourd’hui, qui ont effectué une psychanalyse, refusent d’employer la notion de diagnostic, et refusent de l’enseigner à leurs étudiants.
Notre Éthique devrait nous amener à ne plus remplir la rubrique administrative « diagnostic ».
Freud dans cet article de 1919 parle d’un nouveau domaine : la psychiatrie analytique(14), celle qu’il a inaugurée quelques années auparavant avec le cas Schreber, et qui sera poursuivie et développée par Lacan dans son séminaire de 1955-56 Les structures freudiennes des psychoses, puis par l’École psychanalytique de Ste-Anne fondée par Marcel Czermak(15).
L’objet a promu par Lacan en psychanalyse a modifié complètement l’abord des névroses, des psychoses ; de même que la distinction qu’il a amené entre langage, écriture, parole, discours.
Ces avancées de la psychanalyse par rapport aux psychoses, à la schizophrénie, à la paranoïa, aux perversions, sont bien résumées dans le texte de Marcel Czermak Introduction. Recherches actuelles sur les psychoses.(16)
Autre exemple d’article éclairant de cette psychiatrie analytique : Le passage du petit au grand automatisme mental et au-delà de Pierre Arel.(17)
1 In Dictionnaire historique de la langue française, d’Alain Rey,
« Diagnostic : vient de l’adjectif « diagnostique » (en 1584) : « capable de discerner », spécialisé comme terme de médecine. Nom masculin en médecine (depuis 1732) puis par extension, il indique une conclusion prospective résultant de l’examen approfondi d’une situation critique. Sens qui s’est bien implanté en économie, psychologie, informatique. »
2 DSM : Manuel Diagnostique et Statistique des troubles Mentaux. Version 5 publiée en 2013.
CIM10 : Classification Internationale des Maladies. (Classification statistique non exclusivement médicale, prenant en compte les circonstances sociales et externes des maladies).
3 In Journal Français de Psychiatrie n°13, Faut-il juger et punir les malades mentaux criminels ?, an 2000, article Lettre à maître Henri Leclerc de Charles Melman, Marcel Czermak, Thierry Jean.
4 JFP n°30, an 2007, texte de M. Czermak Qu’est-ce qu’un fait clinique ?
5 JFP n°13, articles de M. Czermak Y a-t-il une doctrine de la responsabilité en psychiatrie ? et de C. Melman Interrogations actuelles sur les limites de la responsabilité
6 Introduction à la psychanalyse lacanienne (19 conférences de Charles Melman à Montpellier), éd de l’ALI
7 Petit discours de Jacques Lacan aux psychiatres, 10 Nov 1967, p. 7
8 La signification sémiologique de l’automatisme mental de Clérambault in Recherches sur les maladies mentales, 1961. Republié dans le JFP n°45 Automatisme mental ; histoire et clinique d’un concept controversé, 2018
9 In Résultats, idées, problèmes, Tome I, éd PUF, 1984
10 Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », in les ECRITS, éd du Seuil
11 Aux journées de l’ALI : Mères et Autres lieux, 28 et 29 Avril 2018 à Chambéry
12 Les non-dupes errent, séminaire de J. Lacan 1973-74, éd de l’ALI, leçon du 9 avril 1974
13 Petit discours de Jacques Lacan aux psychiatres, 10 Nov 1967, p.9
14 C’est-à-dire un champ de pathologies où généralement les individus concernés n’ont pas de demande de soins, mais où ce sont les autres, l’entourage, le social, qui réclament la mise en place d’un traitement.
15 Son livre clé : Passions de l’objet. Études psychanalytiques des psychoses, Marcel Czermak, éd Joseph Clims, 1986. Et le Journal Français de Psychiatrie, publié depuis 1994, dirigé par Charles Melman, M. Czermak, Thierry Jean et d’autres psychanalystes.
16 JFP n°35, Quelques traits fondamentaux de la psychose, an 2011
17 JFP n°45, Automatisme mental. Histoire clinique d’un concept controversé, an 2018